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NÉ QUELQUE PART


En juin 1958, Morez est déjà loin, je suis à Orly, je monte dans un superbe DC 7 de la TAI, une compagnie de luxe qui deviendra l'UAT puis tout simplement Air-France, direction Abidjan, 22 heures de vol avec escales à Bordeaux et Bamako, vol de nuit jusqu'au Soudan Français, aujourd'hui le Mali. Quelles sensations ! Quelle sensation tout court ! Enfin j'y suis ! Dans le tout nouvel aéroport, les gens français et étrangers ne pensent pas encore aux bombes cachées dans les paniers à papiers. Tout baigne, on se regarde entre gens qui prennent l'avion, vont planant des milles au-dessus des gens d'en-bas, pensent déjà aux trous d'air, aux sacs en papier pour canards à l'orange restitués au nom de l'aventure. Pantoufles à la marque de la compagnie et masques pour la nuit, les moteurs, à hélices, crachent encore des flammes émouvantes dans la nuit. Pas le temps d'avoir peur, les plats défilent, porcelaine et Château Margaud, même pas de trous d'air, pas encore de cinéma. Malgré le potin effrayant on dort, position couchée, couverture TAI, pardon plaid de laine d'Ecosse, doux, chaud, comme la vie. Bordeaux même pas senti, réveil à Bamako, les ventilateurs s'arrêtent, un fœhn mouillé s'engouffre dans la carlingue, l'Afrique moisie déjà là, parfum plus vrai que Jules Verne, plus délicieux que tout, à mon nez dévoré de curiosité.

Les petits aérateurs ronflent à nouveau. Ouf. Le quadrimoteur re-décolle longuement, ça n'en finit pas, en fin de piste on rase quelques baobabs, mais personne ne fait attention. A côté de moi un nouveau passager, Africain, noir tout sourire. Dommage que je ne me souvienne pas de son nom. Il est médecin, originaire du Dahomey, rentre à Cotonou, je suis un enfant des gens-colons et je vais chez ma maman à Abidjan. La France, ses études toutes fraîches, quelle vie passionnante, quel homme passionnant, je ne vois pas le temps passer, ni les verres de champagne, j'écoute cet homme éclatant de bonheur, il m'écoute, je me demande bien ce que j'avais à dire, cinq heures plus tard nous sommes amis, le DC7 amorce sa descente sur Abidjan, la chaleur moisie, encore plus mouillée et plus épaisse, l'euphorie est totale. Maman est déjà là, avant la douane, avec ma tante et ma cousine. En retrait, un négrillon en short kaki. Mon Dahoméen et moi presque en petite foulée, les mines des trois femmes se décomposent, je présente mon nouvel ami, les sourires jaunissent au vert et la main tendue du pauvre médecin tombe dans le vide. On m'arrache, mes yeux restent en arrière, vers l'ami qui s'éloigne . Mes femmes coloniales ont de la chance, le docteur n'est qu'en transit et la choucroute est bien dans mes bagages.

Je n'ai rien compris. La Buick nous attend dehors, dans la chaleur de plus en plus chaude, le silence de plus en plus silencieux. La France n'existe plus depuis longtemps lorsque l'auto s'arrête. Passage au Froid Industriel, supermarché pour gens coloniaux, Johnny Walker et Perrier, les caisses de bouteilles vides sortent du coffre et j'esquisse un geste pour aider le négrillon. Stop, tu restes là. Ce n'est pas ton affaire. Je ne comprends toujours pas, regarde ma mère qui détourne les yeux, l'air pince de plus en plus, tout le monde pince, le négrillon revient chargé comme un baudet, je me pince. Rien, je ne comprends rien. Il ne reste plus qu'à m'enfoncer dans les sièges flottants de la Buick et regarder les rues de la ville, enfin s'il s'agit d'une ville, car le quartier que nous traversons, Treicheville si je me souviens bien, c'est plutôt des boîtes d'allumettes de torchis et des bidons et des gens africains à moitié nus, shorts à trous béants loin au-dessus de sandales en pneus, loin en-dessous de bouches tout sourire. De nouveau je comprends la vie, ce qui m'arrive, l'oubli va vite, le malaise de l'aéroport passe vite, de toute façon je n'avais rien compris et je vais mettre encore très longtemps à comprendre. Idiotie naturelle que le clan ne me pardonnera jamais.

Pas assez clair : je ne comprends rien : je ne comprends pas que ma famille est raciste jusqu'à la moelle et qu'il n'est pas question de serrer la main d'un " banania " fût-il médecin voire s'appeler Senghor. Mais n'exagérons rien, quelques jours seulement après ces menus incidents " nous " sommes invités à un foutou géant - menu typique de l'Afrique Occidentale Française - par l'encore Maire d'Abidjan et pas encore Président de la République de Côte d'Ivoire, Felix Houphouet Boigny. La famille prépare le futur immédiat mitonné par le référendum du Général De Gaulle créant la Communauté Franco-Africaine et les intérêts en jeu sont immenses : droits de concession, nouveau système fiscal et peut-être la perspective de devoir faire entrer un black dans le Conseil d'Administration ! Mais le Félix en question est d'une touchante sollicitude pour tonton Jacques et son immense entreprise de prédation forestière. Il n'oublie pas que ce sont ces entreprises qui à elles seules créent toute l'infrastructure routière du pays et il compte bien trouver à en tirer encore davantage, comme par exemple les obliger à reconvertir en plantations les zones forestières ravagées. Mais moi, je ne comprends rien ! Bien sûr on ne me parle que par allusion, langage auquel je suis totalement sourd et il faudra des mois et des années de méditation rétrospectives pour refaire le puzzle de ce qui m'était arrivé pendant ces quelques mois en Côte d'Ivoire. Au final tonton me classera dans la catégorie des " petits blancs ", ces humanistes même pas reconnus par les Africains eux-mêmes qui ne " demandent qu'une seule chose, dit-on là-bas, la chicotte ", ce qui facilitera mon retour en métropole et les efforts consentis pour me permettre de reprendre des études littéraires.

Le clan habite sur les hauteurs. Tout près de la gendarmerie. Mais c'est plus la ville, c'est une campagne de parcs et d'arbres à toute sorte de fleurs et de fruits, un chiendent épais enserre une villa-château ultramoderne, murs à clostrats, sortes de parpaings joliment évidés, la façade est un filet de pleins et de vides, il faut voir ça comme ça jette, seules les chambres sont climatisées, les murs pleins donnent derrière, devant on mange sur terrasse, deux négrillons par personne, les boys, ah ce mot ! Les gens français mènent grande vie en Afrique, les négrillons ont des yeux nerveux, les pupilles roulent sans cesse d'un bord à l'autre, Tiémoko est leur chef, un nègre paisible, masque fermé, ombre de ma tante. Il a toujours l'air de ramasser quelque chose dans le passage de sa maîtresse. Pas fier, il arbore un vaste tablier blanc, il fait la cuisine, enfin disons qu'il exécute les plats budgétisés, théorisés et goûtés à chaque phase par sa déesse blanche. Tiémoko ne rigole jamais. Au plus il étire ses lèvres à l'horizontale sans déformer ses joues, et encore seulement dans les moments où il importe de rire. Pour en finir, quelque dix ans plus tard, il se tirera une cartouche de chevrotine dans la bouche, là-bas en France, dans le château de Sologne où il continuait d'être le fantôme des maîtres du clan. Sombre destin, Tiémoko avait voulu jouer le jeu des blancs, sombre préfiguration du destin de tout son continent.

Très vite on m'envoie en brousse. Trop idiot, trop copain-copain avec les négrillons, cinq cents francs CFA de pourboire il lui a donné pour aller chercher des Gitanes ! Cinq cents francs : dix jours de salaires d'un tombeur de makoré ou d'aboudikrou, la seule catégorie de nègres qui existe, les bûcherons de la grande forêt, encore à la hache, bille après bille, direction New-York ou Brême. Johnny veut une chambre à coucher en acajou... peinte en blanc. Les derniers géants tombent en hurlant, les bulldozers et les passe-partout font le reste, les tronçonneuses vont arriver, on les attend. En 1989, on calcule que les gens français coloniaux et néo-coloniaux ont tondu neuf des douze millions d'hectares de forêts primitives de la Côte d'Ivoire. Moi, je n'ose même pas imaginer ce qui reste à voir au bord de la route Abidjan-Bouaké. Le cacao et le café ne remplacent pas bien, les cours n'arrêtent pas de s'effondrer. En attendant, l'argent coule des banques américaines et allemandes vers Paris, puis vers la Suisse. Mais tout ça, j'en sais rien, moi, l'idiot de la famille. Sur mon chantier, à quatre cents kilomètres de la capitale, j'existe trois mois de vie flamboyante. D'un côté une poignée de blancs plus sauvages que des héros de Western, fusil dans la main droite, whisky dans la gauche. De l'autre, une marée de tendresse sans bornes, des bouches et des regards-sourire, des femmes accroupies pas du tout rimbaldiennes, elles touillent seulement des sauces éternelles où viennent s'ajouter, chaque jour, les poissons séchés, ration d'entreprise plus le riz. Les fillettes de sept ou huit ans rapportent, sur leur tête, des seaux de vingt litres d'eau du marigot, en souriant très fort, comme les petits boys, ah ce mot ! Bûcherons ou scieurs, ils viennent presque tous de Haute-Volta, beaucoup moins chers que les Ivoiriens trop fiers et trop riches de leur or qu'on va voir fondre, au fil des années, dans les taxi-brousse mille-kilo Renault. Bété et Baoulé ou Agni ne fourniront que les boys et les femmes-secrétaires aux blancs qui commandent dans la forêt. Est-il nécessaire de préciser ce qu'implique le titre de " secrétaire " pour une jeune négresse destinée à laver le linge du toubab et garnir son lit ? Et en plus le tarif est modeste, cinq bouteilles de whisky pour une année de jeune vierge, renouvelable. Ah, les gens français !

Ce que je fais dans ce décor ? Difficile à dire. Tonton Jacques avait retenu de mon séjour à Morez que je savais faire tourner des machines. Par conséquent il me fit construire une case près du grand centre mécanique des chantiers forestiers, là où on dépannait les bull-dozers et les camions. On comptait donc vaguement sur moi pour bricoler des pièces de rechange difficiles à faire venir rapidement des Etats-Unis ou d'Allemagne, car tout le parc mécanique est germano-américain. Même l'outillage français ne s'adapte que pour les tracteurs Renault, les tire-bille, reconnus comme les meilleurs dans leur catégorie mais avec un grave défaut dû à la mauvaise qualité de l'acier français, les boulons de cisaillement qui prennent toute la charge cassent les uns après les autres ; je bricole des boulons, mais je fais surtout une cuisine de rêve pour les cow-boys blancs qui n'ont jamais aussi bien mangé de tout leur séjour en forêt. C'était les cours de cuisine de maman, lorsqu'elle tenait le magasin toute seule, elle me donnait des ordres et j'officiais sur la gazinière. Je fis assez rapidement la conquête de ces demi-aventuriers qui n'oubliaient jamais que j'étais le neveu du grand patron et je dus subir le baptême de la brousse, épreuve faite de quantités astronomiques de whisky, d'un passage dans un bordel de brousse où on me jeta ivre mort à côté d'une négresse dont mon pénis ne voulut à aucun moment, tant il était gorgé d'alcool. Sur le minuscule sentier qui conduisait à ce village perdu, je croise une très vieille femme, cassée en deux par un fardeau fait de bois sec et dont les seins pendaient parallèlement presque jusqu'à terre. Elle s'arrête, je maîtrise un instant mon vertige alcoolique et la contemple me sourire de toute sa bouche vide de dents. Brusquement elle prend l'un de ses seins dans sa main et me le tend comme pour me signifier sans aucun doute que j'étais encore un enfant. La troupe s'esclaffe et me bouscule vers la suite des réjouissances. Ils ont même tenté de me faire parvenir une " secrétaire ", mais par manque de chance, le chauffeur qui ramène la splendide créature se fait pincer par tonton sur la route d'Abidjan. Elle ne restera qu'une nuit au chantier, et encore, pas dans mon lit. Tonton fera mieux, il va soudoyer l'un des cow-boys pour me défier dans un combat singulier, histoire de tester mon courage physique. Apparemment je ne suis pas courageux, car je refuse. Mais comme mon honneur est en jeu, je disparais en brousse, je marche pendant des heures, rencontrant ici et là quelques traces toutes chaudes d'éléphants. Le soir approchant, je fais demi-tour, retrouve par miracle la piste principale, évite de justesse une attaque en piqué d'un énorme épervier, au loin les cow-boys lancent des appels au clairon et tout finit par une cuite générale destinée à noyer le malentendu, ils ont eu plus peur que moi.

Les seuls gens français vraiment riches vivent à Abidjan. Le chef de mon clan gagne en 1957, sous forme de salaire mensuel seulement, trois cent cinquante mille francs CFA, c'est à dire sept cent mille francs français, environ cinq fois le salaire d'un ingénieur , à l'époque. Profits de son entreprise non compris ni le salaire des autres membres du clan. Faramineux. Banque Indo-Suez, les Giscards et toute cette future droite libérale est là, dans les colonies, à ramasser, sans se baisser, juste en cassant du nègre de temps en temps, je l'ai vu de mes yeux, je le jure. Des milliards de dollars, dont le pays, la France, ne verra que des broutilles. De temps en temps un grondement de tam-tam, une grève de chauffeurs de grumiers vite écrasée, les billes flottent sur le Bandama, s'entassent dans le port d'Abidjan, les mètre-cubes remplissent les cales des Chargeurs Réunis , de Freyssinet ou encore du vicomte de la société havraise Delmas-Vieljeux. Tout cela aujourd'hui s'appelle Vincent Boloré, c'est plus clair ? Les ports français vivent alors la grande vie, la CGT tire un max de son monopole de la traite des dockers. Ca va avec la traite des nègres et des ouvriers de chez Renault, Citroën, Peugeot et autres, ou tu cotises ou tu vires, l'aristocratie syndicale publiera sans broncher les communiqués de l'Information Française, les ouvriers du Livre linotypent aussi bien l'Aurore que l'Humanité, le plomb qui coule n'a pas d'odeurs mais les salaires sont bons, les plus élevés du monde ouvrier français. Voir la revue " Socialisme ou Barbarie " de Philippe Guillaume et Paul Cardan.

Je sais que je me suicide politiquement en balançant tout ça comme ça sur le papier, politiquement, syndicalement et socialement. Mais l'une des caractéristiques de mon existence " sociale " est que je suis suicidé de tout manière. J'ai une manière de regarder les choses et les gens qui font qu'ils finissent tous par se détourner de moi et de me laisser moisir dans mon coin. C'était déjà comme ça dans la cour du collège, ça finira toujours de la même manière. Je ne peux pas accepter la moindre allégeance, voilà mon grand défaut, il y a dans mes regards et dans mes discours des exigences de vertu qui ne passent pas la rampe. En Mai 68 je n'épargne pas plus les syndicats que les petits cons des Jeunesses gaullistes qui viennent jeter leur pavé symbolique dans les vitres de la fac de Lettres de Strasbourg. Et la haine des syndicats est, si c'est possible, encore plus cruelle et haineuse que celle des bourgeois de droite : elle se croit légitime, comme Staline se pensait légitime, comme Hitler se pensait légitime etc…Ma carrière - si on peut appeler ça une carrière - à France3 est un exemple d'ostracisme interne : on ne peut pas te virer, mais tu vas en baver et tu ne bougeras pas d'un pouce vers le haut, promotion nix, rien. Oh je ne suis pas tout à fait seul, je me souviens de Jacques Poulain, un Chef-Monteur. Il avait plus de trente ans de carrière, mais dans ses débuts il avait cru pouvoir s'opposer à quelques journalistes ripoux qui travaillaient aux ordres. Ca se passait à Djibouti dans les années Soixante : Jacques restera Chef-Monteur jusque dans les années 90 sans une seule augmentation de salaire, sans promotion, comme il était entré dans la maison tout au début. Mais il enfilait procès sur procès et gagnait à chaque fois. Alors à Paris on ne pouvait rien faire d'autre que de stériliser sa carrière une fois pour toute. C'est ce que j'appelle l'ostracisme interne. Comme moi, il avait commencé en prenant sa carte à la CGT, mais comme moi il a vite compris que dans l'audiovisuel, le syndicalisme ce n'est rien d'autre que le seul ascenseur de carrière possible. Hors des syndicats tu es un homme mort. Cela dit, tout cela paraît très caricatural, un peu irréel. La réalité globale n'a rien à foutre de quelques destins singuliers et il faut prendre du recul par rapport à tout tentation de manichéisme. Le dur c'est de s'accepter comme on est, une pièce qui a sa valeur dans le jeu, comme tout le reste. Pas question de se poser en juge, style stalinien même si on a le droit de se défouler de temps en temps comme dans ce récit. Regardez les fripouilles qui défilent à la télé tous les jours, vous savez que ce sont des fripouilles, oh pas tous très méchants, mais quand-même ripoux, à la merci du premier chèque venu, comme nombre de mes anciens collègues de l'audiovisuel. Hé bien ces fripouilles, vous allez quand-même voter pour elles, parce que c'est comme ça, que la fripouillerie ça va avec la démocratie (telle qu'elle est approximativement définie par les politologues eux-mêmes ripoux jusqu'à la moelle). Non, ce que je veux dire, c'est qu'étant d'un autre monde, je n'ai pas à juger celui-là, et je n'ai pas le goût pour juger. Les originaux, les avant-gardistes, les héros, les saints et tout ça, ce sont des pauvres types qui ne font pas la vie, ils la subissent. Et je reconnais que je fais partie de ces gens qui subissent la vie, même si de temps en temps ils prennent certaines contreparties marrantes et surtout même s'ils sont, en définitive, les vrais propriétaires de ce monde, les vrais jouisseurs de cet univers que ne découvrent que les regards purs. Ceux qui ont la chance d'arriver jusqu'à un certain âge deviennent des sages et atteignent des positions qu'on peut qualifier d'heureuses. Le message des Démocrite, des Epicure ou des Carnéade est simple, il dit simplement qu'il faut chercher ce bonheur-là, celui qui n'a jamais joui d'avoir jugé, tranché, prétendu à la vérité et agit sur les autres et sur la réalité parce qu'ils pensaient en détenir le droit. Depuis Platon, la vérité est devenue affaire de discours, aveu qu'il n'hésite pas à faire dans son Sophiste, mais peu importe, l'affaire est dans le sac : la vérité sera emprisonnée dans le langage, et la parole du puissant passera donc toujours pour la vérité. Le plus machiavélique de tous nos princes aura été Louis le Grand, qui s'entoure dès son adolescence des plus talentueux beaux parleurs de son époque. Cela dit, la réalité reste la réalité, et les mythes actuels n'ont pas de privilège particulier par rapport aux anciens. Prenez De Gaulle, c'est un mythe, mais c'est surtout un homme rusé qui pétrit la réalité dont il a hérité grâce aux choix habiles qu'il a su faire dans les moments où il fallait les faire. De Gaulle n'est ni un Solon ni un Périclès, c'est un hiérarque qui collait bien avec le morceau d'histoire qui lui était offert. Une petite remarque quand-même à ce sujet : ce qui s'est passé en 1939-1940 me rappelle Mai 68, dans le sens où régnaient à la fois le bordel le plus complet, mais où en même temps il subsistait une structure démocratique qui permettait à un petit sous-secrétaire d'état comme De Gaulle de s'emparer officiellement d'un avion pour fuir, pour déserter !!! Il jouait sur tous les tableaux, la trahison des institutions qui avaient décidé de donner le pouvoir à Pétain et son statut que le désordre ambiant n'avait pas eu le temps de modifier de façon à le paralyser et lui enlever toute possibilité d'autonomie. En Mai 68 c'était pareil, on a occupé les facs pendant des semaines en dépit de l'ordre républicain, mais parce que le même ordre républicain nous mettaient à l'abri des forces de police qui n'avaient pas le droit d'entrer dans les facs. De Gaulle a fait exactement comme nous, il s'est servi des acquis de la démocratie pour contrer le fascisme qui s'installait en France depuis quelques lustres, mais aussi pour prendre le pouvoir. En Mai 68, le même De Gaulle voulut franchir le Rubicond et faire tirer sur les étudiants pour rétablir l'empire césarien qu'il avait construit, il avait oublié le principe dont il s'était servi quelque trente ans plus tôt, oublié de tenir compte de la réalité républicaine qui avait trop profondément structuré le nouveau monde de l'après-guerre. Ses propres amis refusèrent de le suivre avec raison, car derrière un massacre d'étudiants on aurait assisté à une véritable révolution.

Pour en revenir à Tiémoko, songeons à ce vaste Empire tombé entre les mains du général De Gaulle. Des millions d'hectares de bananes, d'arachides-huile-Lesieur, de cacao-café Banania gratuit ou presque, de caoutchouc et de Palme, de pétrole jaillissant du côté d'Hassi-Messaoud, tout près de là où les gens français faisaient déjà péter leur bombinette, Reggane, vous vous souvenez ? et les phosphates du Maroc et l'Uranium du Niger, et la bauxite de Guinée. Celle-là causera quelques aigreurs d'estomac au grand timonier de la Résistance, ces salauds de Guinéens ne veulent rien savoir de la "Communauté" franco-africaine, ils disent NON au référendum. Les neiges du Fouta-Djalon seront à cent pour cent nègres. Mais ils vont payer, cher, cette trahison d'amour, Sékou-Touré deviendra Sékou-Touré, comme ce délicat docteur haïtien est devenu papa-doc, misère dictant la loi à un peuple qui avait acheté, très cher, son indépendance sous Napoléon et fait le dernier versement à Paris en 1938, au Palais de l'Elysée, entre les mains de ce même général qui était déjà membre du gouvernement. Qu'on songe à ces peuples d'AOF et d'AEF pour comprendre comment la France d'après-guerre a pu éponger si vite son lourd passif moral. Les gens de mon clan ont toujours eu la conscience aussi tranquille que les milliers de Français qui acclamaient Pétain à Lyon, Toulouse ou Paris. Le Maréchal l'avait d'ailleurs prophétisé, qui s'était empressé de choyer l'Empire, c'est à dire les colons, d'exalter la mission de civilisation de la France, en millions de tonnes de coton et de riz de Cochinchine. Nous prononcions alors coquinchine, c'était bien vu.

Quelle chance pour les gens allemands, d'avoir tout perdu en Afrique. Après 1918, plus de Kamerun, plus de Süd-West Afrika, plus de Tanganyika ou de Togo, sans parler de Canton, Chan-Toung et quelques perles du Pacifique, toutes les ambitions du Kronprinz devenu Guillaume II dans le Lac Nyassa, sous les canonnières britanniques. Et tant mieux, fini le rêve colonial. Plus de colonies, plus de café, de bananes etc.. Donc, on fait de l'acier et des autos, et des autoroutes et on prépare les supermarchés et on construit les usines dont on a rêvé, là-bas, sur le front de l'Est. Dans les congères sous barbelés on se disait ne rien comprendre, ni pourquoi on était là, ni pourquoi on ne transformerait pas, si on s'en tire, toute cette machinerie de guerre en biens de consommation. Dont acte, avant même de s'assurer d'une assiette pleine et juteuse ou d'une maison décente. Bien vu, " Heimat ", l'histoire du self-made man opticien. De la caméra au service de Goebbels à l'industrie optique allemande, la vision un peu tordue passait par les bons verres. Réfraction cartésienne à souhait, sans état d'âme, sans états d'âme. Pas d'âme, pas d'état d'âme, une certaine réussite historique du nazisme. Cachée. Bien cachée. Mais, est-il besoin de cacher l'absence ? N'empêche, en 1958 Paris danse. Dans les mémoires d'avant-guerre, ce sont les bananes de Joséphine Baker qui continuent de s'agiter à hauteur de ceinture. Tout juste niveau nombril, sujet d'élection du roman franco-proustien. Malgré le pire. Malgré le crépitement des mitrailleuses dans les Aurès. Philippe, mon frère selon l'état civil, filmait, du côté de Khenchela, le fauchage des troupeaux de moutons et de dromadaires, pendant l'opération Pierres Précieuses. Du zonage, on faisait, ou plutôt du dézonage : par blocs de cinq kilomètre sur cinq on faisait le vide pour empêcher toute survie possible pour la "rébellion" . C'est ainsi que la France a gagné militairement la guerre politiquement perdue, d'Algérie. Au fond, depuis l'esprit Vauban, la technique du pré-carré à géométrie cartésienne, rien n'avait changé dans le génie stratégique de nos culottes de peau. Comme le préconisait le constructeur de forteresses, il fallait éliminer la possibilité même des batailles, c'était la dissuasion avant la lettre, à peine troublée par l'impuissance réitérée de la ligne Maginot. On ne se refait pas.

Et la France ne se refait pas. Vers 196O le taux de rentabilité de son industrie, malgré le Plan Marshall et la CECA, est de trente-sept fois inférieur à celui de l'industrie..allemande. Les usines déjà vieilles avant la guerre, n'en peuvent plus. Au début de ma carrière française de journaliste, en 1979, il m'arrive de "couvrir" un conflit social dans des usines dont les derniers investissements remontent à vingt-cinq ans. Le personnel est à cent pour cent immigré. Car ce qui sauve notre PNB, ce n'est pas seulement l'Empire encore fructueux pour certaines industries, dont celle de l'énergie atomique, grâce à la pechblende nigérienne. Ce qui permet aux gens français d'exporter encore certaines productions, ce sont les travailleurs immigrés, vieux secret des puissances coloniales. En 1993, l'Office National de l'Immigration n'a pas bonne presse, il ne figure même pas dans le Quid 94. Pourtant, quel brillant passé ! Quelle organisation ! Il ne doit guère exister de village sénégalais ou maghrébin qui n'eût à connaître de cette administration de recruteurs de bras exotiques. Une bonne visite médicale, une signature, bon pour la fonderie Schmitt à Sarreguemines ou la Société Alsacienne de Construction Mécanique à Mulhouse, ghetto garanti aux portes même de l'usine, quartier Haut- les-Mains, disait-on chez moi. Oh ce n'est pas une innovation d'après-guerre, loin de là. Déjà au dix-neuvième siècle il faut faire venir des Italiens, des..Allemands ou des Polonais pour freiner l'exode rural, destructeur, non de beaux paysages ou de bonnes récoltes, mais de bons bulletins de vote paysan, bien bonapartiste, bien à droite. Combien de charretées de destins brûlés pour construire nos actuelles collectivités locales RPR-UDF ? Belle réussite politique, en vérité. Elle dure bien au-delà du moment où la conjoncture a réduit le monde paysan à sa plus simple expression, bien au-delà de Le Pen et de sa xénophobie de Tartuffe. La belle France aura su se servir de son Empire. En 1914, les Allemands ne sont que des Prussiens, des Bavarois, des Hessois , des Badois ou encore des Tyroliens, chacun muni de son Prince ou de son Archiduc. Il n'y a pas, à l'Est du front, des régiments de Spahis tunisiens, algériens ou marocains, ni de fantassins sénégalais, foudres de guerre et chair à canon. En 1945, lorsque s'éteignent les derniers feux de la passion guerrière européenne, la chair à canon exotique passe au SMIC, arme tellement absolue alors dans la conjoncture économique, que Bonn doit envoyer des émissaires à Ankara, Athènes et Belgrade pour se faire des contingents de Gastarbeiter, littéralement : des hôtes-travailleurs.

Ah ! j'oubliais : les immigrés c'est la compression des salaires français. En 1993, malgré les Gastarbeiter, trop tard venus, un salaire de sidérurgiste chez Thyssen, à 35 heures hebdomadaires, approche les Vingt mille francs. Vous avez vu ça en France ? Moi oui, dans un laminoir près de Sedan, l'emboutisseur de bielles sorties de la coulée - 1200 degrés sous le nez - travaillait à la pièce 62 heures par semaine. Il pouvait "monter" jusqu'à dix-sept mille francs... Aristocratie ouvrière ! La retraite à quarante ans, les poumons un peu brûlés, les oreilles bouchées. Aristocratie. Les aristocrates de ma famille, eux, ont décidé. Polo dégage, pas doué pour la colonie ; retour en métropole. Maman a fait donner toutes ses relations alsaciennes pour que l'Académie accepte mon retour dans le secondaire. Direction Strasbourg, pensionnat du Lycée Kléber, à peine sorti de terre, ultramoderne, les profs sont à cheval sur deux générations et l'esprit qui règne dans cette usine me convient. Je suis décidé à gagner la chance qui m'est offerte de ne pas retourner dans le manuel et je me concentre sur le travail scolaire. En fait, sans le drame paternel et sans la banqueroute de ma mère, je serais sans doute médecin ou avocat à l'heure qu'il est, je n'avais rien d'extraordinaire en soi, mais tout se liguait pour m'exclure de l'ordinaire. Même à Kléber il était trop tard. Il fallait que je fasse autrement, plus que les autres, mieux, il fallait que je sois différent. J'ai donc préparé en douce et avec l'aide de quelques profs particuliers payés par maman le Premier Bac, décidé à le passer à l'issu de la seconde que j'étais en train de redoubler. Banco, en Juin je suis admis en Terminale. Un erreur que je regrette encore aujourd'hui, mais le train était lancé, je ne pouvais plus l'arrêter.