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HANS IM SCHNOCKALOCH


Octobre 1958 : Pendant que je m'installe comme pensionnaire au Lycée Kléber flambant neuf, le Traité de Luxembourg fixe à Strasbourg le Parlement Européen. C'est la cerise posée délicatement sur une pâtisserie compliquée dont la pâte est pétrie activement depuis 1947, une année riche en événements aujourd'hui négligés. Pourtant, depuis cette date, les mitrons n'ont jamais cessé de malaxer, de battre et de cuire. 1993 s'est terminé par l'une de ces nouvelles pièces montées qui a occupé les média sans que l'on saisisse bien de quoi il retourne, le GATT N°3. En 1947 donc, alors que famines et grèves sanglantes ravagent la France et l'Allemagne, l'Amérique lance deux boules dans le jeu de quilles d'après-guerre : le GATT (General Agreement on Tariff and Trade - Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce), et le fameux Plan Marshall. Dans le même temps, Washington met en place toute une diplomatie parallèle. Elle met le paquet : tous les services et mêmes les fameuses Fondations (De Ford à Carnegie) se lancent à l'assaut du vieux continent. Objectif ahurissant en termes de Realpolitik : encourager la création de l'Europe, certains diront : la mettre sous contrôle. Il serait difficile, voire impossible de faire un bilan chiffré des millions de dollars dépensés pour "encourager la prise de conscience européenne", à travers les organisations de Jeunesse, les Associations d'Intellectuels et, mais oui, la création du Conseil de l'Europe. Monsieur Cassin, auquel les Droits de l'Homme doivent une si fière chandelle, n'avait presque que les dollars du Milliardaire américain Hammer pour monter son Institut. En Bénélux, Italie et en Allemagne, Les Etats-Unis donnent libre cours à leur parrainage plein de sollicitude. Tout le monde est sûr que cette OPA lancée sur l'Europe n'a d'autre but que d'éviter la constitution d'une Europe communiste. Une OPA qui coûte cher. Il faut acheter l'Allemagne sur pied, telle quelle, l'Italie et le Japon en prime. Vendu. Il y a des nations rétives, comme la France avec sa moitié communiste et l'autre gaulliste, c'est à dire guère plus avenante, Charles de Gaulle n'est pas près d'oublier l'humiliation de Yalta. On achète quand même, magnifique leçon de courage boursier. En France, il faudra attendre les chrétiens-démocrates comme Schumann et surtout Jean Monnet, économiste rompu aux méthodes américaines, pour comprendre et réagir. Ne pas oublier, que Schumann lui-même avait été pour ainsi dire " dénazifié " en 1944, il s'en est bien sorti, mais à l'instar du futur Ministre des Affaires Etrangères Couve de Murville, il avait bel et bien servi l'administration de Vichy, comme beaucoup d'autres que nous avons déjà cités ou sur lesquels nous reviendrons plus loin.
Le GATT, c'était une clef : le libre-échange. Les USA ont construit en quatre ans de guerre, une industrie énorme, capable d'avaler le marché mondial. Contrepartie de cette accumulation miraculeuse de moyens de (sur)production, il faut en amortir les coûts financiers et sociaux : pas question de mettre des millions d'Américains au chômage parce que la guerre est finie. Il devient donc urgent de mettre au point des règles du jeu internationales : le libre-échange partout, il faut éviter que les frontières ne se ferment, car la crise économique est partout sévère, la tentation grande pour les petites nations de se replier sur elles-mêmes, les Seguin sont partout, le Plan Marshall est là pour faire passer la pilule. Le premier "Package" de Genève aura des conséquences souvent invisibles pour les Européens eux-mêmes. Exemple : Washington va tailler d'irréversibles croupières commerciales à ses Alliés Atlantique dans leurs anciens Empires. En débarquant en Afrique Occidentale Française en 1958, on est surpris par le grand nombre de véhicules d'origine américaine, de machines et de biens divers Made in USA. Pas que des croupières commerciales : Washington a les Droits de l'Homme pour elle, la Maison-Blanche planifiera elle-même la décolonisation des Empires. La micro-guerre mondiale du Katanga en 1960 montrera combien l'ONU n'est alors que l'instrument des Américains. Mobutu est un obscur agent de la CIA, il deviendra, par cette étrange obstination américaine à ne rien comprendre à l'Afrique, le dictateur le plus sanglant et un dangereux modèle pour le continent. La Somalie vient de montrer, une fois de plus, l'ignardise criminelle du Pentagone, ou la face cachée de cette politique qui se résume en deux mots : acheter et vendre. Il y a quelques semaines seulement, en 1993, l'un des épisodes de la "guerre" américano-européenne en Afrique vient de se conclure. Houphouët Boigny, le plus fidèle compagnon de la France, cède avant de mourir son industrie cacaotière, sa principale richesse, à un opérateur américain. A Paris, on frissonne d'horreur.

Ce texte appartient au texte original intitulé Les Lendemains qui Shuntent. Ceci explique cela, c'est à dire le décalage temporel et les allusions à une proximité d'événements déjà très anciens aujourd'hui. Petite difficulté de lecture vaut mieux que nullité de ce qu'on lit.

En Europe on réagit. Le libre-échange, après tout, ça peut aussi servir ici. Précisément à se défendre contre les tentatives souriantes mais implacables de l'hégémonisme économique US. Dont la manne a quand même permis de traverser les premières grandes crises d'après-guerre. Premier geste spectaculaire : la France et l'Allemagne prennent ensemble le train du charbon et de l'acier, tout en réglant, sur le pouce, l'affaire sarroise. Paris lâchait les derniers poils de la barbichette du Traité de Versailles, Bonn ouvrait sa politique à un pacte pré-européen. Lorraine, Sarre, Luxembourg, Wallonie, Brescia, tout ça c'est du charbon et de la minette. Du bel et bon acier pour nos 4 CV, leurs Fiat et leurs Mercedes, tout ça doit pouvoir circuler librement, faute de quoi on allait rapidement disjoncter. Circuler librement ne signifie pas simplement traverser des frontières sans payer de taxes, cela signifie d'abord commercer prioritairement ensemble. Il le fallait, les besoins en charbon/acier sont tels, 6 à 9 % de croissance annuelle, que la question de la concurrence ne se pose même pas, il faut songer avant tout à augmenter sans limites les stocks pour pouvoir produire, produire toujours plus de biens d'équipement et de biens de consommation. Il faut, aussi, démentir les Cassandre de la paupérisation absolue ou relative, les communistes. Au fond, c'est la Chine d'aujourd'hui, des centaines de millions de consommateurs , rien à consommer et plus d'obstacles idéologiques pour capitaliser.

1954 : dans ma Grand-Rue mulhousienne, encore artistement divisée en blocs correspondant chacun à une classe sociale bien déterminée, il doit y avoir trois automobiles, 12 salles de bains, deux frigos et zéro lave-ceci ou lave-cela. Il en faut 900 cent fois plus, et tout de suite. On fait déjà des projets de loi sur l'intégration obligatoire des salles de bain dans toute nouvelle construction. On expédie déjà les usines hors des villes, tout en démantelant sournoisement les transports en commun. Pour ça, Vichy avait fait une loi en or, une loi dont nous goûtons aujourd'hui toute la saveur : le service public doit s'autofinancer . Résultat, les rues se remplissent de bicyclettes, de mobylettes, de scooter, puis, au fur et à mesure que le pacte de la CECA porte ses fruits, d'automobiles.

Lorsque, enfant, je traverse un de ces accès d'angine si fréquents à deux cent mètres des trois plus grandes et plus polluantes usines de la ville, je m'assois derrière ma fenêtre, on est vers 1948, et note sur mon cahier tous les numéros des plaques minéralogiques des quelques Simca8, Peugeot 303 ou autre Talbot-Lago qui s'aventurent par là. Tous. Le soir venu, je peux contempler ma page et demi de chiffres et de lettres PP 14 ou PQ 23, et compter les trois ou quatre douzaines de voitures qui étaient passées sous ma fenêtre. En ce temps-là nous nous accroupissions à l'arrière des autos pour coller nos nez tout contre le tuyau d'échappement. Ca sentait bon. De nos jours cette sensation demeure, sauf dans les pays de l'Est où le mélange deux temps a fait des ravages de puanteurs, ce qui m'a toujours paru l'une des raisons majeures pour penser que la réunification se ferait, volens nolens, ainsi que tout le reste, plus à l'Est. Mais, si le nez des enfants ne renie pas l'oxyde de carbone plombé ou non, l'idée de la pollution a fait son chemin. Les automobiles ont pris place dans la liste des boucs émissaires du malaise dans la société.

Le commerce, donc, ce n'est pas d'abord et tout de suite la concurrence, la guerre économique, le libéralisme sauvage et toutes ces expressions à la mode. C'est même le contraire, à savoir exactement ce qui remplace au pied levé la guerre, ou, comme disent les intellectuels, la violence. Il y a donc, dans toute attitude commerciale, dans tout "deal" ou Traité de cette nature, une volonté et une décision d'harmonie. Pour illustrer rapidement, pensons au GATT , General Agreement : Accord Général. Le pool Charbon-Acier, la CECA, c'était donc un GATT, le premier GATT européen. Son but : harmoniser l'effort de production et de consommation, en finir avec les palabres douanières, éliminer un modèle de production de richesse condamné à se transformer en état de guerre. C'est pourquoi, on le dit ici déjà, l'expression "guerre commerciale" n'a que peu de sens, à l'inverse de celle de "commerce de la guerre" , cela va sans dire. Entre 1948 et 1950 le glissement s'opère sans grande difficulté. Le 17 Mars 48, Londres Paris et Bruxelles signent le Traité de l'Union Occidentale (aujourd'hui, ce "bidule" s'appelle l'UEO et embarrasse tout le monde), une organisation destinée à se prémunir contre toute tentative revancharde des Allemands. Très vite ça fait tilt, il faut refaire les calculs, on ne peut pas laisser Bonn hors jeu, pas de Traité de Versailles-bis. Schumann et Monnet voient grand, déjà l'Europe agricole, industrielle, politique et militaire. On coupe la poire en deux et ça donne la CECA, épine dorsale de la construction dite européenne.

Il faut imaginer le branle donné à ces quelques pays, l'Allemagne, la France, le Luxembourg, la Belgique, l'Italie et la Hollande. Oh, la signature du document ne déclenche nulle révolution, dans la rue, on ne peut rien toucher du doigt, là, tout de suite. La CECA ? Des bruits de T.S.F., des images aux Actualités Cinématographiques, des articles de journaux pour grands pensifs, quelques consignes pour les cheminots et les douaniers. A Kehl, Forbach, Mons ou Lauterbourg, nous autres, les gens, continuons d'ouvrir les portes de nos Juvaquatres à Messieurs les douaniers et à trembler pour la demi-livre de café de tante Julie ou les cigares d'oncle François. Et cela dure encore bien des lustres. Mais pendant ce temps, les lingots d'acier fonçent dans la nuit, les péniches remontent la Moselle, puis la redescendent, anthracite, coke, fonte Bessemer, fonte Thomas, les rails courent sur les rails, profilés, tôles, ferraille et minerais forment un torrent entre 6 pays, on creuse, on extrait, on coule, on lamine, on tréfile, on emboutit. Les carnets de commande se remplissent à mesure des coulées. A Hayange, le père moniteur s'approche du godet et nous raconte qu'il peut arriver qu'un ouvrier tombe soudain dans la fonte liquide. On enterrera l'homme avec le lingot dans lequel il s'est évaporé, nous somme frappés de respect pour tant d'honneur.
A Luxembourg, une petite administration, un "Directoire" tente de contenir la déferlante, elle ne trouve qu'un mot pour endiguer l'avenir : Europe. La réalité d'alors en est très loin. La CECA, c'est une sorte de vaste combinazzione, un groupement d'intérêts, comme on dit aujourd'hui. Les De Wendel, les Thyssen, les barons Empain Sr et autres Solvay n'auraient pas pu faire autrement, continuer autrement, comme avant. Chacun pour soi était devenu trop petit pour les immenses marchés qui s'ouvraient. Il fallait s'unir, créer des "synergies", rationaliser, déjà, des productions dont il fallait multiplier les paramètres par des puissances à peine soupçonnées. Tant qu'il s'agissait de produire des canons et des fusils pour une guerre, même une bonne, tout allait bien. Tant que les besoins en acier ne dépassaient pas le développement prévisible des réseaux de chemin de fer, presque déjà saturés, et du fil de fer barbelé nécessaire à la vie courante, chacun se suffisait à soi-même. Peut-être pas qualitativement, il fallait toujours mettre l'un ou l'autre boulon américain ou suédois sur les tracteurs made in France, mais la quantité suffisait. Allait-il s'agir d'équiper des millions de soldats de la consommation ? le monde changeait, du tout au tout, l'horizon rugissant de tractions-avant et de 2O3 happait les esprits les plus flegmatiques. Pour les capitaines de l'industrie du fer, le citoyen lambda était resté l'homo-casserolle ou poêle à frire. En 1954 il devient l'homo-mobile. Nous étions devenus des millions de tonnes de tôles embouties, de rail à châssis, de bronze à bielle et d'aluminium à carburateur Solex. Il fallait qu'on nous produise vite et bien, à moindre coût et sans faire de chichi à cause de quelques frontières. De toute façon il n'était pas question d'y toucher, il fallait seulement laisser passer le fer, et passer muscade sur les formulaires de transit.


Résumé 1957.
Traité de Rome.

Art. 2 - La Communauté a pour mission, par l'établissement d'un marché commun et par le rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres, de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie, et des relations plus étroites entre les Etats qu'elle réunit.

Cette citation a pour objet de montrer quel était pour ces " pionniers " de l'Europe le sens de la construction européenne. Celui du bisness, point. Mais qui s'intéresse à l'événement de cette signature ? Même notre professeur d'histoire et géographie, Monsieur Coquerelle, pour lequel j'avais une grande admiration, ne nous informait pas de ce qui se passait. Lui-même d'ailleurs, était bien plus passionné par le Septième Art que par l'actualité et son ciné-club marchait bien, nouveauté dans une Alsace encore figée dans la glaciation de l'après-guerre. Il faut toujours garder à l'esprit que toute guerre franco-allemande se termine en Alsace par un pacte social tacite qui s'appelle silence, et un silence éternel. On ne transmet rien aux héritiers des réalités familiales, des choix politiques des clans et des tribus, des personnalités, des curés etc…A Strasbourg personne ne sait que le Premier Ministre qui transmet le pouvoir à De Gaulle, le futur Maire de Srasbourg, Pierre Pflimlin, est un ancien juge d'instruction qui a fait le serment d'allégeance à Pétain comme la majorité de ces fonctionnaires, et qu'il a fait juger des résistants du côté d'Evian où il était en poste. Mais ce mulhousien appartenait à la haute bourgeoisie haut-rhinoise, milieu curieusement rusé et efficace, modelé sur l'aristocratie allemande qui a géré la région pendant tout l'essor industriel du début du vingtième siècle. Bref, la conscience des adolescents et des jeunes Alsaciens est modernisée par une sorte de révolution culturelle et esthétique et en même temps maintenue dans une ignorance totale de son propre destin, du destin des leurs et de la vérité du tissu historique dans lequel ils se préparent à agir et dont il sont appelés à devenir les acteurs. Longtemps encore l'Alsacien va ainsi boiter entre le technique stérile dont l'Allemagne toute proche est la vitrine et une sorte de romantisme oedipien entièrement tourné vers son origine, son passé et des racines qu'il ne distingue nulle part. Plus on avancera vers le Troisième Millénaire, plus on verra surgir des générations de jeunes Alsaciens décervelés et castrés de leur mémoire. Le succès de Le Pen dans cette région riche et sans grands problèmes sociaux s'explique aussi par cette stérilisation culturelle, pratique qui remonte bien en-deçà de la Réforme et peut-être jusqu'à l'occupation romaine, première occasion de choisir son camp de part et d'autre du Limes ? Qui sait ?

J'aurais dû m'étendre davantage sur l'année de pensionnat passé à Kléber, étrange période de mutation de mon environnement. Un monde neuf sortait de terre, choses et hommes semblaient d'abord prendre de la couleur, on passait du noir et blanc des années quarante-cinquante, à une coloration progressive de l'environnement. Les images du petit écran étaient encore condamnées à la dimension binaire, mais dehors, dans les rues, sur les murs des immeubles, les affiches, les cinémas, et surtout les vêtements, la couleur était partie à l'assaut du réel. Cette couleur se manifestait aussi dans les caractères. Depuis le petit Lycée de Mulhouse où une poignée d'instituteurs chouchoutaient les jeunes bourgeois de la ville, j'étais passé par des établissements sordides, où régnait encore une odeur de Dix-Neuvième siècle à la Dickens. Le grand Lycée de la rue Huguenin à Mulhouse, le Collège Saint Clément, l'ENP de Morez, tout ça c'était les répliques de ce fameux collège mis en scène à la télé récemment, le Collège de Chavagnes, mais en réel, en dur. Kléber, c'était le nouveau monde, l'Amérique des nouvelles générations et je m'y sentais bien. Pour la première fois JE n'étais pas un problème permanent, je ne me heurtais pas à chaque pas à la douleur, à l'ennui, à la méchanceté gratuite dont se servait l'ancienne pédagogie. Il y avait une logique simple entre la nature du lieu, sa fonction et son fonctionnement : on nous cultivait sans se préoccuper d'abord de nous dresser ou de nous dompter. Il est vrai que le premier Proviseur de Kléber a été un homme hors du commun. Je l'ai surpris un matin très tôt en train de faucher le gazon immense qui séparait les bâtiments du Lycée. Renseignements pris, il s'est avéré qu'il enseignait le fauchage à la main au jardinier officiel de l'établissement, pensant à juste titre que le bruit du moteur d'une tondeuse n'était pas compatible avec le sommeil ou le travail des élèves ! Pour résumer, je dirais que le travail scolaire était devenu un objet rationnel, c'est à dire qu'il s'imposait comme la nature réelle du temps des adolescents que nous étions. A tout cela s'ajoutait la découverte d'un souci de confort et de respect pour ces adolescents réputés turbulents, ce qui avait pour conséquence des classes calmes et un chahut modéré. Il ne restait donc qu'à travailler, ce que je fis avec l'aide de quelques cours particuliers dont j'avais besoin pour rattraper mon retard en math et en latin. Mon succès au Bac sera le seul scandale qu'on pourra m'imputer, ça ne s'était jamais vu et comme le Lycée venait d'ouvrir ses portes, l'incident avait pour lui un caractère symbolique très flatteur. Ce fut donc une année plutôt heureuse pour moi, et qui se terminait de la plus belle manière. Maman m'attendait à la sortie, elle rentrait pour la première fois en métropole depuis son départ en 56 et je me retrouvai d'un coup face à la maman de ma petite enfance, une femme belle, émerveillée, douce, attentive et généreuse. Elle pensait retrouver le petit polo de la guerre, le plus gentil et le plus beau des trois, le dernier et aussi la dernière chance pour la famille, mes deux frères ont déjà foiré leurs destins. Le grand s'est mis à boire à la suite d'un échec amoureux et ses études s'en étaient fortement ressenties au point qu'il ne fera jamais son diplôme, crève-cœur pour maman, l'autre est en Algérie où il partage le sort des appelés du contingent. L'été 1959 restera un grand cru dans ma mémoire. A noter en passant qu'à ma sortie brutale de Saint Clément, en 1955, maman m'avait renvoyé au Grand Lycée de la rue Huguenin, et je repris jusqu'à son départ pour l'Afrique, le train de vie agité et impossible d'un adolescent rock'n-rollant, couvert d'acnée et déchiré entre son amour impossible et les pulsions d'une libido déjà en miettes. Cette remarque témoigne seulement de la difficulté et du souci de ne pas laisser dans l'ombre des périodes que l'on refoule trop facilement pour des raisons évidentes. Mais je ne suis pas dupe de ce refoulement et reste convaincu que c'est là qu'il faut travailler, là où la mémoire flanche, là où l'écran voile tout, et entre autre les petites saletés de la vie qui défigurent le portrait, comme cette acné que nos prêtres si savants attribuaient à la masturbation tout en s'en délectant mieux que quiconque. C'est Saint Thomas qui avait baptisé la masturbation " Délectation morose ", à l'intention du clergé, évidemment, il n'écrivait pas pour le peuple. Revenons donc vers l'avant, au moment crucial où je venais de rafler la mise à Strasbourg et où je posais en vainqueur mes conditions. D'abord l'avenir : après d'âpres négociations j'arrache à ma mère une chambre en ville, c'est à dire mon indépendance pour l'année à venir, et ma Terminale au Lycée Fustel de Coulanges. J'avais demandé ce changement pour suivre l'enseignant qui grâce à ses cours particuliers de latin m'avait hissé à la première place de la discipline et qui se trouvait être Professeur de Philosophie à Fustel. Nos discussions sur les textes latins que nous traduisions nous avaient rapprochés et Monsieur Lucien Braun misait grandement sur mes talents de jeune penseur. Tout cela partira à vau-l'eau mais en attendant nous flottons, maman et moi dans l'ouate du bonheur oedipien le plus total. Après avoir trouvé une chambre pour la rentrée, nous quittons Strasbourg pour Paris où Maria, ma mère, doit prendre livraison de l'automobile qu'elle a commandé d'Abidjan, une Dauphine jaune superbe qui deviendra le cercueil de mon grand frère quatre ans plus tard. Et c'est le départ pour le midi, lieu du tropisme classique pour les Alsaciens et les Coloniaux. En fait, le but est Marseille d'où Philippe, mon frère cadet, doit repartir pour Alger à l'issue d'une permission qu'il passe à Paris. Il me reste une photographie de cet épisode, mon frère, canette à la main sur fond de la Statue de la Sainte qui domine Marseille. Maman et moi passerons une soirée avec mes deux frères, c'est la dernière fois que je verrai mon grand frère qui s'est marié depuis et dont les talents scientifiques lui ont quand-même permis d'obtenir un poste non négligeable à la Centrale nucléaire de Marcoules dont on vient d'achever la construction. Ce mariage ne l'empêchera pas de continuer à voir sa vie osciller entre crises d'alcoolisme et cures de désintoxication. J'apprends dix ans plus tard qu'il avait fini par contracter la maladie dite du Haut-Mal, il était devenu épileptique. Un jour de 1964 il fait une crise au volant de la Dauphine de maman et se tue contre un arbre. Version officielle, comme celle de papa…

Deux mondes : celui de mes frères et le mien. En fait, Christian et Philippe appartiennent à ce monde par une adhésion sans question. Le soir de notre arrivée, les deux jeunes mâles m'emmènent dans un " cabanon ". J'ignore de quoi il s'agit, croyant assez naïvement qu'un cabanon est un bistrot comme un autre, où l'on vient vider des bouteilles de pastis en mangeant des cacahouètes. Que nenni, un cabanon est un bordel, comme il en existe encore dans le Midi, une sorte de Mas qui possède une salle de bistrot normal avec un juke-box et un bar, mais où, en observant attentivement les consommateurs, on constate subitement qu'ils disparaissent derrière le bar après un bref échange de parole avec le cafetier. Mes frères en font autant, puis je les vois revenir rouges comme des tomates et hilares. L'aînée s'oppose à la proposition de Philippe de m'y envoyer. De m'envoyer où ? Je n'étais quand-même pas assez naïf pour ne pas comprendre ce qui venait de se passer, mais le comportement de mon marié de frère me laisse rêveur et je n'ai aucun regret, ce qui m'était arrivé au fin fond de la jungle ivoirienne l'année précédente m'avait exclu une fois pour toute du monde de la prostitution. Ma famille se montrait néanmoins pour la première fois sous un jour nouveau. Ma mère semblait complice de ce comportement, et mon grand frère perdit ce jour-là la place qu'il occupait dans mon échelle des valeurs humaines. De la part du cadet, je n'attendais rien de plus, il était conforme à ce qu'il m'avait fait vivre dans mon enfance. Soyons juste et sincère, mes sentiments demeuraient ambivalents, je n'étais pas sûr que l'abstinence que mes frères m'infligèrent ne m'était pas plus désagréable que le fait qu'ils m'excluaient de leur binôme. Quelques années plus tôt, il m'était arrivé la même chose avec Philippe et mon cousin Pierre avec lesquels je fis un tour de France en Quatre Chevaux. Je n'avais alors que quinze ans, mais ce n'était pas mon âge qui comptait, mais ce que je portais en moi de gênant et de froid. Je n'arrivais jamais à me mettre au diapason de leurs frasques, et cela ne me fut jamais pardonné. Le Diapason, voilà un objet ou une idée centrale pour n'importe qui : ne pas se mettre au diapason, quelle que soit la situation est un acte dangereux. Le succès du nazisme s'explique sans doute en grande partie par la maîtrise de la mécanique sociologique du diapason, comparable à cet étrange instrument que l'on ne trouve que dans les fanfares germaniques, sorte de symbalum à clochettes tenu verticalement et frappé à coup de marteau. Chaque Allemand devait entrer en harmonie avec ce symbalum et devait sous peine de malheurs en série, lui donner un écho favorable, sans quoi il se trahirait tôt ou tard. Et ce diapason n'est pas à chercher dans le comportement extérieur, dans les apparences, mais dans la volonté profonde, dans une sorte de tournure qu'il faut alors savoir donner à son âme, tournure qui vous coule dans la masse et vous fait passer inaperçu. Au Collège, dans ma famille, plus tard dans mes milieux professionnels, partout je me suis heurté à cette impuissance ou à ce refus de me mettre au diapason du monde. C'est plus profond qu'un problème moral, nous y reviendrons très certainement. La suite de ces vacances qui devaient sceller ma réconciliation totale avec Maman, prouva que j'avais raison de penser que ce monde-là, celui de ma famille, avait changé. Ou alors, bien sûr, que je m'étais toujours leurré sur ce milieu, notamment sur la haute moralité de ma mère. A partir de là s'ouvrit un paradoxe douloureux pour moi, car mon libertarisme qui comprenait évidemment aussi le libertinage, ne correspondait pas à celui des autres, il y avait un hiatus.2

Qui l'eût cru ? Maman conduisait terriblement vite et mal ; sa mort était inscrite dans son maniement du volant. Sur les routes qui nous ramenèrent, elle et moi, vers Mulhouse, nous frôlons plusieurs fois le désastre. A y ajouter de la réflexion, il serait intéressant d'analyser cet étrange comportement. Il y avait certainement une sorte de vengeance ou de revanche sur l'époque où l'automobile était le monopole de papa et de Christian. Mais il y avait certainement aussi cette hâte propre à la culpabilité, ce qu'on appelle parfois stress et qui conduit souvent à des accidents suicidaires comme celui qui tua ma mère. Je décide donc d'ajouter le permis de conduire aux cadeaux que m'ont valus mes efforts scolaires, et comme j'avais appris à manier le volant librement sur les pistes de Côte d'Ivoire où aucune forme de permis n'était requise, on me délivra le papier rose sans problèmes. Mais cette circonstance déplut à maman, car elle ne comptait partager le volant de sa Dauphine avec personne. Ce n'était qu'un aspect des nuages qui s'amoncelaient sur nos relations au fil des jours. Car à Mulhouse où nous avions établi nos quartiers, je me remis à " fréquenter ", notamment Dany, mais aussi mes premières relations amoureuses, si l'on peut dire. Je ne me rappelle plus comment cela a pu se faire, mais maman me surpris un jour dans mon lit avec une conquête du jour. Elle se réfugia dans le mépris, mais je compris très vite que sa jalousie ne visait pas les adolescentes comme celle qui mourrait de peur à côté de moi, mais mes amis les plus proches comme Daniel. Avant son départ pour les colonies elle détestait déjà mes amis, tous sans exception. Ah, tant que j'y suis, je me souviens de ses quelques tentatives pour me créer des relations artificielles, à partir de relations qu'elle entretenait avec la clientèle bourgeoise du quartier. Elle me mit dans les pattes un certain Roland Valisère, brillant élève de mon lycée, avec lequel il m'arriva de passer l'une ou l'autre après-midi, mais les affinités ne se commandent pas et le tout capota très rapidement. Les Jésuites avaient également tenté le coup avec un crétin qui finit un jour par rompre solennellement en me traitant de " pauvre con ", ce qui n'était peut-être pas si faux dans la conjoncture. Maman avait aussi voulu me marier avec la fille de sa meilleure copine de classe, la pauvre Paulette que je faillis assassiner un jour de carnaval en jouant avec les prises de courant. Toutes ses tentatives de me détourner des relations que je m'étais tissées moi-même échouèrent et les vacances s'achevèrent dans le désastre le plus complet. Lorsque maman repris l'avion à la fin du mois d'août, nous étions tous les deux soulagés. Pour ma part la perspective de vivre seul et indépendant à Strasbourg me consolait de cet échec qui ne faisait que souligner la rupture affective qui se préparait depuis bien longtemps. Je me souviens bien, dès la disparition de papa, ma mère avait toujours menacé de " refaire " sa vie toute seule en se débarrassant de nous, les trois garçons, dans un pensionnat pour orphelins. Cette idée la travaillait donc depuis cette époque, et son départ en 1956 n'était que la réalisation de ce désir secret. C'était une femme moderne dans les années 20, à preuve son départ pour Paris où elle fit sa vie et rencontra mon père pour son malheur. Désormais j'allais assister à l'exhibition progressive de la véritable nature de maman, mais peut-être vaudrait-il mieux parler de personnalité que de nature. Je me souviens aussi du principal grief que Maria, ma mère, entretenait contre son propre père Emile : c'est un égoïste, disait-elle parfois lorsqu'elle se relâchait. Or il me parut évident par la suite que cette accusation provenait d'un fond personnel où régnait précisément la peur du péché d'égoïsme. Plusieurs années plus tard, elle s'en donna " jusque-là " comme dit l'opérette, et démontra qu'en égoïsme elle s'y connaissait parfaitement bien.

Mon frère lira peut-être un jour ce réquisitoire et je lui demande par avance pardon pour sa dureté, voire sa cruauté. En fait, rien ne m'a fait plus de mal dans ma vie que l'hypocrisie qui m'a entouré depuis ma naissance. Papa m'a tenu avec talent à l'abri de la vérité de ses relations avec son épouse, jusqu'à ce jour fatal où il voulut peut-être me transmettre quelque chose avant de disparaître, raison pour laquelle ce jour-là il me prit à témoin de sa querelle avec Maria. Personne n'a jamais su ce qui s'était passé cet après-midi du 26 mai 1946. Moi, si.