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- TEXTE SANS STATUT - HORS-TEXTE
(Afin d'éviter tout malentendu il faut comprendre que ce texte qui semble entamer l'ouvrage, ne lui appartient en réalité pas du tout : il est hors - texte. On peut déjà soupçonner, si l'on veut, que l'ensemble relié sous le titre sus-mentionné est une expérience. Littéraire ou pas, il n'est d'aucune importance que ce travail soit catalogué. D'ailleurs il lui arrive la même chose qu'à son auteur, nous le verrons tantôt).
IL n'a jamais eu peur de la mort. Pourtant les occasions n'ont pas manqué, parfois totalement incomprises en tant que telles par lui. Cette fois il en alla autrement. IL est dans une boucherie et ressent un violent coup de couteau dans l'aine gauche. Inattentif comme d'habitude, IL poursuit ses achats, mais une douleur de plus en plus vive lui vrille l'abdomen, IL chancelle et s'appuie sur un rebord de comptoir pour soutenir la position debout. Son épouse Martine s'empresse de régler les achats et conseille le retour immédiat au domicile. C'est non. On va finir les courses de fin de semaine dans la supérette qui se trouve de l'autre côté de la chaussée. IL s'y traîne lamentablement, accroché au bras de sa femme, puis, arrivé dans le magasin violemment éclairé, IL sent la douleur devenir menaçante. IL doit s'asseoir, IL ne tient plus debout. Autour de lui s'ébranle le secours et la clientèle finit par se transformer en une ruche dont le bourdonnement devient insupportable, d'autant qu'une nausée jusqu'alors inconnue dans ses annales physiologiques s'empare de lui. IL appelle Martine, et s'enfuit en chancelant vers leur automobile. Là IL s'étend en travers des sièges avant de la petite Rover, la nausée augmente à chaque seconde, mais IL sent bien que rien ne sortirait de sa bouche s'il tentait de vomir. IL comprend que c'est son âme qui veut s'échapper. Alors d'abord IL se sent un peu consterné, mourir ainsi, ce n'était pas du tout dans ses projets, enfin IL veut dire qu'il est cruel de se laisser surprendre ainsi par la faucheuse, sans préavis et sans, enfin quoi vous comprenez, non ? IL n'était pas prêt, IL n'avait pas sonné l'heure de sa disparition. Le destin avait quelque chose de sordide et de culotté, on ne pouvait pas admettre ça. Et puis, la raison reprit le dessus, quelques secondes de panique ne lui seraient pas facturées. IL se dit donc, hé bien allons-y, mourrons. Mieux, laissons entrer en nous la joie de mourir, d'en finir et d'aller au repos, si repos il y a, bien sûr. Cette idée calma instantanément la douleur et la nausée baissa d'un degré. IL décida de ne plus attendre l'ambulance que l'on avait appelée et de rentrer au domicile, désirant comme tout un chacun, finir sa vie dans son lit plutôt que dans un hôpital. Dès qu'IL se sentit au chaud entre ses draps, il sentit la menace s'éloigner, ce serait une fois de plus une fausse alerte, IL aurait à faire quelques aller-retour dans divers cabinets et hôpitaux, offrir son corps couvert de cicatrices à de nouvelles investigations et tout cela finirait pas une nouvelle opération. IL vit encore. IL vient de fêter ses soixante-quatre ans. IL pourra continuer de chercher, encore pendant un certain temps, chercher ce qu'IL était. IL ne croyait ni aux espèces ni aux genres, et ne se classait pas automatiquement parmi les humains. Depuis quelques années, IL avait d'ailleurs l'impression de plus en plus marquée d'être décalé. Longtemps IL avait naïvement joué le jeu de l'homme, pensé parfois avec une certaine témérité qu'IL agissait non seulement en homme, mais en Homme. IL perdait son temps à revendiquer l'appartenance à l'espèce humaine, alors même qu'il avait déjà mis en doute l'existence même de ces catégories vieillottes et sans fondements solides. Et puis, dans sa déjà longue existence, IL avait rencontré si peu d'individus qui répondissent aux attributs de l'espèce dite Homme, que son obstination avait fini par s'évanouir. Cela était bel et bon, encore fallait-il alors répondre à la question de savoir ce qu'IL était, s'il n'était pas un homme. Et pour cela, il fallait chercher. IL décida donc d'aller chercher partout où il faudrait, même et surtout dans le temps. Le temps n'était donc pas venu de perdre cette existence qui l'étonnait depuis son enfance et dont IL n'avait pas non plus renoncé de percer le secret. Mais sans illusions, Il s'était, à ce sujet, arrêté à l'idée que le mystère de cette existence était tellement beau qu'il se suffisait à lui-même et ne demandait aucune aide rationnelle à qui ou quoi que ce soit.
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PRÉAMBULE
Je vais vous raconter ma vie. Après tout il n'existe pas de plus beau roman que celui de la réalité parce qu'on s'y reconnaît tout de suite, on est de plain-pied dans le présent, dans beaucoup de présents si tant est que ce mot puisse prendre un s. Je veux dire par là que tout ce qui s'est passé dans ma vie depuis ma naissance s'étire dans une continuité qui forme, pour moi, le seul présent permanent, que ses événements se cachent quelque part dans ma mémoire ou bien qu'ils se manifestent ouvertement dans l'éclat du soleil de ce midi. Premier hic à cette affaire, justement, c'est que cette vie n'est pas terminée, cette autobiographie, comme on appelle ça pompeusement, restera partielle, comme les Confessions de certains grands hommes qui on cru pouvoir parler d'eux-mêmes avant d'exprimer leur dernier souffle. Je dis cela parce que je pense très sérieusement que l'on n'est jamais que ce que l'on meurt. Et je me sens davantage hanté par la mort à cause de ce point final qui concentrera en quelque sorte ma définition qu'à cause du mystère qu'elle recèle. D'ailleurs je pense que la plupart de ces Confessions qui fleurissent ici et là dans l'histoire ont surtout pour objet de convaincre ceux qui restent " qu'on a pas été ce que l'on a pu croire jusqu'à ce moment fatal " qu'on a été, qu'on est et qu'on sera ailleurs que ce qu'en pensent ceux qui vous connaissent encore lorsque l'âge vous a doucement largué du groupe, isolé dans l'indifférence des choses et des êtres inutiles. Le pire c'est la prétention à l'exemplarité à la Saint Augustin, vouloir montrer comment Dieu vous a " sauvé ", repêché dans le bordel de l'existence pour faire de vous son héraut, introduisant ainsi un " sens " dans votre vie, une structure rationnelle ou plutôt une progression positive, celle qui, en l'occurrence vous conduit à la sainteté. Ces grands menteurs ne manquent pas de courage, tant il est évident que l'existence est un chaos que les sceptiques les plus talentueux ont eu du mal à décrire, dont ils ont même eu beaucoup de mal à se tirer sans se compromettre ici ou là avec le rationalisme des platoniciens ou au mieux des socratiques. Ce qui ne va pas sans compromission d'un tout autre genre, bien matériel celui-là, où il y va de la vie et de la mort de milliers de gens. Saint Augustin a sans doute fait détruire plus de corps qu'il n'a sauvé d'âmes au nom de sa doctrine, mais l'histoire tire des conclusions sur certains personnages qu'aucune instance présente ne saurait remettre en question, et ce tout simplement parce que le présent dans son essence n'a pas changé depuis l'époque du dit Saint. Au demeurant, le parcours d'un Augustin ne doit pas être très différent de celui de la Madame Pernelle du Tartuffe de Molière, et il ressemble aussi sans doute à la plupart des évolutions disons, naturelles, des individus par rapport au domaine moral, mais je dirais plus volontiers de la moralité publique, c'est à dire du qu'en-dira-t-on. Et en étant un peu plus cruel, on peut aller jusqu'à déceler sous cette soumission progressive à cette moralité publique, tout simplement la peur. Pas forcément la peur de la mort, mais la peur tout court, celle des vieux, qui sentent chaque jour leur force et leur puissance diminuer, celle de ceux qui se sentent de plus en plus dépendants des autres.
Deuxième hic, j'ai déjà commencé, voici plusieurs années, à me raconter dans un autre livre. Or je m'étais fixé à l'époque comme ligne de conduite, de taire les parties " sensibles " de ce qui m'est arrivé dans la vie. Pourquoi ? Parce que d'abord mon sujet n'était pas expressément autobiographique, il avait l'ambition de traiter d'un sujet historique ou ethnographique où il s'agissait avant tout de présenter un exemple de destin alsacien tel qu'il commence avec le début de la Deuxième grande guerre et se termine par la création d'Arte, cet instrument d'illustration de la volonté de sortir du piège historique d'une hostilité paradoxale entre une France dont l'aristocratie est d'origine germanique et une Allemagne dont une grande partie de la bourgeoisie descend des Protestants chassés de France par la bêtise et la cruauté pathologique du Grand Louis. Le résultat n'a été que très partiellement satisfaisant, certains lecteurs se sentant frustrés par la faiblesse, voire l'absence de toute analyse historique sérieuse , et la plupart des autres, alléchés par ce que je laissais entrevoir de mon histoire personnelle, par l'absence d'une véritable biographie. Je vais donc truffer en le réécrivant là où il le faudra, le texte original, en vous livrant les derniers secrets d'une vie somme toute aussi exemplaire que celle d'Augustin ou de Rousseau. Mais n'ayez crainte, je n'ai aucun désir d'exemplarité pour une des rares raisons logiques à laquelle je tienne fermement, c'est l'impossibilité de comparer les êtres singuliers que nous sommes et resterons à tout jamais, même si nous devions nous abaisser un jour au statut de fourmis, ce qui semble bien nous menacer définitivement. En brûlant les livres à Berlin, les fascistes n'avaient qu'un seul but : anéantir toute singularité, purger la " pensée allemande " de toute contamination individuelle, de toute originalité, annihiler jusqu'à la moindre possibilité d'accéder à autre chose qu'à l'idéologie goebbelsienne. Un ami a récemment lu cette partie œuvrée il y a maintenant plus de dix ans, ce qui fait beaucoup, et son enthousiasme avait quelque chose de paradoxal, car il aimait précisément ce qui manquait mais qui ne manque pas assez pour ne pas transpirer partout dans le texte. Il me voit dans une place d'observateur, dans une extériorité qui frustre le lecteur de ce que je suis. Mais que suis-je ? Je ne sais pas, tout ce que je peux dire avant de re-commencer à m'écrire, c'est que je suis un homme vertueux et loyal. Courageux ? Plutôt téméraire, ce qui pour les philosophes de la médiété, pour les Aristote qui peuplent nos milliers de productions métaphysiques, serait un vice. Seul Spinoza ne prend pas position, et pour cause, et peut-être faut-il également compter Hegel parmi les penseurs qui rendent à la passion ses lettres de noblesse, malgré mon dégoût pour ce fonctionnaire de la pensée allemande. Déjà allemande, c'est à dire avant que ce pays ne se mette à exister ; c'est une curiosité de l'Outre-Rhin que d'avoir eu une pensée nationale avant d'être une Nation, longtemps avant. Ce qui laisse rêveur quant à ce qui restait et reste sans doute encore aujourd'hui de l'Empire Romain, et du Saint Empire Romain Germanique en particulier. D'ailleurs la réhabilitation des passions par Hegel me semble s'inscrire dans l'élan d'enthousiasme historique que profilait dans un futur proche l'unification ou plutôt la réunification de cette Germanie dont Bismarck fera l'Allemagne d'aujourd'hui. Entre la mort de Hegel et le Traité de Versailles, il se passera à peine quarante ans, le temps qu'il aura fallu pour donner consistance à l'Europe des Schumann et des Spaak.
Dans l'immédiat, vous allez avoir droit à un Prologue qui va vous présenter l'ancienne problématique de cet ouvrage. J'en suis assez fier, car je crois qu'il résume mieux que tout ce qu'on a pu écrire depuis des siècles sur cette région qu'est l'Alsace, l'essence de la destinée de ce terroir. Mais surtout parce qu'il est bien écrit, moi qui écris comme un cochon la plupart du temps. Est-ce que la suite accomplit le projet qui sous-jace ce Prologue ? Est-ce qu'il s'opère une synthèse ou un concept correct de cette essence, en un mot est-ce que j'apporte quelque chose à un mystère qui pourrait tout aussi bien être celui des Corses ou celui des Basques ? Je n'en sais rien et je m'en fiche assez royalement étant donné que la théorie me barbe, et non seulement elle me barbe, mais je commence à la détester presque plus que Nietzsche lui-même, le barbare qui au fond de lui-même était un gentil garçon qui ne cherchait qu'à trouver un meilleur système que celui de Hegel et de Schopenhauer. Mais j'ajoute déjà, et peut-être allez-vous en entendre parler pas mal dans les pages qui suivent, qu'il existe un système absolu que j'admire totalement et auquel je ne vois pas ce qu'on pourrait opposer, le seul système qui existe dans l'histoire de la philosophie et contre lequel tout le monde s'est ligué jusqu'à ce que Heidegger vienne tenter de le reconstruire à sa manière, je veux parler de l'Ethique de Spinoza. A ce sujet je voudrais que les choses soient claires dès le départ : j'ai retrouvé l'objet de mon souci d'enfant en lisant et relisant Martin Heidegger, mais Spinoza est ma religion, Heidegger ayant tenté de parler sa langue dans la nôtre, sans trop bien y arriver, mais je ne reviendrai jamais là-dessus, c'est à dire sur la conviction que Spinoza a dit tout ce que l'homme pouvait Dire de lui-même et de sa place dans l'univers. Mais n'ayez pas peur. Je vais essayer de ne pas tout mélanger, de ne pas vous servir de la philosophie toutes les cinq minutes et de rester fidèle à ce que je vous ai promis, à savoir parler de MOI, et basta. S'il me fallait détruire ou changer des parties entières de ce manuscrit, je n'hésiterai pas, il vous restera toujours la possibilité d'aller consulter l'ancienne version sur mon site. Voici donc le Prologue, auquel je ne changerai pas un mot.
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P R O L O G U E
Dans cette région, l'Alsace, on ne sait jamais plus très bien comment l'on est Français et comment Allemand. Les filiations, l'histoire, l'aspect des villes et des choses, le temps présent, rien ne nous permet de penser que nous sommes installés dans tel ou tel site national. Chaque pierre, chaque paysage, chaque son de langue ou de moteur, même le vent et la pluie versent des deux côtés. Promenez-vous le long des berges de l'Ill à Strasbourg. Parterre des lignes germano-cyclistes, un mouvement d'air franco-automobile, des maisons simplement médiévales, comme à Troie ou Rouen, une flèche rose et sombre comme un air d'hymne germanique. A côté des colonnes en calcaire Rohan, parfum de poison et de collier façon politique française, de vieilles architectures Rathaus pour bourgeois de la Hanse. Sous les arcades, ici et là, une foule avec ses Quasimodo bien rangés pour ne gêner que le regard des chalands pressés. Et puis une place étrange, un coeur qui sent sa greffe impossible, scarifié de rejets stylistiques tantôt-tantôt, Kléber n'est pas maître en sa ville natale; autour du guerrier triomphant, point de paix.
Elevé au-dessus de la carte, le regard rencontre des "Petites France" et des quartiers "Allemands". L'esprit bien chargé de mémoire renifle les intrigues de la rue Brûlée, petits marquis du Roi Très Chrétien débauché -Je vous salue Marie- , contre réformateurs apostoliques Vater Unser. La nuit tombée, un clocher protestant indique l'heure, le catholique enjoint aux Juifs de sortir des murs de la ville, dix minutes plus tard. Place de la République une date, 1349, l'odeur de 4 000 israélites brûlés vifs à cause d'une affaire de tanneurs trop riches, comme les bouchers d'aujourd'hui. L'homme, qui rumine, ne sait plus le temps, il va oublier le problème dans l'estaminet où seuls encore les plats et les verres parlent l'ancienne langue, le jargon des papilles plus fort que celui des mots alémaniques ou franconiens. Couché enfin dans un lit, il hoquette de boissons non-parisiennes, ne sait plus quoi penser, affronte enfin le surréel en soi. Là, il ne lui reste plus qu'à se détourner pour regarder l'autre décor, le fatras de son âme. Et là, ce n'est pas triste non plus.
Quelle constellation ! Papa ? Parisien. Manman ? De Bantzenheim. Ban-tzen-aïm, vous y arrivez ? Bien. Des tontons poulbots et des tontons Wackess, des tatas Coco Chanel et des tatas margarine sur Pumpernickel, un grand-papa Bismarck et un grand-papa Déroulède. Tout ça sorti d'une guerre de tontons contre tontons, de tatas catho contre tatas prot, dans les ruines fumantes d'un malentendu vichyste, l'Alsace contre la zone libre. Là-dessus rien à dire, enfin disons : rien pour dire, à savoir seulement un sabir, celui des "marches à l'instar de l'étranger". La seule langue au monde en laquelle il soit plus facile de boire que de parler, du moins on peut le supposer tant qu'on n'a pas fait les voyages qu'il faut.
Aussi ne dit-on rien. Pas la peine, je te regarde et je connais toutes tes histoires de tontons flingueurs et de tatas fatras, quand tu me vois, tu connais les miennes. Clémenceau-Moltke contre Moltke-Clémenceau, on s'en sort plutôt mieux dans la dialectique du double négatif. Résultat : la paix silencieuse, après tout on rigole avec les Kanterbrau versées d'un trait dans l'œsophage, on est plié de gros rouge Maginot et de café "schnapssé" , alors pourquoi faire tant d'histoires ?
Faisons l'Europe. Tout simplement. Ah mais voilà ! entre tonton Mitterrand et tonton Kohl, il manque quand même des tas de grands-papas et de grandes tatas bilingues ou dialectolingues. Les dialogues rationnellement amicaux, même rafistolés manière Grand-Siècle à Wilflingen chez Jünger, ça ne fait pas encore le vrai "vécu", le vrai malaise où l'on rigole jaune comme sur le drapeau boche, ou rouge comme à Verdun. C'est pas encore l'Alsace remaquillée 1870-1918/1914-1918/1939-1945, et là j'en ai passé, d'avant et des meilleures. A Paris on se croit aujourd'hui encore au balcon de l'Opéra, quand Wagner déboule sans crier gare, à tuer raide un Beaudelaire non averti. A Bonn (ou Berlin ? Déjà ? De nouveau ?) On pavoise, si si, à la Fritz des grandes années, sans se douter que l'on gène. Mais ça, ce n'est pas encore très grave, quoique. Ca révèle. Le vrai grave c'est la germanophilie vite oubliée dès qu'un professeur de Tübingen arrive en casque à pointe. C'est la gallophilie, nuance, qui finit en Blitzkrieg, dès que l'inflation menace le Mark. Alors comment faire pour sortir des Triplices imminentes contre d'impossibles Ententes Cordiales ?
L'Alsace a été au coeur de cette cuite sanglante qui a saisi le monde entier lorsque le Pichrocole d'Outre-Rhin s'est mis à voir les S en double. Ses enfants donc, ceux qui ont fini par se réveiller la gueule en bois, sont peut-être les mieux placés. Mais, cela ne suffit pas, pour, aujourd'hui, parler de tout ça. Le franco-allemand, le germano-français, on n'évoque guère autre chose dans nos chaumières à colombages et dans les colonnes de nos gazettes locales. Le thème est une panacée, je dirais plutôt le panaris mental des Alsaciens. Valse enflée des fins d'article, conclusion toujours hypocrite des dissertations politiques, cela va de soi de toute conversation quotidienne. Hypocrite mais sans méchanceté, seulement une discipline séculaire réadaptée à une situation redevenue incertaine, car l'Alsacien n'a pas grand chose à dire sur l'allemand en particulier et sur le français en général, et vice-versa. Je, Alsacien, suis apatride. J'ai appris mon innationalité sous la poussière des maisons qui s'écroulent en face de chez moi. Des bombes canadiennes, des canons allemands, des chars français et américains, des bonbons anglais - ah les malins - et toujours des pommes de terre alsaciennes. Au fond, pas grand chose de changé depuis la guerre de Trente ans.
Tenter autre chose que de simplement manier la flatterie à double azimut, Est et Ouest, n'est pas facile. Beaucoup de mes copains ont pensé, fastoche, qu'il suffisait de ressortir ce style inimitable des fins de nuit de Winstub. Mais les rigolades surréalistes, ou bien encore les tragédies Büchnéro-Goethéennes, ce sont les pièges dans lesquels ils sont presque tous tombés. Des piège qui ne sont , au fond, que la répétition de ce que les uns ou les autres, ceux d'Outre-Vosges ou ceux d'Outre-Rhin, ont toujours bien voulu nous laisser dire, écrire ou jouer sur les scènes de théâtre. Pas si facile d'échapper à la fascination des "Kultures", de l'une ou de l'autre, selon. Pas facile, voire impossible, de ne pas adopter le genre et le ton de la "Kulture" pour dire, et donc de tomber aussi sec dans l'un ou l'autre campement d'idées toutes faites et ressassées depuis la Germanie et depuis la Gaule. Pas facile enfin, mais nous l'allons tenter quand même, de rester audible pour tous, sans parler anglais.
Aussi, cette tentative restera-t-elle sans doute très expérimentale. Pourquoi échapperait-elle, au fait, au destin de ce qui a voulu se dire d'ici, entre Vosges et Forêt-Noire, à propos de ce qui dépasse tellement ces deux départements, presqu'encore gelés par leur propre histoire ? Tout sera pourtant fait pour sortir d'ici. Chaque homme a son parcours, vie et destin inscrits dans des paysages, la Creuse, la Champagne, la Garonne, des familles et des histoires homogènes, enracinées dans des logiques parfois très linéaires et simples au point que les querelles de clochers valent histoire, sans fin, sans tragédie, sans même le mystère tragique des vendetta siciliennes. La plupart des Alsaciens, eux, ne font que parcourir le monde à la recherche d'un tel parcours, d'une vie ou d'un destin digne d'un nom ou au moins d'une petite référence. Sans doute partagent-ils avec bien d'autres peuples qui vivent dans ces glacis historiques, la peine de ne sentir sous leurs pieds qu'une terre anonyme, universalité prestigieuse et vide ! Quel privilège d'être né dans le berceau de l'Empire Germanique, dans les plaines et les montagnes du casus belli de deux grandes guerres mondiales ! Pour n'avoir, en échange, que le droit de s'asseoir près d'un vignoble sans savoir comment le nommer, des mots de sa mère, de ceux du père ou du Préfet. Pour ne plus avoir la moindre larme à sacrifier pour la poésie, la moindre créance dans le temps qui passe, pour vivre, vivant, le Purgatoire des morts ? Pour vivre ici, en Alsace, certains pensent qu'il suffit de l'avoir reniée, l'avoir quittée, avoir cherché et trouvé toutes les Alsaces du monde, puis, comme Ulysse... Mais cette trajectoire est bonne pour des héros grecs ou français. Même le Limougeaud ira faire son service dans les terres lointaines avant de rentrer, prêt pour la politique, comme disait Rimbaud. Il se trouve que lorsqu'un Alsacien revient dans sa terre, il n'a encore fait que la moitié du chemin. Car, ce qui l'attend alors, ce n'est toujours qu'un "blanc de carte", son pays lui-même reste encore et toujours à faire, à devenir une terre intime, la mère du repos, la glèbe bonne à manger. Dans son cercueil.
Or, cette expérience est presque constitutive du destin alsacien. Il n'y a pas le choix. Par un bout ou un autre, l'exode rural, tout simplement, ou les aléas des grands évènements dans lesquels chacun peut être un jour ou l'autre entraîné, l'Alsacien rencontre, pour ainsi dire à chaque pas, son double passé, sa double géographie et son double état-civil. Ce n'est pas rien. Son regard ne peut éviter des scènes politiques, sociales et religieuses toujours doublement révélatrices, ce qui lui vaut un privilège en même temps qu'une infirmité. Lorsque le paysan quitte sa terre, il sait qu'il va travailler pour des Allemands ou des Suisses. Lorsque aujourd'hui encore se manifeste quelque étincelle de l'ancienne guerre de religion, nous savons qu'il s'agit d'un relent du Kulturkampf, une guerre politique allemande. Et si les agriculteurs haussent le ton, c'est le coq gaulois qui chante, derrière une autre histoire politique, celle des paysans français qui ont fait la droite d'aujourd'hui.
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