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LA VIE EN ROSE
4 Janvier 1941, 15 heures, Clinique du Saint-Sauveur, rue du Bourg à Mulhouse, naissance de l'auteur. Pour la première fois depuis un demi millénaire, le Rhin est gelé. L'Anschluss de l'Alsace prend, au-delà des espoirs des envahisseurs. Tout naturellement, les rues de Mulhouse virent leur cuti. L'habitude. Photo : Le magasin de mes parents à Mulhouse, 1942. Il y a trois personnes dans l'épicerie de la Grand- rue. Ma mère sourit derrière le comptoir en chêne sombre. La lèvre est soulevée de grand coeur, on peut apercevoir l'une des molaires en or, signe de grande satisfaction. Mon père, debout à ses côtés, regarde ailleurs. De l'autre côté du comptoir une vieille femme, petite et maigre, coiffée à la rien, les cheveux sont peignés de chaque côté de la tête, droit du haut vers le bas, angle dépouillé des temps et de l'âge sans façons. La femme serre son cabas vide contre son ventre. Le tout ressemble à une réclame. Pas encore une publicité, seulement un projet de représentation aguichante pour un commerce prospère, espoir de mes parents. Le cabas est vide. Le comptoir et les rayons sobrement peuplés de poudres à récurer. La plus célèbre : VIM.
A travers les vitrines, le soleil brille, comme mes souvenirs de ce temps-là. Longs souvenirs, longue mémoire brillante de vie, pleine d'odeurs affolantes, parfums de sables et de fleurs, délices olfactifs des encens d'église, même la poudre brûlée sent bon, près des canons français qui tirent vers la forêt du Rhin. Moi, je ne sais rien. J'ignore que le monde n'existe plus depuis des années. Dans le village de mon grand-père, Orschwihr, j'apprends les violettes de printemps et les perce-neige, les noix et le vin nouveau d'Octobre. Le dos du bœuf d'Arthur et les bals en costumes traditionnels. Le monde est chaud, petit, étroit et tracé comme pour lui-même, dans l'éternité de mon enfance. Quand viendront les forteresses volantes, ce sera comme un aboutissement, une scène attendue de la vie. Mes frères s'agglutinent aux fenêtres pour voir les feux d'artifices. Moi, j'apprends la nuit que je ne connaissais pas. Les mains expertes et pressées de ma mère qui m'extirpent du lit, la cave à charbon et les serviettes mouillées. Les sirènes, seules marques de cette non-époque, déchirement qui va condenser mes rêves, renfermer l'horreur qui s'écoulera de ma mémoire au fil des années. Curieux. Il ne se passe rien pour le petit homme que je suis. Mais la sirène est restée dans mes oreilles, angoisse de maman, transmise dans la brutalité de ses gestes affolés qui brisent mon sommeil. Dans mon âme pousse un énorme furoncle. Personne ne place de drain.
Et puis, un beau jour, c'est déjà l'autre vie. Le monde, même si je ne le sais toujours pas, se met à exister. Les drapeaux multicolores, un sourd grondement, des visages enfin se découvrent en concert de jubilation telle qu'il emporte tout, même mon âme d'enfant, émerveillé pour si peu. Une libération ! Vous pensez ! Les rues sont pleines de gens, comme à la fête au village. L'air explose de quelque chose de nouveau, musique musicale, chansons à mélodie, une soudaine transparence où les gens se voient, se parlent, se secouent, effacent toute lenteur de comport. Au cours de la cinquantaine d'années qui vont suivre, quelques événements ressembleront de loin à ces journées de fin 44 : Mai 68, les hommes sur la Lune, la mort, hé oui, de Kennedy, l'élection de François Mitterrand, peut-être. Moi, je ne suis alors qu'une petite pomme de quatre ans, je suis comme la deuxième tête de ma mère, greffée dans l'angle du coude. Quand les chars de la Deuxième DB passent rue Huguenin, elle me tend comme une gerbe, offrande de fin de guerre aux guerriers cuirassés et rigolards. On me tend ma main vers des cubes colorés et des petits sachets noirs, Nescafé des lendemains de guerre et des veillées de GATT. Dans l'immense magasin de mes parents, tout se met à bouger, danser le boogie-woogie du commerce qui retrouve enfin sa marchandise. La famine qui ronge, paraît-il, la France dans ces années-là, a oublié l'Alsace et le beurre circule en grosses mottes de Nouvelle-Zélande - mes petits yeux suivaient, fascinés, le trajet du fil de fer qui réduit en menus pièces les cubes jaunes que mon père et moi allons chercher chez Monsieur Ackermann, un grossiste juif qui refait brusquement surface rue de Bâle. Ma mère en fait fondre une grande partie pour l'hiver dans de grands jarres en grès qui vont rejoindre les tonneaux de choucroute râpée par mon grand-père et les portes-bouteilles où les flacons attendent déjà les Bourgogne et les Bordeaux de la cuvée 45. Dans ma mémoire il y a six caves réparties en deux séries de trois pièces correspondant chacune à la surface du magasin et à celle de notre appartement attenant. Les trois premières en enfilade sous l'épicerie contiennent les grands stocks. Dans ma mémoire la première des trois, celle d'où partait un escalier en colimaçon qui mène à la réserve, un escalier qui incarnait pour l'enfant que j'étais la descente en enfer, contenait la choucroute rangée en quelques dizaines de tonneaux surmontés d'une énorme pierre et qui dégageait une odeur puissante et nauséabonde, les grands vins en tonneaux et tout le matériel pour la mise en bouteille, travail saisonnier auquel participait toute la tribu à la fin de chaque automne ; et tout au fond quelques petites barriques de harengs que ma mère transformait inlassablement en rollmops, parfois jusqu'au milieu de la nuit. La deuxième servait de cellier et de stocks d'hiver, une enfilade de jarres en grès bleu remplies de beurre fondu ou d'œufs nageant dans une saumure dont j'ignore la composition, la réserve de bois pour les poêles et quelques cartons hérités, je ne sais comment, des troupes américaines et qui contenaient des centaines de boites de " pork and beans " qui firent les délices de mes frères encore longtemps après le dernier coup de canon. J'ai failli oublier le laboratoire photo de mon père, une petite pièce faite de planches clouées et recouverte de papier journal. Dans la troisième partie reposaient deux grands tas de pommes de terre et de charbon que les fournisseurs déversaient directement par deux vastes soupiraux.

26 MAI 1946


Il est dix-neuf heures et quelque. Autour de la table, ma mère, mes deux frères et papa qui soudain se lève. Il prend la bouteille de vin, apparemment vide et quitte la table en annonçant sa destination, la cave. Rien de troublant, mais l'atmosphère est lourde et je sens au fond de moi qu'il se passe quelque chose, quelque chose de nouveau, d'inconnu. Dans ma mémoire d'enfant, la colère de mon père quelque minutes avant le repas, colère que je n'avais jamais perçue, dirigée contre maman. Je me souviens, elle, debout en haut de l'escalier qui menait de la réserve à notre appartement, lui, en-bas, brandissant une tablette de chocolat, parlant un langage brutal, le visage défiguré par un sentiment que je ne lui avais jamais connu. La tension est perceptible autour de la table, mon père de reparaît pas. Sans que personne ne réagisse, je me glisse en bas de ma chaise et cours vers la cave, l'horrible escalier qui me terrorise. J'en perds ce qui me servait de pantalon, une culotte courte soutenue par des bretelles qui venaient de craquer. Au milieu de la première cave, papa dans une position étrange, sous l'ampoule brillante un fil de fer qui se termine autour de son cou, son corps se balance encore un peu à quelques centimètres d'une caisse renversée. Je suis presque soulagé, je m'accroche à lui, papa je sais que tu n'es pas mort, arrête de jouer, papa, reviens, descend, je le bourre de coups de poing et soudain une certitude, papa est mort. Je ne suis qu'un enfant de cinq ans, mais je réagis comme un adulte, je me rue dans l'escalier, traverse en courant tout l'appartement jusqu'à la cuisine où je hurle la mort de papa. Ma mère me regarde à peine, mes frères se taisent, la bonne rappelle à ma mère que c'est l'heure du Salut de Mai. L'église attend, et nous partons malgré mes répétitions, malgré mes supplications, personne ne croit l'histoire de ce crétin de polo. J'étais déjà un fou, c'était la première fois que j'étais un fou pour le monde entier. Ma mère, mes frères et moi partons donc pour l'église Saint Etienne, dix minutes à pied, pendant lesquelles mon père continue de se balancer au bout de son fil à couper le beurre. Les chants sont bien entamée lorsque la lourde porte du temple de Dieu se met à gronder, notre bonne, échevelée et hurlante remonte l'allée jusqu'à nous. Ma mère reçoit la vérité en pleine figure sous les yeux de la vierge Marie qu'elle était venue remercier pour ce beau printemps.

Je me souviens encore du corps de papa, couché sur le divan de son bureau son ventre semble avoir doublé de volume et un homme harnaché comme un général est penché sur lui, le visage grave. Ma mère me prend par la main et nous quittons la chambre. Jusque là les larmes ne m'étaient pas venues, je n'avais pas compris la mort, j'avais seulement compris que papa était mort. Mais à ce moment là, les larmes de maman se sont comme emparé de mon cœur et une immense vanne s'est ouverte, mes sanglots répondent aux siens et sa douleur lentement s'empare de moi. Ce qui se passe plus tard, je n'en ai plus que quelques images dont certaines sont floues et d'autres parfaitement nettes, mais tout est prévu, ces images doivent disparaître dans mon esprit, dans mon âme d'enfant tout doit disparaître de ces journées, il faut laver mon cerveau. Alors je monte dans une belle auto, pas la nôtre, une que je connais pas, et je disparais dans un autre monde. Je saurai encore nommer la famille qui m'accueille alors, mais cela ne servirait à rien et n'apporterait rien à ce récit, tout ce que je sais, c'est que je passe un " certain " temps dans un ailleurs dont je reviendrai guéri, guéri de mon expérience du fil de fer. Pour l'absence de papa on me dira qu'il est mort brutalement d'une crise cardiaque, qu'il est parti quoi, pendant que j'étais moi-même ailleurs. De toute façon la bande magnétique de ma mémoire a été effacée, je prends tout pour argent comptant. Par la suite, la présence de papa va se rythmer aux aller et retour en tram vers le cimetière où le tumulus se réduit chaque dimanche jusqu'à devenir une grande plaque de marbre. Et l'âge arriva en même temps, celui de l'école, distraction immédiate et passionnante. J'aime l'école, le petit cartable en carton genre cuir, l'ardoise neuve comme le porte-plume, le crayon-gomme et le plumier en bois blanc, couvercle coulissant en puzzle d'un joli paysage qui va s'imprimer dans mon esprit en même temps que les images du premier livre de lecture. Le Petit Lycée de Mulhouse est une école primaire pour jeunes privilégiés, mais je ne le sais pas, j'en fais l'expérience par les différences invisibles dans les écoles communales, car nous ne portons pas ces blouses grises qui servent d'uniforme pour les enfants pauvres. Malgré l'habileté de ma mère, je continue de porter les vêtements que mes frères me lèguent en grandissant, et ça se voit. Mes camarades sont vêtus de neuf à chaque saison, les semelles de mes grosses chaussures sont encore en bois. Mais je n'en souffre pas vraiment, je le sens comme une maladie sournoise, comme un symptôme gênant, un panaris social que mon travail miraculeux soigne avec succès. A l'issue de la onzième, ce qui correspond aujourd'hui au Cours Préparatoire, j'obtiens le Prix d'Excellence, je suis le meilleur ! Et puis je suis si habile aux jeux, mes sacs de billes sont toujours pleins à craquer, le bonheur, quoi, avec les tartines de quatre heures et les belles pages de mes cahiers. Bonheur bref, car la chance n'est pas au programme, dès la Dixième le monde se renverse, en deux semaines je deviens le cancre de la classe, on ne sait pas pourquoi. La nouvelle maîtresse est étrange, elle me hait sans que je sache pourquoi et tous les soirs je rentre chez moi le cahier plein de rouge et le cœur au bord des lèvres. Maman est furieuse, furieuse tous les jours, j'ai beau faire, rien ne va plus, le rouge dans la marge, le rouge, le rouge, le rouge. Sept ou Huit mois de martyr, et puis quelqu'un fait une découverte embarrassante, ma maîtresse sort d'Auschwitz et n'a plus toute sa lucidité. Le Proviseur et ma mère se mettent à plat ventre devant moi et me supplient d'oublier, encore une fois il va falloir que j'oublie, décidément. Mais une fois de plus ça va marcher, je vais oublier et reconquérir ma place avec des instituteurs comme il n'en existe peut-être plus, j'entre en Sixième sans concours, au Grand Lycée ! Mon frère cadet en est à sa deuxième fugue, il ne veut plus aller à l'école, il veut faire un apprentissage dans l'épicerie, mais pas chez maman, alors on lui trouve une place à Paris, rêve de mes deux frères qui y sont nés. Nouvelle catastrophe pour moi, car je vais devoir le remplacer nolens volens. Ma pauvre mère n'y arrive pas, elle n'a pas la fibre de l'entreprise et ne sait que compter l'argent qui manque de plus en plus. Alors elle me prend comme commis auxiliaire tout en attendant des résultats scolaires époustouflants, mais je n'y arrive plus. Lever à quatre heures du matin, à onze ans je fais le marché des fruits et légumes tout seul, avec la remorque accrochée à la bicyclette, même pas le triporteur qui fait rire toute la France, à huit heures je suis au Lycée et dès seize heures, je fais les livraisons. Je ne me souviens même plus quand je faisais mes devoirs ni quand j'étudiais mes leçons, mais les résultats sont là et ma mère doit se rendre à l'évidence. Et puis, à Mulhouse il y a encore une jésuitière aujourd'hui fermée, où j'étais censé, en dernier recours, aller faire mes devoirs sous la surveillance des bons Pères. Rien n'y fait, à la veille de ma Grande Communion, la décision est prise, j'irai en pensionnat chez les Jésuites à Metz. Mon grand frère est au petit séminaire, il est promis au sacerdoce quoiqu'il en coûte, car le séminaire coûte cher. Mais ce n'est rien à côté des tarifs de Saint Clément. Trois ans plus tard elle devra déposer son bilan et vendre, heureusement il y a la famille !

Tout ça, c'est ce qui arrive, ce qui m'arrive de dehors, ce que j'ai à affronter pour exister, car j'existe. Depuis la mort de mon père, je suis devenu l'objet de maman. Elle me façonne à l'alsacienne, en ajoutant à la bigoterie habituelle son incommensurable sentiment de culpabilité, l'hystérie atteint des hauteurs vertigineuses et mon âme se décompose implacablement. Les soirs d'été je cherche papa dans le ciel et j'enterre des insectes et des oiseaux avec mes copines de l'immeuble qui deviennent aussi, de temps en temps mes patientes gourmandes et attentives. La grande fêlure catholique s'introduit dans mon esprit et dans mes actes. Mes nuits sont désormais hantées par la peur de mourir en état de péché mortel, état dans lequel je me vautre jour et nuit, jusqu'au samedi après-midi, jusqu'à l'absolution de Monsieur l'Abbé. Dans mon inconscient se forme une bombe à retardement, mais les apparences sont sauves. Même pour moi la Grande Communion sera un événement mystique, j'y crois de tout mon moi, je communie avec mon Dieu et son Fils, je souffre avec sa mère et pendant dix ans je sers la messe tantôt dans ma Paroisse, tantôt dans la petite chapelle du Saint Sauveur, monastère de Clarisses où l'on soigne les pauvres et où je suis né. Mais la réalité psychique est toute autre, une sorte de schizophrénie morale où une lubricité sans limites se débat avec les exigences de la vertu. Car je suis un être violé. L'absence de père m'a livré à la lubricité générale. A cette époque la pédophilie n'existe pas dans les médias, mais dans les églises, les écoles religieuses, les colonies de vacance ou les associations pour adolescents, les " monstres " fourmillent. Les prêtres, les moniteurs sont nos vrais initiateurs sexuels, nous apprenons l'orgasme en même temps que le catéchisme, nous sommes des esclaves sexuels sans le savoir. Mais la confession nous délivre toujours à temps. Avec tout ça je m'étais fait un ami, Dany. A la moindre occasion je remontai la Grand-Rue pour enfiler un peu plus loin la rue des Franciscains où Dany vivait avec sa mère, une femme aussi belle et jeune que divorcée entourée de quelques amants discrets dont un avocat communiste qui initiait Dany aux labyrinthes de la dialectique. C'est ainsi que j'appris les grandes divisions et les grandes injustices du monde en même temps que les fondements d'une philosophie à mi-chemin entre un marxisme de notable provincial et la trempe réelle de sa culture, un rationalisme sceptique et plein d'ironie. Dans le trajet de la formation de ma personne, cet enseignement coïncidait avec l'arrivée de l'injustice dans ma vie, la tyrannie contradictoire de maman qui m'exploitait dans son commerce tout en censurant sans pitié mes premiers échecs scolaires. De plus, ce qui nous unissait, Dany et moi, c'était la lecture à la bibliothèque pour enfants de la ville et surtout le Jazz, autre importation du magistrat franc-comtois, sorti de la résistance encore toute fraîche dans les mémoires. Arrivé sous les fenêtres de Dany, je siffle le Saint-Louis Blues et j'entre dans son petit appartement sobre mais emprunt d'un luxe discret. Dany vivait avec sa mère en positif ce que je supportais en négatif avec maman. Ce dont elle conçut une jalousie mortelle, aux conséquences qui n'ont pas cessé d'exercer leur efficace pendant des lustres. La suite montrera que l'amitié de Dany n'était qu'une illusion, très précisément liée à ce parallélisme dont mon " ami " tire tous les bénéfices qu'il peut. Lorsque Metz m'aura emporté loin de Mulhouse, les quelques lettres que nous échangerons prouveront la pauvreté de son capital affectif, entièrement investi dans cette mère tabou qui mourra beaucoup plus jeune que prévu, catastrophe qui révélera d'un coup le vide de l'âme de Dany. Mais ce vide était plein de culture et il en avait assez l'intelligence pour s'en sortir plus tard lorsqu'il commencera à se venger de la disparition de sa mère sur ses liaisons amoureuses. Je pratique volontiers la lecture symbolique des événements (nous y reviendrons sans doute souvent) et celui de ma rupture avec Daniel Rouvière mérite hautement un tel effort, mais il reste encore aujourd'hui un mystère pour moi. J'ai mis fin définitivement à mon amitié pour lui très exactement le jour où il a osé me demander de payer un morceau de sucre que j'avais pris dans sa réserve à une époque où, étudiant, je souffrais en permanence de la faim. Ces relations d'exploitation n'étaient pas neuves, et depuis toujours Dany se débrouillait pour me faire payer les intérêts de l'argent qu'il me prêtait, argent qui servait à lui payer ceci ou cela. Mais, et c'est un trait de mon caractère qui ne s'effacera jamais, j'ai un tel mépris pour l'argent que c'en est pathétique, c'est comme la partie profondément figée et immobile de mon instinct suicidaire. A l'heure où j'écris cela, j'avoue ne pas en être très fier, honte générée sans doute par ma culture gréco-latine enfin bien comprise, car le pire est que j'avais rendu cette même culture responsable de cette indifférence à l'argent. La culture et la mémoire sont un lieu de paradoxes.

La vie Mulhousienne. Une vie qu'on raconte ainsi se manifeste comme remplie de trous, pire que ça, comme un vide décoré par quelques événements marquants, ceux qui s'imposent à la mémoire selon des règles qu'il faut sans doute pêcher dans le présent, des modalités qui n'ont précisément plus rien à voir avec ce passé qui fut et ne sera plus jamais, position de force qui, pour la prendre, demande beaucoup de courage, voire de l'héroïsme. Les événements ne font jamais le continu de l'existence, et pourtant c'est cette existence qui est le véritable sujet d'une biographie. Ce que trie la mémoire ne vaut pas, comme on dit au jeu. Alors il faut y aller, chercher, arracher, les morceaux du puzzle qui pourraient faire un espace cohérent, dans lequel on s'y reconnaît, une étendue forcément finie, mais qui donne la vision de l'infini que contenait l'existence de ce jadis. En fait d'infini, c'était le commencement d'une souffrance sans limites, de partout mon corps et mon âme étaient agressés. D'une douleur je passais à l'autre et dans les rares interstices se glissait l'ennui. Curieux, mais j'ai vaincu l'ennui par une surenchère qui se révèlera tout au long de ce récit, une surenchère de provocations et de risques auxquels j'abandonnai ma vie et parfois ma survie. Or, pour que la souffrance et l'ennui se manifestent dans une existence, cela ne se peut que par rapport à leur contraire, à savoir le plaisir et le bonheur. C'est un point sur lequel même les stoïciens s'entendent avec les épicuriens et Aristote lui-même, ce qui est un tour de force. Le réquisit fondamental est au moins la possession d'un modèle de plaisir et de bonheur, et un modèle suffisant pour que la comparaison puisse se faire, pour que l'opposition puisse faire agir sa négativité. Pour ce qui concerne mon cas particulier, c'est dans l'enfance que se situe une véritable étendue quasi illimité de bonheur et de plaisir mélangé, sans trace, et c'est là l'important, sans la moindre trace de négatif. Bien sûr, on pourra me rétorquer que l'événement traumatique (selon les théories) de la mort de papa, sert de souvenir écran, écran qui annule, annihile pour ainsi dire tout souvenir d'un état de conscience antérieur. Mais cela ne tient pas, car, par extraordinaire, j'ai précisément une mémoire phénoménalement précoce au sens où je me souviens de mes états de nourrisson. La guerre et l'ambiance qui régnait alors, cette ambiance de non-réalité permanente, n'est sans doute pas pour rien dans l'épaisseur de cette négation de réalité. Excusez-moi, mais c'est difficile à expliquer. J'imagine l'état de guerre, l'état social de guerre, comme un épaississement, un alourdissement de l'existence. Le tissu qui forme la société en guerre devient rêche, perd sa souplesse et donne à la durée une forme chaotique qui fait mal en permanence. On est aux aguets, on attend la Gestapo, on attend les bombes, on attend la famine, bref, le temps devient un lit d'orties que tout le monde ressent directement ou par procuration comme les enfants, voire les nourrissons. D'où une atteinte plus profonde des stries mnésiques, la bande qui enregistre la réalité est malmenée, parfois perforée par les tracas innombrables que l'on enregistrait chaque jour. Je, moi, peux même me souvenir de certains mots qui étaient chuchotés dans l'épicerie de mes parents, certains jours : Schirmeck, Struthof,1 des mots qui contiennent encore aujourd'hui en Alsace une résonance mortifère. Oui, c'est ça, la mort était répartie de manière homogène dans le temps de tout le monde, et ce décor psychique ajouté aux nouvelles des fronts transmutaient littéralement la nature ou l'essence du temps. Et c'est la raison pour laquelle notre mémoire, celle des femmes et des hommes de ma génération, ont cette particularité de remonter très loin, presque jusqu'à l'utérus. Tout ce développement semble contredire radicalement ce que je venais d'affirmer sur mon bonheur d'enfant, mais il n'en est rien, car je ne fais ici que décrire une qualité de la mémoire, et non pas les contenus particuliers de la mienne. Un exemple simple, les bombardements de 1944, dont Mulhouse a beaucoup souffert, étant à la fois un centre industriel, mais surtout une grande gare de triage, donc une cible de choix pour les Alliés. Ma mère avait beau donner à chaque alerte une tonalité de panique, cette panique ne me touchait pas, et je jalousais mes frères qui se permettaient de rester aux fenêtres pour se repaître du spectacle fantastique qui se déroulait dans le ciel. Plutôt que d'une peur physique personnelle, je me souviens d'un dépit lié à mon âge et au fait que je savais à peine marcher lorsque les premières sirènes se mirent à hurler. J'étais donc prisonnier de la peur de maman qui en rajoutait évidemment en se déchaînant contre mes frères libérés par l'absence de papa réquisitionné par la défense passive à chaque bombardement. Dans l'Alsace devenue allemande, c'était le prix à payer pour un Français de l'Intérieur qui avait le droit de résider dans ce Land germanique pour avoir épousé une Alsacienne, et que les Allemands ne pouvaient pas mobiliser dans les rangs des Malgré-Nous. Information en passant, on chiffre à environ quatre mille, les " Welsh " qui ont ainsi passé la guerre en Alsace à l'abri de la menace d'être envoyés sur les fronts, motif sans doute de jalousies qui avaient déjà en 1915 valu à mon grand-père d'être expulsé de France à cause de sa nationalité allemande qu'il n'avait pas voulu abandonner en épousant mon Alsacienne de grand-mère. Les ragots de quartier on fait le reste, sorte de lynchage infâme mais auquel mon père a échappé, à moins que son suicide aie quelque chose à voir avec tout cela. Quien sabe ?

Mais je m'égare. Me revoici. Bonheur sans faille, de zéro à cinq ans, un tissu d'heures inconnues, rassemblées en nid de marsupilami, mon frère n'avait pas encore le courage de donner libre cours à sa haine de cadet détrôné de sa position de benjamin. Quant à ma mère, c'est avec une insolence frisant le paganisme qu'elle m'aimait, me dorlotait, m'enveloppait dans les soieries du Tendre, et rien, mais alors rien, ne devait venir troubler le bonheur du petit Polo. Au moindre cri mes frères s'enfuyaient sachant qu'ils auraient de tout façon et a priori tort sur toute la ligne. Tout cela me sera facturé plus tard, mais pendant cinq ans, pendant toute la guerre, je jouissais de la paix que je n'ai plus jamais connu depuis, sauf peut-être à la barre de mon bateau, naviguant à l'étoile ou dans la tempête rageuse et impuissante face à ma joie de l'affronter vague après vague. C'est l'un des plus grands bonheurs que l'on puisse connaître, pour peu que l'on soit épargné par la peur.

Mais voyez comment fonctionne la mémoire, à peine croyez-vous avoir trouvé une plage du disque de votre passé, c'est à dire une raison de la continuité, de ce que j'ai appelé plus haut un tissu, en l'occurrence l'amour de ma mère, qu'une question se pose tout de suite : ce bonheur d'enfant n'a pas tout à fait disparu. Il est vrai qu'après la mort de papa les choses devinrent dures pour moi, cruelles comme on ne peut guère se l'imaginer. D'abord mes frères se déchaînèrent contre moi d'un seul coup, surtout le cadet qui me transforma en bouc émissaire intégral et le fait que maman était totalement dépassée par la gestion de son commerce n'arrangeait rien, la tenant à l'écart de ce qui se passait dans l'espace domestique. Je devins la poupée à torture, affrontant à la fois un frère haineux et les premiers compagnons d'école, ce qui est un autre apprentissage de la méchanceté naturelle des petits d'hommes. Je passe sous silence les abus de toute sorte dont je fus la victime sur tous les fronts, de ces abus qui détruisent en vous les fibres de ce qui doit constituer votre bonheur futur. Suis-je assez clair ? Ou bien dois-je décrire ce qui fait tant de faits-divers aujourd'hui, tant de scandales vite étouffés ? Dès l'âge de six ans, ma sexualité fut détruite, déchirée, réduite à ce plaisir tant décrié par les philosophes et dont la plupart d'entre eux n'ont d'ailleurs jamais su préciser la véritable nature. Dans les analyses des Anciens, il y a un simplisme qui oppose le plaisir à la douleur, simplisme qui reflète celui qui oppose le corps à l'âme ou à l'esprit et qui a fait tant de ridicule dans toute la métaphysique ultérieure. Mais je ne vais pas m'attarder sur ce sujet, l'important c'est que ma mémoire retient que je me suis battu contre ce viol permanent dont plus personne ne me protégeait, même pas ceux qui auraient dû le faire de par leur foi et leur sacerdoce. Je refusai donc de me laisser faire, c'est à dire de laisser s'anéantir d'un seul coup tout ce que la vie m'avait apporté depuis ma naissance. Je me fabriquai une arme absolue, qui, envers et contre toutes les horreurs qui ne cessaient de me brutaliser, de l'extérieur mais désormais aussi de l'intérieur, car le plaisir imposé devient besoin intérieur, attachement automatique, esclavage de soi-même, me permit de faire la soudure entre le bonheur pur et sans ombres de l'enfance et un autre bonheur qui mit un frein à la destruction systématique de l'espérance, qualité de la vie dont la religion nous a fait une définition fondamentalement mensongère. Bref, je tombai amoureux à un âge où ce sentiment se manifeste rarement, je devais avoir huit ou neuf ans.

Etrange histoire. Coup de foudre qui mélange d'un coup tous les éléments que contient mon âme, comme les pièces d'un kaléidoscope, pour reformer une nouvelle image, ou bien plutôt une nouvelle dimension intérieure, un nouvel espace qui réglera désormais toute une partie de ma vie. La comparaison avec le kaléidoscope est d'autant plus pertinente que les circonstances de la naissance de cette passion s'accordent parfaitement avec l'image de ces morceaux de verre colorés qui forment une nouvelle image sur un simple coup de poignet. En face de notre domicile, ensemble constitué par le magasin familial rattaché à notre domicile entourant une cour pavée close par un portail de fer forgé, il y avait un charmant hôtel particulier dont l'étage était occupé par une étrange famille dominée par une femme d'une beauté singulière, apparemment divorcée, trois filles dont les âges se suivaient de très près, et leur bonne, Arlette, dont la beauté n'avait rien à envier à celle de ses quatre maîtresses. Entourée d'un parc, cette maison ne voyait que rarement des hommes, le maître de maison semblant vivre dans un autre monde et Arlette se chargeant vaillamment de toutes les tâches de la vaste demeure. Je parlerai plus loin de ma rue, la Grand-Rue, modèle parfait des anciens amas de classes sociales vivant côte à côte, riches côtoyant les plus pauvres dans une parfaite ignorance réciproque et pacifique. Les trois filles étaient de ma génération, et je bénéficiais du privilège de les approcher sur le mode amical malgré le fait rédhibitoire en Alsace qu'elles appartenait à l'Eglise Réformée alors que je faisais partie de ce lumpen catholique qui caractérisait tout ce qui, à Mulhouse, travaillait de ses mains. L'enfance autorise beaucoup de chose en dehors des convenances et j'avais obtenu sinon un droit de fréquentation, du moins le privilège de pouvoir jouer avec ces jeunes filles. La benjamine devait avoir environ six ans lorsque un jour je fus comme foudroyé par la vision d'un nouveau bijou qu'elle portait au poignet, un bracelet splendide formé d'une série de pierres précieuses de forme carrée reliées les unes aux autres par une chaînette en or. La conjonction, je ne trouve pas d'autre mot, de la beauté du joyaux et de celle de la fillette me fait l'effet, comme je le laisse entendre un peu plus haut, de la foudre. Une sorte de défaillance qui me laisse pantois, bête, paralysé, comme expulsé du naturel qui faisait le fond de mes relations avec ces voisines ou les copines de mon immeuble. J'ai, depuis, souvent médité cette cause et cet effet, car mon mépris pour les apparences ne fait pas bon ménage avec une telle efficacité de l'objet. Plus tard j'ai trouvé des exemples littéraires d'événements semblables, notamment dans les Nouvelles Exemplaires de Cervantes et chez Stendhal. Mais plus profondément j'ai compris, à partir de là tout un pan de la stratégie du catholicisme baroque, celui de la contre-Réforme, stratégie qui consistait tout simplement à opposer au dépouillement quiétiste des temples protestants, la splendeur des chapelles brillantes de mille feux : la théologie des penseurs de la Contre-Réforme trouvait dans le trompe-l'œil le parfait trompe-l'âme. Il suffit de faire un peu de tourisme religieux en Bavière, de visiter par exemple la fabuleuse Abbaye d'Ottobeuren où dorment des évêques squelettiques mais enchâssés d'or pur et d'argent pour comprendre comment l'on rattrapa dans les filets de Rome ces Germains encore empoisonnés par le dépit historique de l'humiliation de Canossa. Pour ce qui me concerne j'ajoute, hideux, que de mon côté de la rue, je continue de " fréquenter " réellement des jeunes filles du peuple, fréquentation où les jeux dans les caves occupaient une place prédominante dans le ludisme libidineux de cette pré-adolescence. En moi, cependant, se construit un royaume lumineux, une partie de moi entre dans l'essence de l'amour. Que cet amour passe par la représentation d'une jeune créature, au demeurant d'une beauté que seule la description de Béatrice par Dante pouvait tenter d'égaler, n'enlevait rien à sa pureté et je suis persuadé qu'au contraire, c'est cette représentation qui, en son épure, (ça veut dire quelque chose ?) ouvrait l'infini du beau en moi. Et la beauté de l'infini.

A partir de là je menais deux vies qui se faisaient la guerre, la première qui misait tout sur ce sentiment qui m'ouvrait à nouveau l'espérance malgré des circonstances qui ressemblent point par point à celles qui furent celles de l'histoire d'amour de Karl Marx, différence de religion, de fortune etc…, la deuxième qui gérait comme elle pouvait la matière de mon corps qui demandait sa part du butin de mon temps. Adolescent, je suis un ange et un démon, dans la pureté de la définition de Pascal, mais l'important, ce qui m'a sauvé d'une certaine manière, est que j'en suis conscient : la lutte n'a pas seulement le champ de bataille entre ma lubricité diabolique et le sublime de l'amour platonique, elle se reporte sur l'ensemble de mon existence, je ne suis plus qu'un vaste champ de bataille intérieur, une guerre qui me paralyse vis à vis des autres et fera de moi pendant longtemps plutôt un témoin passif qu'un acteur décidé. Ce combat effrayant fait le vide en moi, me détourne de tout désir, de tout projet, de toute passion qui aurait pu construire ma vie au moment où il fallait. D'où tous ces retards qui me firent accéder très tard à une véritable vie d'adulte.

La vie est une forêt de symboles, disait en substance Baudelaire, et de fait mon père possédait une petit bibliothèque dans laquelle figurait un ouvrage de Chateaubriand que me volèrent les Pères Jésuites dès mon arrivée au collège, il s'appelait " L'Ange Déchu ". A côté il y avait aussi le magnifique poème de Milton que je possède encore aujourd'hui et qui porte un titre tout aussi suggestif : Le Paradis Perdu. Ma vie pourrait se résumer dans l'un et dans l'autre de ces deux titres. Du moins dans mon imagination. J'ai enfin découvert que j'étais un ange. Car un autre combat commence avec l'ami de la rue des Franciscains : il m'initie aux idées de la lutte sociale. C'est une révélation pour moi, la seule qui n'aie jamais compté : nous lisons ensemble Victor Hugo, Shakespeare, la baronne Orzci qui met face à face le Mouron Rouge et les Bleus, mais le 93 de Hugo triomphe sans même que nous ayons à renier le défenseur des Blancs. Nous parlons, on nous parle déjà de Marx et de la lutte de classe. Lorsqu'en 1953 ma mère déboule dans ma chambre (qui est toujours et encore en même temps la sienne…) en hurlant toute joyeuse la mort de Staline, je reste songeur et indifférent. Elle est choquée car elle appartient encore à la génération des Alsaciens qui ont vu les murs des villes et des villages couverts de Bolcheviques farouches barbares couteaux entre les dents. L'Eglise a fait le reste et maman a toujours été un modèle parfait d'anti-communisme primaire. Au fond le silence qu'elle m'a opposé tout au long du reste de ma vie est sans doute ce qu'elle a fait de mieux en termes d'éducation politique. Ce à quoi elle aurait dû être plus attentive est le changement de situation concrète de la famille et la situation politique qui en résultait : je faisais l'expérience de l'injustice en même temps que je m'initiai aux textes fondateurs de révolution. Mes lectures de Hugo, Dickens, Kipling, Sartre et même déjà Nietzsche moulaient idéologiquement ma situation personnelle, lui donnait une légitimation historique, me renvoyait dans une classe sociale, LA classe comme nous dirons des années plus tard. Il faut ajouter que l'origine paysanne et artisanale de ma mère ne la prédisposait pas à " poser " comme bourgeoise, et je lui laisse le bénéfice d'une simplicité qui est un peu la marque de fabrique de la famille alsacienne. Les quelques fossiles qui me restent de l'autre clan, celui de la famille allemande de mon grand-père paternel indiquent un tout autre milieu. Auguste Adolphe, mon arrière-grand-père avait été l'un des fondateurs de l'Union Postale allemande, grand bourgeois de Leipzig et patriarche d'une famille de sept mâles dont la plupart ont quitté l'Allemagne pour l'étranger. Il paraît qu'en 1940 il y eut un général Kobisch dans l'état-major du Gross-Pariss, je n'ai jamais été vérifier. En revanche ce général avait un frère, officier sous-marinier qui fut capturé après le siège de La Rochelle et qui devint ingénieur dans la construction navale française. Il resta Allemand et se retira dans son pays, mais son fils est Français, haut-fonctionnaire à la Direction Nationale du Territoire. Il construit des autoroutes et vit dans un petit château avant-gardiste, Wagner en quadriphonie et Dali au salon. A propos de son épouse, il suffit de taper Kobisch sur Internet pour la trouver sur des centaines de références, elle soigne mondialement les porcs. Surréaliste, mais conforme à la lignée. Vous avez le droit de voir dans ces références un peu inutiles une certaine nostalgie du statut de Junker, vous savez, ces templiers germaniques qui firent au Moyen-Âge le cauchemar de la Pologne et des territoires de l'Est, les Chevaliers Noirs. Sur les ordres de Staline, Eisenstein en fera des monstres diaboliques dans son extraordinaire Alexandre Nevski, comme quoi on peut tout faire, même mentir dans un chef d'œuvre. Par une coïncidence curieuse, nous habitons à Mulhouse en face d'une petite chapelle construite par des moines de l'Ordre Johannique de ces Chevaliers, et il m'arrivait souvent de contempler les restes de ces moines que la Ville avaient négligés de rendre à leurs sarcophages et de jouer avec les vêtements et les ustensiles sacerdotaux qui traînaient aussi, abandonnés à leur sort par les soucis de la guerre. Beaucoup plus tard cette chapelle sera défigurée et vidée de sa substance, transformée en musée, mais un musée abstrait que l'on aurait comme éviscéré pour des raisons fort obscures. De la même manière la Municipalité de Mulhouse a fait raser tout le quartier attenant à cette chapelle, ensemble d'immeubles qui dataient du quinzième siècle et qui étaient devenus des taudis où pullulait un lumpen prolétariat devenu sans doute gênant à proximité de ce qui allait devenir le " centre historique " de la cité. Bêtise humaine qu'un seul journaliste qui signait Patrice avait osé dénoncer à l'époque, sans succès. C'est ainsi que l'on stérilise l'histoire en la déménageant dans les musées.