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LA SALSA DU DEMON

C'est à Metz que mourut réellement mon père. Pendant mon sommeil un ange ou un démon me repasse le film de ce 26 mai 1946, simplement, sans fioritures, avec tous les détails. Même dans le rêve, la vérité résiste, l'oubli n'existe pas. Vous pensez bien que j'ai enquêté depuis à propos de cette journée funeste, et il s'avère que le moindre de ces détails correspond à ce qui s'est passé le jour du suicide de papa. J'ai toujours mis cette anamnèse nocturne sur le compte du malheur qui me frappait alors à Saint Clément, comme si mon être avait voulu me montrer quelque chose comme la cause de ma situation. Ce qui me frappe encore aujourd'hui c'est la force du rêve, sa fidélité par rapport à la réalité. Quelques jours plus tard je raconte tout à ma mère en lui rappelant la manipulation qu'elle avait imaginée pour me mentir. Elle est terrifiée et n'aura qu'une seule réponse laconique et brutale : " tais-toi ! ". La vie du collège était rapidement devenue un calvaire. Tout s'est très vite gâté et sans la tendresse et l'intelligence de Monsieur Jolivet, mon professeur principal de quatrième, je n'oublierai jamais le nom de cet homme d'une douceur et d'une patience sans limites, je n'aurais pas passé le premier trimestre. Les Jésuites avaient pourtant bien manœuvré. Sentant chez moi une maturité supérieure à celle des enfants de l'aristocratie lorraine, celle d'un enfant de la rue, ils m'ont hissé dans la division supérieure à celle qui correspondait à ma classe, mais il n'est pas sûr que ce geste n'aie pas eu pour but de mettre les petits, ceux que je laissais en troisième Division, à l'abri de cette maturité. Cette promotion avait quelques avantages matériels, notamment le fait de ne plus dormir dans un grenier glacial sans WC, c'est à dire où de vrais pots de chambre étaient placés sous chaque lit, je m'en suis souvenu à Fresnes quelques années plus tard, et où nous faisions la prière en commun avant de nous coucher. Dans cet endroit on était prisonnier durant toute la nuit, jusqu'au réveil de cinq-heure et demi pour la messe. En Deuxième Division, la modernité avait gagné du terrain et nous avions droit à un dortoir digne de ce nom, où il était possible d'organiser des orgies nocturnes dans les toilettes et fumer à sa guise, ce qui était déjà mon vice principal. Mais toute cette sollicitude ne changeait rien à mon malheur, malheur que je ruminais partout, à l'étude, dans la cours, me heurtant sans cesse aux surveillants chargés de me contraindre à jouer avec les autres, à me socialiser malgré moi. Mon indifférence insolente me valait sanction sur sanction, et dimanche après dimanche je me retrouvai consigné pendant que mes petits camarades rentraient chez eux dans leurs Rolls Royces. Cela ne pouvait pas durer. On me tendit un piège minable, du genre de ceux qui vous permettent de juger sans pitié leurs auteurs, les Jésuites n'étaient pas avares de cynisme.

"Vous êtes au bout de votre rrrouleau" me dit-il, en dégageant, exceptionnellement, sa pipe de sa lippe haineuse. Mon prof principal sait déjà tout de ce qui m'attend. Il m'envoie le message en priorité, trop heureux d'avoir le privilège de me porter cette estocade. Les bons pères de St Clément en ont marre d'être bons avec ce fils de rien, rétif, débauché et révolté. Le Recteur, le Préfet et mon professeur principal me liquident en douce après deux ans de martyr ou de guérilla, selon le point de vue. Leurs griefs sont, il est vrai, nombreux et justifiés. Ils se résument en deux mot : athée et asocial. Ils avaient pourtant tout essayé. La promotion dans une "division" supérieure, la persuasion, le sermon, la menace, les punitions enfin, physiques et morales, rien n'y fait. Je refuse toujours de "jouer" en cour de récréation, de confier mes péchés à mon confesseur, de m'agenouiller sur le banc de communion. La vérité est sans doute beaucoup plus sordide : je refuse leur jeu, leur hypocrisie, leur stratégie pour futur dirigeant d'entreprise ou de cabinet. Mon cas relève de l'échec, rarissime et intolérable, de la pédagogie des Jésuites. Naïf, impavide et borné, je refuse d'intégrer le jeu programmé depuis plus de quatre siècles par Don Ignace de Loyola. Je suis viré comme un vulgaire salarié américain, je ramasse mes affaires sur le champ, on m'interdit tout contact, un taxi m'attend devant le mur du pénitencier. Mais je me paye une dernière satisfaction, le surveillant de l'étude m'avait confisqué un paquet de Gitanes, je les lui réclame. Il ne peut rien faire d'autre que de me rendre ce qui m'appartient face à mes camarades qui s'esclaffent, hypocritement complices. Ils sont déjà tous atteints du mal qui en conduira un grand nombre sur les divans de psy, mais moi je ne suis qu' un raté de la méthode de Don Ignace, et pourtant, de son point de vue, il ne me voulait que du bien.
Ce génial contemporain du Cardinal Bérulle et de Descartes, organise, au quinzième siècle, la grande école moderne, la tréfilerie des âmes nobles. Objectif déclaré : créer la grande armée de Dieu sur terre. Mais le dessein secret, la stratégie "inconsciente" , c'est tout autre chose. En réalité l'Espagne du siècle de Christophe Colomb souffre déjà des maux qui plongeront, un siècle plus tard, la France dans la guerre civile, la Fronde. L'anarchie féodale ronge le grand empire de Charles Quint depuis longtemps, tout est bon pour en finir avec cette camarilla de Grands, tout est bon pour remplacer la classe de nobles par une classe de "dirigeants". Loyola invente les "décideurs" dévoués au Roi et au St Siège, tant mieux s'ils sortent de la caste noble, tant pis, si non. La guerre féroce que vont se livrer Jésuites et Jansénistes repose entièrement sur une divergence fondamentale. Jansénius : on ne peut pas réformer une âme dépourvue de la grâce. Loyola : la grâce peut s'acquérir par le savoir, le mérite et la discipline du corps et de l'esprit. De la vertu il suffira d'en reproduire l'apparence, de la représenter, elle se passe de réalité. Retraduit sociologiquement et politiquement, cela signifie que pour les jansénistes, la noblesse du sang prime sur les "acquis" de l'éducation et de la discipline. La grâce et le sang, la naissance et le droit, la généalogie et la souveraineté, sont des identités. Les Dévots jansénistes de la Cour de Louis ne se rangeront du côté du Cardinal Mazarin que lorsque la Fronde aura définitivement échoué. Les jansénistes sauveront encore quelques meubles du côté de l'Autriche, peu encline à déroger aux principes sacrés du féodalisme, mais finissent aussi par tout perdre face aux commandos envoyés par Rome sous la bannière de Loyola. Moi, entré à Saint Clément sans la grâce de la naissance, je ne l'ai acquise ni par mon mérite, ni par ma soumission, ni surtout par l'instinct de complicité, les pères ne décèlent chez moi qu'un seul instinct, celui de dirigeant des révoltes. Après ma sortie de St Clément, ils m'espionneront encore pendant des années, tant que ma mère restera vivante. A ma sortie de Fresnes en 1965, ils sont là pour me recaser, je les envoie promener.

Monsieur Hermann, mon prof principal de Troisième, lui, n'a cure de tout ce débat historique Grand Siècle. Le moteur de son hybris ou de ses viscères fonctionne sur le mode franco-allemand, modèle réduit Lorraine-Alsace. Au collège, nous sommes une poignée d'Alsaciens. Heinrich, Schmitt et les autres constituent son cauchemar. Leur prétention au savoir de la langue allemande lui est insupportable, impossible et exécrable. Les idiotismes alsaciens lui pourfendent le cœur, les errements franciques franconiens ou alémaniques lui sont une douleur infinie. Mais tout cela ne serait rien si ces mêmes assassins de la langue de Goethe ne figuraient pas, régulièrement, au Palmarès de la discipline. Il est tout à fait inconcevable et intolérable, inévident, que les Heinrich et consort raflent systématiquement les premiers prix d'Allemand. Il est encore plus scandaleux pour le repos de l'âme lorraine que le dialecte Thiois, ce patois tellement plus germanique que l'Alsacien, ne produise qu'une médiocre germanité linguistique. A cause de nous, Alsaciens, le magister de Monsieur Hermann est donc un supplice qui demande réparation, une expiation qui nous vaudra une vendetta lotharingo-alsacienne sans merci. Je suis un exemple de choix, et il en faut car le vent du démocratisme souffle partout déjà. A Metz, il ne reste aujourd'hui de St Clément que la Chapelle classée monument historique. Question : comment a-t-on dédommagé les lointains descendants de Mazarin qui palpaient les bénéfices du Collège ? Beau sujet de magazine.

Jamais, depuis, je n'ai senti de haine ethnique aussi concentrée. Il fallut, un jour, admettre, que la guerre des Paysans, bientôt suivie par celle de Trente Ans, produisent aujourd'hui encore des haines inexpiables entre ces deux peuplades sous-germaniques et sous-gauloises des Lorrains et des Alsaciens. Sans doute n'aurais-je jamais compris ces enjeux historiques boueux si le destin n'avait pas placé sur mon chemin un autre pédagogue du même bois, un de ces Lorrains tellement avide de régler des comptes avec nous qu'il lui est impossible de se contenir. L'avantage, avec lui, c'est qu'il ne cache pas son jeu. De plus, il peut donner libre cours à sa marotte car nous sommes à Morez, dans le Jura, en terrain neutre, face à face. Fort de son statut de maître, il me place ouvertement au banc des accusés. Pour étoffer son ressentiment, il mélange les affaires les plus sérieuses, l'affaire des Malgré-Nous et de la Résistance, avec les griefs les plus fantaisistes comme l'atavisme pinardier des Alsaciens, vieille rancune des Mosellans dont le vin ne fleurit qu'en Germanie... C'est par lui que j'apprends que les Alsaciens et les Lorrains sont en guerre depuis toujours. Il assume le massacre des paysans du Bas-Rhin par les sbires du Duc de Bourgogne en 1525. Il regrette que les Suédois n'aient pas totalement réglé le sort des Alsaciens pendant la guerre de Trente Ans. Aujourd'hui je me demande pourquoi on s'interroge sur les mystères historiques de la purification ethnique... Ma première conclusion concerne, on s'en doute, la psychopathologie de mes professeurs d'Allemand, je précise bien : les miens. C'est frappant comme un coup de poing : ils sont tous fous. On dirait que la langue germanique les embarrasse, qu'il s'opère chez eux un travail de refoulement au détriment des boucs émissaires que représentent les habitants du bord du Rhin. On peut les comprendre : continuer d'enseigner la langue de l'occupant, et si encore les Allemands n'avaient été que des occupants ! Etre chargé de transmettre la langue des Nazis devait, pendant ces années d'après-guerre, être chose infaisable, tout simplement, au moins psychopathogène au plus haut point. Alors il existait un moyen de contourner le problème, du moins ici dans l'Est. La méthode consistait à mimer les grandes querelles rhénanes en les réduisant à leur dimensions régionales, ou ethniques. En Alsace, les autonomistes ne se gênent pas, aujourd'hui encore, pour manipuler cette notion d'ethnie, sans rigoler. La génération de la guerre ne pouvait, évidemment pas, se référer au dernier grand festin des guerriers souabes ou bavarois. Les Allemands l'avaient mise, elle-même, au pas Eins Zwei. D'où les ultimes possibilités de référence dans les 16 et 17 èmes siècles, car depuis, hélas, tout se passe en famille, du moins pour les gens de "l'intérieur". Car les historiens, spécialistes de l'incorporation de force, pendant la deuxième grande guerre, savent que tous les comptes sont loin d'être réglés. A Metz, les Malgré-Nous et leurs communicateurs ne chantent pas tout à fait les mêmes mélodies que ceux de Strasbourg ou de Colmar. Le point de vue des gens de Bourgogne diffère totalement de celui des Herren de Strasbourg ou de la Décapole. Il est vrai que le Duc de Bouillon était courtisan à Versailles, tandis que les Evêques de Strasbourg dépendaient de Spire et de Ratisbonne. Considérant de près ou de loin cette époque scolaire, mes différents maîtres de Lycée, de Collège ou d'Ecole Nationale Professionnelle, je suis formel : l'enseignement de la langue allemande dont j'ai bénéficié a été le dernier champ de bataille spirituel franco-allemand, bien au-delà de la guerre. Si mes professeurs de Mathématiques ou de Physique m'ont tous paru avoir fait leur deuil des grands deuils historiques, les pédagogues du germanique, même les Alsaciens, n'ont jamais pu se distancier. Valable pour ma génération, cet étrange retour de bâton n'a peut-être pas tout à fait cessé de faire sentir son efficace, sinon pourquoi les jeunes Alsaciens continueraient-ils, avec tant d'obstination rageuse, à préférer l'Anglais à la langue du voisin ? Plus étrange encore, nous le verrons beaucoup plus loin, pourquoi les Allemands eux-mêmes prennent-ils les Alsaciens pour les boucs émissaires de tous leurs échecs dans la coopération avec les Welsh ?

Mon renvoi de Saint Clément posait un sérieux problème à maman, même si mon succès au BEPC me mettait déjà à l'abri du chômage. A cette époque le Brevet ouvrait beaucoup de portes dans toutes les administrations, mais le pensionnat, fini. Or maman sentait venir la fin de son deuil et l'état de son commerce ne laissait pas entrevoir d'autre possibilité pour elle que de liquider et faire autre chose. Dont acte. Maman vend donc le fond de commerce, dont une part paternelle me reviendra dès ma majorité, et nous quitte pour la Côte d'Ivoire où l'attend sa sœur déjà richissime épouse d'un forestier dont nous reparlons plus loin. A Abidjan, elle entre dans le conseil d'administration d'EFACI et gère désormais la comptabilité complexe de cette société coloniale. Mon frère cadet mène grande vie à Paris tout en travaillant de ses mains comme il ne l'avait jamais fait et ne le refera plus jamais ; il ne posait pas de problème. Christian, le grand frère, finit par avoir le courage d'avouer qu'il ne portera jamais la soutane. Furieuse, maman brise son rêve de devenir pianiste, car Christian est déjà un grand artiste, derniers restes des volontés paternelles, il rêve de former un orchestre de Chambre avec le fils du boucher Paul Kuentz qui deviendra, lui, un Chef d'Orchestre de renommée mondiale. Christian sera donc chimiste, destin bien mulhousien, l'Ecole de chimie est un sous-produit historique de l'industrie textile qui avait fait de la ville le Manchester français dès le dix-huitième siècle. Christian restera donc à Mulhouse pour y terminer ses études en vivant dans un petit studio dont je serai pendant quelques temps le bénéficiaire occasionnel. Sa lâcheté face à la volonté de maman lui vaudra une fin tragique, ça devient la tonalité de base des destins de cette lignée. En attendant, il faut me caser. Dans ma vie chaotique, ce sera un épisode surréaliste mais aussi une grande expérience. Maman m'inscrit à toute une série de concours que je réussis tous, les uns après les autres. J'aurais même pu entrer à l'Ecole Supérieure des Porions des Mines de Potasse, pépinière de futurs fonctionnaires engraissés par tous les bouts, le patronal et le syndical. Mais puisque il faut choisir, je préfère encore l'Ecole d'Optique de Morez, l'une des trois grandes écoles d'où l'on sort opticien, c'est à dire à cette époque futur millionnaire assuré, au pire horloger, métier qui m'avait toujours fasciné et qui m'amuserait bien pendant quelques mois. De toute façon le but est de me trouver une pension, le lycée d'Abidjan n'a pas encore bonne presse, je ne sais même pas s'il existe déjà.

L'ENP de Morez, Ecole Nationale Professionnelle, est un bagne, mais pas dans le style jésuite. Ici on ne forme pas des futurs cadres, on ne forme pas des dirigeants, on enseigne des compétences précises qui donnent accès à des métiers rentables. Je n'ai appris que bien plus tard que les Jésuites de cette étrange cité jurassienne étaient …communistes. Les symboles résistent à tout, autant le Père Préfet de Saint Clément aime, que dis-je, idolâtre Mozart, autant le Censeur de l'ENP est pris d'une passion sans bornes pour Beethoven. Comme quoi il y a une logique esthétique dans toute idéologie, si tant est que Mozart représente pour moi le grand Epicure de la musique, cependant que Beethoven souffre comme Zénon ou Empédocle avant tout du destin de sa cité et de la tyrannie liberticide. Monsieur Paul ne souriait qu'en écoutant la Symphonie pour Piano, mais je n'aurais jamais deviné qu'il était membre du Parti Communiste comme la moitié de la ville. D'autant que l'idée de m'envoyer dans cet établissement si original provenait d'un cousin, déjà installé comme opticien en Lorraine et qui gagnait tellement d'argent que son principal problème était de le placer. L'avenir était dans la lunette, quant à moi je préférai la mécanique de précision, mais c'était surtout pour faire plaisir à ma mère, il fallait bien trouver une solution. Mon adolescence est une sorte de rêve éveillé où seul compte le présent. Je fais ce qu'on me demande mais je suis absent des enjeux réels et mes pensées sont ailleurs, se partageant entre mon amour toujours brûlant et les plaisirs que la société de consommation naissante commence à mettre à notre disposition. La jeunesse devient un marché, mais pour que ce marché puisse fonctionner il faut ouvrir les robinets du permissif et renoncer à donner la priorité aux valeurs classiques.

A Morez, le principe de réalité est encore bien vivant. Le quotidien marche à la sirène, comme à l'usine et les semaines comptent environ quarante-huit heures de cours dont la moitié en atelier. Tout le monde porte la blouse grise et chacun possède un casier pour ses pantoufles, sans lesquelles il ne pénètre pas dans la zone des dortoirs. Dans ma valise j'avais emporté mon Spaeth, gros manuel de latin, on ne savait jamais, et la suite prouvera que j'ai eu raison. De temps en temps je m'exerçais à faire une version et tâchais de garder en mémoire les déclinaisons que j'avais eu tant de mal à apprendre. A vrai dire la technique ne me déplaisait pas fondamentalement et je m'amusais beaucoup dans le travail de la matière et même dans le dessin industriel, discipline qui demandait beaucoup de soin et de concentration. Les derniers coups de tire-ligne étaient toujours une grande joie et j'avais plaisir à remplir le cartouche de mon nom, tracé avec l'exactitude d'un caractère d'impression. C'est à l'atelier, immense espace rempli de machines de toutes sortes, que je compris que je ne ferai pas long feu dans cette voie. Non pas que le travail manuel me déplût, j'aimais beaucoup le miracle du produit de la simple lime, trouver les angles parfaits et les surfaces géométriques à partir d'un simple bout de ferraille. Et que dire du plaisir que procurent les machines, de la simple perceuse à la fraiseuse et au tour, des outils qui pénétraient dans la matière, qui la façonnaient avec une exactitude fabuleuse, admirable alésage qui exige le centième de millimètre. Sans de telles expériences, je ne pense pas qu'il soit possible de saisir des principes comme la divisibilité infinie de la matière (si tant est qu'elle existe…), ou encore tout simplement son homogénéité. La pédagogie issue du rationalisme du Dix-Neuvième siècle a négligé cette dimension de la relation de la main avec la matière, on oubliait que depuis la haute Antiquité, tous les savants philosophes et autres, vivaient aussi dans l'expérience manuelle. Descartes lui-même passait plus de temps en expériences physiques ou physiologiques qu'en méditations abstraites, les interdits de l'Eglise ne l'empêchait pas de se livrer à des dissections clandestines, sans lesquelles il n'aurait jamais pu maîtriser comme il le fît, l'anatomie du corps humain.

Mais en même temps je faisais l'expérience du travail répétitif, gestuelle difficile qui affecte directement l'esprit en le vidant. Ceux qui n'ont jamais travaillé en usine ne peuvent pas savoir ce que signifie le mot aliénation. Non pas au sens marxiste du terme, qui n'est que l'ombre du sens profond, mais au sens ontologique : travailler dans le geste qui se répète de la main sur la matière, confier à ses mains tout le sens du temps présent, voilà ce qu'est l'aliénation. Le moi disparaît, ou plutôt il plonge dans une panique, une sorte de noyade ou d'éblouissement face à une réalité de plus en plus vide. C'est en limant une pièce de métal que je me suis demandé pour la première fois ce que je faisais là, quel rôle je jouais dans le décor de ma vie, quel sens avait gens et choses autour de moi. Dans mon enfance je m'étais étonné de l'infini du ciel et interrogé sur cette multitude qui s'offrait au regard, mais là, devant l'établi, ce n'était plus de l'étonnement, c'était une sorte d'angoisse blanche, sans douleur, sans rien d'agressif, seulement un sentiment d'évidemment de moi-même, je m'alésais moi-même. Parfois je m'arrête parce qu'il faut que je reprenne pied avec la réalité, je ne peux pas admettre qu'elle se résume à se frottement de ma lime et du fer, je ne peux pas admettre que ces aller et retour d'une matière sur une autre soit un mouvement qui me forme, moi, qui s'adresse à moi et me donne sens, quelle que soit l'utilité de l'objet qui devait sortir de mes mains. L'impasse de l'objectivité se dessine déjà là, dans l'inertie aux allures frénétiques de l'artisanat et de l'industrie, c'est bien là, dans l'industrie et donc dans le capitalisme que se sépare le Sujet et l'Objet, séparation qui n'est que le projet occulte de la métaphysique devenue théologie. C'est pourquoi Marx garde toute sa pertinence dans sa définition de l'aliénation qui est perte de soi, division intérieure entre l'essence qui se réfugie dans une auto-formation monstrueuse tantôt appelée âme, tantôt esprit ou encore intellect, en tout cas entité alien, autre dans le même. Parménide a bien tenté in extremis d'empêcher le fait d'entériner dans le langage une pareille monstruosité, ainsi que plus tard quelques sceptiques conséquents comme Epicure, Carneade ou Sextus Empiricus. Pour ne pas nous perdre dans la philosophie qui n'est pas notre objet (encore que ça ne veuille rien dire que de déclarer que ceci ou cela ne serait pas notre objet…), mais pour ne pas non plus laisser un sujet dans une sorte d'orphelinat injuste, il faut ajouter que les empiristes qui se réclament du scepticisme sont des menteurs car ils entérinent de fait l'aliénation ou la différence métaphysique. Il vaudrait mieux chercher du côté des mines d'or et d'argent que quelques uns de ces penseurs grecs exploitaient au mépris de la vie de milliers d'esclaves pour comprendre que l'horreur de ce fait patent pour tous les Grecs exigeaient une médiation sophistique, exigeait la sophistique pour faire passer ce que le Grec en tant que Grec ne pouvait pas admettre. Et basta avec tous ces discours sur l'esclavage et la citoyenneté : il n'a jamais existé de société plus souple que celle des Grecs pour interdire toute législation qui statueraient sur ce sujet comme nous le faisons aujourd'hui. Dans ce contexte il serait intéressant de méditer le statut spécial que les Anciens attribuaient à l'agriculture, car cette dernière n'échappe pas au questionnement que je viens de soulever ni au défaut propre au travail aliéné. Ce statut est simple à résumer : l'agriculture anoblit le citoyen au point qu'elle figure dans les conditions d'admission à la citoyenneté. Pour être un homme libre, il faut posséder de la terre et la cultiver, les dérogations sont difficiles à obtenir et coûtent très cher. Comparé à l'agriculture, l'artisanat, de quelque sorte qu'il soit, est méprisable et la plupart du temps réservé aux étrangers ou aux esclaves. Pourquoi ? C'est un mystère aussi épais que celui de la naissance de l'agriculture elle-même. On peut cependant émettre quelques hypothèses, en examinant de près la différence entre le produit de l'artisanat ou de la tecknè, et celui de la nature, le produit agricole. D'un côté nous avons un produit issu de l'art, c'est à dire de la connaissance la plus exacte possible, de plus en plus exacte, des objets de la physis (la Nature) et des lois qui régissent leur élaboration. Lorsque l'architecte construit une maison tout est planifié et il y a le moins de place possible pour l'aléatoire et la surprise, c'est à dire l'influence de forces étrangères au savoir et à la puissance humaine. Dans la production agricole c'est tout le contraire : chaque année on attend les décisions des dieux quant à la qualité et à la quantité des récoltes. Si l'on excepte le célèbre exemple de Thalès qui avait calculé des années à l'avance une éclipse fructueuse pour les oliviers et donc acheté tous les moulins à huile, faisant ainsi fortune grâce à sa science, les Anciens avaient une relation quasi religieuse avec le travail de la terre, religieuse et poétique au sens où aucune prévision technique n'était possible : le royaume des sentiments et des affects en général était mobilisé pour gérer l'activité fondamentale du citoyen : l'agriculture était une activité sacrée et de son caractère aléatoire dépendait aussi tout le questionnement ontologique propre à l'Antiquité. Lorsque au Vingtième Siècle Heidegger déclare que les fours d'Auschwitz sont la même chose que l'agriculture industrielle, il trace une ligne de délimitation définitive entre le monde grec et le nôtre, il pointe du doigt l'anéantissement de ce qu'on peut appeler l'hellénité et désigne directement la nature exacte du nihilisme, à savoir la destruction du poétique dans ce que les Grecs nomment la poiésis et que nous traduisons grossièrement par production. C'est là que se pose une question redoutable pour la conclusion que je tire plus haut en faveur de Marx, c'est que le travail ne se limite jamais, même dans l'industrie, à cette monotonie du temps vide, sinon l'auteur du Capital aurait totalement raison. Je veux dire par là que même là où le répétitif est le plus totalitaire, il y a un fond qualitatif subjectif : le temps n'est pas et ne peut jamais être le même pour tous ; conséquence inéluctable : on ne peut pas définir quelque chose comme du " temps de travail ", temps de travail pur, que l'on peut tarifer universellement. Ce fameux temps de travail est le piège dans lequel les soit-disant représentants du prolétariat se sont eux-mêmes enfermés et les logiciels du nouveau capitalisme s'en servent en retournant le temps de travail qualitativement, c'est à dire en jugeant, seconde par seconde, la qualité du travail fourni par un poste de travail. Ce sont les fameux logiciels SAP, d'origine allemande, comme par hasard, qui équipent désormais toute l'industrie, et même l'industrie culturelle comme les médias, par exemple. L'Allemagne est bien le lieu métaphysique où l'homme a été traité pour la première fois comme une matière première industrielle. Et le fait que cela se soit passé en une époque dite de " crise " ne change rien à l'affaire, car on voit bien que le processus se poursuit, et Marx pourrait peut-être bien se voir donner entièrement raison, malgré tout.

Me voici bien loin de moi. Or ce n'est pas si sûr, car la suite de ma biographie va tenter de dire à quel point le poétique et son absence sont ce qui me travaille et me dirige de près et de loin. L'une des caractéristiques de mon ethos, de mon comportement en général, sera le refus du technique en son essence, c'est à dire en ce que je viens de tenter de décrire. Lorsque des années plus tard je deviendrai journaliste, faute de trouver un autre métier honorable, je me distinguerai comme pionnier de l'écologie, et de la critique de ce qui se fait passer pour le vrai du souci écologique. En même temps que j'initierai les téléspectateurs alsaciens aux problèmes de l'écologie en tant qu'urgence nouvelle de leur existence, le m'attaquerai aussi à ceux qui tentent de s'en servir à des fins politiques. Il m'arrivera, quelle rigolade, d'être à la fois courtisé par les chasseurs et par ceux qu'on appelle déjà les Verts. L'expérience de Morez va s'avérer très féconde, car il n'est pas donné à tout le monde, hélas, de pénétrer aussi profondément dans la praxis technique, c'est à dire dans la relation purement technique avec la réalité, ce qu'on appelle pompeusement aujourd'hui l'environnement. Cette expérience me permettra de détecter tout de suite l'absence de la dimension poétique dans le souci des Verts et leur attachement paradoxal à la technique, en fait leur dépendance absolue de cela même qu'ils tentent de mettre en question. Mais tout cela est longuement analysé dans mes Antémémoires et fait partie, disons, du Moi théorique, entité qui n'est pas proprement notre sujet ici, encore qu'il soit bien difficile de distinguer le moi qui opine de celui qui est. Dans le chapitre qui va suivre, je vais conter une aventure qui a eu lieu pendant mon séjour à Morez. Elle montrera à la fois le côté aventureux de mon caractère, mais aussi déjà un souci d'observation et d'analyse, qui, bien que rétrospectif, fera la preuve que j'étais déjà passé du côté contemplatif de la vie, perdu que j'étais dans les forces qui étaient censées préparer mon avenir. A Morez, la seule évidence qui se précisait chaque jour un peu plus, était que je serai un généraliste de l'existence, de la vie, et que je refuserai certainement toujours de m'inscrire dans quelque geôle pratique ou théorique que ce soit. C'est pourquoi je quitterai forcément le technique pour un domaine qui resterait ouvert, à moins que je ne fasse encore pire, mais n'allons pas trop vite.