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IN THE ARMY NOW
Ce titre me plaît beaucoup car il me permet un raccourci sur deux périodes en réalité bien distinctes et qui mériteraient chacune un chapitre. Mais restons sobres et considérons que tous les faits qui vont être relatés à présent ne forment qu'un seul canevas dont l'entame se situe exactement au moment où je quitte ma famille parisienne pour disparaître. Ces deux périodes couvrent les quelques semaines que je vais passer au cœur même de Paris, dans les bistrots de Montparnasse, et je devrais même dire Le bistrot, à savoir le Select, brasserie qui a repris du poil de la bête depuis, car à cette époque, fin 1960 - début 1961, " ça " ce passe un peu plus au Sud, à Saint Germain des Prés. Montparnasse garde tout son prestige, les grands peintres viennent à peine de mourir, on vit dans l'ombre des Modigliani et des Soutine qui venaient au Sélect tous les jours, mais depuis leur disparition, Montparnasse végète. Les faux prophètes forment de petites cours de jeunes étudiants en poésie et en peinture, Henry Lopez, un ex-agent des forces anti-OAS d'Oran, se fait passer sans difficulté pour Yves Bonnefoy et nous lit ses œuvres recopiées dans un grand cahier impressionnant. Je le retrouverai souvent sur mon chemin, il continue sans doute de travailler pour un Deuxième Bureau quelconque, sans s'en cacher car un jour il m'emmène carrément dans les longs couloirs des Invalides où il va percevoir son cachet mensuel. Ce n'était peut-être que sa retraite de militaire démobilisé, mais il me paraît bien jeune pour ça. En réalité j'apprendrai bien plus tard que ma " surveillance " a déjà commencé. Je ne suis même pas encore juridiquement insoumis, mais le Deuxième Bureau m'a déjà repéré, et sans l'incident qui vient mettre fin à ce séjour riche et fertile, j'y réaliserai ma première peinture qui se vendra de plus en plus cher par tous ceux qu'elle séduit tour à tour. Une croûte au demeurant originale, portrait d'une copine dans le style cubiste, sombre mais avec quelque chose d'envoûtant. Henry ne me quitte plus d'une semelle, sauf le soir lorsque je prends le bus pour Bagneux où j'habite avec Jean-Louis. Entre-temps, c'est à dire pendant mon excursion en Grèce, Jean-Louis Charvot, le plus ancien de mes compagnons d'école, nous nous connaissons et nous aimons depuis la Dixième, Cours élémentaire 1, est venu s'installer à Paris. Lui, c'est un peintre qui deviendra professionnel, enfin il finira professeur de dessin aux multiples contentieux avec l'administration auxquels il mettra fin par un cancer dont il se tire avec courage et chance dans les années Quatre-Vingt.
Jean-Louis me portera la poisse et bien plus encore. Il est en contact avec Mulhouse puisque il vit ici comme un prince grâce à l'argent de maman, Madame Schwartz, qui ne s'appelle pas Charvot, nom d'un jeune officier mort en héros dans le Vercors, ce qui vaut à Jean-Louis un statut de pupille de la Nation et des relations avec les gros bonnets mulhousiens qui vont lui rendre la vie bien facile en ces années de jeunesse. Et peut-être aussi nous protègent comme le fait peut-être le général Montcharmont, qui sait ? Bref, il reçoit un message de Richard, qui occupe toujours mon appartement, un concert de jazz, je ne sais plus qui, se prépare à Bâle. Jean-Louis ne veut pas me donner l'argent pour retourner en Grèce, mais il me paye un aller-retour à Mulhouse et le billet pour le concert : il a besoin d'un compagnon. Bof. Nous sommes aux environs du trente janvier et je fais une énorme connerie. En arrivant à Mulhouse, j'apprends que Richard s'est fait virer le jour même de la rue des Trois-Rois et réside pour quelques nuits dans un hôtel modeste du Faubourg de Colmar. Je n'irai jamais à ce concert, car à l'hôtel on me fait remplir une fiche, je ne soupçonne rien. A six heures précise du matin on frappe à la porte : deux gendarmes bloquent toute la porte et demandent la bouche en cœur un certain Paul Kobisch. Je saisis immédiatement la portée de la chose. Je savais pourtant que les hôtels sont surveillés en permanence, à cette époque on est fiché, et ces fiches sont ramassées par une patrouille de gendarmerie tous les matins au lever du jour et passé au sommier. Dans ce sommier je suis déjà signalé comme " absent " du domicile et en instance d'insoumission. Le plus gros des deux flics me tend un papier rose que je dois signer et un bon de transport SNCF à destination de Toul. Je ramasse mes maigres affaires et la maréchaussée me dépose à la Gare. Pour l'instant je n'ai pas le choix, pas un sou, Jean-Louis ne veut pas d'histoires, ses relations avec sa mère passent avant tout, ne me reste qu'à rejoindre mon unité, le 156ème CIT, unité du Train des Equipages - expression qui remonte aux armées de la Renaissance et qui désigne tous les soldats qui s'occupent du transport des troupes et du matériel - dans l'une des plus lugubres régions de France, encore marquée par la guerre 14 - 18, j'aviserai sur place pour préparer ma désertion, car désormais je n'ai plus le choix, il faudra que je me mouille judiciairement à moins que je ne parvienne à me faire réformer au cours des quatre premières semaines.
A plus d'un égard, mon expérience de Toul ressemble à celle de Morez, j'entre dans cette immense caserne le cœur serré de dégoût, et j'en sortirai presque à regret. Une fourgonnette nous attend d'ailleurs à la gare de Toul, je dis nous, car dans le train je rencontre deux autres jeunes recrues, assis en compagnie de gendarmes et qui s'avèrent être presque dans la même situation que moi. Presque, car en réalité il s'agit de deux délinquants qui sortent de prison pour des délits mineurs et qu'on a graciés afin d'alimenter le contingent algérien. On rigole bien tous les trois, et en raison de leur ressemblance avec Mulot, je les baptise aussitôt l'Homme du Nord et L'Homme du Sud en raison de leur provenance. J'ai oublié presque tous les noms de ces garçons auxquels le service militaire ôte toute identité, sauf celle de l'homme du Sud, qui cherchera un jour à m'assassiner sur contrat, à peine quelques mois plus tard, mais leur aspect physique ne quittera jamais ma mémoire. L'Homme du Nord était un authentique truand, colosse de un mètre quatre-vingt-dix possédant une force invraisemblable, capable de tordre suffisamment un canon de fusil pour le dérégler définitivement. A l'époque nous avions encore le fusil américain Garand dont la principale caractéristique pour nous était qu'il pesait plus de sept kilogrammes, sept kilos qu'il allait falloir oublier sur son dos, au bout de son bras où encore en le présentant à la parade. Oh on y arrive en à peu près un mois de souffrances diverses, pieds baignant dans le sang toute la journée - nous sommes, je crois, la dernière Classe à porter les godillots à clous, datant en général de la dernière guerre, durs comme de la pierre et qui vous mettaient les pieds en sang jusqu'à ce que les croûtes de votre peau soient aussi dures que ce qui avait été du cuir un demi siècle plus tôt. Au bout d'un mois, un mois et demi, les saignements cessaient et de même que l'on oubliait le flingot comme s'il faisait partie de notre corps, de même nous ne sentons plus rien au bout des pieds. Mais oui ! Je m'interroge aujourd'hui sur la fragilité de mes talons, qui me donnent du souci à cause des durillons qui ne cessent de grossir au risque de crevasser et de se transformer en escarre, saleté dangereuse et qui demande des soins constants. C'est à Toul que j'ai contracté cette inflammation de mes beaux pieds. En résumé et malgré mes ruses nombreuses et très sophistiquées, je peux affirmer que j'ai été entraîné aussi durement en quatre mois que les jeunes Spartiates du temps de la guerre du Péloponnèse. Mais, pas si vite. Rions un peu, nous en avons le droit à présent que je m'apprête à payer ma première dette à la société !…. Rions aux dépends de l'état-major de cette Brigade avec lequel je joue au chat et à la souris sans même le vouloir délibérément. J'attends en fait l'occasion pour me faire réformer, sachant que le premier mois reste la propice et ultime occasion de le faire. En attendant, il faut se faire accepter par les anciens de ma Classe qui sont déjà ici depuis un mois et prendre ma place dans mon peloton, le peloton N°1 de la Première Compagnie du 156ème CIT. En fait, tout commence à merveille. Pour rappel, je suis propriétaire d'une tignasse blonde à faire rêver des millions de bidasses qui ne songent qu'à préserver le plus possible de leurs cheveux afin de ne pas entrer tout à fait dans la peau du soldat. Or, chez le coiffeur du régiment, où on m'envoie en priorité, je demande la tonsure intégrale. Les témoins s'étranglent de surprise et me supplient de conserver un maximum de ma pilosité, mais je refuse tout net, et ressort radicalement tondu sous les acclamations paradoxales des bidasses momentanément en folie. Mais, la première occasion de mijoter ma réforme se présente le dimanche suivant mon incorporation. Ma compagnie doit subir la deuxième vaccination anti-diphtérique, je me rends donc à l'infirmerie où je contemple, incrédule, le système d'injection qui a fait rire les facultés, savoir : dix patients assis sur un banc se voient enfoncer dans l'épaule une aiguille sans rien, puis l'infirmier passe avec une énorme seringue qui contient de quoi alimenter les dix aiguilles, bref, le cabinet des horreurs. Lorsque vient mon tour, on me cherche sur les listes sans me trouver, et pour cause, puisque je n'étais pas là au premier tour. On me renvoie donc dans mes quartiers en même temps que mes deux compagnons, l'homme du Sud a la chance de se retrouver dans mon peloton, l'un des deux groupes sur six où ne figurent que des jeunes sachant lire et écrire. A partir du peloton trois, on ne trouve pratiquement plus que des analphabètes qui passent leur temps à lire des romans-photo, si, je vous assure. Ils doivent s'en souvenir. Bon, nous nous jetons sur nos lits très satisfaits d'échapper à l'horreur d'une vaccination qui rend malade la moitié de la compagnie. Mais c'est oublier la vigilance d'un sous-officier, le sergent-chef Schmoll, j'ai oublié son nom, qui pénètre sans prévenir dans notre chambrée et nous interroge sur notre présence. Renseignements pris, il se fend d'un sourire et nous demande de le suivre, ce que nous faisons encore de bon cœur. Là où tout va commencer à coincer, c'est au moment où il nous montre le plancher de son bureau et des sortes de patinettes en paille de fer destinées à rendre le bois aussi lisse qu'un violon grâce à un adjuvant cireux et des batteries de torchons. Je regarde le sergent dans les yeux et lui déclare que le dimanche est le jour du Seigneur et que ce jour-là est jour de repos. En conséquence je dois refuser tout net sa " proposition ". Il rit et quitte son bureau sans se faire de souci. L'homme du Sud, qui s'appelle Gobi, s'apprête à chausser les patinettes pour se mettre au travail, mais je l'arrête d'un geste et lorsque le sergent refait surface quelques minutes plus tard, il nous trouve assis sur le rebord de la fenêtre devisant gaiement. Je suis obligé de lui répéter mon laïus sur le Dimanche et sa figure s'empourpre légèrement. Gobi bredouille que lui serait prêt à travailler et je l'abandonne à son sort pendant que le sous-officier me crache sa colère à la figure, me menace une dernière fois des pires sévices et repart en claquant la porte. Quelques instants plus tard, il me retrouve à ma place, immobile pendant que Gobi frotte de son pied droit le bois ingrat et à moitié décomposé par le temps, les bâtiments dans lesquels nous sommes datent pour le moins de la Restauration. Bon, cette fois le sergent a repris son sang-froid et m'ordonne froidement de le suivre. Nous traversons la grande cour de la caserne, destination le poste de police, ce qu'on appelle si joliment le " gnouf ". Là, les choses se gâtent rapidement car à peine arrivé je m'étend sur la paillasse qui recouvre les planches qui servent de lit et le sous-officier du poste se met à hurler, manière forte.
C'est l'occasion rêvée. Je me mets à rigoler. Il faut balancer un maximum d'huile sur le feu, il faut que je finisse rapidement en cellule, et là je commencerai ma grève de la faim jusqu'à la décision finale, ce sera quitte ou double. Mais l'adjudant de service ne l'entend pas de cette oreille, non seulement il a décidé que je subirai le " gnouf ", mais il s'est juré que je passerai ce dimanche à travailler, et si possible dans les pires conditions. Il m'envoie donc, sous la garde de deux bidasses étonnés, au Garage de la Brigade où des " anciens " fêtent leur prochaine libération. Ils sont tous caporaux ou sergents, et se font une joie de faire plaisir à l'adjudant qui les a appelés pour leur faire ce cadeau : s'amuser aux dépends d'une jeune recrue. Ils m'intiment sous forme de hors d'œuvre, l'ordre de ramasser tous les papiers et saletés de l'immense garage dégoûtant de toutes sortes de pollutions. Je m'assieds sur une borne en haussant les épaules et en leur confiant courtoisement que ma décision était irréversible. Ils ont alors une idée : me faire vider les tinettes (récipients qui reçoivent les excréments des WC de campagne) et encore : à la main ! Là je me mets à franchement rigoler, même si au fond de moi je commence à craquer. Je les prie de ne pas le prendre pour eux, mais leur réaffirme que quoi qu'ils fassent ils ne tireront rien de moi, même par la violence. A ce moment là, tout le monde cesse de rire, et l'un de ces petits sadiques du dimanche décroche un téléphone de campagne et appelle un juteux de service à l'état-major. Refus d'obéissance, rébellion, mon compte est bon, quinze dont huit. En jargon militaire, quinze jours de prison dont huit en cellule. La sentence est lourde, très lourde, donc très rare. Je jubile, tout en tremblant intérieurement car le climat se tend, on n'est pas loin de la violence physique. Mais les choses se mettent à tourner à l'envers pour tout le monde, y compris moi. Sur le chemin des cellules nous rencontrons, l'adjudant et moi, un capitaine qui s'enquiert de mon cas. Refus d'obéissance etc…. Le capitaine m'examine soigneusement, apparemment ce n'est pas un imbécile, puis se tourne vers le sous-officier qui se sent soudain très mal à l'aise. Depuis quand êtes-vous ici, me demande l'officier, une semaine, je réponds. A partir de là c'est une tragi-comédie qui se déroule, l'officier se déchaîne contre l'adjudant, en lui rappelant que les recrues sont intouchables pendant un mois, c'est à dire avant leur prestation de serment. Il ne savait pas, bon pour cette fois mais à l'avenir renseignez-vous d'abord ; vous, vous retournez dans votre chambrée, votre sous-officier de service entendra parler de moi. Après quoi, déjà au bord des larmes tant la tension s'était démultipliée, je retraverse toute la cour en sens inverse, aperçois Gobi en train de frotter le plancher, puis me jette sur mon lit où je m'endors sur le coup jusqu'au dîner. Les tablées ne sont pas aussi joyeuses que je l'attendais après mon récit, mais les pauvres vaccinés sont encore sous l'effet de la saleté qu'on leur a injecté et la plupart d'entre eux ne touchent même pas leur assiette. Tout ça me rappelle ma propre diphtérie, contractée pendant la pandémie de 1949 malgré la vaccination dont je gardais un très mauvais souvenir. Au réfectoire, je me félicite triplement tout en pestant, car le coup est raté. Pas de vaccin, pas de travail et une protection lointaine à l'état-major, mais tout mon projet est à l'eau. Pas de cellule, pas de grève de la faim, pas d'infirmerie et pour finir par de réforme, car je savais que la moindre difficulté que présenterait une recrue au cours de ce premier mois suffisait en général à pousser les médecins de l'armée à la réforme, histoire de ne pas prendre de responsabilités trop lourdes. Il ne restait donc que la désertion, au travail !
Je n'en avais pas fini avec notre Sergent-Chef, ou Major, je ne sais plus, qui me voue désormais une haine profonde mais soigneusement cachée. Il prépare sa vengeance dont je ne découvrirai la substance que bien plus tard, bien après mon départ je finirai un jour par comprendre que les gardes de nuit à répétition, les poubelles pratiquement tous les samedis, que tous ces cadeaux me venaient de lui. Mais le pauvre ne me connaissait pas du tout, et non seulement je m'étais habitué à toutes ces corvées repoussantes et épuisantes, mais j'en avais tiré un profit non négligeable avec la complicité des gars des cuisines. Ils nous servaient, en effet, après chaque corvée poubelles, des piles de steaks de premiers choix avec leur garniture pour officiers du mess. Ce petit supplément de nourriture était la bienvenue pour moi car je souffre de faim permanente, mon corps, à peine remis du régime grec, reprend du poids en muscles, mais je suis affamé du matin au soir. Quand nous touchons notre solde, tous les quinze jours, je commence par vider d'un trait le grand tube de lait condensé sucré et j'avale presque sans les mastiquer les deux tablettes de chocolat qui font partie du lot. Après quoi j'échange tout le reste contre des cigarettes, nous n'en recevons que six paquets, j'en consomme le triple en deux semaines, et encore ! Si je ne gagnais pas systématiquement du rab au poker, jeu que j'ai rendu très populaire, et pour causes, dans ma compagnie, je n'y arriverais pas. Savon, timbres, tabac pour la pipe, papier à lettre, lames de rasoir, tout ça est échangé contre des Troupes, infâmes clopes que j'arrive parfois à transformer en bonnes Gauloises à l'occasion d'une permission de minuit. Moi-même je ne sors jamais et ne prends aucune permission, la première sera la bonne, celle de la désertion. Mais nous n'en sommes pas encore là. A propos de toutes ces marchandises qui sont indispensables pour la tenue, je signale que je ne me lave plus, ne me rase plus, cela fait partie d'un plan, il me reste encore quelques jours pour jouer au plus fin et peut-être les écœurer assez pour qu'ils me réforment. Au cours d'une parade, l'officier qui nous passe en revue s'arrête devant moi et me demande d'une manière peu amène pourquoi je ne suis pas rasé. Pris de court, je réponds que je ne possède pas de rasoir, car l'armée ne délivre que des lames, pas d'appareil proprement dit. Il donne l'ordre qu'on me fournisse sur le champ l'ustensile en question et je suis Gros Jean comme devant. Je continuerai à laisser la saleté m'envahir, mais il faudra que je me rase, j'ai décidé de ne pas provoquer inutilement de nouveaux incidents. Le " putsch d'Alger " viendra encore distraire les officiers de la quotidienneté des revues de détail et de la surveillance de la tenue des troupes. Nous passons deux nuits, couchés tout habillés avec nos mitraillettes sous le polochon, prêts à foncer sur Paris. Nous ne savons pas très bien de quel côté sont nos chefs, mais la 6ème région militaire n'a pas bonne réputation et nous nous méfions. Quelques uns d'entre-nous s'apprêtent à tirer sur les officiers en cas de trahison, mais finalement rien ne se passe et nous reprenons le train-train quotidien, De Gaulle a gagné sans verser une goutte de sang, du moins en métropole.
Pudeur pour le commentaire qui va suivre : en réalité, l'armée me séduit totalement. Si je ne sors pas en permission de minuit, si je ne fais pas le mur comme tout le monde, c'est que je me sens très bien à l'intérieur de la caserne. Ce serait plutôt le monde civil qui à présent me dégoûte. Je vois les ravages que fait déjà la société de consommation sur mes camarades qui ne songent qu'à imiter le plus fidèlement l'esthétique " fantaisie " du dehors. Un seul exemple suffira : le calot. Nous portons encore le fameux calot qui va devenir très vite le béret, rouge, noir ou vert. Mais on vend en sous-main des " calots-fantaisie ", c'est à dire des couvre-chefs qui épousent différemment la forme de la tête, de manière à ne pas ressembler au soldat classique, dont le calot forme un angle déterminé avec la tête toute entière, cependant que le " fantaisie " se " colle " pour ainsi dire sur la tête en s'aplatissant de manière que je trouve parfaitement laide. Certains officiers eux-mêmes sacrifient à cette mode et sont tout surpris de me croiser avec un calot impeccablement vissé sur le haut du crâne et faisant le salut à la perfection. Ils doivent me prendre pour un fou. Ce que je ne suis certes pas encore, car je découvre très rapidement les ficèles d'un séjour agréable. Le matin, lorsque mes compagnons se précipitent dans la cour pour le décrassage, je me laisse couler sous mon lit, et quand ils sont à bonne distance je me recouche jusqu'au petit déjeuner. Pour couper aux marches forcées, je m'inscris à l'action psy, institution destinée à encadrer " psychologiquement " les jeunes recrues, c'est à dire préparer leur accueil et quelques festivités par-ci par-là. C'est l'occasion de l'une de mes meilleures farces que j'exécute face à quelques colonels et à un général, venus accueillir la Classe 41 1/B, moi je fais encore partie de la 1/A. J'invente en fait le play-back et propose à mon sergent, un intello grand amoureux de Charles Trenet, d'imiter Jacques Brel au micro. Il est enthousiaste et je me mets à apprendre les chansons par cœur, celles que je ne connais pas encore, car Brel est à mon cœur ce que Duke Ellington est à mon esprit. Bref, devant le par-terre de quelques dizaines d'officiers et de quelques centaines de jeunes recrues, j'entame Dame Bêtise ! Chanson qui s'adresse directement aux imbéciles de l'armée, pour ceux qui ne le sauraient pas, ce qui fait passer un courant dans les premiers rangs de la salle, et soudain ploumss ! ! plus rien, quelqu'un a coupé le son, et je suis là comme un con, en train de faire semblant de chanter ! les officiers sont intervenus à temps, le général commençait à perdre patience. Mais l'incident passe très vite et la Valse à Trois Temps s'empare de la salle et on m'acclame comme si j'étais Brel lui-même. Quelques bidasses qui n'ont jamais vu la vedette, n'oublions pas qu'en 1961 les trois-quarts de la France sont sans télévision, viennent me faire signer des autographes !!! Je suis mort de rire. On ne me fera aucun reproche, c'est un coup en douce, de part et d'autre, style de ce qui m'attend dans le reste de ma vie, les coups fourrés. Cela dit, les officiers du Régiment de tringlots sont fascinés par ce soldat hors du commun. Tellement soldat en façade, et cultivé par-dessus le marché (je m'occupe de la bibliothèque, déserte sept jours sur sept), et tellement agressif par en-dessous. Lorsque je passerai, pour le dernier mois, dans l'école des élèves gradés, il faudra que je disserte sur la discipline des armées. Le correcteur, un capitaine qui sort de St Cyr, est chaleureux comme pas deux, c'est magnifique ce que vous écrivez, et comment vous comprenez le sujet, c'est extraordinaire. Mais, il y a un mais, pourquoi vous évoquez ces choses qui n'existent pas ? Quoi, mon capitaine ? Ces DOP dont vous parlez, la torture en Algérie, mais ce n'est pas vrai cela, mon cher, c'est de l'affabulation pure, de la propagande communiste. Vous êtes communiste ? Ca dépend de ce que vous entendez par là, mon Capitaine, si vous pensez Parti Communiste, alors non, et jamais. Mais si vous pensez communiste du point de vue théorique, alors peut-être, oui, en tout cas militant des Droits de l'Homme qui sont dans notre Constitution, vous ne l'ignorez pas ? etc…
Je passe le dernier mois, avril-mai 61 dans ce groupe d'élèves gradés. Nous devrions finir comme sergents avant le Plan Montpensier, c'est à dire avant le voyage vers l'Algérie dans un mois ou deux. Mais le moment est venu. Dans mon peloton j'avais trouvé un ami, instituteur à Nancy ou dans la région, et membre du PSU, le parti de presque extrême-gauche que le futur Premier Ministre de presque droite de Mitterrand, Michel Rocard, vient de fonder. Comme je lui parle de ma désertion depuis le début, il finit par intervenir sans rien me dire, et fin avril je reçois un mandat de trente-mille francs d'une section de Nancy du PSU ! C'est le salut, car dans ma caserne et sans contact avec personne, je suis prisonnier. Sans un sou pas question de fuir pour me retrouver dans un commissariat une semaine plus tard. Le mandat couvrait largement un mois de survie, le temps de trouver les amis et des contacts dans le milieu des réseaux à Paris. Ce que j'ignorais à l'époque, c'était que ma mère me faisait chercher activement, et sans que je le sache, elle venait de recevoir la bonne nouvelle du Ministère de la Guerre, j'étais en vie et soldat comme tout le monde à Toul. Je reçois donc, à ma grande surprise une lettre dont je reconnais immédiatement l'écriture, Damned, je suis fait ! Elle m'écrit qu'elle m'aime et tout ça quoi et précise qu'elle s'apprête à venir me rendre visite en mai. Une semaine plus tard ! Ma décision est prise, je partirai avant qu'elle n'arrive, une semaine pile avant. Et elle viendra bien le dimanche suivant, mais ne trouvera pas son petit polo. Je me suis souvent torturé à propos de cette espérance anéantie sans pitié, ce jour-là j'ai fait mal à ma mère. Ce n'était pas une vengeance, mais il me paraissait clair que de quelque manière que je m'y prenne, il y aurait à la clé une trahison. Avant ou après, il valait encore mieux dans mon esprit qu'elle ne me voit jamais, qu'elle reste dans l'absence du fils dans laquelle elle marine depuis le mois de Juillet de l'année précédente. Mais cette visite représentera quand-même un voyage Abidjan-Toul, entrepris exprès pour voler à mon secours ou à celui de son sentiment de culpabilité, je ne saurai jamais. Elle ne cessera que très tard à me surveiller, lorsque, licence en poche je retournerai en Algérie comme Maître auxiliaire dans un Lycée kabyle. Au fond, elle ne cherchait qu'à me savoir " casé " pour retourner à ses propres affaires, à sa propre vie qui avait pris un tour étrange, dont je n'apprendrai quelques aspects que quelques trente ans plus tard par mon frère Philippe.
Le jour approche. J'ai posé ma première permission de huit jours, avec billet gratuit aller-retour Toul-Mulhouse. Elle est acceptée et j'entame les préparatifs, car il n'est pas question de partir simplement comme ça, sans donner à ce geste une dimension utile à mes petits camarades. Entre-temps Gobi avait réussi à se glisser au mess des officiers comme larbin bien nourri et exempté de toute corvée et exercice, mais pas pour longtemps, car il ne peut pas s'empêcher de trafiquer avec les marchandises de la cuisine. Il se fera prendre quelques semaines plus tard et retournera au peloton de base après un séjour au " gnouf " et en cellule. Je lui avais proposé de l'emmener avec moi, déserter, mais le jour venu il argue de son poste privilégié pour décliner mon offre. Cet épisode ressurgira quelques mois plus tard lorsque, ayant finalement déserté par ses propres moyens, il me rencontre à Lausanne et me reprochera de l'avoir " abandonné " à son sort. Mais n'allons pas si vite. La première mesure est de réunir tout mon peloton d'élèves gradés dans ma chambrée après avoir ouvert les portes de mon casier. Je les prie de choisir ce qui peut compléter leur propre matériel en cas de revue de détail. On perd toujours quelque chose, un gobelet ou une chemise, et là ils peuvent se servir et prendre ce qui leur conviendra. Mais pourquoi ? Ils restent incrédules quand je leur annonce mon intention de déserter au cours de ma permission. Explication, description de ce qui se passe en Algérie, j'offre à qui veut de m'accompagner, sachant pertinemment que personne ne me suivra. Mais en réalité, personne ne me croit. Ils se disent certains qu'ils me reverront le samedi suivant, à l'heure de la rentrée. Mais la distribution de matériel les inquiètent, peut-être pensent-ils que je suis un provocateur, seul mon ami nancéen se tait en me regardant d'un air affectueux. L'un de mes plus grands regrets est d'avoir oublié toutes les coordonnées de ce garçon, grand échalas ressemblant vaguement à Jacques Brel, et d'un calme républicain. Nous représentons tous les deux deux France différentes : (s'appelait-il Etienne ou François, quelle merde cette mémoire ! ) lui, la profonde, semi urbaine semi paysanne, équilibre qui commençait à se faire sentir au milieu de l'exode rural qui bat alors son plein et qui donnait des résultats intéressants en termes de morale républicaine, car dans le cœur des ruraux, Napoléon est toujours présent avec sa rigueur et son courage ; moi l'enfant perdu de la ville, le poulbot de Victor Hugo, lecture préférée de ces Français tentés par la Gauche après des siècles de soumission sans conditions aux féodaux de la Restauration. Nous buvons enfin les canettes que je me suis procurées avec ma dernière solde et mon armoire est vide, à l'exception de mes vêtements civils que j'avais conservés en dépit de l'interdiction formelle que l'on m'avait signifiée à l'entrée. Sans savoir pourquoi, j'étais persuadé que personne ne me trahirait jusqu'au lendemain et que je partirai sans coup férir. Si ça se trouve, et je ne le saurai sans doute jamais, le deuxième Bureau savait déjà tout de mes projets et mettait déjà en place son système de surveillance, celui qui permettra en septembre 65 à l'officier parisien de ce service de l'armée, de me dire avec un sourire ironique qu'il se fiche que je ne veuille pas collaborer pour dénoncer mes " complices " parce qu'il savait tout sur moi, minute par minute pendant les quatre ans et demi d'absence ! Bluff ? Mensonge pur et simple ? Frime ? Je penche pour la vérité, car ma mémoire fonctionne beaucoup mieux que mon intelligence immédiate, et peu à peu, au fil des années, je retrouve les suspects qui m'ont entouré partout où je suis passé, sauf peut-être dans quelques lieux de transit qu'ils ont négligés sachant toujours où me retrouver plus tard. Nous vivons depuis toujours dans un état policier, et ce n'est pas près de finir, pas la peine de crier au loup pour n'importe quel atteinte aux Droits de l'Homme ici ou là. Nos droits sont jetés à la poubelle à peu près à notre naissance.
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