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Dimanche 7 Août 2005

Actualité du Site

Bien que je sois occupé par l’imposant travail que constitue une autobiographie détaillée et la recherche d’un éditeur, je me propose de reprendre autant que faire se peut, ce Journal qui souffre depuis de nombreux mois. J’avoue aussi me disperser entre cette écriture difficile et une activité relativement soutenue sur le forum de DDFC, le forum de défense des auditeurs de France Culture, sans parler des soins que je dois apporter à ma santé chancelante. Je me promets cependant de reprendre plus régulièrement mes contributions et mes commentaires du temps qui passe, de ce que Lévinas appelle énigmatiquement « la temporalisation du temps ». Il sera d’ailleurs beaucoup question de Lévinas ces prochains jours sur France-Culture et je me réjouis d’avance de l’opportunité qui nous sera offerte de participer à une contre-offensive visant l’anti-ontologisme qui, à l’instar de la face sombre de l’Empire, étant son emprise sur le discours pseudo-philosophique ambiant, anti-ontologisme dont Lévinas est un représentant respectable, redoutable et incontournable. Il n’y a pas de hasard dans le choix des dirigeants.

Mardi 6 septembre 2005

« C’est l’homme qui directement me pousse à la dernière question désespérée : Pourquoi y – a-t-il quelque chose ? Pourquoi n’y –a-t-il pas rien ? Qu’il y ait donc une science qui réponde à ces questions, et nous arrache à ce désespoir, est incontestablement une exigence pressante, et même une exigence nécessaire, non pas de tel ou tel individu, mais de la nature humaine elle-même. »

Voilà ce qu’on peut lire dans la première leçon de Schelling sur la Philosophie de la Révélation1. Les lecteurs du texte philosophique occidental reconnaîtront immédiatement la célèbre question de Leibnitz : « Pourquoi le monde est-il plutôt que de n’être pas ? », question longuement commentée par Heidegger, et pour cause, il n’y a pas d’autre question philosophique ou métaphysique. Il y a cependant, d’énormes différences dans les contextes qui entourent cette même question. A la sérénité d’un Spinoza pour qui l’Être, puisqu’il est question de cela, ne pose aucun problème, ou à la froide curiosité de Leibnitz, ou encore à l’enthousiasme d’un Heidegger qui pense avoir trouvé un levier pour soulever tout le fatras de la métaphysique et le renvoyer dans son giron théologique, nous voyons ici, chez Schelling, un véritable désespoir : la question de l’Être est tragique, elle fait mal, elle pousse au désespoir. Si on garde à l’esprit que cette affirmation se trouve au début d’un long questionnement sur la Révélation, on peut d’avance préjuger du rôle que va jouer cette Révélation dans la guérison de cette « torture ».

Nous sommes en présence, à mon sens, de la vraie frontière qui sépare en deux groupes toutes les philosophies que nous connaissons. Nous pouvons oublier toutes les dichotomies classiques entre idéalisme et matérialisme, romantisme et rationalisme, moralisme et amoralisme etc… L’affect qui commande la question de l’Être - nous appellerons désormais cette question initialement proférée par Leibnitz la question de l’Être, cela nous évitera l’obligation de répéter à chaque fois l’ensemble de la question – cet affect donc, détermine le camp dans lequel on se trouve par rapport à tous les débats, les combats, les guerres parfois fratricides qui ont marqué l’histoire de la philosophie. S’agit-il simplement d’une différence simple entre scepticisme et optimisme, encore que le scepticisme ne soit pas un affect proprement dit, mais une attitude philosophique qui se refuse à cautionner quelque vérité que ce soit pour cause d’impuissance humaine à lui mettre la main dessus. Mais que pourrions-nous opposer à l’optimisme, cette joie permanente et confiante qui traverse le temps dans toutes ses articulations ? Peu importe, nous nous contenterons de constater que la question de l’Être provoque chez les uns la souffrance et le désespoir, et chez d’autres la paix de l’âme et la sérénité. Bien sûr, chez Schelling, cette affirmation de la souffrance comme effet de la question de l’Être fait partie d’une construction stratégique, elle est même la fondation sur laquelle il va construire tout le destin chrétien, c’est à dire la Rédemption issue de la Révélation.

Je m’arrête là pour aujourd’hui, car le lecteur a compris l’intérêt de la question. A condition, bien entendu, et cette remarque vise certains lecteurs qui affirment ne rien comprendre à mes écrits, que l’on comprenne la citation qui ouvre ce texte. N’hésitons pas à affirmer d’ailleurs, qu’une telle compréhension ferait du lecteur un philosophe pratiquement accompli, car cette citation contient toute la problématique de la philosophie. Autrement dit, la philosophie ne parle que de ça et de rien d’autre. Si Schelling y ajoutera par la suite la thèse de la Révélation, il ne fera que confirmer pratiquement tout ce que la métaphysique occidentale, presque toute cette métaphysique, a répondu elle-même à cette question dite « de l’Être ». J’ajoute encore que, bien entendu, je m’inscris, quant à moi, totalement en faux par rapport à cette réponse religieuse qui nous attend et sur laquelle nous reviendrons en compagnie de Schelling et de Spinoza entre-autres.

1 Schelling : Philosophie de la Révélation, Livre 1, page 25, Edition PUF Epiméthée, Trad JF Marquet et JF Courtine, octobre 1989.


Vendredi 16 septembre 2005

Le Tsunami empiriste.

Philosophie négative et philosophie positive, voici la distinction fondamentale que fait Schelling dans sa description historique de la philosophie. Curieusement, pour un néophyte suffisamment acculturé pour connaître les grands noms de la métaphysique occidentale, une philosophie négative ferait plutôt écho au scepticisme largement présent dans ce qui s’appelle techniquement l’empirisme. Philosophie d’origine anglo-saxonne, l’empirisme est une théorie simple et claire : l’homme ne peut rien connaître d’autre que ce que lui livrent ses sens. Impossible de ne pas faire un petit cours en passant, il faut expliquer rapidement ce que cela signifie et le plus simplement possible : nous entretenons deux sortes de relations avec la réalité, celle des sens et celle de l’esprit ou de l’intellect. Les empiristes dénient tout pouvoir à cette dernière faculté, ils en font un vulgaire mécanisme de mise en ordre par habitude des expériences sensibles que nous faisons à travers les perceptions de la réalité concrète. Inutile de préciser déjà ici que le concept de réalité dépend en dernier ressort de la théorie qui soutient sa définition, d’où la difficulté que l’on voir surgir immédiatement. Cette « mise en ordre » peut se décrire comme un travail opéré par la mémoire qui enregistre les faits et les mets en relations selon leur apparition dans le temps. Autrement dit, un empiriste affirme que la seule connaissance que je puis avoir d’un phénomène provient du modèle que je peux construire progressivement, par habitude, celle de voir toujours la même cause suivie du même effet, ou inversement les constats permanents que telle conséquence provient toujours de la même cause. Que manque-t-il dans ce schéma ? Il manque bien entendu un statut pour les mécanismes de l’esprit qui font cette opération, qui rationalisent progressivement ce que leur fournit la sensibilité. Par exemple la causalité elle-même ne peut pas découler d’une seule expérience qui met en scène deux faits, mais il faut un instrument intellectuel pour conclure à un moment donné qu’il existe une loi dans la nature qui fait qu’à telle cause correspond toujours telle conséquence. Les empiristes jouent ici très gros, car leur réponse à cette question est en elle-même terrifiante : il n’y en a pas. Cela signifie que la science, toute science, reste à jamais orpheline de toute assurance définitive, de toute possibilité de lui conférer, c’est à dire de conférer à ses résultats, le statut de vérité. La vérité est, aujourd’hui encore, l’épouvantail des empiristes et de leur descendance les pragmatistes qui dominent la pensée philosophique qui a cours dans toute l’aire anglo-saxonne.

Phénomène extraordinaire et unique dans les Annales de l’Histoire de la philosophie, l’empirisme fonctionne aujourd’hui à plein rendement dans la zone précitée, sans opposition, sans critique, sans mise en doute. Il va plus loin, il détermine les fondements, eux permanents, de tous les comportements sociaux, de la morale, de la justice et de toutes les actions qui ont besoin d’un fondement philosophique, comme par exemple celle de décider d’une guerre. (Allusion à peine voilée à la guerre en Irak). L’empirisme fonctionne comme si sa « vérité » (de la non-vérité) était devenu un dogme intouchable : les anglo-saxons ont réussi à inventer une nouveau dogmatisme qui ne tolère aucune contradiction, aucun examen supplémentaire, et si on autorise un professionnel de la philosophie à étudier des théories qui s’éloignent de l’empirisme ou qui en sont l’exact contraire, ce n’est pas pour encourager des recherches qui porteraient en elles une possibilité de changer le comportement général des individus soumis à cette idéologie, mais seulement pour compléter en quelque sorte le tableau qui constitue historiquement le panorama de la pensée philosophique depuis sa naissance, une sorte d’esthétique de l’histoire de la pensée, et surtout pour en démontrer la plupart du temps l’inanité. Spinoza ou Hegel sont certes activement étudiés, mais comme des monstres d’un zoo qui a fermé ses portes depuis longtemps et dont il ne subsistent que quelques demi-fous à vouloir les représenter malgré l’interdiction pratique de l’accès du public à ce zoo. C’est plus grave que vous ne pouvez le penser, car toute l’école américaine, par exemple, de l’école primaire à l’université, est idéologiquement construite sur les principes sacrés de l’empirisme, dont le Droit américain donne une idée pratique du comportement « empirique » face à la réalité des faits. Il y a une série télévisée dont j’ai oublié le nom, mais qui montre jour après jour, combien ce comportement empiriste détermine une justice où la vérité des faits ne jouent réellement plus qu’une part infime dans son application. Exemple : une jurisprudence X a plus de force que des faits avérés et prouvés. Ainsi, si par exemple un assassin réussit à prouver, malgré des preuves assommantes, que lorsque les policiers qui ont découvert le cadavre dans sa voiture n’avaient pas le droit d’ouvrir le véhicule, il peut sortir libre du tribunal, car la jurisprudence sur le droit de pénétrer dans l’espace privé protège l’assassin de toutes les conséquences d’une atteinte à ce droit.

Curieusement, mais nous comprendrons plus loin pourquoi, Schelling nomme cette philosophie empiriste « positive ». En gros, elle est positive parce qu’elle part de la réalité dite « concrète », elle part de la sensibilité et donc de l’existence des choses et non pas de l’imagination de leur existence. L’autre philosophie, la négative, part donc d’un tout autre point de vue, et avant d’aller plus loin, disons tout de suite que toute la métaphysique occidentale depuis les Grecs, est majoritairement négative. Ce point de vue s’oppose à l’empirisme en affirmant que l’esprit humain possède a priori des instruments intellectuels sans lesquels la sensibilité n’arriverait à rien. L’âme humaine possèderait ainsi des « catégories », une « logique », à partir desquelles seulement les faits peuvent être mis en relation les uns avec les autres afin de produire une vérité, vérité qui se trouve déjà dans l’esprit humain avant l’expérience. Cette philosophie n’a littéralement pas besoin des faits ni même de leur enregistrement par la mémoire, car la vérité en tant que telle, la grande vérité sur toute chose, se trouve déjà dans l’intellect humain où il suffit d’aller le chercher grâce à diverses méthodes dont vous avez tous entendu parler, la maïeutique, la méditation mathématique, la contemplation intérieure ou introspection etc… Retour à l’histoire : avec la naissance du commerce un peu avant la Renaissance, l’empirisme avait pris une avance considérable sur l’idéalisme négatif, et des philosophes comme Hume ou Bacon semblaient avoir mis un terme à un débat qui n’en finissait pas. Mais c’était sans compter sur les Français et les Allemands, qui restaient religieusement fidèles à l’essentiel de ce qu’on appelait la scolastique, c’est à dire à l’enseignement de l’Eglise. Même Descartes, qui semble s’en prendre bille en tête à cette scolastique, se propose de tout remettre en cause pour trouver le fameux critère absolu de la vérité, et finit par reprendre à nouveaux frais les principaux résultats de la scolastique, mais après une transformation de sa présentation qui aura été fondamentale, celle d’une vérité assurée par le sujet, le fameux cogito, et non plus par une conscience générale vague et transcendante. Les Allemands de leur côté ne décolèrent pas face au succès des Anglais. Ils produisent coup sur coup Leibniz et son disciple Wolff qui se mettent à reconstruire une scolastique très proche de celle de Saint Thomas d’Aquin et donc de Platon et d’Aristote, puis enfin Kant, qui a d’abord l’immense mérite de poser clairement les données de l’opposition entre empiristes et idéalistes, et sur qui nous reviendrons en détail avec Schelling qui se présente lui-même comme un fidèle continuateur de Kant, qui aura en quelque sorte mis la dernière main au projet même du philosophe de Königsberg.

J’arrête là pour aujourd’hui, car d’autres tâches m’attendent, mais ne quittez pas le fil, car il faudra maintenant comprendre comment s’organise la contre-attaque des idéalistes ou rationalistes contre les empiristes qui dominent, comme ils dominent déjà le marché mondial. Nous verrons aussi comment réagissent les Romantiques allemands dont Schelling est l’un des plus grands représentants et comment ils vont en quelque sorte reprendre la main au profit de l’Europe continentale où la France va produire un rationalisme qui, pour autant qu’il est « négatif » par nature, produira quand-même un esprit auquel nous devons la République et beaucoup d’autres progrès – enfin pas pour tout le monde – qui nous permettront de résister au Tsunami empiriste qui est loin d’avoir terminé sa carrière.


Mardi 20 septembre 2005

Un bulldozer nommé Kant

Lorsque Immanuel Kant naît le 22 avril 1724, le tsunami a pratiquement détruit toutes les digues rationalistes. Or, si la religion anglo-saxonne y trouve son compte car c’est le principe du jugement personnel qui domine son éthique, le papisme est aux abois, et l’Eglise catholique ne trouve pas d’appuis assez puissants pour continuer d’imposer du haut de ses chaires les surnaturalités de la Trinité, des miracles et de l’autorité infaillible du Pape. C’est pourtant du milieu protestant, mais d’une minorité qui gêne autant l’Eglise de Luther que celle de Calvin, celle des quiétistes que viendra la contre-offensive . Le quiétisme a été une réaction mystique au rationalisme lui-même présent dans la Réforme prise dans sa totalité. On sentait bien, alors, que ni le déni de savoir et de vérité, c’est à dire l’empirisme, ni les excès cartésiens ne pouvaient répondre au désir religieux, à la position réelle de l’homme face à l’Être, que cet Être porte ou non le nom de Dieu. Il fallait à la fois montrer que les empiristes s’enfonçaient dans une impasse théologique en refusant d’admettre la possibilité d’une démonstration de l’existence de Dieu, et à la fois réfuter le fameux « argument ontologique » de Saint Enselme qui pensait pouvoir démontrer l’existence de Dieu par un simple jeu de mots, c’est à dire par un syllogisme purement rationnel qui exigeait des instruments spirituels ou intellectuels qui auraient accès à la réalité concrète de l’existant. Mission impossible, aurait dit n’importe quel théologien sérieux de l’époque, mais c’était sans compter comme je le disais plus haut, sans le miracle de la naissance d’un petit bonhomme de pas plus de un mètre cinquante :



Assez mignon, non ? Et cet air intelligent ! Je vous fais grâce des anecdotes qui courent les rues sur son caractère maniaque et sur son destin de vieux garçon. En résumé, Kant était un vrai philosophe, un génie qui n’acceptait jamais ses propres conclusions et qui est mort totalement insatisfait de ce qu’il avait écrit et pensé : comme s’il n’avait rien découvert, rien apporté à la pensée occidentale, alors qu’il meurt en véritable révolutionnaire de l’esprit, et d’abord en sauveteur miracle du Tsunami empiriste.

Car les choses allaient mal. David Hume vient de renforcer avec un talent extraordinaire toute la théorie dont les Anglais peuvent se vanter de faire remonter les racines jusqu’au Treizième siècle où déjà un autre Bacon, Roger, avait jeté les fondements de l’empirisme et, ce qui est encore plus fantastique par rapport à la Théologie régnante alors, de la science. Ce Roger est allé très loin (quand on dit « Roger » (Rwoaudjjer) en Anglais, ça signifie toujours «  bien reçu », « ta vérité m’est bien parvenue, OK). Pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, il parle de progrès scientifiques lié à l’expérience et à l’expérimentation, progrès qui nous apporterait le progrès tout court. En termes de situation historique, une telle affirmation est un acte de rébellion épouvantable, et on retrouve ici les possibilités indéfinies qu’offrait la position insulaire que César eût tant de mal à conquérir, et encore pas entièrement. Le Roger en question a passé le plus clair de son temps à Oxford, après quelques voyages quand-même et même des enseignements à la future Sorbonne. Oxford était alors le véritable village gaulois d’Astérix et d’Obélix. (Idée : transcrire tous les épisodes de cette bande dessinée en épisodes de la guerre des empiristes contre les rationalistes, hi hi ! ) et Roger était à l’abri des poursuites papales et des coups fourrés de l’époque. Car l’Inquisition n’existait pas encore, et dans ces quelques siècles qui séparent Charlemagne des conquêtes espagnoles en Amérique, régnait dans les sphères intellectuelles une relative liberté de pensée qui nous a laissé des œuvres géniales et des auteurs trop peu connus comme les libertaires italiens ou encore les logiciens anglo-français comme Guillaume d’Occam, le Wittgenstein du Moyen-Âge. C’est donc dire si la situation était explosive, au plan philosophique, la guerre de Cent Ans était devenu une guerre de Mille ans, et personne ne s’en est aperçu que ce petit personnage fragile et gentil nommé Kant, et qui allait devenir une sorte d’Empereur de la pensée occidentale, aussi bien en France qu’en Allemagne, où aujourd’hui encore il faut faire son Kantbuch (sa thèse sur Kant) pour prouver qu’on a compris un peu quelque chose à la philosophie. Ce qu’on devrait faire en France avec Descartes et Spinoza, ou encore Malebranche que pas un étudiant sur trois en philo ne connaît ou ne lit, au lieu de laisser les étudiants grappiller à droite et à gauche n’importe quel sujet, , qu’il pourra cuisiner à son goût au nom de la liberté de penser. Mon ami Henry va boire du petit lait…


Que fait alors notre bon Kant ? Comment s’y prend-il pour contre-attaquer ? La face obscure de l’Empire voilait déjà presque tout accès à la méditation métaphysique, elle-même presque anéantie, et notre Jeddaï avait devant lui une Mission Impossible. Et pourtant, il va y arriver. Il va se servir des armes de l’ennemi pour commencer par le paralyser (exactement la stratégie du jeune Luc Skywalker) : il va entonner avec ses ennemis le refrain du fondement de l’empirisme : « on ne peut rien savoir » , « nous n’avons aucun accès à la vérité », il y a, entre nous et les « noumènes », c’est à dire la matière de la vérité, un mur impénétrable, celui de notre propre nature. Or, de quoi est-elle constituée, cette nature ? Elle est constituée par des sortes de grilles de lecture du réel : l’espace et le temps ne sont pas des réalités qu’on peut calculer, tripoter, intégrer dans des recherches métaphysique comme l’avaient fait tous les philosophes depuis qu’Aristote leur en avait donné l’ordre. Mais alors que sont l’espace et le temps ? Ce sont des logiciels de notre esprit, des logiciels dont les algorithmes nous permettent d’assembler les objets verticalement et horizontalement, c’est à dire selon l’espace et selon le temps. Kant appelle ça « l’intuition a priori » : comme nous avons des poumons et des intestins, nous avons des logiciels mentaux qui nous servent la réalité selon leur grille de lecture. Or, vous l’aurez compris, ces logiciels ne sont rien d’autre que les fameuses catégories dont l’empirisme s’était débarrassé au profit, semblait-il, du meilleur des bon sens. Dans le livre magique de base, Harry Potter Kant se permet de renverser l’ordre de réflexion classique, celui auquel on ne touche jamais, celui qui va du voir ou du sentir à la vérité sur les objets du Cosmos et la place de Dieu dans cette vérité. Il ramène l’espace, le lieu de la cosmogonie et de la divinité, à la place de l’abécédaire de la manière de penser, le temps, lui demeurant l’algorithme du « sens interne », l’équation qui règle pour toutes les consciences la sensation du passage du temps. La définition de l’espace et du temps se placent donc en tête du grand livre de Poudlard qui porte le titre prestigieux et à la fois modeste de « Critique de la Raison Pure ». Prestigieux parce que, excusez-moi, se permettre de critiquer la Raison c’est un sacré « challenge », mais modeste car ne figure nulle part le mot de Philosophie. Kant n’a aucune prétention de philosophe, au contraire, il se met dans une position d’explorateur ignorant de ce qu’est la philosophie elle-même, car une philosophie c’est un système achevé qui livre la vérité, ce dont Kant récuse d’entrée de jeu toute possibilité. Mais…

Il semble ainsi se mettre dans le clan des empiristes, du moins sur ce point précis de l’impossibilité sans exception d’accéder à la vérité, c’est à dire à Dieu. D’y accéder du moins par les moyens classiques de la Raison. En fait, son geste c’est comme la bombe d’Hiroshima qui tomberait sur Descartes et tous les cartésiens dont l’Europe est couverte, les anéantissant d’un coup de son souffle brûlant et radioactif. Non, mais vous voyez ce demi-nain, joli mais si isolé dans sa presqu’île de Königsberg tellement contaminée par sa pensée que les communistes ne se sont pas gênés pour en changer le nom et l’appeler Kaliningrad du nom d’un héros du Communisme, comme si on pouvait s’attribuer le droit de changer n’importe quoi en n’importe quoi, par exemple Rome, la ville du Pape, en Schnockville ou Crétinninegrad, ce qui ne lui irait au demeurant pas si mal, surtout depuis qu’y règne un certain Empereur Berlusconi ! Et il est vrai que les cartésiens en prennent plein la tronche, l’Europe entière se soulève d’un coup, et à la surprise de tout le monde, les empiristes se trouvent du côté des mécontents, des rebelles à cette stupéfiante nouveauté spirituelle (mais il est vrai que le mot Esprit n’a aucun sens en Anglo-Saxon) ! Pourquoi ça ? Pourquoi ça ? C’est pas logique, c’est pas normal puisque Luc Skywalker est pratiquement d’accord avec tous leurs logiciels à eux ?!?!?! Comment comprendre que les empiristes se révoltent immédiatement contre celui qu’il vont considérer immédiatement comme un contrefacteur de leur théorie, un plagiaire malhonnête de leurs théories ?

Parce que c’est presque vrai. Et comme l’objet du scandale anti-empiriste se trouve tout au début de la Critique de la Raison Pure, ces empiristes n’ont même pas besoin de tout lire, de se fatiguer à déchiffrer un texte si difficile qu’aujourd’hui encore il ne se trouve que très peu de philosophes de métier ou d’être, qui arrivent à tout lire, du premier au dernier mot. On ne peut même pas trop leur en vouloir, car l’écriture de cette Critique a été tellement longue que Kant, qui était un être fabuleusement dynamique dans le fonctionnement de la pensée et tellement honnête, qu’il se sentait constamment obligé de corriger, de revenir en arrière, de revoir à la baisse ou à la hausse des affirmations fragiles, bref de ne pas prendre au sérieux une fois pour toute ce qu’il vient d’écrire.2 2 La Critique de la Raison Pure ne peut pas se lire comme n’importe quel manuel ou système philosophique. Il faut tenir en permanence compte de la possibilité de voir Kant revenir en arrière sur telle ou telle position, ou de se sentir obligé d’éclaircir tel passage parce qu’il vient, lui-même, de tomber sur une pensée qui remet ceci ou cela en question. Il reste toute une mathématique de cette lecture à faire, je dirais presque une épuration qui réduirait bien le volume de l’œuvre. Tant qu’à faire, cette opération pourrait envisager de réunir les trois Critiques en une seule, mais qui sera capable de faire ça ? Quelques rationalistes français l’ont partiellement tenté sans grand succès comme Hamelin ou Renouvier. C’est la vraie souffrance d’un vrai philosophe, celle qui consiste à ne jamais admettre avoir trouvé une réponse apodictique à quelque question que ce soit, et Kant était un vrai philosophe. Il est vrai cependant que le chapitre intitulé « Théorie Transcendantale des Eléments » ne sera jamais remis en question et qu’on peut le considérer comme le nœud gordien du kantisme, le cœur absolu d’un non-système qui continuera de battre longtemps après que Kant ait disparu des programmes universitaires et jusqu’aux époques où il ressurgira, et que donc les empiristes qui se mirent à vomir Kant eurent en main l’ensemble des éléments à même de causer en permanence une telle nausée. L’intuition transcendantale de l’espace et du temps était et demeure, en effet, totalement inacceptable pour les empiristes qui ne se seraient jamais permis d’inventer de pareils logiciels plus impalpables que la parole ou le langage lui-même, objets de grandes difficultés dans l’aperception empiriste du monde. En résumé, et nous en resterons là pour aujourd’hui, Kant vient de faire péter une grenade atomique qui remet tout en question, aussi bien l’empire grandissant des empiristes que celui plus ancien et plus profondément ancré dans l’idéologie européenne des rationalistes au nombre desquels on peut compter des « vedettes » comme Descartes, Leibniz, voire même Spinoza, bien que cette dernière inclusion de Spinoza parmi les rationalistes ne me convienne nullement. Que va-t-il rester dans les ruines ainsi produites ? C’est ce que nous tenterons de discerner à mon prochain cours de stratégie idéo- politico-cosmologique.


Samedi 22 avril 2006

Je lis. C'est la seule dimension silencieuse qui demeure pure au sein du discours philosophique occidental dont l'erreur commune place la naissance au moment précis du commencement de son déclin. Contrairement à ce qu'affirme Derrida, là où le son s'est glissé au coeur de l'amour (de la sagesse) là dépérit d'un coup l'esprit du Dire. Encore que la position de Derrida n'est pas assez claire, cet homme n'avait pas assez de courage, trop peu pour ne pas montrer qu'il en avait quand-même, quitte à risquer la chiourme tchécoslovaque. (allusion à son aventure à Prague). Je m'égare.

Je lis, relis, le petit texte de Sloterdijk sur le « parc humain ». L'idée silencieuse qui se tient derrière le mot « parc » révèle ou renvoie à des symphonies fracassantes et douloureuses à l'oreille dont la clé d'harmonie structure en le dominant le bruit qui marque cette entame de l'agonie de la pensée : la clé de sol (quel lapsus fabuleux, mais dont je ne suis pas responsable) de cette harmonie est l'eschatologie, devenant science et même science-fiction en partant de la fiction primitive, le virus spirituel qui apparut sous les traits bruyant de la Religion.

Religion signifie en réalité : science du chant choral. Elle naît dans le brouhaha des choeurs du théâtre tragique. Grec ? Pas sûr. (je pense à la mort de Hussein) L'aède et sa fonction ne dépendent pas des oeuvres que nous connaissons comme l'Illiade, par exemple. Les aèdes étaient mondiaux, seuls autorisés à rompre le silence de la pensée commune, de la perplexité rangée dans les armoires égotiques fermées à double-tour et inviolables par principe.

La métaphysique est l'événement, (mais alors là que dire sur ce mot si confortable à penser et qui vous retombe sur la gueule sous la forme, par exemple, de la Révélation !! il faut faire salement gaffe) qui a brisé cette communauté éthique et silencieuse. Un complot des sophistes qui se sont débarrassé des aèdes. Libéralisme persan et spartiate, les deux pinces qui ont déchiqueté la Grèce.

Car la pensée est essentiellement intime, elle ne peut pas se partager avec les mêmes outils que le chant (mot, mélodie, grammaire etc). La métaphysique a éteint le feu intérieur sous prétexte de démocratiser les mots et la grammaire : les sophistes se sont fait les pompiers de l'âme. Ils ont tout cassé sous le prétexte d'éteindre un incendie fabriqué de toutes pièces, les pompiers pyromanes les plus vulgaires.

Je ne peux pas passer outre sans montrer patte blanche à propos de l'événement, et Dieu si c'est difficile à penser. Mais tu connais une partie de la réponse : en fait il n'y a pas d'événement, ou plutôt il n'y a d'événement qu'à partir du moment où les hommes ont ouvert la boîte de Pandore du communautaire. Le seul terrain de l'événementiel est le grégaire, ou le social comme on voudra l'exprimer. Imagine le nomade : il ne peut pas connaître d'événement puisque l'événement est son élément comme l'air ou l'eau. Sa vie est un événement permanent et la sédentarisation a stérilisé ou désertifié cette vie, oui désertifié c'est le mot qui convient, comme le réchauffement de la planète aujourd'hui. D'où la nécessité de l'apparition des aèdes, mémoires encore vivantes de la vie événementielle qu'on ne pouvait que chanter car la logique grammaticale s'oppose comme un char Sherman à la poésie de l'événement. Le sale boulot des sophistes et de leurs maîtres et de leurs traitres (d'ailleurs traités comme tels) aura été de nommer l'innommable et de le ranger dans les catégories. L'homme devenait un boeuf catégorial, le robot dont rêvait Aristote.

(à suivre, même si cela ne demande aucune suite) (ce qui fait suite n'est que le bonheur d'avoir un lecteur silencieux et qui entre si bien dans mon chant)

je pense encore à la Ville Blanche et au silence prodigieux de la mise en scène, sans doute un chef-d'oeuvre du siècle dernier.

Vale


Samedi 6 mai 2006

A propos de l'angoisse " ontologique " écoutez ça, ça provient d'un brave type comme on n'en fait plus, Renouvier, le magicien du " Retour vers le Futur ". (Uchronie)

" Du reste, il n'est pas tellement étonnant que l'esprit, procédant du fini à l'infini (c'est à dire en passant du degré métaphysique au degré ontologique) ,considérant des ensembles de plus en plus grands et complets, voie l'ordre augmenter et les imperfections s'effacer ; mais cela n'arrive précisément que parce qu'il s'éloigne du fini jusqu'à le perdre de vue. C'est là, ajoute Renouvier, le côté vrai de l'optimisme leibnitzien ".

L'angoisse métaphysique (ce mot me fait toujours penser à un gaz de combat...) pro-vient, lui, de la culture sur souche du faux problème de l'origine, de l'arkè telle qu'elle fut faussée dans sa traduction par les platoniciens et l'Eglise, puisque justement elle signifie souche et non pas, comme l'usage courant le veut, origine ou cause (du monde).

Pourquoi cela ? Parce que dans l'arkè est inscrit l'eskaton, ce qui a aussi été mal traduit par " salut " (au sens de aïuto...) alors que arkè = eskaton (c'est le Retour ou l'éternité dans la Présence).

Le doute sur l'eskaton a pour correspondant le doute sur l'arkè dont les sophistes ont fait très habilement un problème purement linguistique (Wittgenstein, à cet égard, se présente comme unr emarquable déconstructeur de strates de mensonges langagiers) (il est l'Ulysse de ce que les Anglo-saxons peuvent produire de mieux du point de vue ontologique, mais on sait qu'il avait son arkè, lui, dans la ville ou oeuvrait, presqu'à la même époque, un certain Freud dont tu me parlais fort pertinemment (il faut qu'on revienne sur la parousie de l'analyse, c'est fondamental). Raté donc, pour les English dont Witt. Aimait beaucoup se moquer.

En bref, l'angoissee métaphysique, entièrement arqueboutée sur un doublet arkè/eskaton de contrebande (encore Jacques, car là où ça ne bande plus ça ne rigole plus non plus)(Ce qui est un raccourci dont je prends la responsabilité passagère), peut se dissoudre dans ce grand angle optique décrit par Renouvier. Tout le programme de Philosophie des rationnalistes du 19ème français, tient là-dedans, d'où son succès et son invincibilité jusqu'à nos jours : NEUF heures de philosophie par semaine dans les Terminales littéraires franaçaises : c'est à la fois surréaliste comparé au monde qui détermine une telle chose, et à la fois la preuve de la puissance de la Raison française (à la française).

A propos, une fois de plus, Husserl m'a expédié chez Heidegger (un cours sur le Sophiste de Platon, écrit en même temps que S.u Z. ! C'est un document qui révèle à la fois le fondement de l'ontologie " fondamentale ", ses difficultés et ambiguités, et on peut sentir l'approche du naufrage de S.u.Z. Vers la fin du commentaire, Martin fait quelque chose d'unique dans toute son oeuvre, il avoue ne rien comprendre à un texte de Platon !!!!!!!! (Sophiste 253 b 5 à e 2). Je reconnais n'avoir rien compris non plus, mais mon incompréhension part d'un esprit de frondeur antiplatonicien structurel, donc ce n'est pas à prendre en considération au même titre que l'aveu de Heidegger. L'Aveu !

J'y mets beaucoup d'emphase parce que ce texte, Le Sophiste, me paraît, au même titre que le Parménide, être l'un des trous noirs dans lesquels les prêtres ont déversé le poison de la métaphysique. Ce sera un jeu d'enfant pour Aristote de construire pour tout ça le Gestell idoine. Le Catéchisme métaphysique pour tripottage de prêtres libidineux, exterminateur de désir.



Mercredi 17 Mai 2006

Il y a un rhinocéros qui gonfle, qui gonfle, et qui va bientôt éclater sous une forme que personne n'aura attendue : la mauvaise conscience des peuples qui ont dominé le monde pendant des siècles et tiré une grande partie de leur richesse actuelle de cette domination. A tel point que des " libéraux " un tantinet fascistes se sont dit que la meilleure thérapie serait encore la contre-attaque morale : ce serait de dire que tout ce que nous avons fait " là-bas ", hé bien ça a été positif. Le fameux article 4 d'une loi qui en réalité est destiné à caresser les rapatriés dans le sens électoral du poil, article que le gouvernement s'est empressé de jeter à la poubelle en se souvenant tout d'un coup qu'une partie des Français, entre-autre dans les DOM- TOM, étaient tous d'anciens esclaves africains auxquels on ne pouvait pas infliger une telle insolence, d'autant que ces citoyens forment le 1% , 1% et demi qui, lors des présidentielles, fait en général la différence.

Et alors allons-y, que je te discute sur les ondes sonores et visuelles de ce problème soudain devenu aussi crucial que les génocides juif ou arménien, événements que d'ailleurs on associe désormais au traitement du sujet. Bref il s'agit de la mémoire collective et de sa gestion par les historiens, la loi et je ne sais qui encore. Qui doit faire quoi ? Faut-il réécrire les livres d'histoire à l'intention de nos têtes blondes, faut-il faire des lois qui répriment le vilain négationisme qui oserait nier le conolonialisme et ses horreurs, l'esclavagisme et ses ignominies ? Ne faut-il rien faire sous prétexte que même les enfants des anciennes victimes en ont marre et veulent vivre tranquille comme tout le monde ?

Je ne vois pas où est le problème et toute cette histoire m'agace prodigieusement, et tout d'abord parce que tout continue dans le présent : colonialisme, esclavagisme, mépris des droits de l'homme, mépris de la femme, travail des enfants, bref, que l'on cesse de nous casser les oreilles avec le passé, on a déjà assez à faire avec le présent, pour qui veut bien s'y colleter.

Car le problème, lui, n'a jamais été un problème collectif, jamais : même lorsqu'on a décrété la guerre en Indochine, le " maintien de la paix " en Algérie, la stabilisation en Afrique Communautaire. Les hommes aiment bien se planquer derrière la Loi et derrière les décisions qu'ils n'ont pas, pensent-ils, à prendre. On me dit d'aller casser du bougnoul en Indo ou en Algérie, j'y vais, je n'ai pas le choix, c'est la loi de ma chère République, cette même République qui quelques vingt ou trente ans plus tard va se mettre à battre sa coulpe en disant que ce qu'on a fait là-bas, ben c'était pas bien du tout. Tous des Tartufe, ce qui fait d'ailleurs la vérité de la pièce de Molière, sa valeur morale. Le pire, c'est que la coulpe que l'on bat aujourd'hui très habilement, n'a que des objectifs électoraux ; il n'existe nulle part, dans aucun couloir de Ministère ou d'Assemblée Nationale, le moindre fonctionnaire ou représentant du peuple qui se sente coupable, misérable ou seulement malheureux parce que ses parents ou grands-parents, le temps passe vite, ont cassé du fellagah ou exploité du nègre à cinquante centimes par jour, texto. Non, il faut à la fois tranquilliser les méchants, donner même du fric aux salopards qui ont activement torturé, saboté, fomenté la guerre civile pour conserver leurs belles oasis de flemme bien gérée et reprendre le doux rythme de la vie coloniale, et à la fois calmer les descendants des victimes et les enfants des gens qu'on a torturés, massacrés, exploités à mort etc... Car dans les deux camps il y a des voix, beaucoup de voix qui vont faire la différence l'an prochain, lorsque le pays va devoir élire un nouveau Président, c'est à dire un nouveau dictateur. Car, personne ne s'y trompe plus, notre République est devenue une dictature. On l'a toujours dit, mais on ajoutait " douce ", or depuis les nouvelles lois sur le travail et le chômdu, bonjour la douceur !

Or, tout cela ne m'intéresse pas du tout. Je m'en fiche, bien que concerné par la chose de très près puisque moi je fais partie des gens français qui ont foutu en l'air leur carrière et finissent leur vie dans une simplicité spartiate parce qu'ils ont refusé, à un moment donné de suivre le troupeau et de faire comme tout le monde. Et c'est là que je voulais en venir. Aussi loin que nous pouvons regarder en arrière, toutes ces horreurs, jusquezé y compris les terribles camps dela mort des nazis, tout cela a toujours été une affaire d'individus et non pas d'état, de nation, de loi, de patrie ou de je ne sais quoi. Si : de l'Ordre. Que doit faire l'histoire aujourd'hui ? Pas difficile : chiffrer le mal que l'ensemble des " nôtres " ont commis à travers le monde, et l'écrire dans les livres que nos enfants vont étudier pour y apprendre quels drôles d'oiseaux ils ont eu comme ancêtres, quitte à interroger ceux qui peuvent encore en parler. Que peut faire l'Etat ? Primo donner les ordres pour que ce travail soit fait et fait honnêtement quitte à payer des chercheurs pour peaufiner le savoir de ces choses pas belles. Comment on razziait un village kabyle, en violant les femmes et les fillettes, en tuant les rares hommes qu'on y trouvait encore et en envoyant à la corvée de bois, le soir venu, ceux qu'on avait faits prisonniers. Il faut du travail pour faire revivre par exemple toute l'exploitation de l'Afrique, la tonsure des forêts et le rapt des matières premières un peu partout. Je signale en passant qu'il existe une immense bibliothèque spécialisée et jusqu'ici réservée aux " Africanistes ", les savants qui font l'histoire de ce continent. On ne manque ni de connaissances ni de documents ni de témoignages, à condition de se dépêcher de les chercher. En passant : Eichmann a eu ce qu'il méritait, mais il faut reconnaître que tout son système de défense reposait sur tout ce que tout le monde reconnaît, à savoir l'absolu pouvoir de l'Ordre : il n'a fait qu'obéir à l'Ordre, mais personne à Jérusalem n'a été dupe, et c'est bien, IL était bel et bien responsable de tout ce qu'il a fait et fait faire. Il ne peut pas dissimuler sa conscience derrière les ordres de l'Ordre. Bravo les Juges.

Cet exemple signifie sans ambiguité que c'est chacun d'entre-nous qui fait, qui a fait et qui va faire encore dans l'avenir. L'individu, le citoyen n'a aucune excuse pour aucun de ses actes, pas d'arbre pour se cacher de la forêt, et je continue de tenir pour responsables les crétins par millions qui nous ont démoli l'Europe dès 1914. Ah oui, dans les livres de philosophie il y en a de la liberté individuelle, dans les Déclarations des Droits de l'Homme aussi, dans notre culture on ne parle que de ça, et quand il s'agit de l'assumer il n'y a plus personne. Je pense, pour conclure cette petite colère, aux Thermopyles : ils étaient trois cents, je crois, contre des milliers de cafards envoyés par le Roi, envoyés comme des cafards qui devaient vaincre par le nombre, noyer les trois cents Grecs sous la marée vivante de cafards pas du tout motivés, ce dont le Shah d'alors n'avait rien à faire. Alors qu'est-ce qui s'est passé ? Hé bien c'est simple : chaque Persans avançait comme un automate encadré par ses officiers (comme en 14) et ne songeait qu'à sauver sa peau. De l'autre côté, chaque Grec était résolu à affronter de face les cafards qui partaient dans tous les sens et à les tuer méthodiquement, sans même se demander s'il prenait le moindre risque. Il avait CONSCIENCE de ce qu'il faisait, sauver sa patrie de la marée de cafards, chacun avait conscience pour lui-même de ce qu'il avait à faire, pour lui-même et pas pour le Conseil qui siégeait à Athènes attendant les nouvelles. C'était une affaire personnelle pour chaque soldat face à une mort certaine, une affaire personnelle, comme toutes les affaires de ce genre. Il n'y avait pas de " il faut le faire parce que l'état me le demande ", il y avait " je le fais pour moi et parce que j'ai raison de le faire ".

Comment faire de l'histoire avec tout ça ? Chacun des Grecs faisait toute la guerre à lui tout seul, comme chaque déserteur de ces dernières guerres du vingtième siècle choisissait tout seul de foutre sa vie future en l'air simplement parce qu'il ne pouvait pas accepter les ordres de l'Ordre. Je viens de lire dans le petit catéchisme de Malebranche sur la Morale, que même Dieu est soumis à l'Ordre ! C'est ça la véritable vérole métaphysique qui extrait le sujet de sa peau unique, de sa singularité sacrée pour en faire un cafard soumis à l'Ordre. Toute l'escroquerie de l'Histoire est là-dedans, dans l'illusion que les choses se sont passées sous le choc des Ordres et non pas à partir des décisions personnelles et unique de chaque individu. Et pourtant c'est ça la vérité. Si trois cents Grecs décident ensemble de se sacrifier pour une cause, c'est un miracle ou un hasard heureux pour l'Hellade, mais ce n'est pas la victoire d'un Ordre contre un autre. Nous sommes seuls pour prendre toutes les décisions dont dépendent nos vies, nos carrières, nos souffrances ou nos plaisirs, nos joies ou nos tristesses. Herodote, Thucydide et Putarque font partie des premiers falsificateurs de la réalité, non pas de l'Histoire puisque c'est eux qui l'ont inventée, mais de la vérité des faits. Il subsiste dans leurs écrits des passages admirables où ils ne peuvent pas faire autrement que de décrire la vérité, décrivant la situation de certains individus à des moments cruciaux, mais la science historique aura vite fait à travers les siècles de gommer les individus, même ceux qui occupent les rangs les plus hauts pour donner la priorité à l'Ordre, à la dialectique des Ordres qui s'affrontent au mépris de la conscience que chaque homme de l'époque pouvait avoir de ce qui se passait alors. Aujourd'hui on est au sommet de la montagne de mensonges avec les sondages qui prétendent parler au nom de peuples entiers AVANT MÊME QU'ILS N'AIENT COMMENCE D'AGIR. C'est l'accomplissement final du mensonge de l'Ordre métaphysique. C'est aussi l'impasse dans laquelle notre société de sédentaires s'est elle-même enfoncée pour le plus grand malheur de l'Homme. Ils oublient cependant une chose simple : c'est que le retour de l'individu que l'on doit au libéralisme signifie aussi la fin de ces fictions " historiques ", il va falloir prendre ses responsabilités chacun pour soi et personne pour nous tous.

NB : il y a pire encore que l'histoire des Etats, il y a celle de la matière : l'économie par exemple. Marx a soumis le destin de l'occident à quelques considérations mécaniques sur le mouvement des capitaux. Ici il n'y a carrément plus personne, plus un seul humain qui décide de quoi que ce soit. C'est aussi cela, le résultat catastrophique pour l'esprit de la métaphysique, celle que ce même Marx est allé pêcher chez son maître Hegel, un autre inventeur de fantôme d'outre-monde qui sortant de sa tanière, vient faire de l'Histoire chez les hommes pour pouvoir ensuite se regarder dans le miroir, tout heureux de son aspect devenu aussi beau que celui de l'homme. C'est le monde à l'envers, c'est Dieu qui copie sa forme sur celle de l'homme. Au fond, c'est la vérité, n'est-il pas ? Elle sort de la bouche des grands cinglés de la métaphysique, ces enfants qui " jouent au trictrac ".



Samedi 20 Mai 2006

La criminalité à la laisse.

L'émission de télévision en direct qui me satisfait le plus en ce moment s'appelle " C comme ça ". Titre un peu prétentieux pour un journaliste dont la plus grande qualité devrait être la modestie. Bon, passons. Hier, dans la nuit, car je n'ai guère l'occasion de saisir cette émission que lors de sa rediffusion, ce qui est embêtant car je ne peux pas intervenir par mail, comme tous ceux qui la regardent. Peu importe, hier donc, le sujet portait sur la " récidive ", vieux serpent de mer des journalistes juridiques et vieux marronnier dont on se sert pour légiférer dans un sens ou dans un autre, c'est à dire plus ou moins répressif. Au menu, évidemment, le fameux collier, la laisse qui permet de libérer un détenu tout en continuant à le contrôler et à contrôler ses déplacements. En fait, la France, et sans doute toute l'Europe, ne fait que chercher aux States des modèles à imiter, pensant que puisque ça " marche " là-bas, il n'y a qu'à…

Que faut-il en penser ? Encore que la première question serait plutôt cette chose est-elle pensable ? Peut-on appliquer des catégories pertinentes sur une décision qui ne diffère pas tellement de celle qui consiste à mettre une laisse à un chien parce que la Loi l'exige ? La seule réponse positive proviendrait du fait que le législateur est censé avoir pensé la chose, et qu'il existe donc un chemin de pensée qui conduise à cette loi et à des décisions nouvelles qui, je cite, " devrait s'adapter aux changements qui se produisent dans la criminalité ". Première constatation en regardant cette émission : on a parlé de tout sauf de ces changements qui se seraient produits dans la criminalité. Autrement dit, si on adopte des dispositifs qui ont été inventés et mis en place ailleurs, cela signifie qu'on postule un changement de la criminalité qui rapproche la nôtre de cette de ces pays où ces dispositifs ont déjà cours. Première conclusion qui me paraît tout à fait étrange car les chiffres, qui ne mentent paraît-il jamais, nous enseignent une étonnante stabilité entre d'une part le nombre de crimes commis ici et là, et une encore plus étonnante stabilité de la différence qui sépare les scores américains, par exemple, des scores européens qui n'ont rien à voir. Si en France, il y a selon une moyenne qui ne bouge pas depuis plus d'un demi siècle environ six cents crimes de sang par an, il y en a, je le rappelle toujours pour qu'on s'en souvienne, autour de vingt-quatre mille aux States, ce qui fait, mutatis mutandis, un pour quatre ou quatre pour un si l'on fait la péréquation entre les chiffres afférant à la population et ceux afférant aux faits eux-mêmes. On tue environ quatre fois plus aux States qu'en Europe. Inutile d'ajouter que la criminalité en général, la délinquance petite et grande, est aussi différente ici et là, rien à voir entre ce qui se passe de ce côté ci de l'Atlantique et la délinquance outre-Atlantique. Les chiffres peuvent être consultés sur le site du Ministère de la Justice américain, car il faut reconnaître que de ce point de vue on est peut-être même un peu plus honnête là-bas qu'ici. Cela dit je confirme que le chiffre concernant les crimes de sang en France sont absolument fiables puisque leur source est l'Inserm, une branche de l'Insee qui fait un bon travail sur les causes de décès en France et en Europe. Le considérable retard que la France a pris dans le domaine de l'épidémiologie semble avoir fouetté la volonté des Français de rattraper le temps perdu dans ce domaine, depuis que l'on sait que cette science est indispensable à la recherche en général dans le domaine de la médecine.

Il y a donc un hiatus. Lequel ? Regardez bien les chiffres et comparez avec les décisions politiques prises à Paris par rapport à ces chiffres et la question se manifeste d'elle-même : pourquoi appliquer des mesures anti-récidivistes telles que la justice française n'a jamaiss accepté d'envisager, alors que nos critères de criminalité n'ont rien à voir avec ceux des Etats-Unis ou d'autres pays où l'américanisation a galopé tellement vite qu'on n'a même pas vu passer le train, je pense entre-autres à la Russie, qui s'est transformée en quelques JOURS en un wild-west pire que celui qu'on peut voir et sentir dans un film comme Dead Man, ce chef d'Ouvre de Jarmusch qui montre l'envers du décor américain, la réalité de la cruauté qui s'installe par la conquête et qui se heurte, là on est dans la fiction, d'une part à la culture qui surgit du néant d'une homonymie, William Blake, et d'autre part des restes d'une autre culture, celle des peuples dits " primitifs ". Ce film pourrait être le paradigme de l'avenir géopolitique du monde : l'Amérique qui s'emballe dans son agressivité aveugle, affrontant quelques antiques cultures comme celle de la Chine, et au milieu la Culture européenne qui viendra tempérer ou servir de base à la reconquête de la civilisation telle qu'elle a été rêvée par nos Pères. Pas ceux de l'Eglise, mais ceux des libertés, de la Liberté et de l'humanité, par les inventeurs de cette humanité qu'on pense toujours comme un objet spontané, alors qu'il s'ahit là du seul produit de ce qu'on appelle pompeusement l'Histoire.

Un étasunien qui a fauté ne purge jamais sa peine : il reste coupable jusqu'à la fin de sa vie. C'est un principe de gouvernement qui explique la relative stabilité de l'histoire sociale américaine, encore que nos historiens passent sous silence, pour des raisons idéologiques, les luttes qui ont fait couler le sang dans les rues des grandes villes industrielles américaines au Dix-Neuvième siècle et au début du Vingtième. Le coupable qui sort de prison reste en prison. D'abord il se retrouve dans une conditionnelle qui l'oblige à montrer patte blanche périodiquement pendant un certain nombre d'années, et par la suite il reste gravé dans les millions de pages du grand livre des délinquants, le casier judiciaire qui ne s'effacera jamais plus. En France, le principe veut que même là, dans le relevé du ou des délits d'un individu, il existe un délai de péremption, un moment où le Juge d'Application des peines bureaucratique efface son passé et lui permet d'envisager de redevenir un citoyen comme les autres. Oh, on sait bien que ce n'est pas vraiment le cas, tout dépend de la nature du crime ou du délit, il ne faut pas demander à un état de gommer le passé d'un citoyen qui s'est rebellé contre l'Ordre établi. Le voleur, le violeur ou même l'assassin ont une chance de voir un jour leur casier judiciaire reprendre des couleurs, en Amérique, jamais. Réfléchissez aux conséquences sociales à court, moyen et long terme : comme la délinquance est un phénomène qui concerne beaucoup plus de monde que l'on ne croit en général, tout simplement parce que la jeunesse commence toujours par refuser le monde dans lequel on les force à vivre, et les valeurs qu'on leur impose sans leur demander leur avis, il en résulte un sentiment quasi général de culpabilité qui joue comme un sursis permanent, une épée de Damoclès qui vous pourrit la vie et vous contraint à vous prostituer pour le restant de vos jours si vous voulez couler des jours tranquilles. Ce mot de prostituer est à prendre avec des nuances, il ne signifie qu'une seule chose, c'est que vous êtes contraint d'accepter les us et coutumes, les valeurs et les finalités ontologiques de n'importe quel société dans laquelle vous choisissez de vous installer. Le Shériff de n'importe quel patelin où vous désirez vous installer a le pouvoir de se faire livrer toutes les données chaudes de votre passé, et à moins d'être absolument blanc, vous êtes à main, prêt à vous rappeler le joint que vous avez fumé il y a trente ans et avec lequel vous avez eu la malchance de vous faire toper bêtement parce que vous avez eu la faiblesse de penser que ce n'était pas grave.

Anecdote : je me promène dans les rues de San Francisco avec une copine qui s'y était installée avec un américain de souche et, pour une raison inconnue, une voiture s'arrête à notre hauteur et surgissent trois policiers en civil qui nous font la classique arrestation que le monde entier connaît désormais grâce au cinéma et à la télévision. Bref, nous montons finalement dans la voiture des policiers. Chantal et moi échangeons des regards un peu paniqués, car la pauvre fille transportait dans sa poche un assez gros morceau de haschisch, d'usage absolument courant à cette l'époque hyppie dont il s'agit. Comme on ne fait pas mine de la fouiller, elle pense rusé de prendre les devants et sort l'objet du délit de sa poche pour la déclarer aux flics qui se mettent à rire : On s'en fout de votre " chit ", nous on s'occupe uniquement de l'immigration, ce qui nous intéresse c'est votre situation d'étrangère sur le sol américain. Rires de soulagement, Chantal remballe sa drogue, montre ses papiers et la voiture nous crache à quelques centaines de mètres de l'endroit où elle nous avait pris en " charge ".. Pourquoi je vous raconte cette histoire ? Oh simplement pour mettre le doigt sur les contradictions internes d'un système ultra-bureaucratisé contrairement à la fable qui court sur l'administration américaine. Cela dit, cette bureaucratisation est totale et me rappelle toujours cette citation de Sartre, si je ne me trompe, qui dit quelque part que la République est impuissante à pardonner un outrage, un délit ou un crime parce qu'elle est incapable d'effacer les traces des actes une fois punis, alors que le Monarque peut donner son pardon, décision qui efface tout et rend au coupable les pleins privilèges de son état primitif. J'en sais quelque chose, encore que ce qui se passe en ce moment pourrait bien venir contredire cette fatalité, puisque le gouvernement (de Droite) vient de faire passer une loi qui pourrait bien me rendre ma virginité de ciotoyen et même me dédommager pour les erreurs commises par la République à l'occasion de faits historiques remis en question quant à leur pertinence morale et à leurs effets sur des populations piégées par le machiavélisme des décideurs de l'époque. Inch'Allah !!

En résumé : l'Europe s'installe idéologiquement et juridiquement, ce qui est plus grave, dans une philosophie de la répression de la délinquance et du crime qui ne correspond en rien à sa situation réelle par rapport à ces domaines. Enfin disons qu'il ne s'agit jusqu'à présent que d'une tendance, accélérée par de jeunes ambitieux comme Monsieur Sarkozy, mais pour des raisons essentiellement électoralistes puisque la grande bagarre au sommet de la Droite française consiste aujourd'hui à s'arracher les restes bien portants du Front National. Mais je pense que les uns comme les autres risquent de provoquer exactement le contraire de ce qu'ils attendent, et de consolider les effectifs de l'extrême droite. Pourquoi ? Parce que le mensonge ne paye jamais et que l'histoire montre rarement qu'on réussit à duper les peuples. Le seul moyen de régner par le mensonge est la dictature et le restera tant que l'homme continuera de vivre dans les formes sociales actuelles, dans cette dépendance réciproque qui lui donne la nausée depuis la nuit des temps. Reste une autre conséquence possible, et il faut espérer que ce soit celle-ci qui finisse par triompher, c'est le retour au bercail de gauche de toute une fraction du peuple de travailleurs séduit par les motifs racistes et xénophobes de personnages que les événements actuels démasquent les uns après les autres. Tous ces ouvriers qui se sont vus maltraités par les grandes mutations dues à la formation de l'Europe libérale dans ses gènes, vont peut-être retrouver leur conscience de classe à force de se rendre compte que leurs semblables immigrés sont encore plus mal lotis qu'eux-mêmes. Mais n'oubliez pas : les réformes dures de notre ministre de l'Intérieur n'ont qu'un seul objectif : stabiliser par la terreur une société remuante, américaniser la France par le seul moyen que les lois peuvent mettre à sa disposition, celui de ce qu'on pourrait comparer au Lys dont on marquait les grands ennemis du Souverain par le fer rouge.



Lundi 22 mai 2006

DEMAIN , LA CULTURE.

Ce texte sera considéré selon le point du lecteur comme celui d'un fou ou celui d'un visionnaire. Son auteur considère qu'il s'agit là d'un tournant intellectuel fondamental dans la vision globale de la culture et de son avenir et donc que son écrit pourrait bien être un jour considéré comme une véritable Prophétie aux conséquences multiples et essentielles. Il est donc persuadé que les décideurs d'aujourd'hui feraient bien de s'en inspirer le plus profondément possible, la condition étant qu'ils soient capables de le comprendre.

La culture est un sujet de discours médiatique ou médiatisé très exactement depuis que le cinéma et ses sous-produits ont fini par y être intégrés. Il ne faut pas oublier qu'il aura fallu attendre la fin des années Cinquante du Vingtième siècle pour que cet événement ait lieu. Le cinéma n'a été baptisé " Le 7è Art " que très tardivement, étant demeuré pendant presque un siècle un objet de pur divertissement. Les analyses de Walter Benjamin, écrites dans les années trente, étaient déjà sur ce sujet de véritables prophéties sans que pour autant l'écrivain-philosophe n'aie considéré le cinéma comme autre chose qu'un phénomène technique aux conséquences radicales et illimitées. En réalité le Septième Art est né en France dans quelques revues comme " Les Cahiers du Cinéma " qui ont littéralement réécrit l'histoire de ce phénomène depuis longtemps mondialisé et contribué à constituer la fameuse échelle de valeurs cinématographique où l'on pouvait encore voir un réalisateur comme le communiste Eisenstein à la toute première place, devant, il me semble, Orson Wells et son film devenu la référence culte, Citizen Kane, une œuvre en elle-même prophétique quant à l'avenir du cinéma en tant qu'Art ou en tant que tout autre chose. Mais arrêtons là ce qui devient une digression sur le cinéma, je voulais seulement souligner le fait que la culture est un concept qui ne peut pas se passer du poids économique, social et politique que lui a conféré le cinéma. Sans lui, elle n'existe qu'en tant que secteur marginal de la vie sociale, certes défini bien avant la consécration du cinéma, mais qui n'aura mérité que les gouvernements s'en soucie qu'après la Seconde Guerre Mondiale, précisément en même temps que l'invasion massive de la musique et du film américains sur le vieux continent dont la culture s'était pour ainsi dire sublimée dans l'intellectualisme des Ecoles et des modes : de la culture proprement dite, il ne restait qu'un souvenir littéraire qu'un titre comme " La Recherche du Temps Perdu " illustre le destin à l'époque où le fox-trott et les cabarets parisiens constituaient le cœur du désir primordial selon Pascal, de divertissement pour les masses de toutes les classes sociales. Car, contrairement à une idée reçue, la culture telle qu'on la définit (mal) aujourd'hui, n'a jamais été le monopole de la classe bourgeoise comme le laisse penser l'analyse marxiste. Si on voulait faire un résumé panoramique sur son histoire, il faudrait commencer par les exercices spirituels de quelques individus vivants autour de la Méditerranée entre le Huitième et le Premier Millénaire de notre ère, passer ensuite par un certain nombre d'artisanats dont les produits deviendront des siècles plus tard des œuvres d'art, pour aboutir à la production massive d'image immobiles et mobiles, muettes et sonores, transmises en direct ou non, bref, tout ce qui aujourd'hui mobilise des parts curieusement et paradoxalement plus ridicules de la richesse nationale que les produits de l'artisanat pictural, littéraire, philosophique, théologique ou architectural dans les temps plus anciens. Il serait amusant, par exemple, de comparer les parts de budget consacrées aux cathédrales entre le Dixième et les quinzième siècle, avec celles que nos gouvernements attribuent à la construction de monuments ou de salle de divertissements. Par un hasard rien moins que hasardeux, nous nous trouvons à un tournant radical, où justement les chiffres s'inversent dans le sens d'un retour aux investissements massifs dans le " culturel " en général, qu'il comprenne ou non le Sport, le spectacle musical ou encore l'activité muséale qui est devenue un pilier culturel bien avant l'apparition du cinéma, pour la simple raison que le mouvement rationaliste du Dix-Neuvième Siècle avait intégré la conservation des documents historiques dans les nécessités ontologiques de nos sociétés.

Ce qu'il faut saisir d'important, c'est que la Culture, devenant une marchandise à hauts profits, fait une apparition dans le souci des sociétés contemporaines au même titre que le fut par exemple l'approvisionnement en matières premières ou en énergie fossile du type charbon ou pétrole. La culture est devenue une matière première dont les décideurs n'ont d'ailleurs pas encore compris tout l'avenir et toutes les possibilités d'exploitation qui se dessinent, quoique certains centres comme Los Angeles ou New-York savent depuis longtemps que la forme de culture qu'ils représentent, à savoir le cinéma, est un trésor pensé, à tort, comme indéfiniment exploitable. D'autres pays, comme l'Egypte ou l'Inde ont construit d'énormes industries cinématographiques sans pour autant classer ces dernières dans les " créations culturelles ", et pour cause, leur culture étant et restant encore pour longtemps déterminée par le spirituel et le religieux. Ce qui en revanche prend le mauvais chemin, c'est précisément l'application systématique des mêmes paramètres sociologiques et politiques à la culture que ceux qui ont régi les autres secteurs de la vie économique, politique et sociale, alors que la culture n'est pas un " autre " produit, une nouveauté ou invention, mais la synthèse du souci global de ce que Heidegger appelle le Da sein, l'être-là ou encore l'existence : la culture est devenu la nouvelle dimension structurelle de la vie de chacun sans que la grande masse des peuples ne s'en soit même rendus compte. L'immense marché que représente, par exemple, la vente du spectacle télévisuel démultiplié par la technologie des satellites, est un développement entièrement culturel, même si parmi les centaines de chaînes offertes au désir de spectacle, certaines spécialités se présentent sans l'apparent label de culture, comme le sport, la pornographie et d'autres spécialités comme la cuisine ou l'automobile. Le simple fait que ces matières soit retraitées pour être médiatisées en font des matières " culturelles ". Pourquoi ? Parce que le mode de diffusion " collectivise " en quelque sorte la consommation des objets culturels : en fait, la culture REDEVIENT ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, à savoir le lieu unique et légitime de ce que de plus en plus de " penseurs " appellent aujourd'hui " l'être-ensemble " des humains.

Car tout est dans la définition du mot culture, évidemment. Depuis la fin du Dix-Neuvième siècle, c'est à dire au moment où l'expression " classes sociales " avait un véritable contenu et un sens indéniable, la culture était devenu le monopole de la Classe aristocratique et grande-bourgeoise au détriment des autres classes, qui, par de nombreux mécanismes de déculturation précoce, se sont progressivement éloignées des arts et des artisanats dont ils faisaient, contrairement à ce que l'on pense, une consommation comparative à celle des Grands, tout simplement parce que l'essentiel de la culture résidait encore dans la Religion, puis dans les rassemblements qui se sont formés après la Révolution Française sous des formes souvent négligées et pourtant absolument essentielles comme la Franc-Maçonnerie ou encore les partis, les syndicats et tous les mouvements associatifs légaux ou non. Je n'oublierai jamais l'expérience directe de la présence de la culture dans ces strates inattendues de la population des Français lorsque j'ai découvert les connaissances et la qualité du langage des personnes âgées des régions protestantes de France comme la Lozère ou même certaines vallées d'Alsace. Dans le petit village alsacien où j'ai vécu un an, Solbach, d'origine et de langue française - exception qui fait partie de toute une région proche des Vosges - ma voisine était une petite femme déjà très âgée, une simple paysanne, nantie d'une culture littéraire et philosophique que pourraient envier des milliers de lycéens en fin de cursus, voire des licenciés qui arrivent à grand peine à digérer leurs acquisitions et à en faire autre chose que du matériel pour perroquet. Ce que je voudrais faire passer ici, avant d'aller plus avant, c'est l'idée qu'on a tout faux lorsqu'on compare nos ancêtres les Gaulois et leurs descendants à des ploucs ignares et quasi barbares au sens primitif du mot, à savoir qui ne parle pas la langue commune. J'irai même plus loin, et en rappelant la parole désormais célèbre, donc incontestée, du poète camerounais Amadou Hampate Bâ :-" chaque vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle " -, j'appliquerai cette vérité à toutes les civilisations que nous connaissons plus ou moins bien et que nous avons jugés aussi hâtivement que l'exigeait de nous notre répugnante soif de richesses matérielles.

Alors, quel est ce tournant décisif ? Quel est ce changement ou cette mutation que je prétends annoncer ici avec fracas ? Cette évolution est simple à décrire : la culture va redevenir un phénomène individuel, elle va, tout en donnant de plus en plus l'impression contraire d'une collectivisation, devenir une construction subjective et absolument singulière. Le secret de ce paradoxe est simple : la distribution de la culture va devenir de plus en plus la distribution de simples instruments et de la matière qui y correspond, sans qu'intervienne le moindre jugement, la moindre application ou implication d'idéologie qui aurait le pouvoir de déterminer esthétiquement, ontologiquement et moralement le sens du produit obtenu. Autrement dit : l'évolution naturelle de notre histoire, désormais en lutte contre la métaphysique fondatrice, nous conduit vers une véritable liberté de penser, mais non plus une liberté vide de contenu et d'instruments, mais au contraire en pleine possession ou, disons plus précisément, avec la possibilité entière d'acquisition gratuite, des formes et des contenus dont nous nous servirons pour construire chacun notre propre culture. Car, et il faut en arriver à l'essentiel, que nous apporte la Culture ? Pascal aurait répondu, non sans raison d'ailleurs, le divertissement, celui que nous appelons d'ailleurs le divertissement pascalien. Non sans raison car le curé sans soutane à moitié fou qui embrasait tout Paris chaque jour avec ses Provinciales, savait, lui, que la culture ne pouvait avoir d'autre sens que philosophique. La culture était pour lui le moyen d'accéder à Dieu et à sa vérité, c'est à dire à son propre salut, toute autre finalité n'était que " divertissement ". Que signifie " divertissement " ? Ce mot a le même sens que " détournement ", détournement de la véritable finalité de toute action, de tout acte, de tout souci et de toute production humaine de son véritable objectif, de son but vrai et unique, en l'occurrence le Salut éternel du Chrétien. Depuis la mort de Dieu, rien n'a changé, car cet événement n'a pas libéré l'être humain de la question du Graal, de la question du sens de son existence, de la question de l'Être. Encore une fois, c'est entre la fin du 19è siècle et la moitié du Vingtième que se situe la condensation spirituelle qui depuis Nietzsche jusqu'à Heidegger a rendu à la pensée son objet. Le cadavre de Dieu n'est pas, comme on pourrait le croire, le cadavre de quelque chose qui n'a jamais existé, au contraire. Dieu a joué sa partie comme le pensaient déjà les Grecs à propos de leurs dieux à eux, et il l'a menée jusqu'au bout, jusqu'à Hegel qui lui a donné le coup de grâce attendu. Ce coup de grâce était aussi le coup de grâce d'une forme de la culture, d'un être déterminé de la culture, et devait laisser la place à autre chose, à une nouvelle définition de son être. Dialectiquement il était nécessaire donc de passer par la négation absolue de cette culture, le dadaïsme et le surréalisme ont accompli ce geste de bourreau des formes obsolètes de l'être-ensemble (dans les Eglises surtout) des êtres humains, et nous sommes encore dans les remous de ce geste certes morbide, mais nécessaire. Mais, et c'est là ce que j'annonce, la période de " pénitence " ou de deuil de l'ancienne culture est terminée, et nous allons assister à une Renaissance telle que la période de l'Histoire que nous connaissons sous ce nom ne ressemblera plus qu'à une resucée fade et sans substance des cultures antiques, maquillées de baroque à cause de la guerre qu'aura été la Comedia d'El Arte que Rome a imposé à l'Europe pendant deux millénaires avant de se voir rendu à ses frontières de plus petit état du monde.

Reste une question un peu idiote que certains vont quand-même se poser : par quelle baguette magique va s'opérer une telle mutation ? Il suffit d'aller faire un tour dans n'importe quelle FNAC pour comprendre tout de suite ce que je veux dire. Et puis, pour rendre hommage à ma compagne, signaler que cette institutrice fondue d'informatique depuis les débuts de cette nouvelle science, a fabriqué tout récemment son premier film, sans aucune formation préalable, sans aucune école ni surtout sans plus d'argent que les sommes modestes que lui ont coûté sa machine informatique et les logiciels nécessaires. En citant cet exemple, je veux aussi souligner la différence qu'il y a entre l'aventure économique et technique que représentait la réalisation d'un film il y a encore deux ou trois décennies, et les immenses compétences techniques que la machine a reprises à son compte, laissant à l'homme le seul souci de son talent et de son désir de s'exprimer et de fabriquer du beau à l'intention des autres. Quand le progrès technique aura dit son avant-dernier mot, car il n'y en aura jamais de dernier, on mettra à la casse des engins qui auront mobilisé des sommes inouïes, exactement comme on a mis à la casse des centaines et des centaines d'usines subitement dépassées par le rush de la technologie. Et bientôt l'homme sera là, pareil à n'importe quel enfant qui joue, capable de se réaliser dans n'importe quel élément de ce qui aujourd'hui est considéré comme de la culture. Il sera devenu dans la réalité et non seulement comme dans la métaphore d'Héraclite, un enfant qui joue au trictrac. Il aura rejoint son être, trouvé le Graal, réalisé ses rêves les plus fous et jeté aux orties ses cauchemars de travailleur sans travail, de moraliste sans morale et d'hédoniste sans plaisir.



Vendredi 18 août 2006

LA QUESTION DE L'ÊTRE

Dans l'un de mes commentaires sur cette question, j'ai noté qu'une étape de la conscience vers cette question de l'Être en tant que telle aurait pu être la découverte de la possibilité de dire : Je suis je. Au lieu d'être donc un aboutissement de l'initiale question posée par les pré-socratiques, la découverte du Sujet que l'on attribue ordinairement à Descartes, pourrait bien être l'origine (et donc la fin dirait Aristote ou Heidegger) du processus qui a conduit la pensée vers le règne de l'ontologie. Il faut donc chercher en direction des raisons pour lesquelles et par lesquelles cette question du Je qui prend conscience de lui-même est apparue. Socrate lui-même fonde tout son système de pensée, si tant est que l'on peut se permettre de parler de système pour ce qui concerne Socrate, sur le connais-toi toi-même. La connaissance de soi est donc considérée par Socrate comme le chemin de la question de l'Etre, c'est-à-dire en un autre terme, celle de la vérité. Freud répond par le stade du miroir, mais cette explication ne peut pas convenir ici, dans la mesure où elle se classe dans une phylogenèse universelle et ne peut donc pas convenir comme un événement historique unique, comme un césure dans un cours étranger à celui qui contient déjà la question de l'Être. Certes, il est possible de lui en laisser le bénéfice sous condition de limiter le stade du miroir à l'une des conséquences de cet événement dit Grec par la plupart des philosophes, mais dont l'hellénité n'a jamais été prouvée. Que les fragments d'Anaximandre marquent une rupture par rapport au langage de la mythologie ne fait pas de doute, mais il y a trop de concordances entre les événements intellectuels de l'Occident et ceux de l'Orient et de l'Extrême Orient pour admettre que la question de l'Être doive être considérée comme une exclusivité grecque. Je pense d'ailleurs que parmi les motivations qui ont produit le Livre appelé la Bible, figurent déjà tous les prolégomènes à la question de l'Être et à l'apparition du sujet. Les idées du Bouddah, les écrits de Lao Tse ou les préceptes de Kong (Confucius) ne se conçoivent pas davantage sans une entrée de la question de l'Être à laquelle Lao Tse fait d'ailleurs ouvertement allusion. Il faut en finir avec l'hellènocentrisme de l'ontologie si l'on veut progresser dans l'étude de cette relation entre la naissance du sujet et celle de la question de l'Être.

Je est Je : le stade du miroir me paraît très largement insuffisant pour assumer le rôle de charnière entre une subjectivité inconsciente et la conscience de soi. C'est d'ailleurs tout le sort du statut de l'image qui se joue dans ce doute sur la découverte de Freud. En effet, aucun lien logique de cause à effet ne lie nécessairement la vision du reflet de soi dans un miroir à la naissance de la notion de soi. Si tel était le cas, tous les animaux seraient conscients d'eux-mêmes, or aucune expérience n'a permis jusqu'à présent d'en arriver à une telle réalité. J'ai pour habitude de me mettre à l'abri de toute critique concernant le traitement du règne animal en déniant à l'homme toute connaissance du domaine " transcendantal " des animaux : nous ne connaissons rien du degré de conscience du moindre vermisseau, même si quelques phénomènes spectaculaires nous laissent entendre qu'il y aurait plus de conscience de soi chez le chimpanzé que chez la sauterelle. Il y a néanmoins assez d'expérience dans le règne humain lui-même pour nous permettre de douter de l'absoluité de l'expérience du miroir comme moteur de la conscience de soi. Il ne faudrait pas oublier que même dans le règne humain, la conscience de soi n'est pas un fait universel et également réparti, aucune égalité n'ayant doit de cité dans une réalité fondée sur la singularité. Il faut comprendre que n'est réel que le singulier, aussi bien que ne serait rationnel que le réel et réel que le rationnel.

Mais la faiblesse de l'explication freudienne est encore plus grande si l'on note l'absence de tout mouvement effectif dans le procès appelé stade du miroir. Autrement dit on attribue trop facilement une transformation spirituelle à une simple perception. C'est un peu comme l'histoire pour enfants que nous serine l'église catholique à propos de l'existence de Dieu. Le prêtre affirme en effet sans laisser paraître le moindre doute et sans aucune précaution que la seule vision du monde nous oblige en quelque sorte à conclure à un auteur. Cette affirmation impliquerait que nous soyons a priori conscient de ce qu'est un monde, mais, plus gravement aléatoire encore : que ce " monde " doit avoir un fondement qui repose sur une volition subjective. Il suffisait de prendre pour fondement le statut de l'artiste pour faire comprendre ou faire passer la pseudo-vérité selon laquelle le monde ne peut être que l'œuvre d'une volonté divine. C'est pourquoi, d'ailleurs, la beauté est, dans l'idéologie commune, un élément essentiel dans l'aperception général de l'univers car le " créateur " ne saurait être qu'un artiste, le beau et le bien étant les finalités ultimes de ce caprice transcendant. Or tout ici est à l'envers : la notion de monde repose elle-même sur la certitude du sujet, autrement dit sans sujet point de monde. Quant au bien et au beau, ils appartiennent à la catégorie des qualités, et ne peuvent donc s'inscrire dans le projet initial de la " création ". Ils ont beau appartenir à des qualités recherchées, il n'en va pas pour autant d'une relation automatique entre le vouloir et le pouvoir : dans la création artistique, la beauté est toujours un résultat aléatoire, un fruit du hasard, quelles que soient les compétences reconnues du créateur, de l'artiste. Si l'on veut mentionner l'existence du génie, alors on sort du domaine de la volonté. Si la moindre esquisse de Van Gogh est un chef d'œuvre, ce n'est pas dû à la volonté de l'artiste qui n'a cherché qu'à préparer le terrain pour l'œuvre elle-même, mais à son génie, c'est-à-dire au fait que son talent ne lui appartient pas en propre mais au hasard de sa naissance et des aléas de son existence. C'est bien ce qui provoque le malaise face à une œuvre géniale car on ne peut plus se comparer à un autrui qui possède, malgré lui, des qualités divines. En fait , un génie ne peut pas sortir de sa génialité et tout ce qu'il fait contient une parcelle de cette génialité ne fût-ce qu'une esquisse. Il y a là une inégalité flagrante et douloureuse pour n'importe qui, raison majeure pour maudire celui qui a le malheur de naître génial. La question du génie est intéressante parce qu'elle nous place immédiatement au cœur du problème de la conscience de soi : le génie n'est rien d'autre qu'un degré supérieur de cette conscience de soi. Il souffre de la même maladie que le schizophrène dont la conscience est en relation directe avec le réel : il ne peut donc pas comprendre ni la nécessité ni le sens de ce que ses semblables mettent en batterie dans le seul but de s'aveugler face à cette vérité. Œdipe est celui qui se crève les yeux, un acte qui doit le faire passer pour un fou puisque l'opinion publique ignore la vérité de son destin. Les deux personnages qui " savent " ou qui, plus précisément, possèdent chacun une partie de la vérité, appartiennent à la couche la plus basse de la société grecque, celle qui n'a pas droit à la Parole et donc, ne " comptent " pas. Le roi est donc seul face à la vérité qui est insupportable même s'il n'est en rien responsable des faits et gestes dont il pourrait être incriminé. Il sombre dans l'infernale logique du " Je est un Autre ".

Hegel fait de la conscience de soi purifiée par l'Histoire le Savoir Absolu, c'est-à-dire la conscience de soi absolu, la connaissance parfaite du Soi qui se confond avec la Totalité elle-même. Mais il commet en même temps l'erreur fatale d'introduire dans cette histoire du Soi un moment crucial, une césure qui s'appelle le Cogito.1 J'ai analysé plusieurs fois les contradictions qui minent la Phénoménologie de l'Esprit, mais la plus grave reste cette façon de jouer sur deux tableaux, à savoir d'un côté la dialectique ontogénétique de l'individu et de l'autre l'Histoire de l'espèce. On ne peut pas mélanger les deux et c'est là tout le drame qui se joue en permanence dans la pédagogie et l'éducation en général : on ne peut pas d'un côté décrire un processus qui ne concerne que je sujet, sa naissance, son développement et son épanouissement ( son entéléchie, concept qu'il se permet de reprendre chez Aristote), et de l'autre y introduire des éléments ontiques, des événements contingents comme cette suite de Poker philosophique qui commence avec les Grecs et se termine avec lui-même. On ne peut le faire qu'à partir d'une position théologique à partir de laquelle il est possible d'imaginer des individus manipulés par une sur-puissance divine qui règle la mécanique du procès de la Conscience de Soi absolu. Mais il est clair qu'il ne s'agit plus ici de l'homme, mais du procès divin lui-même, de l'aventure de Dieu sortant de lui-même et se réconciliant avec lui-même par le biais de la tragédie humaine. L'homme devient un simple auxiliaire de la gestion du destin de la Divinité. Cela dit, et quoi qu'en disent les néo-épicuriens du genre Onfray, il n'est pas facile de soustraire la Question de l'Être à l'onto-théologie sans admettre que l'Histoire est partie prenante de sa résolution. La démocratie n'est pas seulement une option morale comme une autre, simplement plus efficace selon un Spinoza qui ne prend d'ailleurs pas parti du point de vue éthique ou de ce que nous appelons la Morale. Elle est le mystère de la persistance ou de la survie de la question de l'Être dans un épisode du passé où le monothéisme aurait pu, d'un seul coup, ramasser tout le " tapis " de la donne et en finir avec toute philosophie, quelle qu'elle soit. Rome a d'ailleurs failli parvenir à anéantir les dernière racines de la Question de l'Être lorsque l'Empereur Constantin opta pour le Christianisme, option consolidée par son lointain successeur Justinien. L'épisode du supplice de Boèce doit être interprétée dans la perspective de cette lutte sanglante entre ce qui avait survécu de l'ontologie primitive des Pré-Socratiques et la Chrétienté, devenue une immense puissance géopolitique. L'opposition entre l'Eglise orthodoxe - j'entends par Eglise orthodoxe non pas l'appareil ecclésial et les variantes doctrinales adoptés par les Slaves mais l'appareil catholique né du Concile de Nicée - et les autres " hérésies " est une guerre philosophique entre une vision Trinitaire qui excluait la possibilité du Cogito et les doctrines manichéennes ou ariennes qui reposaient entièrement sur ce qui était encore la fiction du sujet pensant et aimant. Le gigantesque trauma que représente cette lutte qui dure jusqu'à la victoire à la Pyrrhus de la Science, forme une blessure que deux guerres hégéliennes ne parviendront pas à cicatriser.

Mais, ce disant, on admet que certains événements ontiques, comme plus haut les décisions politiques de Constantin ou de Justinien, peuvent mettre en danger mortel, c'est-à-dire en danger de disparition, la question de l'Être. C'est pourquoi il ne faut pas négliger l'effort théorique d'Aristote qui consiste à " naturaliser " la structure catégoriel de l'esprit. En effet, s'il existe un consensus capable de défier les siècles sur une vérité selon laquelle la conscience possède une structure naturelle, une essence inamovible, une logique incontournable, alors chacune d'entre-elles est à tout moment en mesure de remettre en question ce qui vient heurter la justesse (et la justice) de certaines vérité dogmatiques conjoncturelles, c'est-à-dire imposées par un appareil politique, et j'entends pas appareil politique une instance qui a la puissance d'imposer ses dogmes par simple exhibition de sa force mortelle. Mais il est encore plus important dès lors, que ces instances s'appuient elles-mêmes sur la structure catégorielle aristotélicienne, car elle se place ainsi dans un déterminisme qui lui ôte une partie essentielle de son pouvoir.

Ainsi s'explique le débat à l'intérieur de l'Eglise Catholique entre les partisans et les adversaires d'Aristote. Au demeurant, ce qui est important ici c'est moins le fait d'accepter ou de combattre la thèse des catégories, que l'existence même d'un débat qui perpétue la présence théorique des catégories. La pensée catégorielle peut bien, d'une certaine manière " réifier " la pensée, la fixer dans des limites inacceptables pour un esprit dont la première exigence reste la liberté, le paradoxe est que les catégories permettent aussi de défendre la pensée contre la fantaisie des tyrans politiques ou religieux. Le destin piteux des Néron et autres Caligula s'explique par la survivance dans la classe des Chevaliers de Rome d'une culture qui entretenait l'exercice de la logique catégorielle et lui conservait une force pratique dérivant directement de la connaissance théorique. C'est le degré d'abstraction lui-même qui protège la pensée de tout risque immédiat de rejet. Lorsque Kant déclare dans sa Première Critique que -" La logique générale fait abstraction, comme il a été déjà dit plusieurs fois, de tout le contenu de la connaissance et attend que des représentations lui soient données d'ailleurs, d'où que ce soit, pour les convertir d'abord en concepts, ce qui se fait analytiquement… " - (3è section : Des concepts purs de l'entendement ou des catégories)

), il met à la disposition des penseurs un simple outil logique qui n'a pas besoin de s'appuyer a priori sur une réalité déterminée et préjugée : la logique catégorielle ne donne donc par elle seule aucune prise à un jugement quelconque, mais il installe le jugement futur dans un déterminisme logique irréfutable. Au résultat, on peut se trouver dans une situation historique où le tyran détient le pouvoir effectif, mais où son entourage ne se laisse pas duper intellectuellement par ses sophismes insolents. Cette opposition peut d'ailleurs se retourner contre les esprits critiques par le simple fait que le tyran aussi sait , qu'il possède aussi les outils logiques qu'il a reçu par son éducation.

On retient donc de cette série de constats que la Tradition issue des travaux de rationalisation des Grecs est ambivalente : d'un côté elle fixe des règles qui, en elles-mêmes ne sont que des mécanismes fictifs destinés à tromper en la brouillant notre relation à l'Être. Ce dernier, en effet, ne saurait se laisser saisir par aucun outil extérieur puisque cette extériorité est elle-même une fiction. De l'autre, ces mêmes règles de l'esprit, même fictives, forment une sorte de conservatoire de l'effort que les philosophes ont maintenu tout au long de ces millénaires, efforts dont seules les finalités se différencient les unes des autres, étant entendu cependant que la Question de l'Être demeure à l'origine la véritable finalité. Même Aristote, et surtout lui, commence toute son œuvre par le constat d'une multiplicité de possibilité d'aborder l'Être, et les catégories ont été la plupart du temps interprétées comme cette multiplicité elle-même. Autrement dit, en posant que l'Être se dit " pollakos ", c'est-à-dire de plusieurs manières, il suffit de se servir de la table des catégories pour faire le tour de ces différentes manières de " dire " l'Être. Or, il semblerait plutôt que la méthode catégoriale ne soit qu'un commencement de la recherche, et un commencement qui se restreint au domaine ontique, celui des phénomènes, celui de ce que Kant oppose aux " noumènes ", vérités hors de portée des catégories qui demeurent purement descriptives du monde perçu. Même la catégorie de l'Existence (de la possibilité ou de l'impossibilité ou encore de la probabilité) ne vise que l'existence physique des choses, c'est-à-dire leur être-là à partir duquel il est possible, non pas de faire des recherches sur l'Être lui-même, mais de permettre à la science et à la technique de fonctionner rationnellement, et surtout indépendamment de toute liaison avec l'Être lui-même en tant qu'instance véritative et judicative. Le vrai résultat de l'œuvre de Kant, et il faut noter que c'est la partie de son œuvre qu'il a renié à la fin de sa vie, aura été de libérer la science et la technique de la question de leurs relations avec Dieu et avec la Morale. Kant a ouvert la boîte de Pandore qui permettra plusieurs siècles plus tard de prendre des décisions morales aussi impossible de son temps que celle de la bombe d'Hiroshima. Au Dix-Huitième siècle, en effet, la perspective d'une telle destruction aurait été considérée comme une atteinte à la Création divine, et il aura fallu attendre toute une évolution des relations entre la science et la religion, en fait ce que Nietzsche appellera la Mort de Dieu, pour débarrasser la conscience humaine des derniers scrupules liés à l'existence d'une instance divine. Le Président Truman n'a certainement pas pensé un seul instant au caractère sacré de la création du monde lorsqu'il a décidé de lancer la première bombe atomique. Ses paramètres étaient purement géopolitiques, même si cette géopolitique pouvait s'abriter elle-même derrière des prétextes comme la " défense de la démocratie " qui devait passer par la victoire des Alliés. On peut démolir cette position en rappelant tout simplement que rien ne garantissait que cette victoire serait elle-même garante de l'évolution ultérieure de l'Histoire humaine, et la poursuite sous de multiples fronts de guerres régionales jusqu'à nos jours, se passe de tout commentaires par rapport à cette prétention ou à cette illusion.

Résumons un peu. Il y a une catégorie dont l'ambivalence va très loin par rapport à la question de l'Être, c'est évidemment celle de l'existence, car cette existence est avant tout définie comme l'existence de Dieu. De ST Anselme à Hegel, le problème de l'existence de Dieu ne portait pas sur la question même de Dieu, c'est-à-dire sur son sens et la finalité de son existence. On peut en effet parfaitement accepter l'idée d'une entité originaire et créatrice de la réalité, sans pour autant avoir réglé la question de son sens, et cette négligence reste, je crois, la plus grande carence dans les réponses données par la plupart des penseurs jusqu'à Heidegger. Ce dernier lui-même semble croire qu'il faut en finir avec la Théologie et " oublier " pour ainsi dire par une simple indifférence, la question de l'existence de Dieu. En réalité, cette question ne gêne personne et quelle que soit la réponse à cette question de l'existence de Dieu, elle ne gêne pas non plus la véritable recherche sur la question de l'Être. On peut parfaitement considérer la religion comme une réponse à la question de l'Être qui ne répond en fait à rien et ne fait que reporter plus loin et ailleurs l'essence de la question de l'être et la possibilité d'une réponse. Il n'y a qu'en abandonnant toutes ses propres libertés et prérogatives à une telle entité imaginaire que l'on règle son problème qui a, dès lors, perdu sa qualité d'Être pour devenir un régulateur ou un tyran imaginaire.



Samedi 19 août 2006

NIETZSCHE ou la pensée réalisée.

A propos de Nietzsche, lecture d'un petit recueil des fragments datant de la période dite de l'effondrement du philosophe (c'est toujours très gênant d'appeler un homme un philosophe, parce que ça ne veut pas dire grand-chose, car de deux choses l'une : ou bien il est bien un philosophe, et alors il ne peut pas accepter qu'on le classe parmi les philosophes, ou bien il n'est pas philosophe, et alors c'est une erreur ou une faute que de lui attribuer ce qualificatif). Une thèse se fait jour dans ce tout petit ouvrage dont le titre est suggestif : " Mort parce que Bête ". Cette thèse " historise " la maladie mentale de Nietzsche et en fait la maladie de l'Europe (de la Germanie) d'alors. En fait, Nietzsche aurait simulé la vérité de son temps, simulé ou mis en accord son comportement avec la maladie industrielle et l'abîme qui s'ouvrait déjà dans le destin occidental. Il ne faut pas oublier que le jeune penseur qui avait pris la nationalité suisse, avait servi comme brancardier dans la courte mais atroce guerre de 1870 qui a connu des épisodes aussi sanglants que la Guerre de Sécession américaine, comme si l'Homme d'une époque ne pouvait pas échapper à un style particulier de ses états affectifs, style qui correspondrait à un état plus vaste du Présent, à une nécessité telle que décrite parfois avec justesse par Marx et Engels. A l'homme proto-industriel correspondrait un guerrier déterminé, en fait aveugle parce qu'inconscient des tenants et des aboutissants de leurs actions. Mais Nietzsche est ici supposé conscient, et même plus que conscient (proche de la forme d'hyper conscience que j'attribue moi-même aux " aliénés mentaux "). Il synchronise par conséquent son comportement avec celui de l'étant qui l'entoure. Première citation qui résume de manière hallucinante tout ce que je viens d'écrire :-" Je n'ai jamais menti pour ce qui est de ma santé du monde " - Non, vous avez bien lu, MA santé du monde, pseudo ambiguïté que je traduis ainsi : " Je n'ai jamais caché que je partage la maladie du monde " . De multiples références au Zarathoustra confirme cette revendication de ce que j'appellerais la loyauté et l'honnêteté de Nietzsche.

J'en viens donc là où je voulais en venir, à savoir à des textes que j'ai écrit là-dessus, notamment dans un texte qui porte le titre de " L'Usure de l'Être " et que l'on retrouvera dans mon Nachlass. Il en ressortait que Nietzsche fut une victime semi-consentante de ce qu'on appelle aujourd'hui le " décollage " économique de l'Allemagne et des perspectives qu'ouvraient son unification à venir, mais déjà là dans les faits, avec l'écrasante puissance d'une industrie telle qu'elle n'existait nulle part ailleurs, même pas dans l'Amérique du Nord dont le " décollage " devra attendre sa dépendance de la guerre 14-18 avec ses commandes faramineuses et l'endettement correspondant des Britanniques et des Français. Je dis, et ça ne vous aura pas échappé, semi-consentante, et non pas consentante ou aveugle, car tout ce joue ici dans sa complicité avec le clan Wagner, Wagner qui est le vrai visage de cette Germanie surpuissante et de son surgissement dans l'Europe étonnée et comme assommée par sa musique. J'ai envie de dire qu'à cette époque, celle où Nietzsche était traité comme la flamme théorique, l'auréole du feu esthétique de la musique pompeuse de Wagner, il était le bébé de la " famille " Wagner qui comprenait finalement toutes les personnes qui ne cesseront jamais de fréquenter d'une manière ou d'une autre, au lit ou dans les sentiers des Alpes, le futur psychopathe de Naumburg. (Rien à voir, encore que, j'ai un couple d'amis qui vivent dans cette ville, couple dont le mari est pasteur, vous voyez ce que je veux dire ? Une région de l'Allemagne que l'on peut qualifier de Hollande extérieure : il faut visiter les temples protestants de cette région pour comprendre les liens sous-terrains qui unissent des génies comme Nietzsche et Van Gogh dont le père pasteur(isait) également dans des églises dont le plus mauvais catholique aurait honte et qui sont pourtant d'une beauté à vous couper le souffle, la beauté de l'humilité absolue. Aucune religion au monde n'a découvert une telle architecture, un lieu qui vous donne l'impression d'entrer dans une âme, dans la vôtre peut-être. Une journée passée dans l'un de ses temples qui fourmillent autour de Brandenburg vous lave de tous vos péchés, ceux que vous refusez comme tels ou les autres. La femme du couple, Karen, est journaliste et nous avons travaillé ensemble à Arte, tout en nous cherchant sur le plan métaphysique, car cette femelle ne me quittait pas du coin de l'œil, non pas pour des raisons lubriques, ou alors des raisons d'une lubricité transcendante : elle avait découvert en moi un métaphysicien athée, un dangereux penseur qui devait, quelque part dans son inconscient allemand la menacer de ce qui restait à Naumburg, patrie de son pasteur de père, du vol silencieux de l'esprit de Nietzsche. C'était simplement pour suggérer à quel degré de soudure se font les jointures historiques dans les campagnes les plus reculées du monde.)

Mais revenons à ce que nous développions à propos du Nietzsche redécouvert à l'occasion de ces fragments qui semblent mettre en doute la réalité de la folie des dernières années du philosophe. En réalité tout Nietzsche est " en doute ". Il aura été facile de mettre sous la responsabilité de sa fasciste de sœur toutes les ambiguïtés et tous les propos rien moins que scandaleux que l'on trouve un peu partout dans l'œuvre, et pas seulement comme on s'empresse de l'affirmer dans la " Volonté de Puissance " où se trouvent, en effet, des choses effarantes que l'on attribue à mon avis un peu vite à des faussaires. En fait il y a chez Nietzsche, et c'est un peu le sujet de ce texte, une lutte sans merci entre l'Allemagne dont il fête la naissance avec ceux qui ont reconnu en lui un génie à la fois poétique et philosophique (il ne faudrait pas non plus oublier son statut d'historien), le clan Wagner), et l'Allemagne antisémite comme une bête ( d'où le titre " Mort parce que Bête "). Son intelligence surabondante ne pouvait pas admettre l'antisémitisme animal (tout ce qui est religieux est de l'ordre animal, ou bien, pour le dire autrement, c'est la religion qui a inventé l'animal ou la bête, en opposition à l'homme, engeance de Dieu), mais comme je l'avais établi à propos d'Œdipe, la loyauté de Nietzsche l'empêchait de se désolidariser de l'Allemagne en tant que telle, de la Germanie recouvrant sa puissance et dans laquelle il avait lui-même puisé toute son inventivité et sa raison d'être. Il est donc assez futé de pressentir que sa folie n'a été que la mise en scène visionnaire ou prophétique du destin de l'Allemagne, sa propre création.

Nietzsche aurait ainsi bel et bien préfiguré ce que je conçois comme la naissance historique de la barbarie sous la forme du nazisme. Il y aurait ainsi toute une histoire d'un parallélisme entre le développement de la métaphysique et les mutations successives subies par le barbaros antique. Il faut admettre ici que le serf médiéval comme le prolétaire des manufactures et de l'industrie appartiennent à cette classe de barbares. Le point d'orgue de cette évolution est l'esclave des nazis, avec la manière nazi-allemande de vidanger les individus de leur humanité (voir les quelques grands tableaux littéraires que nous ont laissés quelque survivants d'Auschwitz comme Primo Levi). Mais la grande différence entre la barbarie nazi et toutes les autres formes passées de la barbarie était que les nazis agissaient sous la pulsion intérieure qui désirait le partage du statut de barbare. Les Juifs n'étaient qu'un miroir pour les Allemands, le justificatif du vide qu'ils avaient creusé en eux-mêmes, anéantissant leur propre humanité. Terminus de ce que Nietzsche avait compris sous le concept de nihilisme. Le suicide militaire de l'Allemagne confirme clairement cet aspect du nihilisme, il le complète dans la dimension animale ou vitale.

Nietzsche se retrouve donc au beau milieu de l'Allemagne bismarckienne, devant un choix tragique : continuer ou mourir. Encore une fois comme Œdipe, il choisit de continuer en se crevant les yeux de l'âme et, pourquoi pas, peut-être que ce choix est aussi celui du salut de l'Occident comme l'auto-aveuglement d'Œdipe aura été le salut de la démocratie. On se retrouve ainsi devant un phénomène jamais conçu et encore moins étudié, sauf dans le cas mythique ou fictif du dénommé Jésus-Christ. Ecce Homo était le cri de Nietzsche pour prévenir qu'il était de Christ-là, jouant sa partie jusqu'au bout afin de ne rien changer au destin prescrit par la réalité dont il était complice, ou disons co-auteur. Pour me faire mieux comprendre, pourquoi ne pas suggérer une analyse profonde du 17ème siècle qui se joua sur deux scènes dans une telle harmonie qu'aujourd'hui encore on n'y voit que du feu, le génie littéraire et philosophique ayant suivi et singé, de Descartes à Corneille, Racine et Molière, la tragédie du réel de la France livrée à la férocité d'un fou. Mais qui, à propos de ce siècle oserait se poser en critique politique correspondant au degré de tragique évoqué par ces mêmes écrivains, dont les œuvres reflétaient parfaitement le degré de barbarie atteint par le Souverain, mais un Souverain qui captait toute l'image à son profit, exactement comme le clan Wagner se servit de Nietzsche. Il aura fallu, à cette époque, que la réalité de l'Occident elle-même se révolte contre cette infamie, produisant l'œuvre antinomique, comme on dirait antirabique, de Spinoza. Ce dernier a eu l'insigne privilège de naître et de grandir dans un pays où le Souverain était d'une nature absolument antinomique de celle de la France de Louis. Spinoza a donc produit une réponse Européenne, pour ma part je dirais même universelle, au schème ludovicien, réponse qui est loin de cesser de produire son efficace malgré toutes les attaques dont elle a été et dont elle demeure l'objet. Le regain d'intérêt qui semble gonfler autour de Spinoza ces derniers mois, a de quoi mettre la puce à l'oreille à ceux qui ne baissent jamais la garde : lorsqu'un belligérant entame une campagne, il commence souvent par s'en prendre à des objectifs apparemment secondaires et qui ne forment même pas la substance d'un casus belli. La vérité de cette préparation d'artillerie n'apparaît alors que bien plus tard avec toute la puissance de ses effets dévastateurs, surtout parce que les premières attaques passent pour des défenses : occupez-vous de mes amis, mes ennemis, je m'en charge.



Mercredi 6 septembre 2006

La Volonté comme Être de l'étant.

Les initiés sont tous d'accord . De Kant à Heidegger en passant par l'étape essentielle que représente Nietzsche, il y a un accord tacite qui semble donner raison à Schopenhauer, à savoir une entente de l'Être comme volonté. La volonté de puissance de Nietzsche n'a pas grand-chose à voir avec l'image que l'on peut s'en faire à travers les signifiants de " volonté " et de " puissance ", et il faut abandonner totalement l'idée que Nietzsche faisait la promotion d'une morale de l'acquisition de puissance sur autrui ou sur l'Autre comme nature (c'est-à-dire la science et la technique). L'idée de volonté de puissance est le dernier mot de sa recherche sur la nature de l'Être, et, malgré la répugnance qu'il affiche à l'égard de tout ce qu'avait produit la métaphysique avant lui, il rejoint ainsi un " lieu commun " de cette même métaphysique en déterminant l'Être comme volonté. En fait, dans cette détermination, on peut lire le condensé de l'onto-théologie qui règne à travers les millénaires depuis Anaximandre. Il est en effet difficile d'arrêter la question de l'Être sur cette réponse sans poser la question du sujet qui " veut ", sujet que peu de philosophe vont chercher ailleurs que dans la théologie chrétienne, disons monothéiste pour être plus précis, sujet qui ne peut s'identifier que comme divinité. C'est un fait remarquable que cette théologie la plupart du temps déguisée, sauf chez les grands romantiques comme Hegel ou Schelling, est clairement établie et représentée déjà dans l'Ethique de Spinoza. Le Conatus est l'équivalent de la volonté, et il est universel au sens où il n'est pas l'apanage psychologique de l'être humain, mais la tendance universelle de la Substance, à savoir l'Être.

Au fond, la volonté est le dernier mot de toute recherche et de toute méditation philosophique : l'Être veut l'Être : il ne s'agit pas ici du comportement de l'Homme et de la faculté à lui attribuée par la psychologie déjà chez Aristote, mais de la structure intime de tout ce qui existe : l'Être se veut. Mais il y a un problème d'objet : que veut l'Être en SE voulant ? Peu de chose en réalité, et si peu de chose que la science et la technique qui dérivent toutes deux de cette essence de volonté et ne sont que des méthodes particulières ou des outils particuliers de cette volonté, ne peuvent ni découvrir ni nommer autrement qu'en se réfugiant derrière la religion comme le fit Einstein en personne, voire des physiciens contemporains qui ont fait progresser la connaissance de l'Univers de manière radicale. Que veut l'Être en SE voulant : une seule et pauvre petite chose : se présenter, entrer dans la présence, dans ce mystère absolu qui est la véritable raison de cet enfermement de la philosophie dans le cercle infernal de l'onto-théologie. En se voulant, l'Être se démasque dans l'étant, il devient étant, à savoir il devient ce que nous percevons comme monde (d'où le titre complet de l'œuvre principale de Schopenhauer qui est " Le Monde comme Volonté et Représentation ". Un philosophe contemporain si peu connu qu'il en est méconnu étant donné l'envergure de sa pensée, a repris entièrement de zéro cette thèse pour la représenter dans les termes que le langage de l'époque de Schopenhauer ne pouvait pas utiliser. Roger Chambon, puisqu'il s'agit de lui, a écrit une volumineuse et difficile thèse de Doctorat qui porte le titre de " Le Monde comme Perception et Réalité " (on peut l'acquérir chez le seul éditeur qui respecte à la lettre le devoir de rendre public le savoir reconnu par l'Université, à savoir Vrin, mais j'avoue ignorer quel sort économique lui est réservé, cette mission n'étant pas de celles qui enrichissent son promoteur).

Dans ce titre, les concepts dont se sert Schopenhauer subissent une transformation importante, même si en dernier ressort il soit possible de les comparer. Seul manque, semble-t-il l'essentiel, à savoir la Volonté. Mais à la lecture de la thèse de Chambon, on retombe dans la même définition onto-théologique, même si cette fois elle prend le masque de la science et de la technique pour s'installer " entre les lignes ". Ce masque est appliqué dès les premières lignes du texte -" Sous les phénomènes aberrants et les arabesques de la surface du monde, en cette seconde moitié du XXe Siècle, un événement est en train de se produire : les hommes en viennent pour la première fois dans l'histoire, à la certitude scientifique de la naturalité de leur être. ", et il ajoute, citant le biologiste et penseur allemand K.Lorentz : -" Les hommes (…) font partie de la nature, et se sont développés par un processus naturel…sans enfreindre les lois de la nature. ". Certains matérialistes purs et durs comme les marxistes vont crier au scandale et affirmer que l'auteur du Capital avait déjà accompli le chemin qui conduisait à cette " vérité " facilement identifiable comme matérialisme car ils auront lu trop vite une phrase qui ne dit pas que cette vérité à été découverte dans la deuxième moitié du XXe siècle, mais que " les hommes en viennent (en sont venus) à la certitude scientifique ". Ce qui signifie tout à fait autre chose, à savoir que cette vérité de la naturalité de leur être est devenue une vérité commune et indiscutable, frappée au sceau de la garantie scientifique. En réalité, ce que veut dire Chambon est plus modeste, il veut signifier un accord général dans les Sciences, et non pas une découverte philosophique concernant les rapports entre matérialisme et idéalisme, deux " ismes " qu'il renverra d'ailleurs bientôt dos à dos. Le déroulement de la thèse montre d'ailleurs que Chambon va procéder à une construction méticuleuse, un panorama dans lequel la pensée philosophique et la pensée scientifique seront logiquement intégrés pour parvenir à la démonstration de l'affirmation tonitruante, il faut le dire, car en choisissant le titre de sa thèse, l'auteur ne fait rien d'autre que de reprendre dans la même syntaxe et presque dans la même sémantique, le titre célèbre du chef d'œuvre de Schopenhauer. Si on trouve le courage d'aller jusqu'au bout de ce travail monumental qui sans doute lui coûta la vie puisqu'il mourut quelques mois après la publication de son seul ouvrage, on constatera de surcroît un pessimisme très voisin de celui de Schopenhauer, un pessimisme qui, au demeurant, ne connaît même pas de contre-poison ou d'adoucissant comme se le permet l'adversaire mortel de Hegel dans la religion ou l'art.

On peut se demander ici pourquoi je fais ce détour par une pensée où la volonté semble totalement absente, et la réponse à cette question est paradoxale car je réponds à cela que la présentation d'un système reconnu au plan de la compétence universitaire, qui précisément semble faire abstraction de toute référence à la volonté - ce qui est loin d'être le cas dans le corps de sa démonstration - pourrait être le meilleur moyen de faire comprendre l'équation ontologique qui dit : Être = Volonté. Car Chambon n'est pas un physicien ou un mathématicien qui, s'appuyant sur telle ou telle nouveauté scientifique, veut nous débarrasser de quelque préjugé métaphysique, mais bel et bien un philosophe qui s'en prend à l'Être de l'étant, à savoir de l'essence de la réalité qu'il pose d'ailleurs sans ambages dans le titre même de son œuvre. Pour Chambon l'Être de l'étant est " Réalité et Perception ", à savoir matière et auto-réflexion de cette matière, pur jeu de miroir que le hasard a programmé à partir de la " soupe primordiale " que le cosmos nous a préparé et dont nous sommes sortis sans doute à grands efforts de ….volonté. Or ce n'est certainement pas de cette volonté-là que je compte me servir pour éclairer mon lecteur sur l'équation métaphysique classique qui attribue la volonté à l'Être comme son essence. Non. Rappelez-vous, j'ai posé plus haut la nécessité de trouver à la volonté, quel que soit le domaine où elle " s'ébroue ", un sujet, une cause initiale que les philosophes ont presque tous attribué à une quelconque divinité. Et là écoutez bien : que cette divinité soit le Dieu unique des religions monothéistes, ou bien simplement l'Homme avec un grand H. L'Homme issu de la métaphysique de la subjectité dont on attribue presque universellement la paternité à Descartes disant : Cogito, sum. Cogito repris par tout le romantisme allemand depuis Kant jusqu'à Hegel et, sans doutes aucun, jusqu'à Heidegger dont l'œuvre se perd sans fards dans les marais de la poétique de Hölderlin. Cette expression n'a rien, pour moi de méprisant, n'allez pas croire une chose pareille par pitié, mais elle décrit l'infini travail de méditation et d'intellection qu'exige le texte de ce poète fou que fut Hölderlin, et ce, bien avant que se déclare chez lui la folie patente du schizophrène qui mettra fin à une vie de souffrance et de solitude d'autant plus douloureuse qu'elle aura été due en grande partie à l'ingratitude et la trahison de ses amis les plus proches, des Schelling et des Hegel que le succès public avaient rendus peut-être encore plus " fous " que le fou de la Tour de Tübingen. Il ne conservera jusqu'à sa mort qu'un très petit nombre d'amis dont l'histoire ne retiendra pas les noms, et ceux qui comme Goethe s'étaient un jour proclamés le protecteur du génie n'entendront sans doute même pas parler du décès de Hölderlin, le jour où la faucheuse aura mis fin à son martyr. Précisons quand-même qu'un seul " grand homme " ne trahira jamais ce jeune cheval fou de la poésie, il s'agit de Schiller. Mais comme tous les écrivains de génie, Hölderlin n'avait aucune confiance en son propre génie, et resta trop longtemps à l'écart du monde dans lequel gravitait Schiller. Destin humain trop humain dans son caractère de quiproquo tragique.

L'Être = Volonté. Retour à la question initiale : que peut bien vouloir dire une proposition aussi énigmatique, et pourtant aussi essentielle dans la pensée occidentale pour qu'il soit impossible de comprendre quoi que ce soit sans la prendre comme fondement absolu de toute réflexion domaniale ou sectorielle. On a trouvé deux sujets possibles : Dieu et l'Homme lui-même, celui dont Descartes fera le souverain absolu de la réalité et le " maître de la Nature ". En fait celui que l'homme est devenu depuis Descartes à travers la science et sa maîtresse la Technique, elle-même esclave de la volonté humaine, mais ici il devient impossible de parler de volonté, nous dirons donc du " désir " ou du " besoin " de l'être humain, puisque aussi bien nous appartenons désormais à ceux qui savent que " Dieu est mort ". D'autant que le projet cartésien de soumettre la nature à la maîtrise de l'être humain est devenu aujourd'hui le cœur de tout projet, pire que cela, la prémisse absolu de toute action : le monde lui-même n'existe plus qu'en fonction des désirs et des angoisses de l'homme. Ce dernier commence à percevoir les premières conséquences catastrophiques de l'option cartésienne qui consiste à réaliser ce que veut l'homme, quand il le veut et où il le veut. Il suffit de relire les Grundrisse de Marx où ce dernier n'hésite pas à affirmer que l'homme peut tout vouloir y compris lui-même (il suffit que l'homme veuille voir pour qu'il se dote d'yeux etc…), ah l'homme industrieux et volontaire !!! Il commence à percevoir sa solitude par rapport aux choix essentiels qui ne tiennent pratiquement aucun compte de la volonté de l'autre partie de l'Être, l'Autre de l'Homme, dont l'essence réside aussi dans la volonté, et lorsque deux volontés s'affrontent, celle qui a le plus de chance de gagner est celle qui joue ou qui se bat cachée, invisible et impalpable, qu'on ne peut ni viser ni frapper, qu'on ne connaît ni par les yeux ni par les yeux électroniques ou astronomiques. Rasons les forêts, vidons les réserves d'énergie, brûlons tout ce qu'il nous faut dans le présent de notre désir, mais attendons-nous à un désaccord possible avec l'Autre, avec ce que les uns appellent la Matière, les autres la réalité ou encore Dieu (qui sait ?).

Spinoza ne pouvait pas concevoir que l'homme puisse un jour accumuler une telle puissance autonome par rapport à la Nature (non pas par rapport à la Substance, attention à ne pas confondre) : il ne pouvait pas concevoir que l'homme deviendrait à ce point nature-naturante et non pas rester sagement dans sa position de nature-naturée. S'il avait pu seulement imaginer la bombe atomique, par exemple, je crois qu'il serait mort de désespoir, tant il était lucide quant aux vertus de ses contemporains et à leur sagesse ! Cela me fait penser tout d'un coup à une possibilité qui aurait pu tout changer dans le destin de notre histoire : celle que l'invention de la bombe ait précédé les deux guerres auxquelles elle a mis fin ! Peut-on imaginer ce qu'aurait pu produire le manque d'expérience par rapport aux dimensions de la destruction rendue possible par la technique ? N'aurait-on pas, naïvement fait passer sa propre ambition géopolitique avant toute autre considération, n'en connaissant d'ailleurs aucune ou presque ? Si le rayon de la mort avait été au pouvoir des contemporains de Jules Verne, croyez-vous qu'ils ne s'en seraient pas servis sans se demander quelles conséquences cet usage pourrait avoir sur l'avenir de toute la réalité, de la réalité dans sa totalité, de l'Être lui-même, dont nous ne somme qu'un " versant ", une partie de loin pas la plus reluisante ? Tout cela laisse rêveur, mais me paraît avoir quelque peu éclairci notre sujet, pour autant que ce sujet accepte quelque clarté que ce soit, car pour que la lumière s'exerce, il lui faut un objet, et nos yeux ne voient les " objets " en général que par le mauvais angle, celui de l'illusion. Disons alors que notre longue méditation, longue par l'ennui qu'elle suscite, aura eu pour conséquence d'épaissir l'obscurité qui entoure cette question, permis à l'Être de se retirer en souplesse, produisant un nouvel aspect de ce qui apparaît, de l'étant. C'est un peu comme ceux qui ont le privilège de pouvoir survoler l'Amazone : ils peuvent constater de visu quels terrifiantes destructions nous infligeons à ce que les savants considèrent comme le poumon du monde. Ils peuvent aussi constater l'usage immodéré que l'Autre de l'Être, à savoir l'Homme, a fait de son pouvoir de voulant conscient, d'animal rationale qui a le privilège de partager ce pouvoir de la volonté, oscillant sans cesse entre la sagesse de la retenue pudique et le déchaînement féroce de sa lubricité sans limites. Oui, l'Être = Volonté, et cette volonté est partagée par l'homme, seul être conscient de ce qu'il partage avec l'Être en son entier, en son UN primitif. Cet UN nous l'avons oublié, ou plutôt, et j'en finirai là, nous l'avons divisé à notre avantage apparent, un avantage qui ne saurait tarder à se montrer comme le commencement de la fin. Mais comme le disait en substance Hölderlin : à mesure que croît le danger, croît aussi la proximité du salut, alors…. Si le poète le dit…


Dimanche 17 décembre 2006


LA CRISE DE L'EUROPE ET LA PHILOSOPHIE
" La " crise d'existence de l'Europe ", dont on discute tant aujourd'hui et qu'attestent d'innombrables symptômes de péril mortel, n'est pas un destin ténébreux, une fatalité impénétrable ; on peut la comprendre et la pénétrer du regard si l'on place à l'arrière plan la théologie de l'histoire européenne que la philosophie permet de découvrir. Mais l'intelligence de cette histoire présuppose que l'on ait auparavant atteint le phénomène Europe et qu'on ait été au cœur de son essence. Pour pouvoir saisir le caractère inessentiel de la crise présente, il faudrait dégager le concept d'Europe et y faire apparaître la téléologie historique qui ordonne les buts infinis de la raison ; il faudrait montrer comment le monde européen est né d'idées de la raison, à savoir de l'esprit de la philosophie. La " crise " pourrait alors s'éclairer si l'on discernait l' 'échec apparent du rationalisme .Si une culture rationnelle n'a pas abouti, la raison - comme on l'a montré- n'est réside pas dans l'essence du rationalisme lui-même, mais seulement dans son aliénation, dans le fait qu'il s'est enlisé dans le naturalisme et l'objectivisme .
La crise d'existence de l'Europe n'a que deux issues : ou bien l'Europe disparaîtra en se rendant toujours plus étrangère à sa propre signification rationnelle, qui est son sens vital, et sombrera dans la haine de l'esprit et la barbarie ; ou bien l'Europe renaîtra de l'esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmontera définitivement le naturalisme. Le plus grand péril qui menace l'Europe, c'est la lassitude. Combattons ce péril des périls en " bons Européens ", animés du courage que même un combat infini n'effraie pas. Alors, de la flamme destructrice d'incrédulité, du feu où se consume tout espoir en la mission humaine de l'Occident, des cendres de la pesante lassitude, ressuscitera le Phénix d'une nouvelle intériorité vivante, d'une nouvelle spiritualité, et sera pour les hommes le gage secret d'un grand et durable avenir : car seul l'esprit est immortel . "


EDMUND HUSSERL 7 mai 1935




Même jour

Urbanisme

L'ontologie ne réussit décidément pas à se glisser dans le débat de l'urbanisme, alors que ce qui est au centre de la question est le Dasein, l'existence urbaine, son histoire et son destin. Ce mot fait peur, mais la ville a, comme toute chose un destin, et la situation présente de ce qui, la plupart du temps n'est plus une ville mais une agglomération, est une étape du destin de la Ville en tant que telle dans le monde entier. A preuve le conformisme urbanistique qui répand sur la planète des villes de type américain, ce qui n'est pas un hasard mais la conséquence d'une expression de la force du " type " américain, d'une forme d'existence telle qu'elle engage malgré les différences culturelles les projets et les styles dans ce conformisme. Exactement comme après la Renaissance la France était devenue, après une subtile utilisation de l'esthétique italienne, le modèle pour l'Europe d'un territoire couvert de forteresses d'un certain type et de châteaux dont les modèles garnissaient les rives de la Loire et de la Seine, sans parler de Versailles dont même Frédéric n'a pas su échapper à l'attraction. On pourrait d'ailleurs analyser les faiblesses de ce féroce soldat dans la contradiction du " Sans-Souci ", sorte de cri d'un cœur qui trahit la mélancolie foncière d'un roi-philosophe perdu dans ses contradictions métaphysiques et coincé entre l'humanisme des Lumières et la Volonté de Puissance déjà en parturition dans la pensée germano-prussienne de l'époque.

Cet impérialisme de la technique dans tous les débats des deux forum DDFC, est lui-même un signe destinal de notre époque, de même que ce qui vient, depuis Heidegger , ouvrir à cette vérité de la proximité dangereuse du triomphe définitif de la métaphysique et du technique dans l'aperception de l'existence commune des êtres humains. Mais il n'est pas facile de faire comprendre comment s'est verouillé dans la réalité ce qui n'est pas grand chose d'autre que la théorie de l'Etat de Hegel, et comment cette théorie s'est emparée de la praxis planétaire. Les idées nietzschéennes de Surhomme et de Volonté de Puissance, détachées de leur contrariété de l'Eternel Retour, peuvent aider à éclairer quelque peu la recherche, dans le sens où Nietzsche s'est trompé comme Jünger sur l'avenir de son monde. De même que Nietzsche prophétisait des " nouveaux philosophes " qui ne sont jamais venus, Jünger avait bien prophétisé la destruction de l'Europe, mais il avait oublié que la " bourgeoisie " au sens où il l'entendait, c'est à dire les forces de conservation du modèle métaphysique, continuait et continuerait pour longtemps encore à fleurir de l'autre côté de l'Atlantique, espace qui, étrangement, ne l'a jamais vraiment intéressé dans ses dérives planétaires.

Pour conclure provisoirement : les impératifs du technique, qui comprennent aussi bien la création de " mobilier urbain " que les structures des flux de marchandises et d'argent, sont encore les maîtres de toute décision d'aménagement de l'habiter des hommes. On peut même parler d'un retournement de situation au sens où la bourgeoisie naissante du Moyen-Âge avaient fait de la ville un rêve, un havre de sécurité où la jouissance de la richesse devenait possible. La ville remplacerait progressivement la Villa gallo-romaine, véritable forteresse, parfois aussi ambitieuse que Versailles (on a fait des découvertes étonnantes près de Bordeaux). Or si le 16ème siècle a bien été l'âge d'or de l'urbain, et de Vinci à Breughel tout l'art pictural de cette époque en fait foi, le destin des villes a pris une toute autre voie à partir de Louis, au point de devenir le foyer d'une révolte permanente qui se contentait jusque-là des montagnes et des forêts profondes. Inutile de continuer à historiser sur la ville de cette manière, tant il est évident que l'Etat hégélien et son idéologie ont pris la relève dans le concept urbain. Le Jacobinisme permettait encore aux villes de Province de représenter LA ville centrale, comme Rome était partout présente dans ses Préfectures, mais il faut désormais compter avec la désintégration voulue de l'Etat, son déclin qui ne peut que laisser les villes dans un état de déréliction où elles sont sommées à la fois de remplacer l'Etat et de remplir le devoir initial de convivialité heureuse, deux réalités parfaitement contradictoires. Alors là-dessus viendrait se greffer la circonstance de l'immigration et des mouvements de populations incontrôlables et difficiles à faire entrer dans le schéma d'une culture qui avait ses objets propres que je viens de décrire ? Mais ce ne sont là que des événéments secondaires dont la gestion est rendue complexe voire impossible à cause du changement de nature de la ville, à cause d'un paradoxe dont nous ne sommes pas sortis : le retour à l'indépendance des villes à l'intérieur d'une structure des forces économiques et politiques qui leur reprennent d'une main ce qu'elles leur ont concédé de l'autre. Ce ne sont pas les nouvelles données de l'immigration, phénomène qui forme pratiquement l'essence même des villes, qui perturbent l'urbanisme, ce sont les villes qui se révèlent incapables d'accomplir leur tâche qui consiste précisément à " agglomérer " sans cesse de nouveaux arrivants.

En fait, la ville a disparu en tant que ville : des pays comme les Pays-Bas illustrent parfaitement l'effacement des villes au profit d'un espace rurbain dont le projet existentiel n'a plus rien à voir avec celui de la ville originelle mais qui n'est plus qu'adaptation au projet mondialiste des forces en jeu. D'ailleurs ce pays confirme ainsi des qualités qui avaient déjà fait leurs preuves à l'époque où la ville avait une toute autre place dans l'existence. Cette étape, à mon sens, prépare le retour au statut nomade de l'être humain, l'espace rurbain ouvrant de nouvelles possibilités de circuler, ce qui est aussi un manière d'habiter la terre.

(Ce texte est une copie d'une intervention sur le forum de DDFC et date de 2005. J'ai cru bon de le rééditer ici en raison de sa teneur et de sa signification utile en ces temps où les villes deviennent indéchiffrables et laissées au hasard des décisions politiques purement déterminées par la techno-science d'origine métaphysique anthropocentriste)