|
LES LOUPS
A Morez donc, J'ai 17 ans et je couche encore une fois, comme en 54 chez les Jésuites, dans un dortoir de quatre-vingt lits, je marche en rang par deux pour n'importe quoi, aller en classe, à l'atelier, chercher mes pantoufles avant d'entrer dans les communs, passer ma blouse grise ou mon bleu de travail, sortir et rentrer dans l'immense cour où, là, parfois, on nous oublie. Grand joueur de poker, je gagne dès le troisième jour de la rentrée une petite fortune au caïd de la cour de récré, j'arrache ainsi d'un coup un statut de pacha qui me mettra à l'abri de la violence carcérale de cet étrange établissement. C'est la guerre donc, coup fourrés nocturnes, sabotages en tout genre, immense désir d'en sortir à la première occasion. Fief de la gauche, Morez élevait le futur technicien français de la lunette, de la montre et de l'horloge à l'instar des pères jésuites. Seule consolation, la laïcité. Comme je le dis plus haut, je ne renierai pourtant jamais ce dur séjour de neuf mois, j'y ai puisé un lien avec la matière, celui de mes mains, ce lien qui manque tellement à l'esprit français. (répétition qui n'est qu'un reste de l'ancienne édition, mais elle résume assez bien la situation, nous n'y toucherons donc pas.)
Bref, Morez est dans le Jura, maman est aux colonies, l'occasion se présente. Personne en France pour me recevoir. Pâques. Karsenty et moi sommes les seuls pensionnaires sans famille en métropole. Lui vient de Casablanca, d'où il nous ramène l'essence de l'esprit pied-noir, une vitalité débordante, une audace sans limite et une capacité d'affection immédiate et chaleureuse qui en fait mon seul ami dans ce trou jurassien. Assez riches grâce à mes gains substantiels aux cartes et à la générosité de ma famille qui se sent coupable de me laisser ainsi seul si loin de tous, nous louons une chambre en ville, passons une nuit tranquille. Au matin je propose de prendre nos brosses à dents, direction Paris. But réel : le caveau de la Huchette, St Germain des Prés et tout ça, et tout ce parfum de jouissances reniflé dans les pages de ma Nausée de Sartre. Quel paradoxe ! Et ...Paris ! en tant que pied-noir du Maroc, Karsenty c'était Schewing-gum américain, disques de jazz et de rock'n roll, blue-jeans ! Il n'en fallait pas plus pour qu'il opine sans un mot. En route. Pas en autoroutes, bien sûr. Non, la route Genève-Paris, la nationale qui lambine depuis le col de la Faucille jusqu'à Dijon en passant par Dole et Auxonne. Après, ce sera Auxerre et des enfilades de patelins non contournés, le tout gris, vieux, à peine digne du nom de ville. La guerre, ici, ni vu ni connu, tas de cailloux intacts, fermes mille fois ravaudées depuis trois siècles, des Hôtels de Ville déjà atteints par la pollution, mais on le sait pas, on ne le voit pas, Malraux n'est pas encore ministre, on ne ravale pas encore.
Mais ça roule bien. Il n'y a personne sur les routes. Une auto toute les dix minutes, deuches paysannes qui ne s'arrêtent jamais, 4 CV qui ne peuvent pas s'arrêter, Peugeots qui veulent bien, pour trente kilomètres. Quelle galère. Mais ça roule très bien. Un Monsieur nous prend dans une belle Aronde toute neuve. 13O jusqu'à Lyon. Mais on va pas à Lyon ! Nous irons quand-même à Lyon, beau voyage, beaux virages hurlants, rigolade garantie sur des routes si peu fréquentées que la peur finit pas s'évanouir, une petite bouffe gentille et retour à Morez. Re-départ le lendemain, cette fois Dole d'une traite, nous lui plaisions au Monsieur, ah la jeunesse hardie et propre. Bref, on dort sous un porche, on snobe Orly et c'est Paris. Place d'Italie on descend. Un rond-point quelconque, beaucoup d'autos pour nous, au moins dix à la fois qui tournent autour, c'est le délire. Métro tout de suite, direction Denfert, je connais tout ça par cœur, tant m'avait marqué mon seul et unique séjour dans la capitale, deux ans plus tôt. Mon frère m'avait fait venir dans la capitale que je découvre en 1955 comme vous pouvez encore la contempler dans quelques films de cette époque, les Gabin et les Blier des navets devenus classiques comme les Tontons Flingueurs et autres pantalonnades. Mais le décor y est, un Paris gris et sale, pas encore de périphérique, mon frère prend toujours la Grande Ceinture, celle des fortifs, mais à l'Etoile, attention, il faut déjà savoir déboîter sans semer la pagaille dans le carrousel de Renault, de Citroën, de Simca ou de l'une ou l'autre Rolls-Royce qui nous rappelle qu'on est dans la plus belle ville du monde ! Qu'est-ce que ça doit être à New York ou à Tokyo ?
Pour la seule nuit prévue, un hôtel borgne rue Monsieur le Prince. Ce quartier n'a pas beaucoup changé depuis le dix-septième siècle. Arrive le soir, on se prépare pour aller voir Claude Luter et Sydney Bechet. Les chaussures ont souffert sur les routes poussiéreuses, que faire ? Karsenty trouve : crème Pento, brosse à dent, tapis de bain - vieux morceau de tenture récupéré en découpe libre - ça brille. Costard impeccable sur chemise couci-couça, col à angle droit sur cravate équilatérale, le nœud le plus compliqué à faire, mais quelle dextérité acquise au fil des années !
Oui, je sais faire les nœuds de cravate les plus compliqués et vous vous demandez ce que vient faire une telle remarque ici. C'est à la fois simple et contradictoire. Jusqu'à présent, jusqu'à mes Soixante - Quatre ans, du point de vue esthétique ma vie se divise en trois parties. Lorsque l'amour vint me visiter dans mon enfance, une obligation s'impose à moi : je dois être " chic ". Au yeux de mon aimée, je dois m'efforcer de ressembler aux hommes de son monde bourgeois, voire aristocratique. Je deviens donc d'une coquetterie sans pitié, et s'en est fini des vêtements de mes frères et de l'avarice de ma mère. La Communion Solennelle est l'occasion d'arracher au budget familial un costume dernier cri de couleur bleu pétrole. C'était un mini-scandale par rapport au classicisme de mes camarades qui héritent tous d'un costume noir coupé comme ceux de leur grand-père, le mien c'est presque un smoking. Il me vaudra un grand succès à mon arrivée à Saint Clément où la jeunesse de sang-bleu est encore vêtue à la dure, en culottes courtes et pull-overs épais et laids. Avec un tel ensemble, je me livre pieds et poings liés à l'esclavage de la chemise blanche impeccablement repassée - ce qui ne posera pas de problèmes tant que la bonne s'en chargera -, de la cravate pliée en triangle régulier (ce qui est passé de mode depuis longtemps), aux chaussures cirées avec soin etc.…sans parler de la coiffure qui consomme des centaines de tube de gomina destinés à fixer mes cheveux rebelles, ma blonde chevelure est malheureusement crucifiée d'épis malséants qu'il faut dompter coûte que coûte. D'où la présence de Pento, la gomina à la mode, dans mon petit baise-en-ville ramené de Morez. Je baisse d'un ton la voix pour vous avouer qu'à tout cela il faut ajouter le cauchemar de mon acné qui ravage mon visage sans pitié, il m'en reste encore des cicatrices tant il s'acharne. J'ai omis l'enfance qui ne compte pas dans la mesure où je ne suis pas maître de mon apparence. La deuxième époque esthétique commencera avec mon aventure grecque que je conterai tantôt et qui me projettera pour quarante ans dans l'esthétique blue-jean, en avant-garde dès la fin des années cinquante parallèlement au port de cheveux longs, apparence qui traversera même ma carrière de journaliste de télévision où régnaient encore les costumes-cravate, et ne prendra fin qu'au moment de mon départ du monde du travail, moment que je fêtais curieusement en recommençant à m'endimancher comme un plouc, ou presque, car je ne manque pas réellement de goût sinon d'argent. Je mourrai donc sans doute en costume trois pièces, étrange retour à l'âge classique, preuve de ma résignation mais aussi façon ironique de surprendre mon monde. Aujourd'hui il m'arrive souvent qu'on me prenne pour un ecclésiastique, c'est dire l'empire définitif qu'a pris le noir dans mes étoffes et les cols mao si difficiles à dénicher. Je vous livre cette peinture pour ce que de droit et d'analyse comme on pourrait dire. Pour moi, ce comportement reflète en tout cas, et à chaque changement, une volonté délibérée, précision que je donne afin que l'on ne confonde pas mon évolution avec une quelconque manie ou un quelconque désir de fantaisie. J'ai toujours eu la fantaisie en horreur, nous en reparlerons lorsque le moment arrivera où je me retrouverai dans une cour de caserne en 1961. L'esthétique jouera alors un grand rôle dans ma vie psychique pendant les quatre mois que j'y passerai. Le moment est peut-être aussi venu de faire une observation qui nous renvoie au titre de ce livre. Mon parcours esthétique n'a rien d'original, ou presque, il est seulement à chaque fois en décalage, c'est à dire en avance sur mes contemporains. Or, l'esthétique du noir, qui date du Grand Siècle où les Hollandais l'ont inventé à destination de leurs bourgeois s'est emparé de tous les intellectuels d'aujourd'hui et en particulier de ceux de la génération de Mai 68. Ma propre génération, celle du début de la guerre, la plus faible de toute la courbe démographique du vingtième siècle, la guerre 14 exceptée, appartient déjà à celle des retraités qui ont suivi le trend normal et s'habillent n'importe comment, pourvu que ce soit " correct " et ne rappelle en rien précisément ces générations d'enfants perdus que sont les soixante-huitards. Je me trouve donc en décalage avec tout le monde, cinq ans d'avance et cinq de retard. Mais le statut d'ecclésiastique me convient tout à fait, ce sont les hommes les plus méchants du monde et donc ils sont aussi intouchables et peuvent évoluer en paix partout où ils passent.
Retour à la virée parisienne. Karsenty et moi étions deux vrais Guy Bedos tel qu'on peut le voir dans Dragées au Poivre. Après, ça se complique. La cave de la rue de la Huchette est à moitié déserte. Sydney Bechet n'est pas là, ce soir, Claude Luter n'est pas en forme, les "nanas" ? pas de nanas. Le Coca nous coûte la moitié de nos économies. Hé ho ! Mélancolie. On est mal tombés, arrivés en pleine gueule de bois de la fête pascale, il ne restait qu'à filer, tâcher d'arriver le lendemain matin à Morez, on en rigolait tellement c'était impossible, la rentrée c'était à 7 heures du matin.
Bon, on y est arrivé. Il y a des miracles, la Frégate Renault toute neuve nous a pris Place d'Italie direct Morez ! C'est vrai. Le bon bourgeois allait à Genève et pensait très justement qu'avec nous deux et en l'absence totale d'autoroutes, il s'ennuierait moins. Prudent il nous convie au restaurant à Fontainebleau, ça lui permet de faire notre connaissance et de se rassurer au point de me confier les clefs pour conduire jusqu'à Auxerre. Dodo ensuite, avec réveil sur les hauteurs de Morteau. A sept heure tapante nous gravissons les centaines de marches de l'école sous le regard chafouin du surgé, pas encore convaincu que le coup de clé à molette de la nuit du 13 décembre, c'était pas nous, Karsenty et moi, ni la panne géante d'électricité causée par un court-circuit savant - on n'est pas pour rien dans un lycée technique - qui nous a épargné toute une matinée d'atelier.
Philosophie : Quelle France ! Un pays vide. Mort ou endormi. Des paysans qui découvrent la 2CV avec terreur, tas de ferraille gémissant dans les côtes, hoquetant dans les descentes. Quelques VRP en auto moyenne, vitesse mieux garantie que la sécurité et pannes courantes, quelques PDG , mais on ne les appelle pas encore comme ça, en Frégate et Vedette sièges parfum Balmain et moteurs nuls. Dans les champs, peu de tracteurs, mais c'est vrai, on est au début du printemps, tout est désert jusqu'à Morez. Et Paris. Une ville noire, pas faite pour les jeunes que nous étions. Nous étions des jeunes non-parisiens, l'un venant d'Alsace, colombages riants des collines chargées de vignes, l'autre de Casablanca, la ville blanche et chaude et vibrante. Non Paris c'était encore fait pour les cinéastes d'Hollywood qui avaient découvert la Tour Eiffel en 1944 et l'Hôtel Crillon avec le Mouton Cadet Rothschild. On pouvait tout filmer comme en studio, pour raconter des salades néo-romantiques sur les artistes maudits et les rencontres amoureuses américano-Van Goghiennes de Montparnasse. Et puis, bien entendu, pour les germanopratins, une faune qui n'était pas une vraie faune, mais encore et toujours depuis Louis , des familles de salonnards, visibles, pour certaines figures de proue, sur les écrans de cinéma, les Vian et les Vadim.
A propos, rien vu de cassé nulle part, ni en Bourgogne ni à Paris. Quelques cages à lapins entre Orly et place d'Italie, mais sinon rien de changé, telle qu'en elle-même la ville se découpait toujours Rive Droite / Gauche, arrondissements riches et pauvres, surtout pauvres, partout aussi, même chez les riches, des gens français pauvres côtoyant les dames Dior et les chaussures Bally. Les beaux immeubles n'étaient pas encore beaux. Toujours pas de Malraux. La richesse était cachée. Je me souviens de la rue Frémiet, près du métro Jasmin. Quartier hyper chic, immeubles cossus et concierges de luxe. Mais, une boucherie, une boulangerie, une petite épicerie, un petit monde dans cette rue qui fait cent mètres en impasse, au pied de la butte du 16ème arrondissement, une rue où habitait déjà Monsieur Maurice Couve de Murville, ancien haut-fonctionnaire à Wiesbaden sous Vichy, bientôt ministre des affaires étrangères du général De Gaulle. Les immeubles étaient noirs. Pour voir la moquette gris-bleue laine , il fallait entrer. Même les cages d'escalier étaient encore déjetées, sales, avec des plâtres qui fendillaient vers des ampoules approximatives. Dans les échoppes l'accent des faubourgs, encanaillement linguistique pour les bonnes des 6 et 7ème étages, entrée par derrière et colimaçon de service.
En Kabylie le canon gronde. La Casbah d'Alger est bouclée par les paras de Bigeard : un à chaque coin avec visée totale sur tous les mouvements, bien décalés pour pas se tirer dessus. Et puis tout d'un coup, vlan ! On est derrière nos machines, langue retroussée à lécher le cylindre qui pèle sous l'outil tranchant, le prof arrive : De Gaulle prend le pouvoir ! C'était trop pour lui, l'émotion le bouleverse, l'homme en blouse grise, mine et mains longues et sévères, tranquille dans l'explication des gestes, bien dans sa peau de chef d'atelier, est tout rouge. Il est aussi communiste. Il veut descendre tout de suite dans la rue. On est d'accord sans savoir pourquoi, mais c'est trop risqué. Le Directeur, lui n'est pas communiste. A midi, Monsieur Paul, le Censeur, vient au réfectoire, ce n'est pas un coup d'état, Morez reste calme, il ne se passe rien à Paris, ou presque. De toute façon tout le monde est consigné. La nuit venue, Karsenty et moi faisons le mur. Ca me sauvera de ce bagne, malgré un 11,5 de moyenne générale, je suis viré. Heureusement grâce à mon Spaeth, je n'aurai pas tellement de retard l'an prochain, en seconde A, à Kléber, Strasbourg.
En Algérie, la France mène donc sa Nième guerre coloniale. Dans les manuels classiques il n'y en a que deux : l'Indochine et l'Algérie. Et encore, il faudra des années pour que le "maintien de l'ordre" devienne une guerre comme les autres. Le Maroc et la Tunisie ne seront pas considérés comme des territoires en guerre. Or, il se mène depuis déjà une dizaine d'années, sans parler de tout le siècle qui précède, des petites guerres ici et là. Un village rasé dans le Nord de la Côte d'Ivoire, personne n'en parle, un cinéaste est là par hasard, René Vauthier, son film, Afrique 50, sera interdit au public, tout comme L'Age d'Or de Bunuel. Les révoltes sporadiques à la frontière ghanéenne ou dans le Sahara où l'on massacre le Touareg à vue, personne ne sait. Au Cameroun un parti marxiste, l'UPC, entame une guerre d'indépendance dans le plus grand silence. Tout ça avec la télé, qu'est-ce que ça aurait donné ? En attendant, les gens français font le dos rond, comme il y a encore à peine quinze ans, tout ça c'est l'affaire du gouvernement. Moi, j'ai dix-sept ans, je ne sais pas du tout où j'en suis, je ne pense pas à beaucoup plus loin que les semaines qui viennent, et encore !
Mais quand même ! l'Europe sort à peine de ses cendres. On évalue aujourd'hui à soixante millions le nombre d'êtres humains qui ont perdu la vie dans la catastrophe de 39-45. On ne parle même pas des millions d'hommes tronc et de handicapés psychiques qui vont encore traîner longtemps sur les chemins d'une existence détruite. En Allemagne, on vit évidemment cette réalité en son cœur, Hitler a quand même sacrifié plus de trois millions de ses concitoyens, plus une demi-douzaine de millions de Juifs. En France on est resté modestement en-dessous de trois cent mille morts. Ca fait, semble-t-il, toute la différence, une différence qui permet au gouvernement français de relancer la machine militaire dès la fin de la guerre. Vers 1947, il y aura bien, ici et là, même en Allemagne, quelques révoltes de la faim et quelques escadrons de gardes-mobiles lancés à l'assaut des mineurs du Nord. Un mauvais moment à passer et de quoi encourager le Général George Catlett Marshall à proposer son fameux plan : 12 milliards et demi de dollars cadeau pour seize pays européens. Combien Paris va-t-il palper ? on ne sait pas, ce sont des détails qui ne figureront que dans des documents laissés à l'histoire des historiens. Une chose est sûre, la plus grosse part de cet argent n'ira pas au développement économique. Il faut réarmer urgent : les colonies bougent partout, l'Indochine c'est plus important pour les gens français qui écoutent la R.T.F. que l'évolution du PNB ou la modernisation des usines. De toute façon il y a déjà quelques centaines de milliers de maghrébins qui rentabilisent des machines dépassées qu'on est allé rechercher en Allemagne pour se dédommager. Enfin, les polytechniciens dessinent la première centrale nucléaire de Marcoules, il faut la bombe, on modernise l'industrie d'armement, on trace l'avenir...
|
|