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DEUTSCHLAND DEUTSCHLAND
Retour au texte original. Les faits qui sont rapportés ici se passent pendant les vacances de Pâques de 1960, le premier récit et les analyses de 1990 et quelque. Il ne s'agit donc pas d'un nouveau chapitre mais d'une expérience qui a lieu pendant cette année scolaire folle où je détruis à nouveau systématiquement tous les espoirs de maman.
A nous Français, il nous a quand même manqué un Mao Tsé Toung, à cette époque. Chez notre voisin vaincu, tout est en ruine, sauf les autoroutes. Chez nous, tout tient debout, ou presque, sauf le réseau routier. Comme Mao fait percer des autoroutes en plein Pékin alors qu'il n'y a que des cyclistes, Hitler fait construire son réseau quatre-voies bien avant la ruée des Volkswagen, et à vrai dire, dans un tout autre but. Exactement comme Haussmann ou Mao : la guerre. La guerre contre une autre nation ou la guerre civile, peu importe; stratégique ou tactique la route à quatre voies doit d'abord servir à ouvrir le passage aux chars d'assaut et fermer la possibilité de construire des barricades. Tien An Men et le Blitzkrieg. De quoi rester rêveur sur certaines motivations profondes de la manie de circuler : le mouvement des ambitions dictatoriales ne s'arrête pas avec la mort du dictateur, il se mue en frénésie sociale, il se poursuit sous les dehors pacifiques de la promenade en voiture. Aujourd'hui les bilans annuels de la mortalité routière remplacent les communiqués du front, on ne mentionne pas souvent les blessés, il y en a trop.
Sans ruines et sans autoroutes, la France n'a pas beaucoup de chances dans la course déclenchée par les paraphes de Luxembourg. Au début tout irait bien, les cousins d'Outre-Rhin en sont encore à reconstruire les usines et les maisons. Mais d'abord les usines. A chercher à fabriquer de quoi s'abriter, manger et survivre au froid. Mais, dès que la Ruhr achève de panser ses blessures, dès que les pluies de dollars ont fini de remplacer les ruines causées par les forteresses volantes du même fournisseur, alors tout va aller très vite. Les autoroutes vont se mettre à gronder. On ne mangera pas de filets ni d'entrecôtes mais on roulera, on oubliera provisoirement les asperges-mayonnaises, mais on foncera jour et nuit sur les macadams à blindés. On mimera, à posteriori, la formidable avancée des soldats du Reich, cette fois en direction des immenses espaces industriels de Cologne, de Düsseldorf ou de Bielefeld. Le peuple qui occupe l'espace entre la Baltique et le Lac de Constance fait comme on lui dit, comme tous les peuples momentanément coupables. Mais, on cultive l'oubli, ou plutôt, on joue sur les travaux d'Hercule industriels pour endormir une conscience déchirée par la plus grande faute jamais encaissée par une nation.
A Pâques je décide de récidiver le coup de Paris. Avec un camarade de classe, Jean-Marie Wagner dont nous reparlerons aussi, je traverse toute l'Allemagne en auto-stop. Facile : Bâle - Flensbourg c'est tout droit, une seule route à quatre voie. Les Mercedes sont déjà là, les Volkswagen sont neuves, les panneaux routiers rutilent nuit et jour, la police hurle déjà par haut-parleur "dégagez" (en allemand : LOOOS !!!) quand nous surgissons à l'intersection d'un échangeur. En France on ne sait pas encore ce que c'est, un échangeur. Mais les gens, les Allemands, vivent dans des baraques en planches, quelques-unes préfabriquées, là où c'est zone américaine, d'autres moins pimpantes, zone britannique voire française. Les gens, les Allemands, mangent déjà à leur faim. Pourtant, à force de ne rencontrer sur les étals que des saucisses, je demande des éclaircissements. C'est simple : A Paris on découpe les bovidés. On n'a pas encore, ou presque pas, de cheptel en Allemagne, pas le temps. A Paris on découpe en deux parties inégales : l'aloyau pour les Halles, le train avant et les abats pour Deutschland, même la bavette ne sort pas des murs de la Villette pour une autre destination que les boucheries françaises. Qu'à cela ne tienne, avec toute cette barbaque on fait de l'excellente saucisse, quant à la Ochsenschwantzsuppe, elle a de beaux jours devant elle, elle est faite avec les queues de nos bêtes. Cela dit, en termes de protéines animales le compte y est. Après tout il suffit de se souvenir, les anciens Malgré-Nous le font pour nous, Hitler rate tout, sauf le ravitaillement des troupes. Il n'y a plus de cartouches et plus d'officiers, mais la choucroute est toujours au rendez-vous.
Donc le pain est noir. Ma fugue vers Copenhague n'a rien de gastronomique. Le café me fait penser à ce petit village de Bade-Würtemberg où vivait une vieille tante. Quand nous lui rendons visite après la guerre, nous n'oublions jamais la demi-livre de café. Il n'y a pas de café, on en manque tellement que trente ans plus tard les gens allemands achètent carrément les grands distributeurs français, comme ça on est sûr. Si, il y a du café, ce n'est même pas de l'orge torréfié, comme pendant la guerre, ce n'est même pas de la chicorée comme dans le Nord, je ne sais pas ce que c'est, mais ça dépose une sorte d'acide sulfurique dans le palais, juste après emploi. Bref, on ne badine pas avec le plaisir de la bouche. Le sexe, en revanche, fait déjà recette. Dans les baraquements de Stuttgart ou de Francfort, on se croirait dans une sorte de boite de nuit sans fin, parcourue en permanence par des patrouilles de M.P-US. Ce qui explique l'exclamation de cet immigré turc, qui débarque deux ans plus tard à Karlsruhe : "-on dirait que ce pays est un immense bordel-".
Loin de là, mon gaillard. A Cologne, la cathédrale est intacte, une vraie coupe au rasoir. Les bombes ont tout cassé autour, elle trône au milieu d'un gigantesque terrain vague, impossible d'y accéder sans patauger dans une boue immonde. Mais les grues s'affairent un peu plus loin, le béton monte, un peu à l'écart et au carré. Plusieurs années plus tard je comprends ce mystère : là où il n'y a rien, on ne met rien jusqu'à ce qu'on ai les moyens de reconstruire exactement ce qu'il y avait avant. De Strasbourg à Flensbourg, nous ne rencontrons nulle part aucun Dunkerque ou un quelconque Brest. Les villes allemandes de 1959, rien à voir avec de l'architecture dommage de guerre, vite fait pour loger confort moderne. Hambourg, c'était bizarre. Une énorme agglomération sans queue ni tête, avec ici et là des tours en béton et même d'immenses galeries marchandes , mais dans les rues, nous nous demandons vraiment où logent les gens, les Allemands ! pas trace de bâtiments qui ressemblent à des immeubles. Ca ne peut pas être ces espèces d'usines en briques qui bordent les rues du port, ces sortes de silos à blé ou à charbon. Ca ne peut pas être dans les bistrots de St Pauli, épargné par les bombes. Où alors ? Les Allemands se cachent, ils se cachent peut-être à eux-mêmes, se terrent - je l'ai lu quelque part - dans des caves, au milieu des chantiers, plus près de toi mon boulot.
Le copain qui a fait le film "Heimat", Edgar Reitz , ne le montre pas très bien, ça. Il a choisi la campagne pour raconter son histoire de générations de gens allemands. C'est dommage et ce n'est peut-être pas un hasard, plutôt une pudeur ou un respect des secrets qu'on ne divulgue pas à l'écran, même et surtout pour soi. Son histoire m'intéresse parce qu'il doit avoir à peu près le même âge que moi, que, comme moi il est né en territoire allemand, que comme moi il a eu un frère dans la Hitlerjugend3, bref, qu'il a vécu tout près des lieux de ma propre enfance les mêmes événements en les ignorant aussi longtemps que moi. Alors j'attendais beaucoup. Trop. Les gens allemands sont courageux face à leur passé, beaucoup plus que les gens français. On ne lésine pas sur le battage de coulpe, dommages et intérêts rubis sur l'ongle, mon père était un sale nazi, il me répugne, qu'il crève. Peut-être son propre père avait-il déjà dit ça du sien, qui n'était pas nazi, je ne sais. Mais là le courage, oui, sans problèmes, pour le passé. Pour le présent ou le moyen-présent, les choses apparaissent sous un autre angle. Le copain du film, il cache quelque chose. Sans doute il ne sait pas qu'il cache, mais il cache.
Comment pourrait-il décrire l'horreur des villes ? D'abord du point de vue technique c'était difficile, ou bien ça coûtait Hollywood. Dans l'un des premiers épisodes il montre Berlin. Facile, il n'y a qu'à aller voir à l'Est, comme c'était avant, on a le modèle. Mais le modèle debout, pas le modèle couché, rasé par la R.A.F. Bon on pourrait montrer des tas de cailloux, et pourquoi pas ? Deux bobines des actualités allemandes de 1944 et c'est bon. Oui. Mais ça ne dit pas où vivent les gens allemands de 1945-6-7-8-9 etc.. Aujourd'hui, on voit où ils vivent. Belles maisons, beaux quartiers et tout. On voit même des miracles. A Nuremberg, rappelez-vous le Nuremberg de 45, un non-Nuremberg, rien, plus rien, juste ce qu'il faut pour enfermer quelques douzaines de dignitaires nazis, les juger et les exécuter. Pour la troupe, des baraques et des tentes. Nuremberg, aujourd'hui, c'est comme au 16ème siècle, comme si pas de guerre. Toute l'Allemagne c'est comme si pas de guerre. Allez à Dunkerque. Là, c'est encore la guerre. On peut faire ce qu'on veut, faire venir Malraux et Jack Lang ensemble, ça change rien, la guerre est toujours là, affreuse cicatrice de précontraint rosâtre, de rues hideuses, places au carré et cantines-restaurants. Il y a là un secret. Les gens allemands cachent leur après-guerre qui a effacé la guerre.
Je fais un effort de mémoire. A mi-chemin de la Rhur, c'est Francfort. Francfort ? Le coffre-fort du monde ? La cité du Deutschmark et de Cohn-Bendit ? Les Eros-center et tout ça ? J'ai rien vu à Francfort, que des casernements américains, que des américains dans leurs Jeeps, modèle guerre du Golfe. On ne voyait qu'eux, je vous le jure. Les gens allemands rasaient les murs qui restaient et dès qu'il n'en restait plus ils plongeaient quelque part sous terre. Ah du béton, oui, mais des maisons, des squares, des bancs publics et des éclairages municipaux, niet. Un no-man's land vert de gris camouflé GI, beaucoup de petits malins Schnell Imbiss : un concept. Schnell Im Biss, ça voudrait dire quelque chose comme "vite sous la dent". Les marchands de frites, sans frites avec saucisses Bockwurst ou Bratwurst, Brötchen, petits pains, tout petits pains, la saucisse déborde des deux côtés du tiers de sa longueur, se débrouillent bien. Il règlent le problème des restaurants inexistants, les Croates tôt immigrés n'ont pas encore fleuri partout et ne sont accessibles qu'aux bourses bien garnies. Donc, ils règlent le problème de la protéine animale dans des sortes de grandes caisses en bois peintes en blanc, écrit rouge dessus Schnell Imbiss. Très appétissant pour un hippie comme moi, l'estomac dans les talons et les poches vides. J'étais devenu un peu comme les gens allemands. Le jour nous travaillons sans répit, à héler des automobiles sans nous faire prendre par la Schutzpolizei. La nuit, nous nous dissimulons dans un creux de talus pour dormir.
Un jour, entre Bochum et Essen, je me souviens maintenant, une belle forêt. Curieux paysage. Toujours pas de maisons. Des usines, des mines, et puis plus rien, de la forêt. Vingt kilomètres et une mine et une usine. De nouveau la forêt, des petits arbres maigrichons et noirâtres, mais quand même. Nous nous étendons sur la mousse, un peu à l'écart de la nationale, et dodo. Au matin il pleut, ou plutôt il bruine. Bon, je me protège comme je peux, et alors que je tente de m'essuyer le visage que je crois mouillé, ma main me revient noire comme du charbon. Il pleuvait des gouttes de suie, de la bonne suie de haut-fourneaux, bien grasse, je n'ai jamais récupéré ma chemise. Mon copain en rigole encore aujourd'hui. Dans ce coin de l'Allemagne j'étais frappé par le fait qu'on ne voyait personne marcher. Ca roulait de partout, en bus, en tram, en VW, en BMW-Prinz, vous vous souvenez, non ? Rien à voir avec la BM d'aujourd'hui, un minuscule petit jouet, plus petit que la célèbre Trabi, et ces curieuses machines à trois-roues qui s'appellaient comme les avions de la Luftwaffe, Heinkel ou Messerschmitt, teufteufant sans respect humain à trente à l'heure. Départ à quatre heures, on coule en continu, teuf teuf, à quoi peut-il bien penser, je demande en le suivant des yeux. L'idée de la forêt c'était pas tout à fait la mienne, d'ailleurs. Quelle idée ! Non. Seulement, il faisait nuit, et je hélais toujours Richtung Essen, sans trop y croire.
Avec les gens allemands il faut toujours croire. Vers onze heures ou minuit peut-être, une BMW moyenne gamme, style coccinelle améliorée, s'arrête, nous montons. Danke Schön et tout, pas besoin de dire où on va, c'est tout droit, je m'installe à côté du chauffeur. Et, les kilomètres passant, je me rends compte qu'il conduit de plus en plus vite. La route est étroite, on ne voit somme toute pas comme avec des phares à iode, vers 140 à l'heure, vitesse alors jamais atteinte par mon corps à l'état normal, je commence à dévisager mon bonhomme. Surprise, il n'a pas de jambes. En-dessous du siège il n'y a strictement aucun des instruments indispensables au débrayage, freinage et poussée des gaz. Mon chauffard fait tout avec ses mains. Son auto est entièrement conçue pour la moitié d'homme qui est assis, ou debout, à côté de moi. Depuis que je le regarde il s'est mis à transpirer, ses yeux s'exorbitent doucement et sa main tripote de plus en plus nerveusement ce que je suppose être l'accélérateur. A 16O il craque, lève la main, laisse la BMW courir un peu sur son erre, freine je ne sais comment et s'arrête. Il a l'air terrifié, et nous nous retrouvons au bord de la route, dans notre forêt, comme des cons. Je n'avais pas levé un doigt, ni un mot plus haut que l'autre, je lui avais d'abord dit dans son allemand à lui que je voulais aller plus loin, et puis Danke. Après, quelle bêtise, oui, je lui ai dit que nous étions français. Ca lui a coupé la chique, mais moi j'ai bêtement supposé qu'il n'avait pas envie de parler. Donc je me tais, silence menaçant, je suppose. Il était mort de trouille. Cinq kilomètres plus loin, j'ai vu ça le lendemain, il y avait exactement ce qu'il nous fallait pour passer nos nuits, un abris-tram. Même la suie ne traverse pas les toits des abris-tram. Tant pis pour ma chemise.
Sacré pays, cette quatorzième année d'après-guerre, entre Bochum et Essen ! Je retrouve mes esprits au bord de la route, évite soigneusement de continuer à épousseter mes vêtements, je veux leur laisser une chance, nous ne hélons même pas, s'arrête une Mercedes. 22O S six cylindres, les connaisseurs apprécieront, avec radio Blaupunkt stéréo, tableau de bord en noyer, la vitesse était indiquée par une barre blanche qui montait sur le cadran. Comme l'autre, il me fait 100/120/140/160, mais avec quelle décontraction ! quelle volubilité ! Il est fabricant de matériel de soudure, plus exactement des électrodes pour soudure électrique. Je connais un peu la chose, quelques années auparavant, j'avais passé un été à souder comme ça, à l'électricité. Donc je lui raconte comment les premières pièces que j'avais réussies à souder correctement, ç'avaient été mes paupières, faute de mettre le masque. Il rigole, il connaît, ça arrive à tous les débutants. Mais comment ça se fait ? je suis étudiant ? j'ai fait de la soudure ? travaillé ici et là ? et quoi ? je vais au Danemark ? en stop ? je parle allemand et anglais et tout ça ? Hé ça s'arrose !.
C'est comme ça que j'ai connu les restaurants croates, les brochettes de viandes mélangées, chachlik et Bourgogne-Cabinet. Le tout pousse-café d'un Eiswein de pendant la guerre. Renseignez-vous pour le Eiswein (textuellement :Vin de glace, parce qu'il est récolté entre le 9 et le 11 Novembre, seulement si la température est descendue en-dessous de - 1O°. Le raisin est alors mis au pressoir gelé et la glace reste avec le moût. Je ne vous dis rien de ce qui, ensuite est vinifié, allez-y voir vous-mêmes, surtout si vous êtes un amateur de Sauternes). Plus tard, dans la limousine qui va nous conduire droit jusqu'à Flensbourg, l'atmosphère est détendue, je parle de plus en plus couramment allemand, moi qui rechigne, curieux. D'un coup il me sort " - j'ai besoin d'un concessionnaire en France, ça vous intéresse, je vous prends immédiatement, salaire plus pourcentage, dans un an vous avez une Mercedes ?
Oui ?
Non. Le petit Français que je suis, dit : non merci. Il comprend, me tend sa carte au cas où je changerais d'avis. Quelques années plus tard, la marque qui figurait sur le petit carton s'étalait sur les murs de pub du périphérique, près d'Orly une tour vendait les électrodes de mon pote le Mercedes. Chez Peugeot toutes les électrodes portaient le nom de mon pote le chachlik-cabinet. Mais moi, je suis un petit imbécile alsaco-germano-français. En 1959 le travail porte déjà pour moi, un nom : tripalium, du latin : torture. Je ne suis pas un paresseux. Ca non. Lafargue a raison, j'ai beaucoup aimé sa défense et illustration de la paresse, mais cela ne m'intéresse pas, cela est trop "français". Non. Tripalium , torture, comme son nom me l'indique à cause de l'ultime giclée d'humanités dont j'ai bénéficié dans l'école d'après-guerre, par hasard aussi. Enfin les hasards, en Alsace, ça inexiste complètement, un territoire trop clean et trop petit pour laisser place à , j'allais dire la liberté, des événements hasardeux. L'Alsace, dans son ensemble, elle est comme mon homme-tronc de Bochum, silence et peur. Oui à la misère silencieuse, oui à l'invalidité laborieuse, au travail et à la guerre qui abîme, crève, maladifie et ôte tout souci métaphysique. Avec mon pote allemand j'étais comme ça, mais à l'envers, structure un peu perverse, alsacienne : en 1959 j'élabore jour et nuit ma perte. Je m'essouffle à cracher sur ce qui pousse autour de moi, je m'époumone de rire devant les mouvements de gymnastique des sociétés qui font fumer les usines : "Nein Danke" , je lui réponds, comme s'il m'avait proposé quelque marché faustien. De l'argent ! des électrodes ? un bureau ? avec des secrétaires et des automobiles et des stocks et des classeurs et de l'accumulation de commandes, commander ? pas fou non ? VENDRE ? complètement cinglé le pote allemand. Il me propose le seul vrai cauchemar de ma jeunesse : vendre, faire comme ma mère, vendre, faire comme Judas, vendre ma sueur et mon âme, m'échanger contre de l'argent, m'argenter dans l'échange, beurk.
Ceci est rédhibitoire, je puis dire que mon âme n'accepte pas le commerce, je veux dire l'échange commercial. C'est comme une chose étrangère à mon esprit, comme une saleté dans la mécanique délicate et fragile que nous sommes dans nos relations, une grossièreté que seule peut expliquer une crise transitionnelle dans l'histoire de l'Homme. Quelques rares personnages de l'Histoire ont compris cela, par exemple Lycurgue, le Spartiate qui a fait supprimer l'argent et l'or pour le remplacer par du fer rouillé, et bien entendu Marx qui a saisi le caractère provisoire du capitalisme. J'ai étudié beaucoup de philosophes et beaucoup d'économistes : je n'ai jamais trouvé une justification rationnelle satisfaisante du commerce. Tout au plus pourrait-on le définir comme un reste, une survivance de la piraterie. La seule justification que l'on avance étant la plus-value que représente le coût du voyage qui va du lieu de production au lieu d'échange. Mais si ce n'était que cela, il n'y aurait pas bénéfice, et donc pas de commerce proprement dit. Le commerce, c'est le bénéfice qui dérive d'une propriété privée quelconque, d'un monopole de puissance sur une chose aux dépens des autres. La preuve de ce que j'avance est le développement du capitalisme lui-même : le mercantilisme n'est qu'une étape dans le développement de l'exploitation de l'homme par l'homme, c'est la même chose. En définitive je me fous de toute justification de cette allergie. Je ne prétends même pas ratiociner sur ce sentiment de rejet de l'échange commercial, je prends pour argent et pour désir contents le fait de refuser cette horreur qui culmine dans la publicité, sorte de vide spirituel gonflé en objet. Je n'hésite même pas à dire, tiens c'est amusant, que si le pouvoir m'était donné de le faire, je ferais mieux que Lycurgue, j'interdirais le commerce purement et simplement. Le pire des arguments destiné à défendre le commerce que j'ai entendu est qu'il serait le seul vecteur de paix sociale et que sans commerce les hommes seraient en guerre perpétuelle. Que notre civilisation serait fondée sur le commerce !!! C'est ce que nous avons déjà vu au Vingtième Siècle avec le nazisme, enfant naturel du commerce, et que nous verrons encore en bien pire dans les années à venir. On ne peut pas être un vrai communiste sans ce sentiment qui ne tolère aucune nuance et c'est le recul sur ce principe qui explique la disparition de la Gauche partout dans le monde. Mais il est certain que la civilisation de la consommation comme on nomme cela, conduira avec certitude le monde humain à des horreurs à côté desquelles le nazisme pourra être comparé à un jardin d'enfant. Si vous avez saisi la poésie de mon petit voyage en Allemagne, cette évidence devrait vous avoir sauté aux yeux : la mutation du nazisme en commerce, ou bien plutôt le retour dans son élément natal. Je ne parle même pas du mépris que le commerce suscite quant au monde lui-même, à l'environnement et jusqu'à la composition de notre ciel et de notre climat. Que de propos choquants et qui vont me valoir une haine sans nom, tant le réel tout entier s'est soumis à la loi du commerce. Mais cette haine ne sera jamais aussi grande que celle que j'éprouvais à l'égard de ma mère me contraignant à commercer dans son épicerie, se montrant dans le mensonge publicitaire, tentant de m'initier à la retape, à la prostitution marchande, au pire des défauts humains, l'obséquiosité, cette peur jaune déformant le visage, le visage de maman. Quelques grands auteurs seulement, et je pense essentiellement à Dostoïevski, ont senti avec la même force la laideur de la mise en scène commerciale, le péché du profit. Tout cela aura pour ainsi dire flétri et ma jeunesse et mes sentiments pour ma mère, Au Bon Beurre !
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