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DIE KLEINE KNEIPE


Changement de décor. Octobre 1959, rentrée solennelle au Lycée Fustel de Coulanges, célèbre latiniste du Dix-Neuvième siècle à qui on doit, paraît-il, une connaissance approfondie de Rome et de sa civilisation. Rien de bien neuf, et, en entrant dans la cour du Lycée, j'ai l'impression de retourner deux ans en arrière, dans l'ancienne école classique, celle de la bourgeoisie rayonnante qui avait même cru devoir accoler ses bâtiments à ceux de la Cathédrale et du Grand Séminaire. On était en famille, quoi. Les classes sont dans la note de mon ancien lycée de Mulhouse et du Collège, vieux bancs usés et scarifiés par des dizaines de générations de potaches tous issus du commerce et des professions libérales. Pas trop catholiques ni trop protestants cependant, les deux religions qui font Strasbourg à côté ou plutôt en cercle autour du Städl israélite qui a son propre lycée. L'aristocratie catholique a son propre collège, Saint-Etienne, les protestants mettent leur progéniture dans le prestigieux lycée Jean Sturm, précisions qui n'ont pour objet que de mettre une toile de fond sur ce qui se passe réellement dans l'affrontement de ce qui reste de républicain à Strasbourg avec le reste ? et ce à travers les statistiques des résultats au Baccalauréat. Fustel n'arrive pas au niveau des deux boîtes privées, mais la course est engagée et mon lycée conserve l'avantage d'avoir avec Kléber le monopole des classes de prépa.

Pendant les premières semaines je joue le jeu, surtout en philosophie où je me découvre un talent qui me hisse tout de suite loin devant mes camarades. Mais au dehors, la vie reprend ses droits. Et dans les cours s'installe l'ennui. Celui qui aurait pu servir en quelque sorte tardivement de père adoptif, mon prof de philo, n'est pas un mauvais pédagogue, mais un piètre philosophe. La première sentence difficile que je lui soumets, le fameux fragment d'Anaximandre, le laisse rouge de honte et il me renvoie à plus tard sans explication. J'ai de plus en plus l'impression qu'on tourne autour du pot selon la nouvelle méthode de la culture en mosaïque, un peu de tout, rien à fond. Anecdote peut-être révélatrice, mais je ne le pense pas, le 11 novembre fut l'occasion d'une célébration dans la cours du Lycée, et ma haine pour tout ce qui était militaire me souffla l'idée saugrenue de faire rire tout le parterre d'élèves qui m'entouraient. Résultat, une journée de colle, un jeudi tout entier que je passai à rêvasser en écrivant n'importe quoi sur la mémoire et sur le respect dû aux morts de la Grande Guerre. Je pourrais dire aujourd'hui que je ne suis pas fier de cet incident, mais à cette époque j'étais ce que j'étais avec la culture et les connaissances historique d'un potache en révolte. Finalement les imbéciles dans cette affaire auront été le Proviseur et ses sbires qui se sont contentés de punir sans même tenter de donner une justification à leur geste : il légitimaient a posteriori mon propre geste de rébellion morale. A l'extérieur du Lycée commence la vie elle-même, avec son vide, ses rencontres et ses tentations. Mon amour pour Eliane n'est pas encore mort, mais les perspectives deviennent diaphanes, elle ne m'aime pas et il ne se passera rien. Je fais donc, je ne sais plus du tout dans quelles circonstances, la connaissance de ma première petite amie comme on dit aujourd'hui. Elle est pensionnaire au Lycée catholique de Sion, et le soir elle arrive à faire le mur, ma chambre est à cinquante mètres et nous menons une vie de couple du jour au lendemain. En lui prenant sa virginité, il ne se passe rien, elle me dit qu'elle fait du cheval et que ceci explique cela. Bof. De toute façon cette liaison ne durera qu'une saison. J'ai oublié son nom, mais un jour elle m'invite chez elle à Mulhouse d'où elle vient comme moi, et je pense que c'est tout simplement dans le train que je l'ai rencontrée. Sa famille, des pharmaciens tout ce qu'il y a de chics, me reçoivent comme leur futur gendre. A Strasbourg je mets les choses au point, pas de mariage en vue, elle pleure un bon coup et c'est fini. Cela n'aura pas duré un trimestre, pendant lequel je rencontre Marc Husson, un ancien camarade du Collège Saint-Clément. Comme moi il est à Fustel, hélas dans l'autre classe de philo, avec un prof qui deviendra célèbre comme critique d'Opéra. A l'époque déjà, il consacrait le plus clair de ses cours à chanter des airs de Bel Canto devant les élèves médusés. Enfin, c'est une manière comme une autre de montrer à des adolescents comment on peut exercer sa liberté, n'est-ce pas ? Bref, Marc n'est pas plus passionné par les cours que moi, nous décidons donc de nous former à deux, dans les bistrots, et de préférence devant des bocks de bière ou des verres de vin. C'est ma première période d'alcoolique. Le café est devenu notre Lycée où nous refaisons le monde, comme disent certains, en nous imbibant de toutes sortes de boissons. Marc, lui, a un père, mais quel père ! Caton l'Ancien en personne, animé d'une cruauté dont il ne me donnera que bien plus tard des exemples terrifiants, lorsqu'il sera déjà en analyse. Pour l'instant il profite de sa première liberté comme moi, et comme moi il digère sa jeunesse manquée entre Crusnes et Saint Clément.