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ZORBA LE GREC


" Qu'est-ce que la barbarie ? " Cette question figurait comme premier sujet de philo du baccalauréat littéraire de 1960. Je grattai quatre pages exactement à partir d'une citation qui m'était revenue à point de Camus, disant en substance que toute civilisation avait périodiquement besoin de la barbarie pour venir en quelque sorte la régénérer. Quelques allusions à Nietzsche et je prends la porte définitivement, persuadé d'avoir écrit n'importe quoi et pressé de rejoindre mon bistrot favori. Huit mois plus tard je trouve dans ma boîte aux lettres une convocation pour un oral de contrôle, j'avais obtenu un Dix-Sept, note dont le coefficient me permettait de me rattraper, si j'avais su… Or j'étais en train d'aborder l'une des phases les plus obscures de ma vie psychique. Je touchai un fond étrange où le désarroi le dispute à la révolte. A Mulhouse, où je conservai le bénéfice du pied à terre de mon frère parti dans le Midi, je tape sur la vieille Remington de maman dans l'espoir d'écrire, de commencer à écrire. Ecrire quoi ? Je ne le sais pas, mais comme par miracle, j'ai conservé les quelques pages denses que je parvins alors à noircir, en voici quelques extraits significatifs : " Je me considère à l'égal d'un naufragé échoué à deux milles de la côte et qui, au lieu de se fatiguer à nager vers le rivage proche, attend un courant favorable et improbable….mais m'évader de moi-même, sortir de ma peau. Ce que j'ai à reprocher à celle que je porte ? Rien sinon qu'elle n'en est pas une, rien sinon que je suis encore plus nu que le plus pauvre des nus….que je manque d'intérêt pour toute chose, que je ne trouverai ici que l'ennui le plus total allié à la flemme la plus gigantesque que la terre aie jamais portée, bref, je suis à bout de souffle… ". Suivent quelques commentaires sur le film de Godard, qui n'est évidemment pas pour rien dans ces considérations pour le moins sinistres. Le texte mérite d'être publié in extenso, et je le ferai peut-être en annexe, car il témoigne avec une certaine pureté de mon état d'esprit à la veille de ma nouvelle fugue. Strasbourg était cuit, début janvier 61 m'attendait le service militaire car je n'avais pris aucune disposition pour retarder ma conscription, décidé de toute manière à fuir l'uniforme, guerre d'Algérie ou pas.

Les Zaz. Le vide culturel du Mulhouse d'après-guerre ne nous laissait pas sans réactions, nous les jeunes lycéens qui buvions les derniers fonds de coupe d'humanités qui par la suite ne seraient plus distribués ailleurs que dans quelques lycées parisiens réservée à l'aristocratie du pays. A travers quelques canaux comme les radios et le bouche à bouche nous parvenaient les bruits du monde. Par quelques réseaux étranges couvrant la zone frontalière, nous pouvions suivre le développement des nouvelles musiques américaines et le rock'n roll nous était familier longtemps avant que les médias parisiens ne s'en emparent. Je ne pourrai jamais décrire autrement qu'en renvoyant le lecteur à ce qui se passe aujourd'hui dans la jeunesse déchaînée, la passion déréglée mais triomphante qui s'empare de nous à la découverte des premiers accords de cette musique. Nous passons des nuits entières à attendre l'ouverture du seul bistrot de la ville, Le Milesi, qui possède dans son Juke-Box les grands tubes de Little Richard. Ses hurlements nous déchirent en profondeur, nous éprouvons quelque chose d'indescriptible, pas vraiment du plaisir, mais une émotion rageuse qui enfin trouve des formes qui nous expriment, qui collent à notre déréliction, notre désespoir culturel. Nous sommes déjà les Punks qui viendront dans quelques années, les blousons noirs qui refusent ce monde en bloc, sans pour autant nous croire contraints à la délinquance. Au contraire, nous passons le plus clair de nos loisirs à lire. Nous lisions énormément, curieux de l'environnement de ce que nos professeurs de Français nous délivraient de la vie intellectuelle bouillonnante de l'après-guerre. De Sartre à Bergson, nous visitions toute la rive gauche parisienne en germanopratins provinciaux, parfaitement informés des dernières frasques de Boris Vian et déjà sceptiques quant aux transformations médiatiques qui ne faisaient alors que commencer. Nous lisions même, et je ne sais fichtre pas pour quelle raison, les grands auteurs italiens du siècle sans savoir que parmi eux s'étaient glissés quelques bons faschos proches du Duce. Mais à Paris il y avait les zazous, les intellos férus de surréalisme et de jazz, et nous en avions fait notre religion. Modestes, nous nous étions contentés du néologisme raccourci de zaz. Jean Montcharmont, Richard Marachin, Dany Rouvière, Jean-Louis Charvot et moi formions le noyau de ce groupe, dont l'occupation principale était l'écoute des derniers disques de jazz, achetés clandestinement ou même volés ici ou là. Mon hostilité à ce procédé n'a jamais faibli, instinctivement je sentais que le vol était une indignité que rien ne justifiait. Il y avait quelques chose de minable dans cette manière de se procurer des biens et plus tard je comprendrai clairement la raison exacte de ce sentiment qui me laissait à l'écart de ces méfaits, au demeurant considérés comme bénins et appelés à devenir une sorte de sport national dans les villes universitaires. Inutile d'ajouter que mon attitude à ce sujet me conférait une sorte d'isolement par rapport aux autres, d'ailleurs ce n'était que l'apprentissage de mon statut ontologique d'observateur ou de phénoménologue, comme on voudra. La réalité ou la vérité peut aussi être considérée d'un tout autre point de vue : en fait le vol est ma hantise dans mes relations avec ma mère. Hantise ambiguë car comment faire la part des choses entre le travailleur non salarié que je continue d'être dans l'affaire de maman et l'adolescent qui se sert dans la caisse ? Il est vrai que j'ai toujours pris dans la caisse l'argent qu'il me fallait pour mes cigarettes, par exemple, sans le moindre sentiment de culpabilité, mais où s'arrêtait mon " droit " à pomper dans le chiffre d'affaire de maman ? La réponse est d'autant plus difficile que mes frères ne se gênent nullement et sans doute à une toute autre échelle. Lorsque nous déménageons en 1956, on découvre dans la chambre de bonne de mon grand frère des centaines de bouteilles vides, ma mère comprend enfin où sont passés ses quantités d'alcools chers et de vins fins qui disparaissent depuis des années. Bref, bien plus tard, mon opinion sera faite : le vol remplace une impuissance, et le voleur reconnaît cette impuissance et la contourne par la facilité. Pas pour moi. Revenons à notre quarteron de zaz. Ce groupe, puisqu'il existait en tant que tel, et curieusement plutôt autour de moi comme conscience centrale, point central de la conscience collective, se réunissait dans quelques lieux publics, dont surtout le café Moll, où nous nous trouvions nous-mêmes souvent entourés par toute une cours de jeunes isolés trop timorés pour réaliser les " coups " qu'on nous attribuait le plus souvent à tort. La vérité est que nous passions beaucoup de temps à dériver dans les rues de la ville la nuit, une ville dont il faut se souvenir qu'elle était à cette époque non seulement une ville de relégation, c'est à dire où fourmillaient les anciens délinquants sortis de prison, mais un centre du FLN important, et les nuits des années 58-59-60 étaient en fait des nuits de couvre-feu que nous ne respections jamais, au risque de nous faire arrêter brutalement par des CRS qui n'en pouvaient mais et qui nous relâchaient toujours faute d'avoir des ordres clairs et de savoir où nous parquer et pour quelle motif. La police ne perdait cependant pas son temps et constituait en douce des dossiers que nous verrons surgir jusque dans les années 68. Les zaz étaient des suspects a priori, et il existe des photographies de certains d'entre-nous encore âgés de quatorze ans et sans que le moindre soupçon n'ai pu se justifier d'une manière ou d'une autre. La police pétainiste semblait s'être réfugiée en Alsace où elle continuait à opérer selon le flicage gestapiste le plus insolent, au service de ce qui a toujours constitué le vrai pouvoir politique de cette région, à savoir une bourgeoisie de notables chargés de faire couler les richesses vers Rome comme le disaient les moines révolutionnaires du Seizième siècle. Mais en 1945 c'est au dépouillement de la région elle-même que s'étaient attachée cette notabilité dont la tâche serait désormais de vendre hectare par hectare, entreprise par entreprise, tout ce pays aux puissances d'argent de la France et de l'étranger. En 1971 j'avais entrepris une étude économique sur les groupes financiers qui possédaient l'Alsace rentable. A la porte de la Chambre de Commerce et malgré un droit imprescriptible de consultation, on ne se gêne même pas pour me menacer de mesures de rétorsion dont la gravité n'aurait aucune limite. Seul et sans argent je n'ai pas insisté. De toute façon ceux qui étaient concernés n'avaient pas besoin de ma théorie. Bof.

A Mulhouse, l'été 60 marqua le début du déclin de notre petit groupe de " Zaz ". Dany, Jean-Louis et Jean trouvent l'argent nécessaire pour filer au festival de Juan les Pins où ils ont le privilège rare de voir et d'écouter Albert Ayler. Le plus jazzophile de tous, Richard, était cloué à Mulhouse où son père le contraignait à travailler à la construction de sa villa de mythomane, une maison immense située dans le quartier le plus chic de la ville, le Reeberg. Richard était un pianiste génial, et son père, veuf depuis quelques années ne pensait plus qu'à la carrière de son fils, mais comme tous nos parents, il pensait mal, à sa façon, c'est à dire dans les formes d'un monde passé, celui d'une bourgeoisie qui recevrait le génie de son enfant comme la révélation. Il avait dessiné lui-même le plan du château centré autour de la salle de musique, une pièce qui à elle-seule faisait plus de cent mètres carrés. Simple cheminot retraité, le père de Richard n'avait pas assez d'argent pour financer une telle folie et le bâtiment en est aujourd'hui encore à l'état de carcasse de béton, désormais envahie par une végétation anarchique, personne ne semblant s'en préoccuper. Bien des dents doivent cependant grincer au vu de la surface de terrain qu'occupe cette ruine dans le quartier le plus recherché de la ville. A l'époque où nous sommes dans ce récit, c'est à dire à l'été 60, le père de Richard tentait de sauver son rêve en se lançant dans le commerce du vêtement féminin et Richard n'avait guère le choix que d'aider son père dans une aventure dont il n'avait pas la moindre expérience et qui ne tarderait d'ailleurs pas à péricliter et à mourir comme le rêve du romantique papa. Tout cela tenait de l'errance, nous errions tous, les uns avec des projets, les autres dans des automatismes scolaires ou universitaires, d'autres comme moi, enfin, sans rien, ni désir ni projet. J'errais donc dans une atmosphère de vide total, accompagné de ce qui pouvait passer pour mon Sancho Pança, surnommé Mulot. Mulot était un satellite particulier de notre groupe. Il faisait fonction de prolétaire du service. Il travaillait comme boulanger et se trouvait donc régulièrement muni d'argent. Fasciné par notre jargon, il payait sa place à notre table en bière liquide et abondante et nous nourrissait régulièrement chez lui, dans son village du bord du Rhin. Richard passait de temps en temps au 47 rue des Trois-Rois, mon domicile, lieu de débauche connu des autorités policières et morales et local officiel du groupe. J'étais le seul homme libre de cette poignée de paumés plus ou moins talentueux, mais unis par un refus catégorique du monde qui s'annonçait et que nous prévoyions comme une répétition de ce à quoi nous avions échappé lors de nos naissances respectives. Notre religion de Thelonious Monk, Miles Davies et consort s'arrêtait avec la certitude que tous ces génies finiraient tôt ou tard dans la publicité, y compris Mozart et Beethoven auxquels nous n'étions pas hermétiquement fermés. Bref nous entrevoyions notre avenir dans le pourrissement général de la réalité sociale et historique, ce que la suite ratifia pleinement.

Un matin de ce Juillet, je me réveille avec une illumination : partir. Partir une fois de plus, mais définitivement, disparaître loin pour des années, me faire oublier par tout ce qui m'avait connu et refaire ma vie dans un ailleurs radical. D'où pourrait-il bien surgir, cet ailleurs sinon des lambeaux de ma belle culture humaniste, encore renforcée par le refus des fruits d'une Terminale qui avait déjà pris le train de la modernité, celui de la philosophie de bazar, cacophonie de sciences humaines retapissées en réflexions philosophiques sur la condition humaine : les décideurs de l'Intelligence avaient donné cours forcé au projet cartésien de la maîtrise et de la possession du monde et abandonné définitivement tout questionnement ontologique, toute interrogation sur la seule chose qui était l'affaire de notre génération : le sens de notre existence. On peut formuler cela autrement en disant que ces Messieurs donnaient le sens de l'existence dans leurs prémisses, se refusant ainsi à toute discussion. Nous étions condamnés à devenir les exploiteurs de la planète, nolens, volens. Nous paierons cher, tous les cinq, le refus radical de cette infamie. Donc ma décision était prise : vendre tout ce que je pouvais vendre et quitter la France pour la Grèce, et pour faire bon poids pour la Crête, où je me consacrerai exclusivement à la poésie, à la musique et à la peinture. Avec quel argent ? Quels moyens ? Je ne le sais pas et m'en moque éperdument. Pourtant, il y a Sancho, ou plutôt Mulot. Qu'est-ce qui me prend ? Ai-je peur d'y aller seul ? Est-il naturel que je lui demande, dans notre partage communiste du temps, tu viens avec moi ? Il rit d'abord bêtement. Il faut le connaître, exactement ce qu'on appelle un escogriffe : un peu plus grand que moi, ce qui n'est pas beaucoup, dans les un mètre soixante-quinze, avec un visage long comme un jour sans pain littéralement recouvert d'une jungle d'un blond lavasse, une bouche de boucher qui découvre en permanence certaines dents en or en un rire sans fin et sans raison. Mulot nous regardait et riait, maintenant il me regarde et il rit, finissant pas dire ouais, avec toi je vais n'importe où. Il ressemble en fait au géant à dents d'acier des derniers exploits de 007, modèle réduit.

Je fais l'inventaire de mes richesses. Rien ou presque. Richard me propose une sorte de bail emphytéotique qui consiste à me remettre une somme de 10 000 F (anciens francs = 100 F = 15 Euro) en échange d'un droit d'occupation illimité de mon domicile de la rue des Trois Rois, en réalité loué par ma mère dans des conditions que j'ignore totalement. A cette somme vont s'ajouter le produit de la vente de divers meubles et objets pour totaliser environ Trente mille Francs anciens, à savoir quarante-cinq Euro. Il faut bien entendu pondérer la modicité de cette somme par la différence de valeur en pouvoir d'achat de ces quarante-cinq Euro-là. En 1959, le Smig (je ne suis pas sûr qu'il existe déjà sous cette forme, mais peu importe nous prendrons comme mesure le salaire moyen minimum) était d'environ Vingt-Mille de ces anciens francs. Mon trésor n'était donc pas si mince que cela, d'autant qu'il fallait y ajouter une somme équivalente apportée par Mulot. Nous préparons nos valises. De vrais valises, pas trop grandes, une chacun. A l'intérieur, des rames de papier Cansson, des tubes de couleurs, des crayons et des pinceaux. Un grand flacon d'encre bleue et une collection de stylos, héritage de mon père qui n'a jamais trouvé preneur depuis sa mort. Un minimum de vêtements divers sert à calfeutrer le tout. Comment étions-nous vêtus ? Il me semble que nos habits devaient se résumer à un jeu de sous-vêtements, une chemise, un blouson dont il ne me reste pas le moindre souvenir, et c'est rageant ; un jean bien délavé - ce qui était carrément d'avant-garde, car nous avions bien du mal à trouver des fournisseurs parmi les quelques militaires américains égarés à Mulhouse dans ces années-là. Et enfin des chaussures sans histoire mais très certainement solides car elles allaient le prouver dans les mois à venir. Direction la Gare.

Le projet avait été minutieusement planifié, et les choses se déroulèrent exactement comme prévu jusqu'à un certain point. Première partie, le train jusqu'à Rome. Mulot ne cesse pas de me regarder en riant. Je parts en compagnie du bonheur, et je dois bien reconnaître que ce garçon, dont je ne sais même plus s'il est encore de ce monde, est un homme rayonnant et courageux. Toute sa culture se condense dans le regard qu'il porte sur nous, dorénavant sur moi qui serait le maître incontesté des événements à venir pendant au moins quatre mois. Ce regard contenait une sorte d'admiration aveugle, sentiment que je n'ai jamais pris la peine d'analyser, mais à présent il me semble qu'il reflétait une jouissance particulière, celle d'avoir le privilège de voir de près et de fréquenter des êtres différents, très différents des autres, sans parler de nos comportements " zaz " qui défrayaient dans cette ville de province reculée une chronique souterraine mais vivante. Qu'au demeurant nous méprisions radicalement. Nos tickets, car à cette époque les billets de train se réduisent encore à de petits tickets rectangulaires en carton, sont libellés Mulhouse-Brindisi via Rome. Prix total : Vingt-Deux Mille francs. Lorsque nous quittons la rue des Trois-Rois pour la gare, Mulhouse est une sorte de cadavre spirituel pour nous deux. Au fur et à mesure que nous nous approchons de ce lieu qui possède une grande force mnésique pour moi car l'un de mes premiers souvenirs de mon père date d'un bombardement canadien qui a mal tourné et sur lequel nous reviendrons, vision d'un homme couvert de sang, hagard et méconnaissable, la cité se vide de sa substance. Ce sentiment connaîtra une sorte de climax lorsque le train nous aura enlevé jusqu'à la dernière image de la ville.

En m'endormant hier soir, je me suis souvenu qu'en réalité nous partions seulement pour cinq ans. Nous nous étions posé cette limite en considération de plusieurs facteurs dont le plus important était la conscription qui nous attendait tous les deux : dans deux ou trois mois, nous devions recevoir nos ordre de route pour l'armée et sans doute la guerre d'Algérie. Le calcul n'était pas mauvais, car la loi française sur le service militaire stipulait à l'époque que l'on ne pouvait être considéré comme insoumis tant qu'il n'est pas prouvé que l'on n'a pas reçu connaissance de ce fameux ordre de route. Ce document était, comme on dit, envoyé en recommandé avec accusé de réception et tout défaut de signature protégeait automatiquement de toute poursuite le jeune Français peu désireux de passer sous l'uniforme. Ce détail a son importance pour les événements qui vont suivre. Cinq ans, c'était donc une estimation aléatoire de la durée possible de la guerre coloniale, mais aussi des conditions de possibilité pour échapper totalement au port de l'uniforme, véritable finalité de notre fuite et de ce qui allait suivre. Au fond, nous allions nous cacher dans la montagne crétoise où personne au monde ne songerait à venir nous chercher, idée qui n'était pas sans naïveté au regard de l'efficacité de n'importe quelle police européenne, y compris la grecque. Cela dit, nous avions tous les deux des passeports flambant neufs et parfaitement en règle.

Je vais me cacher un peu pour descendre avec vous dans les sentiments qui m'agitaient alors que notre locomotive s'approchait de la première frontière, la suisse. J'avais déjà à mon actif plusieurs départs impromptus comme celui-ci, toujours dans l'immédiateté la plus rapide et dans un esprit de curiosité absolu. Jamais pourtant, je n'étais parti dans un tel esprit de non-retour. De chaque côté du notre train, les paysages ne cessaient de changer et ce changement était comme l'oubli concret de tout mon passé : j'élaborais l'anéantissement de dix-neuf ans de vie. Et contrairement à un personnage comme l'oncle qu'Elia Kazan campe dans son chef d'œuvre cinématographique América América, la Grèce n'était pas un but eschatologique, paradisiaque ou contenant la promesse d'une nouvelle vie. Je ne cherchais pas une nouvelle vie, je fuyais la mienne et peu m'importait ce à la rencontre de quoi me porteraient les différents moyens de transports, y compris mes pieds. Comment décrire le ravissement qui s'empare alors de mon âme, le bonheur absolu qui donne au rire de Mulot un contenu tellement rationnel qu'il finit par me paraître parfaitement normal. Il partage visiblement mon bonheur, mais il a bien d'autres raisons pour trouver une telle jouissance à la situation. Peut-être suis-je devenu situationniste dans ce train, sans le savoir, mais une chose est certaine, aussi certaine que le cogito, c'est le plaisir qui m'envahit et ne me quitte plus. En réalité, je me suis mis en scène et chaque kilomètre parcouru par le Cologne-Rome dans lequel nous ne songeons même pas à fermer les yeux, construit mon personnage, personnage que je contemple avec une admiration sans bornes. Lorsqu'à Vingt-Cinq ans je reviendrai au pays, après un lustre d'exil, c'est une nouvelle personne qui descend du train de Bruxelles à Paris. Bien sûr, il se passera beaucoup d'autres événements apparemment plus importants pour mon destin et pour ce personnage, mais là, dans les lacets d'acier des Alpes, dans la plaine du Pô et dans le vaste hall tout neuf de Roma Termini, je vis une transformation dont je ne recueille sur le moment que les fruits délicieux de l'aventure, sans me rendre compte que j'entamais, en effet, une véritable mutation génétique de mon esprit ou de ma psyché, comme l'on voudra. Et cette transformation était pour moi l'équivalent d'un orgasme permanent dans lequel entrait aussi bien une sorte d'adoration pour le néant vers lequel fonçait mon train que la vague évocation de l'état d'esprit des miens, restés aux quatre coins du monde et qui n'entendraient plus parler de moi pendant une éternité. Ce fut aussi la première fois que je rayais Mulhouse de ma mémoire et de toute possibilité de redevenir un jour un lieu de vie pour moi.

Roma Termini. Quai interminable pour ce train extraordinaire qui relie la Ruhr à la capitale italienne. Plus tard je méditerai sur la science des itinéraires des transports publics : pourquoi Cologne-Rome ? Pourquoi Bâle-Amsterdam ? Bon, Mulhouse-Paris peut se comprendre facilement, mais certaines voies ne dévoilent pas immédiatement leur raison profonde. Il en va ainsi aujourd'hui encore de ce train qui relie Vaduz à Bruxelles. Pourquoi le Lichtenstein et la Belgique ? Réponse : l'argent, la circulation de valises remplies de billets de banque, parfois révélées au détour d'une fouille destinée à trouver de la drogue ou des bombes. Mystère du système européen de change, lui-même changeant au gré des nouveautés supposées comme l'Europe de…Bruxelles. 14 heures, arrivée à Rome à la minute près. Au bout du quai, un hall en verre, vertigineux dans ses proportions, en 1960 sa construction venait de se terminer mais elle révélait déjà sa prochaine péremption, tant les architectes s'étaient contentés d'imiter la Gare traditionnelle, avec ses proportions calculées jadis avec beaucoup de sagesse pour donner aux fumées et aux vapeurs tout le volume qu'il fallait pour épargner les humains. Tant de place pour rien ? Mais il s'agit là de réflexions actuelles, sur le moment, seuls les matériaux nouveaux comme le verre suscitaient notre étonnement. Nous n'étions pas les seuls étonnés. Imaginez-vous, si vous le pouvez, une gare italienne d'une époque où les habitants de la botte étaient encore tous vêtus de noir, et si les femmes n'étaient pas voilées, c'était un effet pervers de la guerre et de l'agitation sociale qui n'a jamais cessé dans ce pays depuis que je le connais. Débarquent deux jeunes inconnus quasiment déguisés, vêtus comme des Martiens et portant tous les deux de très longs cheveux blonds comme le blé. Nous semions une sorte de terreur sur notre chemin et nous fîmes même deux victimes fort fâchés de l'incident car la foule n'avait d'yeux que pour ces deux apparitions d'ailleurs, cependant que le jeune prince Albert de Belgique, suivi par tous les paparazzis de Rome, traversait le même hall avec Paola. Personne ne les vit, sauf nous deux, hasard d'une reconnaissance médiatique qui nous fît rire le restant de la journée. Le triomphe était total. Le train de Brindisi ne partait que tard le soir vers dix heures, nous avons toute l'après-midi pour visiter la capitale de la culture latine, de l'Empire dans lequel nous vivons encore aujourd'hui. Mais d'abord manger. Mulot n'a aucun défaut excepté celui de n'être qu'un estomac réclamant sans cesse de la substance et la découverte des trattoria romaines n'arrangea rien, nous dépensons donc gaiement les énormes billets de Dix-Mille Lires en spaghettis divers sans même remarquer que les trattoriens arrivaient à doubler le montant des notes par des rubriques dont nous ne comprenions évidemment pas le sens. Qui aurait pu soupçonner que le pain était compté, de même que l'usage des assiettes sans compter le service ? Bref, lorsque nous remontons l'interminable quai du Brindisi - Express, étrange assemblage de dizaines de wagons que nous allions essaimer tout au long du long parcours vers les Pouilles, voyage nocturnement interminable, ponctué de freinages à vous briser les tympans, de hurlements et de coups de sifflets dénués de sens pour nos corps brisés de fatigue, nous étions ratissés. A l'arrivée, merveilleuse réconciliation avec le soleil et constat douloureux devant le premier expresso brindisien, nous étions raides fauchés et les quelques centaines de lires qui tapissaient encore nos poches ne suffiraient pas à payer le ferry pour Corfou et Jannina. Et Mulot a faim pendant que je grille cigarette sur cigarette pour calmer le même besoin. Il faut bouger, alors nous bougeons, direction le port, prix du passage onze mille Lires pour nous deux, comment faire ? Mulot s'en remet à moi et au contenu de ma valise. Compris. La rade de Brindisi, souvenir de Spartacus trahi alors qu'il attendait une flotte phénicienne achetée en douce par Rome, est une merveille que nous contemplons depuis la longue jetée qui ferme le port, je sors mon attirail de peintre du dimanche et en quelques minutes tout cela est consigné sur une belle feuille de Cansson qui attire rapidement les chalands. Un quart d'heure plus tard nous avons nos onze mille Lires en poche, ma gouache maladroite et à peine esquissée s'est arrachée en quelques minutes. Au lieu de continuer pour arrondir nos acquis, ce fût-ce que pour manger autre chose que des passa-tempo, les graines très nourrissantes du tournesol vendus en petits sachets à cinq Lires , nous achetons nos billets en hâte et embarquons pour Corfou, cette fois il ne reste plus rien du tout. C'était comme s'il fallait non seulement quitter Mulhouse, mais fuir le continent tout entier, être enfin ailleurs, là où devait commencer une autre vie.

Corfou est indescriptible de beauté. Quel que soit l'azimut que vous prenez il n'y a que de la beauté, jusque zé y compris les montagne albanaises mauves que l'on aperçoit parfaitement avec un petit frisson dans le dos. On dit autour de nous - nous sommes en 1960 - que les Albanais sont partout et qu'il ne faut pas sortir des canaux diplomatiquement tracés entre l'île et le continent greco-macédonien et albanais. L'éventuelle sanction était la rafale de plomb immédiate et sans phrases. Mais Corfou n'a cure de l'Albanie, elle dort au soleil en étalant un mélange de misère toute pure et de Palais dissimulés au fond d'immenses propriétés protégées par des murs datant de l'Empire Ottoman, coiffés de tuiles immaculées. Nous dérivons. La vrai dérive a commencé entre des plages désertes où je subis une cruelle attaque de méduse miraculeusement guérie en quelques secondes par un onguent sorti de la poche d'une petite vieille surgie de nulle part, aussi par miracle. Elle nous mène vers une petite, je ne sais pas comment nommer ça, bourgade ? cité de pêcheurs ? faite de petite maison en torchis, sans le moindre meuble, une natte sur la terre battue et des exclamations sans fin. On vient nous toucher pour voir si nous sommes des êtres réels ou des apparitions. Nous réussissons à faire comprendre que nous sommes morts de faim, nos estomacs n'ont reçu aucune visite depuis Brindisi. Et c'est là que j'ai mangé le meilleur gras-double de ma vie, entouré de quelques haricots blancs. Hélas, nous ne nous comprenons pas, réussissant quand même à nous identifier comme " galli " et non pas comme " germani ", ce qui nous vaut une redoublement de gaieté et d'exclamations d'enthousiasme. L'une des vieilles, un peu moins vieille d'ailleurs, une sorte de mama italienne vêtue d'une robe sombre à fleurs mauves, se penche sur le pull que je porte, car la soirée se fait fraîche, et tâte avec admiration le point de tricot en murmurant toutes sortes de commentaires. Ni une ni deux, je passe le pull par-dessus ma tête et le lui tend en guise de cadeau de remerciement. Elle paraît défaillir puis quitte la case en courant, elle cherche l'homme. On n'en avait pas vu depuis notre arrivée, comme si Corfou était cette île qu'Ulysse trouva peuplée de nymphes, quoique les nymphes en question ressemblent davantage à des sorcières d'un lointain passé. La femme du pull est de retour avec un vieux, mais est-il si vieux que ça ? Bref, je comprends qu'on n'accepte pas mon cadeau, mais qu'on veut bien me l'acheter, je jette un coup d'œil à Mulot qui ne comprend rien, et puis je me lâche : deux aller-retour pour Jannina. En fait le prix est bon, quelques drachmes pour un passage qui ne dure pas plus d'une petite heure, si je me souviens bien. Tout cela dans un sabir latino-franco-anglais qui se termine dans une satisfaction générale agrémenté de notre premier café grec, pure merveille dont j'allais souvent me régaler par la suite. Pour faire bonne mesure, j'ajoute un stylo Pelikan pour le monsieur qui en tombe à la renverse. Nous fonçons vers le port, il y a encore une navette avant la tombée de la nuit, nous n'aurons même pas passé une seule nuit à Corfou, l'ancienne Corcyre, casus belli parmi les casi belli de la guerre du Péloponnèse, tout au début, vers 430 AV-JC, lorsque Corinthe, véritable fondatrice de la colonie de Corcyre déclencha une guerre sous prétexte de récupérer son bien. Corcyre finit par faire appel à Athènes qui accepta la demande de protection des Corcyréens qui devinrent ainsi une menace navale à l'entrée de l'Adriatique pour toutes les flottes du Péloponnèse dorien. Sparte ne pouvait pas rester inerte et passa à l'attaque.

Il me sera difficile de ne pas vous titiller de temps en temps avec des rappels historiques de l'Antiquité, mais j'avoue sans phrase qu'à l'époque j'étais pratiquement ignare, malgré les efforts de mes professeurs d'histoire antique. Il faut dire que cette dernière est d'une complexité formidable, et que rien de ce qui est aujourd'hui reconnu comme acquis et certain ne possède ces deux qualités. Personne, à ma connaissance, malgré toute l'érudition qui surabonde dans des centaines d'ouvrages, n'a bien compris l'essence de cette Histoire, et ne peut donc même pas en raconter correctement les faits. Même ce que moi-même je vous raconterai parfois, ne fait que survoler très artificiellement les faits puisés chez Thucydide, Hérodote, Plutarque et quelques historiens romains de seconde main.

C'est donc dans la banlieue de Jannina que nous dormirons pour la première fois sous le ciel étoilé de la Grèce de Juillet, tellement fatigués que nous ne savons même pas où nous sommes. Or nous nous réveillons sur un terrain militaire, occasion de vérifier la régularité judiciaire de notre présence en Grèce, ce qui se passe le mieux du monde avec quelques officiers de gendarmerie rigolards et étrangement jeunes. Nous quittons la gendarmerie de Jannina sans encombre, pédibus jambis, comme nous disions au Collège, direction Athènes. Jannina elle-même me paraît sans intérêt, simple port promis à l'afflux touristique des décennies à venir, en fait, une rue qui longe l'Adriatique et tourne brusquement vers la droite, grimpant durement sous un soleil de plomb avant de pénétrer une sorte de désert de cailloux qui fait frissonner Mulot qui a déjà soif et nous n'avons évidemment pas la moindre goutte liquide dans nos effets personnels. La route doit faire partie de la première partie d'un plan car elle est toute neuve. L'odeur du goudron se fait plus insistante dans la chaleur qui monte, et sincèrement je ne me souviens plus du tout comment nous avons survécu. A midi nous nous retrouvons dans la position de l'âne de Buridan : pas d'eau, trop loin de Jannina pour y retourner, pas assez avancés pour apercevoir la moindre habitation. En fait le décors paraît récent, mais conserve ce style de décors pour Western spaghetti, sans un arbre digne de ce nom , sans herbe, produit typique de la dynamite des constructeurs d'infrastructure. Mais le pire est que derrière les congères de roches éblouissantes sous ce soleil, il n'y a pas davantage de végétation. Rien à l'horizon qui nous permettent de penser que nous n'allions pas tout simplement crever de soif, là au début de notre aventure, sans doute à quelques kilomètres de la ville. Mulot panique un peu car le soleil ne veut pas, semble-t-il se courber un tant soit peu vers l'horizon et continue implacablement à nous dessécher, mon compagnon et moi comme des bucklings suédois. Se protéger, il faut se protéger. J'ordonne à Mulot de passer un pull sous sa veste qu'il traîne sur son épaule et me couvre comme pour l'hiver. Ne pas se déshydrater = conserver l'eau que nous possédons et je vérifierai des années plus tard que les Touaregs ne se couvrent jamais autant qu'au moment des grandes chaleurs. Bien joué, vers les cinq heures de l'après-midi, lorsque tout paraît fichu et que nous nous apprêtions à faire nos prières athées, l'horizon nous révèle une merveille, une maison d'habitation, isolée mais bien réelle. En approchant de cette annonce de salut, nous apercevons également une voie de chemin de fer, perplexes, n'ayant ni vu ni entendu quelque train que ce soit de toute la journée. Bref, à la vue de ce havre encore lointain, nous nous laissons tomber par-terre, l'espoir semble nous abreuver ante festum, et quand je dis festum je me trompe encore moins que je ne le pensais. Car ce qui se passe alors défie toute raison tout en renforçant le préjugé qui m'avait largement convaincu de choisir la Grèce pour mon exil aventureux, celui que les Grecs étaient les rois de l'hospitalité. Mes lectures de Thucydide et de Plutarque étaient sans appel sur cette question, pour les Grecs (de l'Antiquité), l'étranger est roi.

Ce jour et cette nuit-là nous sommes des rois. La maison du paradis est en fait une modeste station de garde-barrière pour une voie de chemin de fer qui doit dater de l'occupation Turque et dont la barrière ne garde plus qu'un vague chemin, la nouvelle route s'étant bien gardée de se mettre en travers de ces deux rails rouillés qui pourraient resservir un jour, il faut voir. Mais dans la maison, qui contrairement à la logique optique normale, rapetisse au fur et à mesure que nous en approchons, vit un jeune couple de… gardes-barrière. Oui l'outil a pratiquement disparu, mais la fonction demeure et les chemins de fer hellènes continuent de payer un couple de fonctionnaires pour monter cette garde qui a toutes les apparences de l'absurde en son essence. Mais quels fonctionnaires ! Tout droit sortis d'un Tome des Œuvres Morales de Plutarque, ils nous contemplent, nous sourient, se précipitent vers le robinet d'eau que nous convoitons depuis des heures, et nous installent dans leur lit cependant qu'ils s'apprêtent à dormir dans ce qui sert de cuisine après nous avoir rassasiés de tomates, d'olives et de ce fromage qui allait devenir notre menu quotidien ou presque, la feta. Quel souvenir brillant, quelle image de mon passé qui suffit à elle-seule pour justifier soixante-quatre années d'esclavage humain. Une sorte de magie s'était emparé de l'espace et du temps, mais nous étions toujours et encore pressés, Mulhouse était encore trop près de nous et cette journée à attendre la déshydratation complète nous avaient brouillé l'esprit et chargé nos pieds d'ailes inattendues, car dès l'aube nous repartons, sur un énorme bol d'un café au lait de chèvre tout simplement divin. Quels cons ! Nous gâchions tout ce que chacune de ces étapes nous présentaient en présents, dans tous les sens du mot. Les deux jeunes occidentaux à moitié idiots que nous sommes ne pensent qu'à la vitesse d'exécution, la hâte d'arriver, une hâte que nous paierons cher, surtout moi, l'idiot en chef. Ce voyage, c'était comme toute une vie, trop vite ponctuée de " si c'était à refaire ", mais nous n'en sommes heureusement pas conscients et l'illusion continue de faire son effet. Dans quelques jours nous nous assagirons quelque peu, pressés par les faits d'une réalité qui s'ouvre rapidement devant nous : les Grecs sont les gens les plus gentils du monde, mais aussi les plus pauvres. Nous n'en seront presque jamais conscients, continuant de juger les rencontres selon des critères parfaitement décalés. Deux ans plus tard, je repasserai par le même chemin, cette fois en voiture, et je comprendrai alors tout ce qui nous restait alors caché derrière les volets fermés des maisons silencieuses et la plupart du temps hostiles. Le désert qui avait failli nous tuer s'était changé en champ de maïs et tout était devenu vert, l'Amérique était passé par là avec ses capitaux et son agriculture industrielle, la Grèce voulait sortir de son sous-développement, elle voulait nous imiter et devenir riche et prospère, en finir avec la faim et les meules de pain de maïs moisis. Pourquoi pas ?

(Hors-Texte II)

Cette fois ils ne l'ont pas assis sur une chaise pour Lui enfoncer l'aiguille entre deux vertèbres. L'infirmière, ou l'interne - comment les distinguer ? - Lui demanda simplement de se courber sur son séant et Lui fit quelques petites piqûres destinées, disait-elle, à insensibiliser la zone où pénétrerait la péridurale. IL se cabra un peu, sans rien dire et attendit la grosse chose qui avait failli le tuer quelques décennies plus tôt. Le liquide ne produisit aucun effet immédiat, mais rapidement IL sentit le bas de son corps se réchauffer, et bientôt IL sentit qu'il ne pouvait plus rien mouvoir au-dessous de la ceinture. Le protocole semblait parfaitement synchronisé, car le chirurgien ne tarda pas à se manifester, sûr de l' insensibilité du patient, il s'assit sans délicatesse sur le bord de son brancard et s'empara d'une partie de son corps sans plus de ménagement. IL sentit le bistouri ouvrir son ventre, sans pourtant le sentir, effroyable sensation, souffrance toute psychologique d'une sorte de viol silencieux.. A partir de là IL assista à une sorte de crescendo de mouvements anarchiques dont IL ne comprenait pas le sens, comme si le chirurgien se livrait à un match de boxe avec ses propres entrailles. Match qui se déplaçait de plus en plus vers le haut, où la douleur ne tarda pas à apparaître dans toute sa hideur. Les derniers gestes furent terribles, IL avait l'impression que l'homme assis sur lui tentait de pénétrer dans son estomac en lui donnant des coups de poing. Pas un mot n'avait été échangé pendant les quinze ou vingt minutes qu'IL avait difficilement calculées en comptant, comme IL avait l'habitude de le faire pendant les examens sous scanner ou pire encore, dans le canon de l'IRM. IL sentit parfaitement la couture rapide et saccadé, le serrage des nœuds et le bruit des instruments jetés dans le haricot qu'il imaginait posé près de ses pieds. IL se félicita d'avoir augmenté la dose de son patch de morphine - il lui restait tout un stock de ces sangsues magiques, dosées de cinquante à cent - et le matin même IL avait fait coller par Martine un bon Soixante-Quinze pour ne pas trop dépendre des antalgiques de l'hôpital, vieux sujet de querelle entre lui et tous les chirurgiens qui avaient déjà visité son corps maintenant vieillissant sur presque toutes les zones, dans le mou et dans le dur, le propre et le visqueux, l'inodore et le puant, bref sa peau finirait un jour par ressembler à un travail de patchwork, le premier nippon venu ne pourrait pas l'accuser, faute de tatouages, d'être nu. IL avait donné, car à chaque fois IL avait dû faire appel à la puissance de ses cordes vocales et à sa fureur naturelle pour recevoir de quoi calmer sa douleur. Le Dr Dalcher passa le soir même et répondit cyniquement à sa question -" ça tiendra ce que ça tiendra ". Depuis, IL tient son abdomen de la main droite, nouvelle douleur inconnue, sorte de pincement aiguë qui de temps en temps se fait oublier, mais pas sans morphine. Et pourtant IL était sur la bonne voie, Il avait baissé la dose de cent à cinquante, mais depuis cette nouvelle intrusion dans son corps, la dose stagne et sans doute pour longtemps.

Du pain moisi, nous allions en faire pratiquement notre ordinaire, lorsque nous avions de la chance d'en trouver gratuitement dans une de ces familles silencieuses, sans hommes ou alors seulement des vieillards au regard vitreux. Nous sommes loin des Grecs de Platon, mais en fait je pense que c'est plutôt Platon qui était loin des Grecs de son époque, trop proche des oligarchies et peu enclin à visiter la campagne pourtant toute proche. Pain, tomates et dans les grands jours, un petit morceau de feta nageant dans l'huile d'olive que nous léchons jusqu'au dernier atome. Dans les grands jours, car nous restons parfois trois ou quatre jours sans absorber la moindre nourriture. Au deuxième jour commence alors l'invasion des images de nourriture dans la moindre discussion. Mulot ne parle plus que des menus qu'il confectionnait à Bâle pour la Jet-Set suisse, sans se douter qu'il augmente à chaque mot le degré de notre souffrance. Un jour, je décide d'acheter, après avoir vendu le Xième Pélikan, un petit paquet de cigarette au lieu d'un morceau de pain. Mulot est furieux malgré mes explications sur le fait qu'avec des cigarettes on tienne plus longtemps qu'avec du pain. Nous sommes alors quelque part au bord de la Mer de Corinthe et je m'endors, meilleur solution pour faire taire la faim. Au réveil, plus de Mulot. Je parcours la plage de gros galets dans tous les sens, personne. J'appelle de plus en plus fort, de plus en plus désespéré, persuadé enfin que mon compagnon s'est tout simplement noyé. Accablé je m'assieds la tête entre les genoux, quelques larmes me viennent puis des sanglots au moment où un objet contondant heurte violemment ma tête. Mulot s'était assis sur la branche basse d'un olivier et me lançait des projectiles durs comme des pierres sur la tête, ce fut sa seule vengeance et il doit encore en rire aujourd'hui, bon investissement pour le futur…A propos des olives, nous subissons tous les jours le supplice de Tantale car les olives sont vertes et dures, les arbres chargés à ployer de fruits ne nous sont d'aucun secours, parfaitement immangeables, stériles pour notre faim de plus en plus dévorante. Cette faim nous plombe autour de la Mer de Corinthe par une sorte de magie où les mots remplacent la chose. Nous commençons à vivre à l'âge de pierre, une autre réalité se met en place autour de nous dans le silence et la beauté de l'horizon grec.

Le soleil nous rend un peu fous. Un jour, pris de frénésie affamée nous piquons tous les deux une colère culturelle d'une violence inouïe et drôle. J'ai toujours mon litre d'encre Waterman dans ma valise qui pèse de plus en plus lourd tant nous faiblissons physiquement. La plage est traversée par un creux caillouteux, petite vallée qui canalise les rares pluies vers l'eau violette du grand lac corinthien, mais aujourd'hui elle est à sec - nous ne connaîtrons d'ailleurs aucune pluie pendant quatre mois, pas une goutte d'eau qui vient du ciel, ce qui nous complique gravement l'existence - je prends ma bouteille, un flasque large et plat, joliment gravé, et je me mets à la vider en amont, jusqu'à la dernière goutte. Pendant ce temps Mulot s'était mis à peindre les galets, il avait sorti la gouache, lui, et tout au long du ruisseau maintenant bleu Waterman, il choisit de beaux cailloux qui se transforment en joyaux bigarrés joliment couchés dans le val qui me rappelle soudain celui de Rimbaud. Nous sommes morts de rire, ne pensons même plus à manger, remontons vers les oliveraies moussues en attendant le coucher de soleil, sorte de plat de résistance de la journée poétique. Nos corps se courbent vers la terre en même temps que le disque brûlant disparaît derrière Delphes que nous devinons de l'autre côté de la mer, et s'endorment sans autre forme de procès. Au début nous ramassions des branches d'if qui abondent ici, pour nous confectionner un semblant de litière. Mais très vite cette précaution nous paraît superflue, nous nous laissons tomber par-terre, là où nous surprend le coucher de Râ, nous réveillant exactement au moment où le dieu darde son premier rayon par-delà les monts de Béotie qui forment notre horizon quotidien. Nos corps sont désormais des corps d'hoplites ou d'hommes des cavernes. Ils ont compris la Terre véritable, le sol comme domicile sans façons, qui recèle le présent et l'éternité, un degré plus bas. Cette terre devient même confortable, elle se prête au jeu, si bien que nous trouverons, bien plus tard, sur le flanc de la colline de l'Acropole, des pierres qui épousaient exactement la forme de nos besoins de repos, des lits de pierre dont j'étais persuadés qu'ils avaient servi de lieu de repos et de contemplation à Socrate ou à Platon.

La longue plage qui part de Patras jusqu'à l'isthme de Corinthe paraît déserte, au moins jusqu'à ce que se dessine soudain les vignes du Seigneur, notre Sauveur. Je rigole. Entre-temps un étrange personnage vient interrompre notre fête agreste et artistique. A cheval, il était, rehaussant sa hauteur d'une grimace hautaine et apparemment courroucée par notre sacrilège anti-écologique. C'était apparemment le féodal du lieu, étrange personnage vivant seul dans une immense maison presque vide, l'une des rares où nous ayons dormi pendant toute notre épopée, se titrant d'un noblesse marquisale peut-être imaginaire, mais paraissant sortir tout droit d'un roman de Sade. Il me mets d'ailleurs mal à l'aise et Mulot non plus ne l'aime pas, trop arrogant, trop heureux de nous parler en Français cependant que nous n'articulions que quelques mots de sa langue antique désormais corrompue par cinq siècles d'occupation turque. Il nous voulait quelque chose, mais quoi ? Sadique, il nous offre un café turc descendu des cieux, mais pas le moindre bout de pain, sachant parfaitement que nous mourrions simplement de faim. Juste avant la nuit il nous apporte lui-même, il n'y a toujours personne dans la grande bastide, un maigre plateau avec l'éternelle pitance faite de trois tomates, de quelques olives rachitiques et de la feta huileusement divine. Nous sommes perplexes, et repartons le lendemain, au petit jour, sans qu'il ne fasse rien pour nous retenir, un raté grave dans une relation où pour la première fois on comprenait notre langue. Bien des hypothèses m'ont traversé l'esprit à propos de cet homme, la plus probable étant celle d'un propriétaire terrien ruiné, ruminant son déclin dans le plus beau pays du monde. En réalité, cet épisode est une épreuve déprimante pour Mulot et moi, une sorte de fond de la souffrance, l'incompréhension humaine venant s'ajouter à l'ingratitude de la nature.

Vérité : la pauvreté n'existe que là où est passé l'Histoire, l'occidentale, s'entend. J'ai passé des années sur le continent africain, dans des zones où le sous-développement est considéré comme total, sans appel. Et pourtant je n'y ai jamais ressenti la pauvreté, jamais vu, jamais humé ou entendu son lugubre hululement. Dans le fin fond de la forêt gabonaise la nuit est assourdissante, révélant des richesses vitales en surabondance, réalité qui se vérifie sur le visage des peuples qui y vivent, grandes bouches fendues de rires permanents. Lorsque l'orage s'annonce, des myriades de fourmis se muent en insectes volants et viennent mourir dans nos lampes vite engorgées de millions de cadavres, fleuve de vie qui vient s'offrir à la lumière pour jouer, pour nous enseigner la grandeur de la vraie jouissance, du seul vrai plaisir. Le cratère de l'Etna d'Empédocle ! Ici, dans la Grèce de 1960, la pauvreté est tangible, respirable dans l'air, visible sur les visages des jeunes et des vieux. Leur tristesse de ne pouvoir vous donner est douloureuse, elle rend notre situation parfois intenable, lorsqu'un vieux paysan découpe pour nous sa meule de pain verdissante, c'est tout juste s'il ne pleure pas, mais le pire c'est quand la tristesse se transforme en colère, un peu comme ce chevalier surgi de nulle part, tellement humilié lui-même qu'il doit feindre pour trouver une justification à nous jeter comme des malpropres. Là où le commerce a créé tellement de richesse que des Empires ont pu triompher, là aussi naît la pauvreté quand cette richesse a été consommée jusqu'au trognon, c'est à dire jusqu'au naufrage de l'Empire. C'est une leçon qu'aucun professeur, aucun diplômé des Grandes Ecoles ou des universités ne prononcera jamais, alors profitez-en. Heidegger lui-même a écrit un texte sur la pauvreté, la classant évidemment dans le vide du spirituel, dans la faiblesse de l'Esprit, mais n'a pas compris l'essentiel, c'est que la pauvreté matérielle et spirituelle ne se manifeste jamais que là où l'orgueil humain a prétendu créer de la richesse matérielle ET spirituelle. Je pense ispo facto au fameux Grand Siècle et à Louis, le monstre le plus hideux sans doute de toute l'histoire de l'humanité, à côté de qui, même Hitler apparaît comme un comique. Mais voyez comment fonctionne l'historiographie qui sait former de véritable sarcophages autour de la vérité des époques qu'elle traite, des caissons étanches d'où ne sourdent que quelques informations noyées dans un flux de brillants mensonges qui nécessitent en permanence, comme le château de Versailles d'être rénovés, restaurés, et dont il faut réitérer les visites pour bien s'imprégner du mensonge publicitaire ludovicien. Serait-ce un hasard que ce soit une Américaine qui ait pour ainsi dire pris en main le destin de ce monument que nous, Français paraissons incapables d'entretenir convenablement ? La somme de trois cent et quelques millions d'Euro serait-elle vraiment tellement énorme pour une Europe de quatre cent millions d'habitants ? Encore un mot sur la pauvreté, un mot cynique, de journaliste qui a du pif : hier j'ai dû constater une fois de plus que les toilettes du restaurant relativement luxueux où nous mangions n'étaient pas chauffées. Ce phénomène se répand partout, dans tous les lieux publics. En retournant à ma table j'ai expliqué à ma femme et à ses enfants comment la pauvreté parvient à se manifester au cœur même d'une prétendue prospérité.

Or, dans la pire des tourmentes économiques, il y a toujours un épicentre du renouveau. Inlassablement, la nature revient sauver l'homme de lui-même en ignorant toute morale et produisant, chaque années que dieu fait, des richesses qu'il suffit de cueillir et de faire fructifier. Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de rêves de Pharaon qui se réalisent pour punir un peuple car Dame Nature n'a cure des querelles idéologiques et métaphysiques des hommes. Corinthe est l'un de ces cœurs de la prospérité éternelle grâce à ses vignes dont le produit séchant au soleil généreux de la Grèce a acquis un label mondial. Seules quelques cuisines qui ignorent le raisin en tant que tel, ne sont pas tributaire de ce centre viticole. Or depuis que nous avons abordé le continent grec, deux mois ont déjà passé, j'avais d'ailleurs oublié de vous compter le passage par Missolonghi, où nous n'avons pas raté la tombe de Lord Byron. Etrange arcane d'une culture personnelle, allez savoir pourquoi nous avons découvert cette tombe, qui n'a rien de monumentale, et pourquoi nous l'avions cherchée ? Mystère, encore que ce monsieur n'était pas n'importe qui dans le genre de l'aventure et du combat pour la liberté. Bref, septembre était là et avec lui les vendanges qui nous ont sauvé pour ainsi dire la vie. La veille de la découverte des premiers contreforts du vignoble corinthien, nous étions au bords d'un vrai désespoir, malgré la découverte providentielle d'une tomate, d'un oignon et d'un ail sur une plage déserte. Ce hors d'œuvre nous a encore enfoncé davantage dans la terrible rêverie de cuisine de restaurant et Mulot n'en finissait plus de me bourrer de filets aux morilles et de sandre à la crème, grande spécialité de son patelin des bords du Rhin. C'est une constante que l'on retrouve dans tous les récits de grande faim, le fantasme permanent de la nourriture, les images-écran qui ne cessent de rôder autour de l'esprit, de le sodomiser sans pudeur du matin au soir. Ce mauvais passage, nous n'avions pas vu de nourriture depuis pratiquement cinq longues journées, tout étant vendu sauf un costume que je réservais pour Athènes où nous aurions à trouver l'argent du passage pour la Crète, nous n'avons même plus de quoi tromper la faim avec la cigarette. Le lendemain de ce repas, au demeurant gargantuesque et didactique - c'est alors que j'ai appris que l'on pouvait déguster de l'ail comme on le ferait d'une pomme, en croquant dedans, jouissant des exhalaisons encore longtemps après la mastication - nous découvrons à l'horizon des vignes à perte de vue, nos cœurs font un bond.

Et il y a de quoi : le spectacle des sarments chargés à craquer de ce fruit royal, nous assomme sur place. Avant d'oser nous approcher du trésor qui paraissait au comble de sa maturité, nous scrutons soigneusement l'horizon tout azimut, pas question de se faire surprendre à voler, nous l'avions décidé et je n'en suis pas fier. Pourtant, un souvenir de mon enfance me disait en douce que la vigne est la propriété de tous. En effet, lorsque les vendanges commençaient en Alsace, près d'Orschwihr, le village de mon grand-père et haut-lieu des cépages alsaciens, on, n'importe qui, pouvait se servir sans limite et manger à s'en péter le ventre sans que personne n'y trouve à redire, tradition aujourd'hui reniée et oubliée. Le développement inégal a du bon, car cette tradition avait subsisté là où nous étions en train de mourir d'inanition. A peine avions nous grappillée le premier grain de raisin, qu'un homme surgit de nulle part. Il nous contemple d'abord d'un air surpris, puis nous pose la question rituelle : Germani ? No no Galli. Ouf, il sourit. Curieux comme la haine des Allemands est tenace ici, alors que les longs trains que nous avions aperçus à Brindisi semblaient bourrés de Grecs tous masculins en route pour la Ruhr et le Schleswig-Holstein. Comme quoi la faim ne connaît plus de fierté. Notre bonhomme connaît quelques rudiments d'Anglais et nous explique très brièvement qu'en somme on pouvait faire comme en Alsace il y avait vingt ans, mais qu'il était hors de question d'emporter la moindre grappe. Il fallait tout consommer sur place. Le brave homme ne pensait même pas que nous mourrions de faim et que nous étions prêts à faire n'importe quoi dans sa vigne pour gagner de quoi manger. Mais en arrivant près d' un grand olivier qui distribuait une ombre bienfaisante, nous apercevons un groupe de paysans qui faisaient la pose pour se sustenter et pour la première fois nous sommes confrontés à la vision de gamelles remplies de viandes rôties. Mulot défaille et je m'empresse de chercher un chef ou un vieux pour ouvrir des négociations, mais notre homme nous avait suivi, et enfin compris notre problème. Les accords sont vite passés, nous vendangeons comme eux, et nous mangeons comme eux, point final. La suite n'est plus qu'une histoire laxative, car je ne peux m'empêcher de rattraper de la substance en mangeant sans cesse du raisin, au dépend d'ailleurs de ma productivité, non seulement parce que manger fait perdre du temps, mais parce que à peu près toutes les heures il faut se retirer dans un coin reculé et caché pour affronter la terrible diarrhée qui nous a pris. Nous avons l'impression que le raisin que nous mangeons ressort aussitôt sans que nous n'en profitions d'aucune manière. Mais les semaines passent sans que nous ne remarquions même le phénomène du temps. Nous sommes devenus de vrais hommes de la préhistoire car les Grecs eux-mêmes ne comprennent pas notre faculté de nous laisser tomber par-terre le soir venu, ce qu'ils ont fini par découvrir, et dormir comme des enfants jusqu'au lendemain.

" Sans que nous ne remarquions même le phénomène du temps ", il faudrait ajouter " qui passe ". Je me suis souvent demandé, à propos de ce périple grec, comment il se fait que ma mémoire soit si lacunaire à son propos. Sans doute le lecteur n'a-t-il pas cette impression puisqu'il peut suivre des épisodes apparemment continus. En réalité, je ne sais plus du tout ce que nous avons fait pendant des semaines et des semaines. Avons-nous été à Patras ? Oui, je le soupçonne vaguement. A Sparte ? Non, je ne pense pas, nous étions trop pressés d'arriver à Athènes et déjà à cette époque, les Lacédémoniens n'avaient pas ma sympathie et je pensais d'ailleurs, ce qui est faux, qu'il n'existe plus de Sparte, que c'était une ville fantôme comme elle l'était dans l'Antiquité, comme on sait. Oui, Sparte était une agglomération anarchique de familles, sans véritable urbanisme et sans construction grandioses comme celles qu'on sut nous laisser les Athéniens. Les Spartiates étaient spartiates dans tous les sens du terme. Bon, le temps : nous étions, Mulot et moi, sortis du Temps ! Sans doute des physiologistes ou des neurologues diront-ils que la faim, entre-autre car il nous manquait, en termes de consommation, à peu près tout, donc que cette situation " spartiate " empêchait notre mémoire d'enregistrer les faits. Nous n'étions pas du tout dans la situation touristique, où chaque journée est consacrée à un vécu déterminé, planifié et enregistré automatiquement, ce qui donne d'ailleurs des compte-rendus parfaitement soporifiques et sans intérêts. Mais sortir du temps est une expérience unique et je pense qu'elle est indispensable pour la formation de l'âme et pour le raffermissement du cœur, c'est à dire du courage. Lorsqu'on est sorti de la temporalité commune, on n'a plus rien de commun avec personne, ou presque. Ce qui n'a pas que des avantages, comme nous le verrons par la suite, car d'asocial que j'étais déjà avant ce voyage, je suis devenu à peu de choses près, un anachorète en société. Position intenable quelles que soient les compromis que l'on accepte parce qu'on sait qu'il le faut, pour soi-même, les enfants, l'épouse et le percepteur, êtres que j'ai fini par fréquenter comme tout le monde, aussi inattendu que cela puisse paraître. Mais nous sommes encore loin de cette époque-là et il n'en sera question que dans le volume II, si la vie me permet d'y arriver. Je pense aussi que la question philosophique du temps et de la temporalité ne peut pas se traiter comme elle se traite dans les cabinets de penseurs en chambre : on ne peut pas penser une autre temporalité, donc on ne peut pas penser la sienne, c'est apodictique. On peut avoir une preuve a contrario de cette affirmation dans l'échec de Être et Temps de Heidegger, alors qu'il n'existe aucune rupture intellectuelle de cette nature dans l'œuvre de Ernst Jünger, qui, lui, jongla avec la temporalité d'une toute autre manière, c'est à dire dans les assauts qu'il lançait avec ses soldats du fond des tranchées de Verdun. Abolissement du temps qualitativement différent, car là Jünger affrontait à chaque seconde la fin brutale du déroulement du film, alors que mon compagnon et moi nous n'attendions tout au plus qu'un évanouissement ou un malaise, choses que nous n'eûmes jamais à affronter tant nos corps s'étaient fortifiés dans l'épreuve quotidienne de la privation. Je comprends subitement le secret de Lycurgue, le fondateur de la Constitution spartiate : seule la privation totale peut donner le courage total, et on comprend très bien pourquoi les hoplites de Lacédémone étaient redoutés du monde entier. Il faut bien se rappeler qu'il arrivait qu'une poignée de quelques centaines de soldats spartiates se soient retrouvés à se battre contre des milliers de barbares surarmés, et qu'ils n'en faisaient qu'une bouchée. Le courage n'est pas une qualité innée, car on naît a priori sans raison d'être courageux, seulement la vie en société vous contraint immédiatement à vous y mesurer du point de vue du courage ou de la peur. Sortez un jour du temps, faites sortir vos enfants du temps si vous en avez le courage, et vous vous en féliciterez en termes de fierté, pour autant que cette récompense soit de votre goût. Pour ce qui me concerne, j'ai laissé mes enfants faire leurs expériences " hors-temps " eux-mêmes et ils n'y ont pas manqué. Comme quoi cette sortie du temps social fait partie d'un processus naturel et tout être humain se sent un jour ou l'autre contraint d'en faire l'expérience. La névrose et même la psychose sont des maladies dont le secret est à rechercher dans l'interdit ou les interdits posés par la société à de telles expériences. Autrement dit, nous vivons pratiquement dans des sociétés majoritairement névrosées. Dans le livre de Jünger sur l'usage des drogues, il y a des indications qui pourraient corroborer ma thèse, sans parler des textes de Castaneda. Car l'usage des drogues fait intégralement partie des expériences de sortie du Temps social et de retour sur soi : pas d'introspection sérieuse sans avoir au préalable pris la porte de sortie du Temps. Aviss.

Quelles découvertes pourrais-je peut-être faire en analysant avec précision le canevas de ce récit ? Car là où il reste des bribes de mémoire, là gît la temporalité normale, ou bien ? Cette écriture est évidemment pour moi et en-soi une anamnèse réjouissante, un revival de cette expérience géniale et rarement répétée par la suite, quoique l'essentiel de ce qu'on acquiert ainsi est une disposition de l'âme à trancher toute question dans le vif. Lorsqu'en 1971 une vague connaissance est venue me proposer de faire le tour du monde en voilier alors que je préparais laborieusement mon mémoire de Philo et que je n'avais jamais mis les pieds sur un voilier, je ne répondis qu'un seul mot, banco, sans même réfléchir une seule seconde. Il en avait été de même lorsqu'il s'était agi de partir faire le mariole dans un groupe de libérateurs de l'Afrique colonisée, manière d'annoncer ce qui fera sans doute la fin de ce premier tome. La dernière grappe de raisin de Corinthe marquera aussi, enfin dans ma mémoire, la fin d'une Grèce rurale, pauvre à mourir et surtout presque déserte. Entre Corinthe et Athènes il y a un autre pays, déjà tenté par les autoroutes et chargés de camions qui nous précipitent, nous sommes fin octobre, vers la capitale, moment que nous attendions et redoutions à la fois, car nous n'avons toujours pas un sou, et que faire sans le moindre argent ? Nous apprenons donc les trucs de clochards ; en arrivant sur les hauteurs de la ville nous cherchons un lieu discret entre quelques maisons apparemment désertes pour y dissimuler nos valises qui contenait encore quelques vêtements que nous ne récupérerons d'ailleurs jamais, enfin pas moi, car nos destins vont bientôt se séparer définitivement ou presque. Nous sortons donc nos plus beaux atours, j'avais gardé un costume entier avec chemise et cravate, résidus de mon adolescence de petit frimeur amoureux, et prenons le chemin du centre, Omonia, si je me souviens bien du nom de cette place où les terrasses de café nous infligeaient des souffrances que nous ne connaissions plus depuis des mois. Autre fond de dépression de cette aventure, assis sur un banc public nous ruminions notre désespoir affamé, la faim en ville étant tout simplement intolérable. Imaginez les ruelles du vieux quartiers au pied de l'Acropole, fourmillant d'échoppes où s'alignaient ces quartiers de viande qui tournent sur eux-mêmes près d'un feu et que l'on racle régulièrement avec un grand couteau pour en faire des sortes de délicieux pans bagnat qui ont, depuis, envahi toute l'Europe sous la houlette turque et sous le nom bien connu des lycéens, le Kébab ! Ah l'odeur des kébabs qui enfume toute la rue sans pitié pour Mulot et moi, sans parler de l'achalandage bruyant des racleurs de veau pyramidal qui ne comprennent pas pourquoi nous ne mangeons rien. Nous n'y tenons plus, il faut trouver une solution et le chef va en trouver une qui s'avère à la fois miraculeuse et s'achèvera par un véritable désastre.

Nous avisons un commissariat de Police où je me rends seul, en touriste dépouillé de tous ses biens par des voyous pendant mon sommeil. On me reçoit très courtoisement, mais le Commissaire n'est pas là, je pourrais le trouver à cette adresse quelques rues plus loin. Bon, je me rends à l'endroit qui se trouve être une pharmacie et je demande le fameux Commissaire. Après quelques minutes d'attente on me fait entrer dans un grand salon où se trouve une longue table autour de laquelle se rassemblent comme pour un complot des gens de toute sorte, en uniforme, en soutane et en beaux costumes. Le mien fait son effet, et mon récit paraît crédible, car le pharmacien me tend un billet de cent Drachmes que je manque de défaillir et le Commissaire, qui semble seul à bien parler le Français, me conseille de me rendre à mon Consulat dès le lendemain car " eux " ne peuvent pas grand chose pour moi. On me reconduit avec beaucoup de chaleur et de sympathie, décidément la France tient le pompon ici, et sur le coup je ne réfléchis même pas à la signification de cette assemblée étrange. Je n'y repenserai que bien plus tard lorsque les colonels prendront le pouvoir de manière assez sanglante. Bref, nous sommes dans la rue des kébabs, Mulot exulte et je conseille la prudence pour des estomacs qui ont dû rétrécir considérablement. Cent drachmes, ou quatre-vingt, je ne sais plus, ça représente seulement une nuit d'hôtel et quelques sandwichs, mais nous ne résistons pas aux terrasses d'Omonia et à leurs cafés turcs qui nous enivrent. Ni à la chambre d'hôtel, catastrophe économique qui nous coûtera cher - en fait notre passage en Crète - aux draps immaculés, à la douche chaude, etc… Au matin, il ne reste que de la petite monnaie, nous avons vraiment déconné, comme si ces dernières semaines ne nous avaient rien appris : rien appris, rien oublié. Crétins, mais crétins heureux parce que rendus à l'humanité, ne fût-ce que pour quelques heures. Car les choses vont s'accélérer. Le lendemain est encore une fête de cafés turcs, puis nous tentons l'ascension de l'Acropole, on ne peut pas être à Athènes et ne pas visiter le Parthénon ! Hé bien si, nous ne pourrons pas visiter le Parthénon car il faut payer, et payer beaucoup. Nous nous cantonnons donc le long de l'espèce d'enclos qui cerne le Temple comme un camp de concentration et là nous découvrons notre prochain lit, les fameuses pierres philosophiques, sortes de lits naturels mais dont la patine indique une usure humaine, ici des milliers d'êtres humains se sont reposés, ont peut-être dormi ou scruté l'horizon dans l'attente des flottes barbares. C'est un grand moment de notre périple, nous l'avons mérité, mais, silence, on ne peut pas décrire l'indescriptible. Athènes n'est pas encore dissimulée sous une couche de fumée comme j'ai pu m'en rendre compte depuis sur des images de télévision. Le point de vue est panoramique et nous buvons du petit lait, nos corps ont bien profité de la fête et nos esprits sont en repos pour la première fois depuis longtemps. La journée passe entièrement, nous ne bougeons même pas et nous endormons sur place, comme d'habitude, mais dans un confort rarement ressenti aussi pleinement.

Le lendemain est un retour sur terre. Il faut prendre une décision et nous n'avons plus les moyens de le faire, plus de sous ! Nous avions pratiquement, mais il est vrai que nous l'ignorions, nous ne pouvions pas penser qu'un passage pour la Crète ne coûtait pratiquement rien, et que nos Cent Drachmes y suffiraient largement. Nous avons mangé l'argent et étions cloués à Athènes. Nous avons bien tenté d'en ressortir en prenant le chemin du Nord, mais c'est un raté et nous revenons en stop le plus vite possible. Je voulais voir Marathon ! Non mais, complètement inconscients. J'en suis réduit à proposer le pire à Mulot, tenter le Consulat français. Erreur fatale, Monsieur le Consul est un homme charmant, plus que charmant, mais il ne peut pas me dépanner financièrement. De manière annexe il me demande mon âge et prend conscience du fait que je suis à un mois de ma conscription, futur soldat égaré à l'autre bout de l'Europe. Sa réponse est claire : il peut me rapatrier afin que je puisse rejoindre mon corps d'armée, mais il ne peut pas me donner un fifrelin. Merci, au-revoir, je trouve une excuse pour retarder l'issue fatale et discuter avec Mulot de cette perspective. Je n'oublierai jamais ce banc où nous prenons la décision fatale, je partirai avec l'aide de Monsieur le Consul, et comme le voyage en paquebot d'Athènes à Marseille ne coûte qu'à peine Cent francs de l'époque, c'est comme si j'étais déjà de retour avec des centaines de francs supplémentaires. Pendant ce temps Mulot se débrouillera tout seul, nous communiquerons pas lettre en poste restante et je quitte presque en pleurant, comme si j'étais déjà persuadé que j'étais en train de le trahir et de trahir tout notre projet. Le Consul sourit à peine en me revoyant, mais il est ravi, car il y a un navire pour Marseille le jour même, mais il faut faire vite. Voiture, chauffeur, nous partons en ville, il faut que vous mangiez pendant ces quatre jours de navigation, ah, prenez donc de ce beurre blanc de Rhodes, c'est un vrai délice vous verrez, et ceci et cela. Vers seize heures nous débarquons au Pirée où se déroule une véritable fête dans une foule digne de celle qu'on peut voir dans le départ filmique du Titanic. En fait j'ignore qu'il s'agit bien d'une fête, celle du départ du Lydia, qui assurait la ligne Beyrouth - Marseille, en fait chaque départ d'un paquebot de ce calibre, environ trente mille tonneaux pour trois cents passagers, est une fête et pendant que le lourd esquif commence lentement à ouvrir l'angle qu'il fait avec le quai, retentit sur tout le Pirée la fameuse mélodie de Zorba le Grec. C'est une véritable magie qui s'empare de moi et des passagers accoudés au bastingage, classe pont, mais avec couchette dans les sous-sols que je pensais ne jamais fréquenter pendant les quatre jours prévus pour le voyage.

Grave erreur. Nous venions à peine d'entrer vraiment en Mer Egée, que cette dernière, sans crier gare, se met dans une colère terrifiante. En quelques minutes le pont est désert, je suis seul, la nuit est tombé d'un coup et la tempête se déchaîne. Depuis cette expérience nautique, j'ai vécu pas mal de coups de torchon sur des voiliers, dont les deux miens, la dernière avait duré quarante-huit heure, du Mistral force dix à onze entre St Tropez et la Sardaigne, quel pied ! Car j'aime la tempête comme une drogue, et je crois que c'est ce premier typhon miniature qui m'a inoculé le virus, car le spectacle était grandiose ; le Lydia partait en position quasi verticale et repartait dans l'autre sens où l'on pouvait voir émerger les hélices, situation des plus dangereuses, car les moteurs ne supportent pas les accélérations qu'impriment ces sorties d'eau aux hélices. Moi, je me crois à la foire St Jean, sur le grand Huit, et si deux solides marins n'étaient venu me chercher pour me fourrer à fond de cale sur ma banquette, je serais resté là jusqu'à la fin des temps. Le Lydia, dont la destination était cette fois Caracas, perdra une ligne de moteur, se traînera lamentablement jusqu'à Gênes où il réparera en hâte ce qu'il pourra pour joindre Marseille, au total nous mettrons huit jours au lieu de quatre. Le problème de la faim se présente à nouveau, et cette fois je suis prisonnier sur un bateau et je n'ai aucune solution que de rôder dans les coursives où se trouvent les cuisines. Las, j'arrive à Marseille par un mauvais jour de Novembre, glacial et sombre, sans un maravédis et sans avoir rien avalé depuis trois jours. A Athènes, il faisait encore très chaud cette année-là, la surprise est donc totale et douloureuse. Ah, j'oublie : à Gênes, petit épisode étrange mais qui en dit long sur moi, sans doute. Comme le Lydia (qui dort aujourd'hui dans les sables de Barcarès) est en panne, les passagers peuvent en profiter pour visiter Gênes, ville dont le nom est magique pour moi, vieux relents d'histoire ? Au moment de franchir la passerelle, je me sens tiré par la manche. Un homme d'une cinquantaine d'année m'entraîne dans un coin retiré et me propose un marché. Il ne peut pas sortir, car il est aux arrêts, dit-il, la police l'a arrêté à Beyrouth parce qu'il avait quitté son foyer belge. Il me tend une grosse boîte d'allumettes remplie, ajoute-t-il, de diamants qu'il a promis à un génois. Si je passe la douane avec la boîte pour la lui remettre, il me donne dix mille francs, Dix Mille francs !!! Je refuse tout net, ne croyant pas un mot de son histoire. Déçu, il disparaît pendant que je descends sur le quai, sans savoir en fait ce que j'allais faire à Gênes, sans un sou pendant toute la journée. Regrets ? Aujourd'hui encore ? J'aurais pu repartir immédiatement pour Athènes, sans attendre ? J'ai laissé passer ma chance ? Peut-être, sans doute même, mais je n'ai jamais regretté mon refus, je ne sais pas pourquoi. Bref, retour à Marseille où je grelotte en marchant vivement vers la sortie de la ville, Nationale Sept. Mais la sortie de Marseille c'est un cauchemar sans fin, des kilomètres épuisants, je vais craquer.

Enfin la Nationale proprement dite, direction Aix En Provence, la route ne cesse de monter et descendre, le pouce levé, personne ne s'arrête. En haut d'une côte j'avise une Déesse noire, stationnée en retrait. A l'intérieur son propriétaire dort profondément, un plaid beige en travers de son corps recroquevillé. Je continue de marcher, la nuit va me surprendre au bord de cette route glacée, je vais tomber dans les pommes quand une Déesse identique à celle que je viens de dépasser s'arrête à mon geste. Le conducteur me fait signe d'entrer, ce que je ne me fais pas répéter deux fois, et à peine installé dans le siège divin de la belle voiture, il me fait - " vous venez de Marseille ? ". Sur ma réponse affirmative il me rétorque, alors vous m'avez dépassé en haut de la côte, il y a quelques kilomètres ? Oui. Vous avez vu que je dormais. Oui. Et vous n'avez pas pris une clef à molette pour m'assommer et prendre la voiture ? Non, c'est pas mon genre. Quel con ! Vous ne méritez pas que je vous charge. Laissez-moi descendre, alors. Non non, pas grave, la jeunesse n'est plus ce qu'elle était, vous allez où ? Paris, via Lyon. Je peux vous déposer à Lyon, là il faudra vous démerder. OK. Suit un véritable cours de délinquance qui m'amuse plus qu'autre chose, bien que je n'avais qu'une envie, celle de dormir. D'ailleurs il s'en rend compte et me laisse tranquille. A Lyon je me réveille à Perrache, il s'était garé sur la place et m'invite à le suivre chez George, le grand restaurant où on fait, paraît-il la meilleure choucroute de France. Il m'est arrivé par la suite d'en goûter, je ne ferai aucun jugement, mais mon assiette est retournée pleine à la cuisine. Petit déjeuner au frais du truand, je ne pouvais pas m'imaginer qu'il soit autre chose, mais peut-être était-il flic après tout, c'est le genre de choses dont j'ai été tellement de fois dupe que je ne peux rien affirmer. On se sépare bons amis et je m'assieds une fois de plus sur le banc public pour faire le tour de la question de Lénine : Que Faire ? La réponse est très rapide, je ne peux pas continuer en stop jusqu'à Paris dans ces conditions, par conséquent je prends le train avec un ticket de quai dont j'ai demandé le montant à mon bienfaiteur, et pour parfaire le tout je choisis un compartiment de première classe vide, m'étend sur la banquette et ferme les yeux. Vers Auxerre seulement, un contrôleur me réveille, prend conscience de la situation à laquelle je n'ai que l'excuse de mon service militaire tout proche. Bon, nous réglerons ça à Paris, au commissariat de la gare de l'Est. OK, je referme les yeux et oublie tout. La chaleur et le confort me requinque et je ne songe pas un seul instant à ce qui m'attend à Paris. Or, il ne m'y attend rien du tout, surpris par l'absence de qui que ce soit, je m'attarde même dans le wagon en attendant les autorités, mais du fond du wagon je distingue enfin mon contrôleur qui me fait un geste sans équivoque : dégage, j'te connais pas. Je n'attends pas mon reste et descends sur le quai. Il faut encore sortir de la Gare de l'Est, ce n'est pas gagné, mais un bidasse me dépanne en allant me chercher un ticket de quai et me voilà à Paris, réconforté et reposé, direction Courbevoie où ne m'attendent pas un oncle et une tante, le frère de mon père, René, et Jeanne, la Sainte, qui écarquillent les yeux en pleurant de joie. Ma disparition avait déjà défrayé la chronique familiale, le retour de l'enfant prodigue ne pouvait que réjouir celle qui passait pour la martyr, Maria, la femme qui m'a mis au monde et qui régna un temps sur le clan, avant de faire allégeance à sa sœur pour cause d'argent et de veuvage devenu trop pesant. Ca va devenir dur à l'anamnèse tout ce qui va suivre pendant quelques semaines, aussi je vais faire court. En arrivant à Paris je comptais sur les " amis ", Jean-Louis Charvot en particulier, qui avait de l'argent, mais je me suis vite rendu compte que c'était inutile. Jean-Louis me dépannera précieusement fin décembre lorsqu'il s'agira de disparaître du milieu familial, et puis après ma désertion en Mai, mais en attendant je dépends à nouveau de ma famille qui me trouve le travail le plus crad qu'on puisse imaginer dans le bâtiment. Tonton René avait un pote qui exploitait une petite entreprise de calorifuge, métier que j'ai appris en un jour pour aller bousiller mes mains et mes poumons pour cent balles par mois. A cette époque, les truands fleurissaient dans tous les métiers, et le Lemoine qui m'employait était un véritable voyou qui faisait travailler une armée d'apprentis pour des prunes avec une formation bidon et dans des conditions surréalistes. J'échappe de justesse à des surdoses de laine de verre et surtout d'amiante, présente partout où nous bossions. En quinze jours je n'avais plus de mains, plus que des plaies noires de goudron qui ont mis des mois à se fermer et me rendre mes belles mains de fin de race, aussi belles que mes pieds : la beauté des extrémités attestent de la lignée ! Je rigole. L'aventure a pris fin sur un chantier d'HLM à Tours. Comme il pleuvait depuis des semaines, toutes les canalisations qui reliaient les tours étaient noyées et les tuyaux qui raccordaient les tours noyés sous vingt centimètres d'eau. Après avoir expliqué le topo au patron par téléphone, il nous réitère l'ordre formel d'isoler quelles que soient les conditions. Nous laissons tous tomber et rentrons à Paris en rendant nos tabliers. J'en profite pour me barrer de Courbevoie, ce que mon oncle ne me pardonnera jamais. Il savait que je n'irai pas faire la guerre d'Algérie, et d'une certaine manière me comprenait assez bien, mais il ne pouvait pas admettre que je ne profite pas de ma situation à Paris pour demander mon incorporation aux Pompiers de Paris qui sont une exception militaire dans le corps des combattants du feu. Uniforme pour uniforme, pas question de faiblir et je n'avais aucune confiance dans une éventuelle candidature étant donnée mon origine alsacienne. Bref, je disparais à nouveau, cette fois à Paris même, en milieu urbain, Jean-Louis me reçoit dans son appartement de Bagneux, Bus N°16 à la station Porte d'Orléans. A partir du quatre janvier je suis considéré non encore comme insoumis, mais comme absent du domicile et introuvable, mon ordre de route est bien arrivé dans ma boîte aux lettres de la rue des Trois Rois à Mulhouse. L'espoir de retourner en Grèce s'évanouit, les frontières sont dangereuses. Désormais, et jusqu'au premier Octobre 1965, un gendarme est chargé de se rendre tous les jours à mon domicile pour constater mon absence. Par hasard je ferai sa connaissance début soixante-six, son épouse avait fait des ménages pour ma mère qui avait fini par investir dans des appartements à Riedisheim (la commune où je demeure à présent, pied de nez à ma biographie) et j'allais leur rendre des clefs. Il me montra plus que de l'hostilité, il écumait de rage, mais la position de sa femme lui enlevait tout ressort pour s'en prendre physiquement à ma personne. Ca n'avait rien de drôle, mais plus tard j'en rirai beaucoup plus franchement, nous y viendrons.