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FERNANDO


La chanson du groupe ABBA qui s'appelle Fernando, me touche profondément. Elle condense à la fois mes illusions de cette époque et les sentiments que j'éprouvais pour " mon " Fernando. Il faut essayer de comprendre ce que signifie un projet comme celui qui consiste à préparer une révolution. A y repenser aujourd'hui, je dois bien admettre qu'il y avait quelque chose de complètement déjanté dans mes perspectives et dans celles qu'affichaient les quelques camarades avec lesquels je partage ce projet. Mais comme il n'agissait de rien moins que d'envahir le Mozambique d'une manière ou d'une autre et d'y installer une guérilla sur le modèle de celle qui se battait en Angola contre les forces armées de Salazar, ce projet représentait un immense travail dans tous les domaines. Il fallait d'abord choisir le moyen d'organiser un " débarquement ", et donc étudier à la fois la géographie des côtes africaines, s'initier à la navigation et s'entraîner dans tous les domaines à devenir autonome dans les pires conditions imaginables. J'apprends ainsi à m'opérer moi-même de maladies comme l'appendicite, à coudre des plaies, bref à être mon propre médecin et celui de ceux avec lesquels je risque un jour de me retrouver dans la jungle mozambicaine. Je n'oublierai jamais la première aiguille que je plantais moi-même dans ma fesse droite pour m'injecter un antibiotique qui faisait un mal de chien. Mais ce genre d'exercice reste encore à l'initiative de chacun pour lui-même, les discussions qui se tiennent tous les jours portent d'abord sur le financement de cette révolution, le nerf de la guerre ne représente pour l'instant qu'un mince filet d'argent dont je ne connais d'ailleurs pas la provenance. Je ne sais pas de quoi vit Fernando, sinon de mon argent que je gagne au Ministère, celui que gagne Jean-Paul et Mylène qui font du journalisme à Algérie-Presse-Service, l'agence officielle du gouvernement algérien. Pour ma part je ne compte pas, et tout mon argent va à l'entretien du groupe. Par un bonheur étrange, j'ajoute chaque jour un joli pactole à mon salaire encore fictif - au Ministère je commencerai à être payé régulièrement trois mois après mon recrutement - car je passe tous les soirs avant de remonter à Pouyanne au casino de l'Aletti. Là je pose mille francs sur le noir ou le rouge, ramasse mon gain et repars aussitôt. Il est extrêmement rare que je perde ces mille francs et l'un dans l'autre je double mes appointements de secrétaire. De plus je fournis chaque jour quelques titres importants de la presse étrangère à mon groupe. Détail important car les informations concernant l'Afrique sont rares dans la presse française, et seuls les journaux anglo-saxons ou allemands permettent de suivre les événements importants qui se déroulent dans les zones de guerre de libération africaines. Cela dit, dans le groupe il n'y a que Fernando et moi qui soient capables de lire aussi bien en anglais, qu'en allemand ou en portugais et qui le font réellement. Gino est également polyglotte, mais il est d'une paresse crasse et distille une ambiance d'ironie et de scepticisme permanent, en bon anarchiste qu'il est. De mon côté, je crois n'avoir jamais autant " produit ", ou disons, ne m'être jamais autant investi dans une activité que pendant ces quelques mois. De plus je fais mes premières grandes lectures. A part Bergson et Nietzsche je n'avais pas lu grand chose de théorique et surtout pas grand chose de Marx, notre référence commune. A Bruxelles j'avais pris la précaution de me procurer tout ce qui avait paru en Français, mais ce n'est qu'à Alger que j'en entrepris la difficile lecture. Marx aurait écrit le Capital à l'intention des ouvriers, c'est à dire qu'il prétendait en avoir contrôlé la difficulté théorique de manière à permettre à n'importe qui de le comprendre. Cette prétention n'est peut-être pas fausse puisque même moi j'ai fini par comprendre, mais je ne sais pas si Marx mesurait bien la relation qu'il y avait entre le temps dont disposaient les ouvriers de son siècle et celui qu'il fallait pour déchiffrer les pages arides de ses écrits. Je me souviens des premières pages de l'Introduction à la Critique de l'Economie Politique, le texte de 1859 que Marx avait jeté comme une sorte de brouillon du Capital lui-même et dont tout l'intérêt est dans cette pré-synthèse d'une pensée qui allait de plus en plus se limiter à des analyses économiques. Ces quelques pages, une dizaine, forment un véritable Himalaya théorique, qu'il faut lire et relire cent fois avant d'en saisir toute la portée et qu'il faut à tout prix franchir si l'on veut poursuivre la lecture de l'ouvrage. La notion de socialisation de la production par exemple est l'une des plus difficiles à saisir dans toutes ses implications. En revanche, la récompense est grande lorsqu'on prend conscience soudain d'avoir progressé, et la lecture devient de plus en plus aisée, si bien que la montagne de milliers de pages a priori indigestes se met à fondre et c'est ainsi que l'on devient dialecticien. Au meilleur sens du terme, car la dialectique n'est pas ce qu'en a fait l'idéologie bolchevique, mais une certaine maîtrise de la parole, cette maîtrise dont Platon a fait sa machine de guerre contre Parmenide.

Toute cette activité m'enrichit au-delà de ce dont je prends immédiatement conscience, mais notre projet, lui, n'avance pas. Il reste un nœud gordien à trancher, celui du choix des financeurs : il n'est évidemment pas question pour les quelques gugusses que nous étions, de nous lancer dans une opération du style du débarquement de Fidel Castro dans la baie de Cienfuegos. Nous en parlons donc tous les jours, et Fernando passe ses journées à discuter avec des interlocuteurs de toutes origines. Dans le groupe il y a une certaine unanimité idéologique : pas question de se faire financer par des puissances qui exigeraient en échange des engagements politiques inacceptables ou, qui plus est, un contrôle de l'utilisation des fonds. A cette époque, les Chinois et les Russes se livrent à une concurrence sans pitié sur le front de libération mondial et surtout en Afrique, il ne serait donc pas difficile de tirer l'une ou l'autre de ces cordes. Or nous savons que l'aide de ces pays est toujours liée à des conditions que nos convictions démocratiques ne nous permettent pas d'accepter. Nous sommes contactés par des puissances intermédiaires comme l'Albanie, mais malgré toute leur gentillesse apparente, nous savons qu'ils ne sont que les poissons-pilotes de Pékin. La Yougoslavie pratique une politique ambiguë. D'un côté elle se pose en militante d'avant-garde de la libération des peuples colonisés, et de l'autre elle continue gaillardement de commercer avec les pires d'entre les puissances coloniales, et en particulier celle qui nous intéresse à savoir le Portugal. L'intérêt de lire des journaux comme le Times, c'est que de temps en temps on y découvre de tout petits articles dans le genre "On a appris ce matin qu' un cargo yougoslave chargé de phosphate a coulé dans le port de Lisbonne à la suite d'une fausse manœuvre ". Tito continue de commercer tranquillement avec Salazar tout en déployant un discours anti-colonialiste d'autant plus intransigeant qu'il en trahit la réalité. En dehors des grandes puissances il ne reste pas grand chose. Le gouvernement algérien ne veut pas s'engager au-delà de la position de capitale de fait du mouvement anti-colonialiste africain que lui a conféré son indépendance. Il n'en a d'ailleurs pas les moyens et ses principaux soucis sont de nourrir sa population malgré l'embargo de fait que lui fait subir l'ancienne puissance coloniale. De Gaulle se sert de l'importance du marché français dans l'économie algérienne pour négocier en secret l'avenir du pétrole algérien et surtout celui des essais nucléaires qui ont commencé dans le Sahara et qu'il n'est pas question de laisser aller à vau l'eau. Il est vraisemblable que Boumediene ait été plus souple que Ben Bella, mal conseillé sur cette question, ce qui lui a valu une passivité bienveillante lors du coup d'état de 1965. La suite le prouve d'ailleurs de manière flagrante, sinon personne n'aurait pu mentionner le " miracle Boumediene " et hisser ce sinistre personnage à la hauteur d'un homme d'état de talent digne de l'Histoire du Tiers-Monde. Puis-je ajouter une autre hypothèse qui nous rapproche de l'actualité : Monsieur Hervé Bourges, qui resta aux côtés du futur Ministre des Affaires Etrangères Abdelaziz Bouteflika, était peut-être plus proche du Quai d'Orsay à cette époque qu'on aurait pu le penser, ce qui expliquerait une carrière ultérieure aussi facile avec la droite qu'avec la gauche. On est toujours récompensé pour des services importants.

Il ne nous reste que quelques petites solutions d'appoint. Les trotskistes sont prêts à nous aider mais ils demandent aussi un contrôle des dépenses. Dans la réalité politique du Mozambique et de l'Afrique en général, nous ne représentons rien, et il me paraît alors assez normal de la part de Pablo de n'accepter de financer que des choses concrètes, et non pas des fantasmes castristes, et j'aime bien l'homme, direct et concret pour qui on sent que seul compte l'efficacité. Les discussions piétinent donc et les semaines passent. Mes camarades attendent en fait un événement important, la visite du Che. Ernesto Che Guevara est encore, à cette époque, le Ministre des Affaires Etrangères de Fidel Castro et Ben Bella l'a invité en tant que le héros qu'il est déjà pour le monde entier. Or, il se trouve que Jean-Paul, Mylène et Fernando avaient fait le voyage de Cuba pendant que je me rongeais à Bruxelles, et cela sans m'en informer. Là-bas ils avaient été reçus eux-mêmes de manière fastueuse par Castro et Guevara qui approuvaient leur projet sans toutefois s'y engager directement d'une manière ou d'une autre. De tout cela Fernando m'avait laissé dans l'ignorance la plus complète jusqu'à la dernière minute, à savoir jusqu'au moment où le Che en personne débarque Chemin Pouyanne. Semant tous ses gardes du corps et malmenant insolemment le protocole établi par le gouvernement algérien, le Che se réfugie chez nous pour toute la durée de son séjour à Alger où il doit faire un triomphe à la romaine ou à l'américaine, un cortège qui va rassembler des centaines de milliers d'Algériens. Ben Bella lui avait déjà préparé une suite dans le Saint des Saints d'El Biar, mais Ernesto avait poliment décliné son offre et venait prendre des nouvelles de nos projets. Bref, le Che est là, chez nous, il vit, mange, boit, discute avec nous et dort sur un matelas non loin du mien. Il nous apprend pour commencer que ses jours de Ministre sont comptés et qu'il a démissionné, information que même le président algérien ignore encore. Il n'est plus d'accord avec la ligne de Fidel Castro qui s'est définitivement vendu à Moscou malgré un pacte qu'ils avaient passé entre-eux de ne jamais en arriver là. Il prévoit aussi des purges à l'intérieur du leadership cubain, purges qui ne vont pas tarder et se propose, quant à lui, de se trouver un nouveau champ d'action totalement indépendant de Cuba qui restera pour lui un simple lieu de passage, une étape dans sa carrière de révolutionnaire. Il n'est pas sûr de rester l'ami de Fidel mais ne cache pas son admiration pour celui qui a renversé Batista avec une poignée d'hommes.

Mais le travail au ministère ne s'arrête pas pour autant, et par malheur je suis absent lors d'entretiens précieux entre mes amis et Guevara. En fait, je fais sa connaissance dans la cuisine où il tient à venir faire sa part des corvées en ma compagnie. Il s'est vite rendu compte des choses simples, du fonctionnement inégal de cette maison où de jeunes bourgeois parisiens et italiens bavardent pendant qu'un jeune blond fait la cuisine puis la vaisselle, fait le boulot quoi. Ici, Mulot c'est moi, à la différence que je n'ai jamais traité Mulot en Mulot, mais que Mulot se considérait comme tel quoiqu'on en aie. Ce sont des situations qu'Ernesto ne tolère pas, et pour bien faire comprendre sa pensée à mes " frères d'armes ", il devient mon assistant, me priant même de lui donner des leçons de cuisine française, mythe qui avait depuis longtemps atteint l'Argentine, pays natal du Che. Cette collaboration nous donne l'occasion de préciser nos positions politiques qui pour ainsi dire se superposent parfaitement. Parfois je me dis que si j'avais eu un peu plus de patience, si j'avais pu fermer les yeux sur certaines choses qui se sont passées Chemin Pouyanne, j'aurais certainement pu suivre le Che au Congo puis en Bolivie comme le fera plus tard notre Régis Debray national. Précision en passant, au printemps de 1963, Régis Debray ne fait pas partie de notre horizon et personne n'en parle. Je rappelle que Jean-Paul Ribes et Mylène Dubois avaient tous les deux passé quelques mois à Fresnes, s'étant fait arrêter pour collaboration avec le FLN. Ils auraient pu connaître Régis Debray, mais n'en ont jamais fait mention. Tout près du Chemin Pouyanne vivaient deux amis de ce couple, Etienne et Elizabeth Grumbach, mais il faudrait écrire Tiénot Grumbach, cousin de Mendès France et Elizabeth Lagache, fille du Professeur Lagache dont il est inutile de préciser la carrure et la place dans l'intelligentsia française. La raison pour laquelle ce couple n'habitaient pas Chemin Pouyanne m'était inconnue, mais c'était étrange, car si personne ici ne connaissait Régis Debray, les couples Ribes-Dubois et Grumbach-Lagache se connaissaient tous de Paris comme de très vieux amis, tous membres d'ailleurs de la FGDS parti d'obédience socialiste issue de l'UDSR, l'Union des Socialistes de la Résistance. Pardon pour cette digression mais elle est indispensable si on veut comprendre la suite, et surtout le fait que Debray n'est pas encore dans la course à la date où Ernesto est notre hôte. J'ignore si Régis est venu à Alger après mon départ du Chemin Pouyanne ; ce qui est sûr, c'est que le Che reviendra, mais à ce moment-là j'aurai déjà abandonné ce groupe qui non seulement ne respectait pas les principes fondamentaux communs mais les trahissaient à la première occasion. Après le départ du Che, l'occasion de le faire se présenta brutalement. Il vaudrait mieux dire qu'elle me sauta à la figure sans que je ne m'y attende. Cette occasion s'appelait Henry Curiel.

Impossible de passer son chemin ici sans dire un mot de plus sur Ernesto Che Guevara, que nous appelions tous Ernesto. J'ai lu et entendu beaucoup de choses sur cet homme, et peu de choses qui corresponde à la réalité que j'ai eu le bonheur de côtoyer pendant ces quelques jours. Ernesto était avant tout un homme d'une modestie totale, d'une simplicité désarmante pour quiconque entreprenait d'en faire ou de le traiter en personnage. A preuve la déception de Ben Bella qui s'est vu préférer un petit groupe de saltimbanques sans raison sociale aux fastes de son " régime socialiste ". Bien sûr il ignorait alors que le Che n'avait plus rien à voir avec la diplomatie cubaine sur laquelle le président algérien avait sans doute misé beaucoup, surtout pour le règlement de ses problèmes internes. En fait, il ignorait qu'il avait comme hôte prestigieux un homme sans pouvoir, qui avait déjà prévenu son propre chef qu'il ne jouait plus dans la politique cubaine et qu'il reprenait ses billes d'aventurier perso. Simplicité et douceur : je ne pouvais pas m'imaginer un seul instant que l'homme qui essuyait la vaisselle à côté de moi était un professionnel de la mort, un soldat de métier qui avait tué nombre d'êtres humains, sans haine mais sans remords. Ce qui m'a frappé le plus, car cela me concernait particulièrement, était son intransigeance absolue quant à la démocratie interne du groupe pour lequel il se battait. Il a certainement senti dans notre groupe que quelque chose ne collait pas quant au respect de ce principe, car il est reparti sans s'engager dans notre projet alors qu'il cherchait sur la carte africaine la zone où il pourrait réitérer ou continuer son combat pour la liberté des peuples colonisés. Si j'étais juif, je dirais de lui qu'il était un Mensch. En ce printemps 1963, Ernesto Che Guevara était déjà le mythique héros dont l'effigie figure aujourd'hui dans les chambres d'adolescents et de moins adolescents du monde entier, ce qui m'a donc frappé de plein fouet lorsqu'il a débarqué, à pied, devant la porte de notre villa, il était vraiment un homme comme n'importe quel homme, d'amblée il réduisait à néant par son seul sourire, peut-être sa taille assez médiocre et ses vêtements disparates, toute la mythologie qui l'entourait et qui allait faire descendre dans la rue, quelques jours plus tard plus de deux cent mille algérois, seulement pour le voir défiler dans une voiture comme une sorte de dieu vivant. Je crois qu'il était tellement écoeuré qu'il a quitté l'Algérie le même jour par le courrier quotidien que les deux gouvernements avaient installé pour servir de relais entre les puissances de l'Est et l'île qui avait osé affronter le monstre américain.

Curiel, un nom qui va prendre beaucoup d'importance dans les paragraphes qui vont suivre, car l'homme, qui fut assassiné une dizaine d'années plus tard par des inconnus qu'aucune police n'a vraiment cherchés à identifier deviendra notre " mécène ". Décision qui me fut signifiée un jour par Fernando sous le prétexte que toutes les autres négociations avaient échoué et qu'il avait la confiance des autres membres du groupe qui avaient travaillé dans son propre réseau, le MAF, Mouvement Anticolonialiste Français. En réalité le MAF était aussi le réseau qui m'avait pris en charge à Paris après ma désertion, et le Livre Africain était un nœud principal du MAF. Pourtant, Fernando était bien conscient du fait que je n'allais pas me laisser mener ainsi par le bout du nez sans même qu'il y eût la moindre concertation collective. Or le résultat d'une telle concertation était connue d'avance, puisque mes compagnons étaient tous d'accord et vouaient une sorte du culte étrange à " Monsieur Henry ", un homme que j'avais déjà croisé dans les couloirs du Ministère où il avait un agent et en même temps une amie, à savoir ma propre Chef de Service, Didar Fawzi. En fait, ces deux militants se connaissent depuis des lustres, originaires tous les deux d'Egypte, où Curiel, fils de banquier, s'était illustré comme dirigeant communiste avant que Nasser ne s'en débarrasse en l'expulsant vers l'Europe. Donc, lorsque le Mozambicain m'informa des perspectives positives du groupe, encore que je doutais des moyens concrets dont disposait Curiel, il avait dans sa poche de quoi me consoler de mon amertume : Curiel nous proposait une mission de repérage au Mozambique et des contacts avec l'ANC, le parti de Nelson Mandela qui était conçu comme le relais idéal entre la colonie portugaise et l'Europe. De toute façon nous aurions besoin d'une aide logistique en Afrique du Sud pour faire monter en Algérie les futurs combattants de ce qui n'était pas encore un parti révolutionnaire, mais seulement un projet. Or, Fernando m'annonça que je serais de la fête, à savoir que j'avais été désigné pour l'accompagner à Johannesburg, première étape du périple. Nous partirions à deux de Londres par un vol charter dont le tarif défiait l'imagination : cinquante livres Sterling pour deux aller-retour Londres - Johannesburg, ce qui faisait cinq cents francs tout rond. Seul détail qui pouvait être gênant, on ne pouvait pas savoir à l'avance par quel avion et par quelle compagnie on ferait le voyage et la date pouvait varier de quelques jours à une ou deux semaines. Mais tout cela n'avait aucune importance car il fallait de toute façon prévoir un bon mois de préparation et d'entraînement avant de s'aventurer dans une mission qui s'avérait a priori extrêmement dangereuse.

Tout va aller très vite. Le Ministère me met en congé provisoire pour " mission extraordinaire ", ce qui prouve au moins une chose, c'est que le cabinet de Bouteflika est parfaitement au courant des moindres faits et gestes de notre groupe, et dans ce cabinet un certain Hervé Bourges. Mais c'est Mustapha Müller qui me tend un matin un passeport vert, d'origine allemande et parfaitement en règle, en me précisant que désormais j'allais m'appeler Ulrich Kusserow, et qu'il allait falloir que je m'entraîne à imiter sa signature, ce qui n'était pas du gâteau, loin de là. Quelques jours plus tard je m'embarque à Maison Blanche, destination Genève, pas question de traverser la France pour rejoindre ma base de mission, Bruxelles, c'est à dire le Livre Africain.

Les retrouvailles avec Doudou vont prendre une tournure tragi-comique. Le soir même de mon arrivée, on sonne, et je fais, sur le pas de la porte, la connaissance du nouvel amant d'Anne, un personnage qui va faire carrière, bien qu'il soit déjà député socialiste de Charleroi à la Chambre belge. Ernest Glinne est, en effet, appelé à devenir le premier Président de la majorité socialiste du jeune Parlement Européen. A la grande colère de Doudou, je m'efface, et lui signifie la rupture de nos relations, elle ne me le pardonnera jamais. Je ne sais pas pourquoi j'ai eu une réaction aussi vive et aussi rapide à cette petite trahison, qui n'en était pas vraiment une, notre liaison n'ayant pas été " cadrée " ni inscrite dans un avenir marital ou autre. En réalité, je crois que cette situation me convient, et que je trouve préférable de ne laisser personne derrière moi à la veille d'une mission qui me remplissait d'effroi. C'est vrai, j'avais peur et l'entraînement qu'on me fait suivre pour la vie clandestine, l'usage des encres sympathiques, des codes, et la perspective de porter une arme sur moi me glaçaient. D'autant plus que mon passeport revient d'Amsterdam où il avait été revêtu de ma photographie par un faussaire incompétent, à moins que… Mon expérience des faux-papiers ne me laisse aucune illusion, il y a une " fenêtre " énorme sur l'une des pages du passeport, et il suffit de porter ladite page à la lumière du jour pour s'en apercevoir immédiatement. Cela me vaudra quelques mois plus tard l'une des plus noires trouilles de ma vie. Cela dit, pas question de faiblir et j'attends de pied ferme le signal pour rejoindre Londres.

En fait de signal, c'est une visite que je reçois, celle de Monsieur Henry. Ce personnage est indescriptible et incomparable, sauf si on connaît quelqu'un comme Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde aux lendemains de la deuxième guerre mondiale. Un mètre quatre-vingt cinq, donc quinze de plus que moi, maigre à faire peur, des lunettes à monture d'écaille assez fine, et un costume couleur de muraille. Comme sa pensée. Henry ne vient pas rue du Champ de Mars, il me donne un rendez-vous dans un grand café de Bruxelles, habitude dont il ne se départira qu'une seule fois à Paris où j'ai l'honneur d'être invité Place Monge, dans l'appartement où il mourra de quelques coups de pistolet tirés à bout portant à travers la vitre de son ascenseur, et qu'il occupe avec Violette son épouse, reproduction en féminin du bonhomme couleur de muraille. Pour la première fois je lui vois un air embarrassé, et on le serait à moins, car il vient m'annoncer que je suis retiré de la mission au profit, si l'on peut dire, de Jean-Paul Ribes. Aucune raison n'est invoquée pour cette décision régalienne prise par celui qui finance, d'ailleurs je reste sans voix, partagé entre le soulagement et la colère. Je ne laisse rien transparaître de mes sentiments, me contentant de regretter qu'on se joue ainsi de moi. J'en profite pour lui montrer le passeport pourri avec lequel j'étais censé entrer dans l'un des états les plus policiers du monde, en ne lui cachant pas mes soupçons quant à la finalité de cette " erreur " commise par des professionnels que l'on considère encore aujourd'hui comme les plus grands faussaires de l'époque, ceux qu'utilisaient pendant la guerre tous les dirigeants algériens, et bien d'autres personnages encore. Il affiche un sourire triste et ne commente pas, mais me dresse mes perspectives immédiates. Je ne retourne pas encore en Algérie, mais je vais suivre à Paris un stage de formation à la clandestinité, de manière à pouvoir transmettre mon expérience aux combattants attendus à Alger pour la fin de l'année. Il me tend un billet de train pour Paris, une adresse où je serai hébergé et de l'argent pour mes frais, plus un rendez-vous précis au Billard de la Porte d'Orléans, un de ces grands cafés que par hasard je connais bien depuis mes séjours parisiens des années soixante et soixante et un. Depuis que je suis à Bruxelles je n'ai aucune nouvelle de Fernando, comme si je n'existais pas, mais je ne vais pas tarder à le rencontrer là où m'envoie Henry, une rencontre qui va compter dans mes relations avec lui.

Dans le Trans-Europe-Express qui fonce vers Paris, hé oui, on me gâte, je rêvasse à ma situation. En réalité je suis perplexe et ne comprends rien à ce qui se déroule. Je me souviens de ce voyage un peu surréaliste dans une sorte de salon de verre où flottait une petite musique de Mozart déchirant un paysage digne de Zola, corons et noirceur de l'industrie. Pauvreté toute nue. Je cherche vainement ce qui justifie de mon côté ce changement de cap et ne pense pas un seul instant à Doudou, qui pourrait bien être à l'origine de cette décision. Vengeance féminine ? Tous ce que je sais, c'est qu'elle est beaucoup plus proche de Curiel que je ne le soupçonne, et ce à travers quelques femmes qui forment la garde rapprochée du grand homme. Vous trouverez tous ces noms dans la littérature approximative qui a traité de Curiel, à savoir les ouvrages de Hervé Hamon et Patrick Rothman (Les Années de Poudre et les Années de rêve). Ces deux auteurs de gauche sont les historiens " officiels " de cette époque, mais leur travail est rempli d'inexactitudes et d'approximations. Il en va de même pour le travail du représentant de la partie adverse, celle de l'extrême-droite, Roland Gaucher (Le Réseau Curiel). Je n'ai aucune prétention à maîtriser des sujets aussi vastes que ceux traités par Hamon et Rothman, qui se sont visiblement contenté d'interviewer quelques témoins de l'époque et de cadrer le tout dans de l'histoire puisé dans les Quid, comme tous les journalistes à peu de chose près. Il suffit de comparer mon récit des premières semaines de la rue du Chemin Pouyanne pour voir la différence. Cela dit, mon objectif n'est pas le même que celui de ces journalistes. Hamon et Rothman se posent en défenseurs de Curiel alors que Gaucher tente de l'enfoncer. Après son assassinat, un grand hebdomadaire parisien, Le Point, s'était fendu d'un article à scandale sous la signature de Georges Suffert, accusant Curiel de n'avoir été qu'un vulgaire agent du KGB. Le scandale est d'autant plus grand que l'auteur de l'article est un ancien gauchiste qui a tourné sa veste. Moi, je fais une autobiographie, pas un pamphlet contre qui que ce soit, même si ce que je rapporte ici peut aussi avoir son importance dans le débat de savoir si Monsieur Henry a été ou non un homme de main du Kremlin. La seule chose qui était évidente pour tous ceux qui ont approché Curiel à cette époque et discuté sérieusement avec lui, est qu'il se proclamait " Khrouchtchéviste ", c'est à dire partisan de la " nouvelle " ligne de Moscou, et ce en opposition avec les militants qui, comme moi, avaient une préférence pour Mao et sa philosophie. Dans le cadre historique de la libération des nations encore colonisées, je ne pouvais pas comprendre qu'on exclue le paysannat du mouvement révolutionnaire historique, or Mao avait tranché en faveur d'un concept de prolétariat plus large que les idéologues de Moscou qui restaient sur les bases classiques de l'ouvriérisme léniniste. Mais cela ne m'a jamais conduit, ni à cette époque, ni plus tard en Mai 68 à opter pour des groupements ou des partis d'obédience maoïstes. Mon expérience du milieu politique m'avait vacciné contre toute forme d'organisation liée de près ou de loin à un centre décisionnel. Je ne pourrai qu'éclater de rire en voyant en 68 les maospontex distribuer le petit livre Rouge ou les militants pro-chinois se muer en ouvriers pour se rapprocher du prolétariat. Tout cela était une farce dont on a bien vu les conséquences, des conséquences dont on peu encore rire aujourd'hui en écoutant les représentants de l'intelligentsia française, pratiquement tous issus de ces groupuscules, pontifier sur France-Culture ou dans la presse de gauche. Il reste cependant que ces questions faisaient le fond de mes discussions avec Curiel, déjà à Alger, mais surtout à Paris où je serai amené à le rencontrer régulièrement, étranges rencontres d'ailleurs qui avaient rarement un objet précis autre que l'organisation de mon temps et les changements de caches, mais qui duraient parfois plus d'une heure, ce qui devait représenter pour Curiel une éternité dans l'agenda surchargé de Solidarité, l'organisation qu'il avait créée à Paris. Il ne cachait d'ailleurs nullement son irritation de me voir rester sur des positions politiques divergentes par rapport aux siennes, et il n'est pas impossible que ce soit la véritable raison de la décision qu'il a prise de m'exclure de la mission en Afrique du Sud. Ce qui va s'y passer, ou plutôt ce que je vais apprendre et savoir de ce qui s'y passera, finira de me convaincre qu'il y avait en effet une raison politique à ce que ce soit Jean-Paul et non Paul qui fasse le travail sur place. Pour résumer mes impressions de l'homme Curiel, je dirais qu'il ressemblait comme deux gouttes d'eau au Préfet des Etudes du Collège St Clément de Metz, un parfait jésuite dont l'objectif était de ramener dans ses filets idéologiques les éléments originaux et durs à manipuler comme moi. Comme quoi le stalinisme a des racines culturelles profondes dans notre civilisation religieuse et surtout catholique.

A Paris, on doit être fin mars, début avril, je deviens apprentis-espion ou apprentis-résistant, comme on voudra. En tout cas c'est avec d'anciens résistants antinazis que je me forme à la vie et la propagande clandestine. Mon premier hôte est un ancien moï, ces résistants juifs qui ont mené la vie dure aux Allemands en pleine capitale. Il est linotypiste dans un grand journal qu'il me fait visiter. C'est encore l'époque du " chaud ", c'est à dire du plomb fondu qui sortait des machines à écrire sous forme de lettres en plomb encore chaudes pour entrer dans les casses où elles formaient le texte qui finira sur les rotatives sous forme de cylindre. Aujourd'hui l'informatique a tout refroidi, et le beau travail du linotype est passé à la trappe, sauf peut-être pour quelques éditeurs de luxe, pour qui rien ne remplacera l'impression directe de caractères métalliques sur du papier de qualité. L'efficacité de l'informatique est compensée à l'époque par la dextérité des ouvriers qui tapaient les textes à une vitesse qu'on ne peut pas imaginer. Aussi représentaient-ils une corporation puissante, puissante par rapport aux directions des journaux et puissante dans les syndicats où la CGT se taillait la part du lion. L'homme qui me supervise, m'apprend une foule de choses qui n'auraient plus grand sens à l'époque de l'Internet, mais qui possèdent une force de romantisme proche de l'art. Il m'apprend notamment à fabriquer des affiches avec un bas de nylon, de la peinture, du pastel, un dissolvant et un cadre en bois. C'est la manière la plus simple de faire de la sérigraphie, c'est à dire d'imprimer en série des messages inscrits au pastel sur le bas nylon tendu sur le cadre et dont on dissout la peinture qui recouvre le texte en pastel. Après l'opération, ne reste que le texte qui est passé au rouleau de peinture directement sur le papier. Tout cela ne manque pas d'intérêt, mais ne me paraît pas justifier mon séjour à Paris qui entre dans la durée.

Chaque jour je passe prendre mon " courrier " dans une boîte aux lettres qui change presque chaque semaine, et ce jour-là, on est aux alentours du quinze avril, je trouve une convocation de Curiel dans une brasserie comme d'habitude. Devant un café il m'annonce que je suis chargé d'une mission ultra urgente et qui devrait me prendre deux jours. Il s'agit de faire parvenir des documents à Genève et notamment une fausse carte d'identité à l'effigie de Julian Grimau, dirigeant du Parti Communiste espagnol, arrêté par les sbires de Franco, il doit être exécuté cinq jours plus tard. Les communistes de toute l'Europe vont tenter l'impossible, à savoir le faire évader. Je suis donc chargé de convoyer les documents qui doivent parvenir à Madrid au plus tard dans trois jours. Pas question de prendre des risques, malgré ou peut-être à cause de mon passeport pourri, je prends un train pour Evian où on m'attend, un jeune journaliste d'un grand quotidien suisse francophone. Il m'entraîne vers le port où nous embarquons dans un de ces bateaux-mouche qui fait la traversée vers Lausanne. Ici aucun contrôle douanier. De Lausanne il ne reste plus qu'à prendre le train pour Genève. Ma mission est terminée, mais le projet échouera tragiquement, Grimau sera exécuté selon l'abominable tradition espagnole du garrot. Il sera d'ailleurs le dernier homme exécuté de cette manière, vengeance hideuse de ce pourceau de Franco. Mais il sera vengé ; en août une bombe fera une trentaine de blessé dans les bâtiments de la Sûreté Générale. Dix ans plus tard l'ETA finira le travail en assassinant de manière spectaculaire l'amiral Carrero Blanco, Vice-Président du gouvernement, c'est le début de la fin du franquisme. J'apprendrai notre échec à Paris où je reprends le train-train des rendez-vous et des cours qui me paraissent de moins en moins intéressants. Un soir, Curiel m'invite à une conférence donnée devant le tout-Paris politique par un Ministre en exercice, Edmond Michelet, Ministre des Anciens Combattants, un poste qui avait un poids beaucoup plus important que de nos jours. Michelet faisait partie avec Malraux d'un groupe de personnalités de centre-gauche, qui militaient pour notre amnistie. Je dois être idiot, mais je ne comprends pas ce que je viens faire dans cette galère ; Curiel veut-il me donner l'occasion de me rendre et de régulariser ma situation en France ? Je ne sais pas, mais ce qui va suivre va me reposer une nouvelle fois cette même question et en tout cas une certitude s'installe chez moi, " ils " veulent se débarrasser de moi, quelque part je gêne. Mais où ? Et pourquoi ?

Arrivé au alentours de début mai, je passe quelques jours dans un coquet petit appartement de la rue Montparnasse, lorsque Fernando débarque sans crier gare. Retrouvailles, repas en compagnie de nos deux hôtesses dont l'une était devenue ma maîtresse la veille, maîtresse d'une nuit qui n'aura aucune autre suite mais qui va me révéler un fait extrêmement curieux. En effet, mise en confiance sur l'oreiller, la jeune fille me déclare brutalement - " tu sais, la semaine dernière nous avons caché Condé, poursuivi par toutes les polices de France ". Ce Condé, effectif descendant de la célèbre famille française, avait fait une tentative d'attentat au fusil à lunette sur la personne du Général De Gaulle sur le perron même de l'Elysée ; mais l'affaire ayant foiré, il ne lui restait plus qu'à fuir sur une moto et trouver à se cacher. Nos hôtesses ne faisaient donc aucune différence politique entre les fugitifs qu'elles cachaient dans leur petit studio, leur principe était la protection des clandestins, de quelque bord qu'ils soient. Je n'ai jamais compris cette circonstance bizarre, circonstance qui aurait pu m'être fatale, mais le principe ne me déplaisait pas fondamentalement et je n'y attachai pas plus d'importance que ça. En revanche, lorsque tassés dans le petit appartement avec Fernando à contre-jour, je vois ce dernier sortir de sa poche un minuscule objet que j'identifie immédiatement comme un Minox, ces appareils photo miniatures dont se servaient à l'époque les espions de tout bord, je bondis en le voyant pointer son objectif dans ma direction. Pas de photo, c'était convenu et je te l'avais demandé depuis toujours ! Il s'excuse en se ridiculisant : il voulait conserver un souvenir ! Ma confiance est morte d'un coup, je le vois déjà en agent de la PIDE, la police portugaise qui avait besoin d'images, mais je ne pousse pas l'affaire plus loin, au fond je me fiche des conséquences lointaines de cette idiotie ou de cette trahison. Mais tout cela commence à faire masse, et je me sens de plus en plus mal dans cette galère où rien ne se déroule comme prévu et comme promis. Quelques jours plus tard je vois Curiel pour la dernière fois à Paris, dans son appartement sombre de la Place Monge où règne une atmosphère à la Proust, mais le charme et la gentillesse de Violette opère sur moi et me console provisoirement. Sérénité toute provisoire, en effet, car Curiel m'annonce mon retour en Algérie. Nouvelle que j'attendais depuis longtemps et qui ne m'aurait pas ému plus que cela, si Monsieur Henry n'avait pas précisé que je rejoindrai l'Algérie par la voie la moins chère et la plus directe, à savoir le ferry de Marseille. Je n'en crois pas mes oreilles. J'ai en poche un faux passeport complètement pourri qui ne saurait tromper le plus idiot des policiers de frontière, et je dois prendre le risque de passer cette douane hyper surveillée sous prétexte de faire des économies ? Normalement j'aurais dû passer en Suisse et prendre un avion direct Genève-Alger, seule ligne qui n'a jamais cessé de fonctionner depuis l'indépendance du pays. De plus, l'économie réalisée est tellement faible que je ne peux croire un seul instant qu'il s'agit là de la cause réelle de cette décision. Il ne me restait plus qu'à penser à la trahison : on voulait se débarrasser de moi, et me faire pincer à cette frontière. Du point de vue judiciaire je ne risquai pas grand chose d'autre que le traitement qu'on m'avait déjà proposé à Bruxelles deux ans avant, encore que pour effacer le contumax, il était impératif que je me rende de moi-même, et je courai quand-même le risque de purger les trois ans de prison, ce que je n'aurais jamais supportés. Mais je n'avais aucune intention de rentrer au pays dans ces conditions, d'autant que je tenais à suivre jusqu'au bout le déroulement de la mission qui, entre-temps avait commencé. Jean-Paul et Fernando s'étaient envolés de Londres pour Johannesburg via Le Caire, et nous avions établi un système de communication sophistiqué par lettres écrites en encre sympathique et qui passaient toutes par Paris, Bruxelles ou Londres.

Que faire ? Je n'avais aucun choix, il ne me restait qu'à prendre le train de Marseille et tenter l'aventure. Chaud. C'est en tant que Ulrich Kusserow que je vais passer devant les guichets de la police des frontières, mais l'accent allemand que je prends pour m'adresser au fonctionnaire qui me regarde d'un air forcément soupçonneux est mauvais, ne ressemble que de loin au sabir qu'un Allemand normal expectore en terre française. De plus, le policier examine mon passeport d'un air bizarre et le tend à un collègue qui se tient debout à ses côtés, supérieur hiérarchique. Il me toise d'un air forcément ironique, feuillette mon passeport d'un air attentif, mais ne semble pas chercher la fameuse fenêtre. Il finit par me le tendre avec un " bon voyage Monsieur " qui dégonfle d'un coup toute ma tension. Je prend la file sur la passerelle et m'installe près de la proue, mon billet est évidemment un billet de classe Pont, on ne m'aura rien épargné. L'heure du départ s'approche et les dockers commencent à faire mollir les amarres, lorsque tout d'un coup, sur un coup de sifflet strident je vois un escadron de gardes-mobiles foncer sur moi, matraques levées. C'est la fin, je m'apprête à me lever le plus dignement possible quand la troupe s'arrête net autour d'un Algérien debout à mes côtés, le menotte sans ménagement et quittent le bord sans autre explication. Le vieux rafiot sur lequel je vais faire cette traversée quitte lentement le quai et, passé le faro, je reprends tout mon sang froid, désormais un demi-tour leur coûterait bien trop cher pour du menu fretin comme moi. Le soleil frôle déjà l'horizon quand le lourd paquebot, chargé jusqu'à la gueule, met le cap au cent-quatrevingt. Pas question de dormir dans l'entrepont surchargé de passagers malades vautrés dans des transats fatigués, je trouve un endroit parfaitement isolé au pied d'un escalier en colimaçon et m'endort, épuisé par les émotions. Réveil bizarre, je sens quelqu'un dans mon dos qui palpe mes fesses à travers mon pantalon, je me retourne brusquement face à un arabe souriant de toutes ses dents. Pas de ça mon garçon, tu te feras pas le petit blondin sur le chemin du retour. Si j'écris " tous pédés ", je reçois un papier bleu dès le lendemain de la publication de cette autobiographie, donc je ne le dis pas, mais cinq ans d'Algérie m'ont appris comment les jeunes musulmans règlent leurs problèmes de puberté dans l'indifférence générale. J'ai même vu, et j'ai dû me pincer pour m'assurer que je ne rêvais pas, deux jeunes soldats de l'ALN marcher dans la rue en se tenant par le petit doigt, comme deux nanas, quoi. Bon, sans doute s'agit-il de mœurs dont j'ignore la finesse et l'originalité, et puis je m'y suis habitué car il ne s'agissait aucunement d'une exception. J'ai vaguement pensé aux Spartiates qui pratiquaient l'homosexualité le plus normalement du monde, il y a comme cela des petites attitudes humaines qui traversent presque clandestinement les siècles sans faire de bruit. Dans mon ministère j'ai eu une aventure avec une secrétaire assez belle et plutôt accorte, mais non seulement elle réservait sa virginité pour son futur mari, mais elle était déjà fiancée et ne trouvait rien de scandaleux à ce que je la caresse jusqu'à la rendre folle d'excitation. Elle aurait bien aimé que je lui donne satisfaction en contournant le problème du vagin, mais là j'ai calé et me suis renfermé définitivement dans le célibat le plus indifférent à mes pulsions qui avaient d'autres chats à fouetter. Marx et mon travail absorbaient ma libido sans que je ne souffre de la moindre frustration ; bref, je ne me souviens pas avoir perdu une seconde à " draguer " ou à m'occuper des problème sexuels, et cela pendant pratiquement trois ans, c'est à dire jusqu'à mon premier départ d' Algérie trois ans plus tard. Au moment où le lourd paquebot arrive en vue d'Alger, je vis quelques instants d'intense émotion : pendant les quelques mois que j'ai passé en Europe, Ben Bella avait fait repeindre en blanc tout le front de mer et Alger était redevenue Alger la Blanche. Je revois encore les Algériens rentrant au pays, à genou devant ce spectacle et les larmes aux yeux, ils rentraient dans un pays neuf et qui était devenu le leur dans toute sa beauté. Les douaniers algériens, eux, ne sont pas dupes de mon passeport, et je suis obligé de faire téléphoner au Ministère pour qu'un supérieur hiérarchique vienne m'ouvrir les portes des bureaux pour rentrer dans mon pays d'exil.

De retour au Chemin Pouyanne, j'y retrouve Mylène, Gino et Tiénot qui passe pratiquement tous les jours, il semble qu'il se soit inséré dans le groupe, une fois de plus sans que Fernando ne m'en avise d'une manière ou d'une autre. Nous recevons tous les jours du courrier d'Afrique du Sud, une seule fois du Mozambique, passons des heures à décoder des informations sans intérêts. Fernando et Jean-Paul se baladent entre Lourenço-Marquez et Pretoria, ne semblent pas satisfaits de leurs contacts, mais nous annoncent qu'ils ont un rendez-vous avec Nelson Mandela et Walter Sisulu dans les jours à venir. Au fond pour nous le plus important c'est le soutien de Umkonto We Zizwe, la partie active et militaire de l'ANC qui demeure un parti d'opposition toléré par le gouvernement Verwoerd. Les deux dirigeants d'Umkonto, Mandela et Sisulu, vivent dans la clandestinité tous les deux depuis quelques mois et organisent la grande révolution qui doit faire suite au massacre de Sharpville qui avait fait une centaine de morts. La révolte de ce compound de Johannesburg avait pour cause le fameux passeport que devait détenir tout homme de couleur ou de peau noire. Ce document lui permettait ou lui interdisait de se déplacer d'une région à l'autre du pays et servait en même temps de " relevé de travail ", réplique des nombreuses formes de laisser-passer pour pauvres que nous avons nous-mêmes connus en Europe au cours des siècles passés, et aussi l'équivalent actuel du bracelet magnétique des prisonniers laissés en liberté surveillée. Le rendez-vous était fixé pour le cinq août dans un hôtel de Prétoria et nous attendions fiévreusement des nouvelles lorsque nous parvient un télégramme directement adressé chemin Pouyanne, ce qui enfreignait délibérément les consignes de prudence. Mais apparemment nos deux agents n'avaient pas eu le choix, car ils nous annonçaient leur retour précipité après l'annulation du rendez-vous avec les dirigeants sud-africains. Le lendemain je reprends mon travail comme d'habitude, je passe prendre mes journaux et je reçois alors le choc de ma vie : la Une du Times annonce l'arrestation de Nelson Mandela, le même jour que celui que précisait la lettre que nous avions reçue quelques jours avant, le même jour que le fameux rendez-vous, le fameux cinq août 1963, le premier jour des vingt-sept ans d'incarcération que va vivre Mandela. Je suis effondré et tous mes doutes et suspicions prennent un tour panique. J'ai pris soin de garder le télégramme que je tourne et retourne dans tous les sens pour en comprendre le sens caché. Je n'ose pas croire ce que me suggère l'évidence, mais la probabilité de vérité est absurde. Il y a un puzzle infernal qui se met en place, un puzzle dont toutes les pièces s'emboîtent parfaitement, mais il en manque une pour compléter et donner consistance à l'ensemble. Pour l'instant je reprends mon travail au ministère en attendant le retour de Fernando et de Jean-Paul qui ne va pas tarder. Deux jours plus tard ils atterrissent effectivement à Maison-Blanche, et ce sont des retrouvailles enthousiastes pour les uns, sinistres pour moi. Le rapport de nos deux compagnons n'a aucun intérêt pour l'avenir de notre projet, en gros ils ont échoué dans tous les secteurs. Ils n'ont pas réussi à entrer en contact avec des militants volontaires pour venir en Algérie s'entraîner et l'existence du FRELIMO, le parti officiel, semble bloquer toute initiative nouvelle. De plus, tous les contacts en Afrique du Sud ont échoué, nous sommes de retour à la case départ.

La vie continue cependant encore comme si de rien n'était. Ici se place l'affaire Lagache, un moment d'égarement qui va me coûter cher, des années plus tard. Tiénot et son épouse Elizabeth habitent donc, pour rappel, sur le Telemly, à mi-chemin entre mon ministère et notre villa. Un jour, par un pur hasard, je passe chez eux, l'intention de discuter avec Tiénot, un jeune homme qui me paraissait à la fois plus cultivé et plus sérieux que le couple Jean-Paul-Mylène. Et puis je continue à être rongé de l'intérieur par ce télégramme qui brûle au fond de ma poche intérieur. L'époux n'est pas là, mais Elizabeth est en train de faire de la cuisine pour un repas solitaire qu'elle me propose de partager avec elle. Sans méfiance, j'accepte, tout en me posant quelques questions, car cette femme est en pleine " fantasia ", comme l'écrira son père quelque semaines plus tard, et couche avec n'importe qui, au grand malheur de Tiénot. Gino était à cette époque son amant en titre, Tiénot faisant mine de ne pas s'en émouvoir outre mesure. Elizabeth est ce qu'on appelle une belle femme, parfaite de corps et un visage de Madone sicilienne aux joues de Joconde, une bouche visiblement faite uniquement pour le plaisir et un regard bleu rayonnant. Aussi, quand elle m'attire dans ses bras, le regard à la fois brillant et rassurant, je fonds immédiatement, c'est un coup de foudre inattendu, savamment mis au point par la belle Lagache. S'ensuit ce qui passe dans la littérature pour une folle aventure, un mois à passer d'hôtels en hôtels à ne faire que l'amour. J'ai l'impression d'avoir réussi à effacer la malédiction d'Eliane et d'avoir retrouvé la puissance de l'amour. Mais si j'avais réfléchi, et c'est dans ce genre de situation que certains textes de Descartes peuvent avoir quelque utilité, je ne me serais pas laissé aller à l'illusion du sentiment retrouvé. D'autant que ce fantasme me travaillait sérieusement, c'est à dire que je posais déjà ma liaison avec Elizabeth en termes de vie, d'avenir et même ma personne changeait. Tout le négatif accumulé en expériences sans avenir, en perspectives suicidaires, tout cela s'estompait au bénéfice de volitions nouvelles et positives par rapport à la vie, la société et ma place dans celle-ci. Mais Tiénot, inexplicablement, s'en est pris à moi d'une manière à la fois violente et sournoise. La peur que la nouvelle liaison de sa femme soit sérieuse explique peut-être sa haine inextinguible pour moi, une haine qui aujourd'hui encore n'a pas trouvé d'issue, alors qu'il vit divorcé depuis des années de la belle Elizabeth. Frappant un grand coup, il fait appel au Père, le Professeur Lagache, sommité de la psychologie et de la psychiatrie, auteur de livres classiques et savant qui est resté une référence incontournable pour toute science de l'âme. Ce dernier se fend d'une lettre de plusieurs pages à sa fille, véritable diagnostic psychique qui fait de notre aventure une passade, ravalant tout ce qui se passait chez sa fille au rang de " période ", de simple étape d'une évolution autour de laquelle son mariage avec Tiénot demeurait le cadre immuable qu'elle réintègrerait tôt ou tard. Un père qui frappe avec une telle violence, masquée, a toutes les chances de toucher juste, et c'est ce qui arrive. En plein désarroi, la jeune femme me fait ses adieux et rentre au foyer, me laissant cette fois me débattre avec le retour de mes fantômes et surtout le drame qui m'attend. Je me demande d'ailleurs quelle est la place d'une certaine forme de désespoir dans les actes que je vais accomplir par la suite, surtout un dégoût pour toute l'hypocrisie qui règne Chemin Pouyanne. Le groupe semble s'être endormi, les perspectives d'action se sont évanouies et chacun vaque à ses occupations. Je décide de crever l'abcès.

J'ai oublié la date de ce jour mémorable, mais les faits sont gravés à jamais dans ma mémoire. Je dois signaler ici qu'un fait nouveau s'était présenté à moi pendant ce laps de temps où j'avais pris de la distance par rapport au groupe. Toujours dans le Times, je prends connaissance d'une information qui vient, d'un coup, donner du sens à tous les soupçons que je nourrissais à propos de la mission de Fernando et de Jean-Paul. En effet, dans une page intérieure du grand journal londonien je découvre un article de fond sur les relations qu'entretiennent l'Afrique du Sud et Moscou. Et d'étonnement en stupéfaction, je découvre que ces deux pays ont resserré leurs relations d'une manière inexplicable si on se réfère aux valeurs idéologiques du communisme et à la réalité de l'Apartheid et du capitalisme sud-africain. L'article rapporte la signature d'un accord de coopération entre les deux pays qui comprend, entre-autre, l'envoi de quelques centaines de coopérants techniques russes en Afrique du Sud. Le cadre de ce rapprochement s'appelle évidemment le diamant et l'or, dont ces deux pays sont les principaux producteurs mondiaux. De Beers a réussi un montage politico-financier unique au monde, qui semble donner satisfaction à deux pays que tout oppose, et qui laisse à la Société anglo-néerlandaise le monopole du commerce de cette pierre qui ne sert pas seulement la joaillerie, mais qui prend une importance de plus en plus grande dans le domaine pétrolier. Le diamant synthétique en est encore à ses balbutiements, et les têtes de foreuses sont toujours munies de la pierre la plus dure qui seule permet de traverser les roches les plus récalcitrantes. Aussi, l'industrie du pétrole est-elle grande consommatrice de cette pierre précieuse, devenant ainsi une matière première stratégique. D'ailleurs le diamant possède de multiples applications dans d'autres industries, dont le taille des roches dans les carrières n'est qu'un exemple parmi d'autres. Bref, cet article est une illumination pour moi, il explique au moins une chose avec une clarté aveuglante, c'est que Moscou n'a aucun intérêt, dans la conjoncture présente, à voir s'effondrer le régime en place à Prétoria. La structure mise au point entre les deux pays est pour Moscou, qui manque de toute, un vrai poumon d'oxygène, et pour l'Afrique du Sud une excellente affaire qui lui permet par l'entremise de la De Beers, de fixer les prix du diamant et de stabiliser en sa faveur le marché de cette pierre maudite. Par ailleurs, une telle harmonie entre deux pays aux idéologies si opposées, repose sur des garanties solides. Les Russes ont une certaine avance technologique en ce qui concerne l'extraction et le traitement du diamant utilisé dans l'industrie, et il en va de même pour l'or, dont les deux partenaires se partagent également le marché mondial. Moscou a découvert l'extraction industrielle du métal précieux dans l'eau de mer, ce qui ouvre des perspectives illimitées à la production de l'or, et présente donc un danger pour le pays qui a pris le premier rang dans l'extraction du métal jaune.

Paranoïa ? Logique trop rigoureuse ? En tout cas il m'apparaît avec une forte évidence que les intérêts de Moscou ne sont pas du côté des projets de Umkonto We Zizwe, le " bras armé " du parti de Nelson Mandela. Tout ce qui peut donc bloquer ou retarder l'évolution de la révolte des Africains contre l'Apartheid devrait être positif au regard de la situation des relations économiques des deux pays. D'autant plus que de l'ONU et d'Europe proviennent déjà des bruits d'embargo sur les armements livrés à Prétoria, armements dont les blancs d'Afrique du Sud vont avoir le plus grand besoin. Là aussi, la position de Moscou au Conseil de Sécurité lui permet de ne pas se solidariser autrement qu'en paroles, et offre des possibilités de coopération militaire futures éventuelles. Au total les intérêts en jeu paraissent immenses quoique paradoxales. Sans cet accord officiel, l'information ne m'aurait pas ému à ce point, mais le sceau du politique ne me laisse aucune marge de réflexion pour parvenir à ma conclusion effrayante : nous avons été les jouets d'une trahison qui a décapité pour des décennies la partie active du plus grand parti politique africain du pays de l'Apartheid. Autrement dit, la mission de mes deux compagnons a eu pour conséquence directe l'arrestation de Mandela et toutes les conséquences qui s'en sont suivies. Conclusion qui repose sur la coïncidence entre le rendez-vous de Fernando et Jean-Paul avec Mandela le jour de son arrestation. Evidemment, on peut ici me rétorquer que la seule arrestation de Mandela, suivie de celle de tout l'état-major de Umkonto, ne peut pas expliquer historiquement le coup d'arrêt donné à la révolution sud-africaine, mais je ne suis pas d'accord avec ce point de vue, et pense au contraire que Nelson Mandela et son entourage représentait tout l'avenir politique du pays, comme l'avenir le montrera d'ailleurs. Ces hommes représentaient en particulier la fin de l'émiettement du mouvement de rébellion contre l'Apartheid entre les forces modérées de l'autre grand parti noir, et les collaborateurs des Bantoustans. Ce qu'on me répond en réalité, c'est qu'il s'agit d'un hasard malheureux qui met en correspondance deux faits qui n'ont aucun lien. Les services secrets sud-africains ont arrêté Mandela après une trahison interne à l'ANC, version qui semble encore avoir cours, trente ans après.

Mais pour moi, le coup est rude, j'ignore trop de données de cette affaire pour conclure. Je ne peux guère soupçonner Jean-Paul et encore moins Fernando d'avoir trempé dans un pareil complot. Curiel ? Je n'en sais rien et lui-même peut avoir été manipulé par le KGB, qu'il en soit un membre direct comme certains le disent, ou qu'il ne soit qu'un sympathisant du Kremlin dont on s'est servi malgré lui. Je ne peux et je ne veux pas conclure, la seule chose qui me reste à faire, c'est de me retirer de tout contact avec Fernando et ses amis après leur avoir clairement expliqué mes soupçons. Je prends donc une décision assez folle : quitter sur le champ le Chemin Pouyanne où je ne remettrai jamais les pieds. Or, le soir tombe et je commence à paniquer. Si j'ai vu juste, je ne devrais pas faire de vieux os dans un Alger entièrement investi par tous les services secrets du monde. 1963 est une année charnière pour les mouvements de libération de toute l'Afrique : une demi-douzaine de pays sont en guerre civile, à commencer par la grande colonie portugaise de l'Angola, où trois partis s'entredéchirent déjà alors que le combat est à peine entamé contre le colonisateur. A l'Angola il faut ajouter la Guinée Bissau et le Cap Vert ainsi que les deux petites îles de Principe et Sao Thomé, où l'adversaire surpris à subi de lourdes pertes, notamment en Guinée Bissau où le mouvement de libération est dirigé par des hommes charismatiques qui joueront un grand rôle dans l'apaisement entre les partis fomentés par les Américains, les Russes, voire les Chinois dans tous les territoires lusophones. Amilcar Cabral et Joao Bernardo Vieira vont réussir en petit ce dont nous rêvions pour le grand territoire que représente le Mozambique, mais ils vont aussi partager leur expérience avec les représentants du MPLA, le mouvement dit " communiste " qui est encore au pouvoir aujourd'hui, après une guerre civile qui a duré pratiquement depuis l'indépendance en 1974. A cette époque, l'actuel Président de l'Angola avait son quartier général un peu partout en Europe où il passait plutôt pour un play-boy loin des combats et du danger. Mais il y avait des révoltes que la presse n'évoquait que rarement, celle du Cameroun, où le parti communiste de Félix Moumié remportait succès sur succès dans un pays auquel la colonisation allemande avait donné une infrastructure solide et où la France avait choisi de soutenir un dirigeant du Nord, c'est à dire un Haoussa musulman Ahmadou Ahidjo, ce qui permettait à Moumié de s'appuyer sur toute la population chrétienne et animiste du Sud et notamment les Fang. Mais Paris soutenait Yaoundé avec de gros moyens, et finira par faire assassiner Moumié à Genève par un agent du SDEC qui versera dans son vin assez de mort au rat pour le tuer lentement et douloureusement. Le Cameroun est un exemple patent d'une révolte tuée dans l'œuf par l'assassinat de son dirigeant. En Afrique les cadres formés sont rares, sauf dans les colonies britanniques qui subiront plus tard des avanies tragiques à cause d'une politique tribaliste que la France a toujours évité de pratiquer, ce qui a retardé, voir permis d'éviter les génocides qu'on a vu décimer le Nigéria, le Kénya ou l'Ouganda. Je passe une nuit d'enfer. Dans les cafés où j'ai l'habitude de m'attarder, je vois partout des agents qui m'observent. Dans les toilettes de l'Automatique (le fameux bar où eu lieu un attentat sanglant dans les premières années de la guerre d'Algérie), je me soulage à côté d'un drôle de zèbre, l'allure ibérique, en train de faire changer de poche un pistolet à barillet en me jetant un regard ironique. Je finis la nuit dans un hôtel borgne de Bal El Oued où la prostitution ne connaît pas encore les rigueurs de l'islamisme. Le jour venu, les questions pratiques se bousculent. Où vais-je habiter ? Que va-t-il se passer au Ministère ? Je repense au jeune commissaire du train de Constantine qui m'avait laissé sa carte de visite et décide de mettre mon destin entre ses mains. Je le trouve sans difficulté dans le Commissariat Principal de la Rue Michelet où il me reçoit sur le champ, visiblement je tombe bien. Je lui déballe tout, mes activités passées, mes soupçons, ma situation précaire et ma peur. Il me promet une enquête, qui aura lieu quelques jours plus tard sans résultats, les hôtes du Chemin Pouyanne sont encore protégés en haut lieu. Quant à moi, il me trouve un appartement dans un quartier éloigné, El Biar, un quatre pièces tout neuf que le jeune commissaire avait " réquisitionné ". En fait, il cherchait des locataires dans cette période où un autre personnage du régime aurait pu " réquisitionner " également la maison à son profit. J'étais devenu une sorte de gardien du bien acquis dans des conditions pour le moins douteuses, mais c'était l'époque du partage du butin, et l'immobilier faisait partie de ce butin sur lequel la classe politique et policière s'est précipitée en premier.

Au Ministère l'ambiance change. Didar Fawzi ne paraît presque plus et ne m'adresse la parole que contrainte et forcée par les circonstances. Pourtant on a besoin de moi, car le Ministre déclenche une opération qui doit faire enfin briller son image et en tout cas faire parler de lui. Le gouvernement a pris conscience des dégâts écologiques de la guerre, guerre dont une des conséquences a été une déforestation dramatique du pays, et le mot d'ordre devient : un Algérien, un arbre. Chaque citoyen doit se débrouiller pour planter son arbre selon les plan du Ministère de l'Aménagement du Territoire, bien entendu. Mais Bouteflika met sur pied une campagne pour les jeunes. La campagne est lancée par le Président lui-même dans une région particulièrement sèche et désertique à quelques kilomètres de l'ex Orléansville, cité pratiquement entièrement détruite en 1954 par un tremblement de terre qui marqua symboliquement aussi le début de la rébellion. Le site avait été choisi près d'un barrage en eaux basses qui fut l'occasion d'un étrange défi entre Fernando que je retrouvai sur place à ma grande surprise. Il m' avait entraîné sur la ligne de crête du barrage, situé à quelque quarante mètre de la surface de ce qui restait d'eau, et nous bavardions, assis sur l'extrême bord de la construction. " Tu ne sautes pas d'ici ". Fernando n'avait pas terminé cette petite phrase que j'avais déjà sauté, me roulant en boule j'attendais n'importe quelle catastrophe, mon cœur commençait à monter dans ma gorge lorsque je pris contact avec l'eau, sans douleur. Je remonte donc sur le barrage d'où Fernando n'avait pas bougé, et au moment où j'arrive à sa hauteur, il se lève, debout sur le mur et entame une belle plongée de la même hauteur que moi. Ce fut notre dernière rencontre, et aussi un prétexte pour le Ministère de se débarrasser de moi. Le lendemain, en effet, mon assistant, Khaled, qui entre-temps s'était monté un garage qu'il gérait en même temps qu'il m'aidait à classer ma paperasse, m'invita au bistrot de la Place nouvellement baptisée Place Abdel Kader, du nom du héros qui tint tête aux armées françaises à l'époque de la colonisation. Il ne me cache pas la réalité : le cabinet veut ma peau et demande ma démission, le Chef de Cabinet, Temmar, doit placer un cousin, et je dois céder la place. Pourquoi pas ? Cela fait partie de ma philosophie et je pense que je n'ai rien à faire dans l'exécutif algérien. Quelques heures plus tard je remets ma démission à Temmar en personne, sans commentaire. Me voici donc sans travail, donc sans revenus et logé de manière fort précaire. Les temps sont durs, mais je trouve successivement deux emplois qui vont me permettre de faire la soudure entre ma démission fin août et la rentrée scolaire. La première chose que j'avais faite en sortant du bureau de Temmar avait été d'aller au Ministère de l'Education où on me trouve presque sur le champ un poste d'instituteur à Bougie, ville qui borde sur la Méditerranée la Grande Kabylie et connue comme un endroit particulièrement agréable. En attendant la rentrée, je fais un tour chez un homme dont j'avais fait la connaissance à la réception de Brejnev et qui m'avait un jour proposé de travailler dans ses bureaux. De plus, j'aimais beaucoup ce militant sud-africain, aujourd'hui décédé mais qui a fait un grand travail de représentation à travers le monde entier. Johnny Makatini représentait l'ANC à Alger, et cherchait des anglophones. Pendant quelques semaines j'expédie donc quelques menus travaux de traduction jusqu'à ce que Prétoria envoie une directive mettant fin à toute participation de blancs aux travaux du Parti de Mandela. Johnny est triste, mais il n'a pas le choix, il doit me virer. Jusqu'en septembre il me reste quelques semaines que je passe en compagnie de René Vauthier, le cinéaste, qui a monté une association officielle " les Cinépops ". Nous parcourons l'Algérie avec du matériel de projection que nous installons où nous pouvons, dans des salles disponibles où même à l'extérieur comme c'était fréquent dans les colonies. (voir " Coup de Torchon " de Bertrand Tavernier, un chef d'œuvre du cinéma, où l'une des séquences se passe dans un de ces cinémas de plein-air). Il m'arrive de doubler en direct des films qui sont en version anglaise, je ne vous commente pas les difficultés de la chose. Et puis, un jour, vers la fin du mois de septembre, alors que je m'apprête à prendre le train pour la Grande Kabylie, je fais une rencontre incroyable : depuis le bus que je prends pour monter à El Biar, j'aperçois Jean Montcharmont, l'un de mes amis d'enfance les plus chers et aussi membre de notre groupe de rebelles-intellos mulhousiens. Vais-je le rater ? J'en ai bien peur, mais Jean m'a aperçu, et m'attend à la prochaine station du bus. Une autre vie commence. La joie de nos retrouvailles est indescriptible, il faut bien prendre conscience du fait que rien ne laissait prévoir une telle rencontre, à un tel moment et en de telles circonstances. Des années plus tard, je parviendrai à la conviction selon laquelle il est nécessaire dans cette existence de forcer en quelque sorte son propre dépouillement, il faut se rendre au destin tout nu et sans prétentions ni préjugés pour que ce dernier vous prenne en considération. Cette éthique de l'action, car ce n'est pas une morale de la passivité que je développe ici, se trouve comme condensée dans la petite nouvelle de Thomas Mann qui s'appelle L'Elu. Comme quoi le génie littéraire peut se prévaloir du pouvoir de pénétrer parfois dans les arcanes de la réalité essentielle et ontologique.

Comme moi, Jean avait fait le premier Bac, et avec ce petit diplôme en poche, il était qualifié pour être instituteur en Algérie. Après avoir fini son service militaire en Algérie, où il avait passé la majeure partie de son temps à faire la chasse aux francs-tireurs de l'OAS, il avait déposé un dossier de candidature à la Coopération et obtenu une nomination dans le Ministère qui s'occupait des Anciens Combattants du FLN et de leurs familles. Il avait ainsi atterri dans une équipe " volante " dirigée par un ex porteur de valise communiste qui mettait en place des orphelinats destinées aux enfants des " Chouhada " c'est à dire des " martyrs " de la guerre. Leur mission consistait à créer des infrastructures capables de prendre en charge les enfants et de les alphabétiser, activité devenue primordiale depuis les campagnes initiées par Castro à Cuba. A l'époque où je rencontre Jean, l'équipe est sur le point de partir pour le Sud-Ouest, dans la région de Saïda où une ferme abandonnée à été mise à leur disposition. Jean me fait rencontrer toute l'équipe, René Sauvion et sa copine Hélène, si je me souviens bien, Roger, un ancien déserteur comme moi et deux jeunes Algériens qui servent de Sherpas, et je suis accepté comme élément à part entière de l'équipe. Départ pour Saïda dans la semaine. Le temps de démissionner à l'Education Nationale qui m'attend à Bougie et de rendre mon appartement à son " propriétaire " navré de voir partir sa garantie de le rester. Bref, je quitte Alger définitivement pour un minuscule hameau du nom de Nazreg, constitué en fait par une ferme immense qui recouvre des centaines d'hectares de vignes et d'oliviers. Le " Centre d'enfants de Chouhada " est divisé en deux parties, en fait deux regroupements de bâtiments séparés par quelques kilomètres de champs laissés en déshérence depuis la fuite des propriétaires pieds-noirs. Jean et moi choisissons d'habiter seuls, dans un dépendance de la Maison principale, transformé en dortoirs et en réfectoire, alors que les autres vont habiter " en-haut ", dans les bâtiments modernes. Chaque unité contient environ une centaine d'enfants de quatre à vingt-ans, des enfants qu'il faut vêtir, nourrir et alphabétiser, ce qui est notre job à Jean et à moi. Les moyens sont pauvres, voire nuls et nous passons notre temps à chercher des crayons, des cahiers et même des chaises pour les enfants. En été, la chaleur atteint des sommets, cinquante degré à l'ombre, c'est à dire dans les classes qui ne sont que des cases construites en parpaings et recouvertes de tôle ondulée qui condense la chaleur au maximum. Au printemps soixante quatre, je suis obligé de mettre un batterie un tuyau d'arrosage qui refroidit en permanence le toit, et je me débrouille pour que les enfants puissent s'hydrater directement, les pieds dans l'eau.

Mais c'est un bon temps pour Jean et moi. L'ancien propriétaire de cette exploitation géante avait créé un véritable petit paradis, une grande maison fraîche, construite dans les années trente, un jardin qui était en fait un sorte de parc botanique, où on trouvait tout ce qui existait de bon sur terre, et notamment des variétés de raisins telles que je n'en ai jamais plus goûtées depuis. Les grappes qui possédaient un parfum musqué d'une rare finesse poussaient, protégées par des sacs en plastique individuels. D'après mes estimations, il s'agissait d'un croisement entre un muscat classique du genre Moissac et d'un raisin italien, assez gros et dépourvu de pépin. La réussite était totale, car non seulement le parfum était sublime, mais le grain de raisin, assez volumineux, était enveloppé dans une peau extrêmement fine, d'où la nécessité de les protéger des oiseaux et des insectes dans les dernières semaines de maturation. Mais le pied-noir qui gérait ce vignoble était aussi un poète car son jardin qui se terminait par une immense piscine qui servait à la fois de bassin de loisir et de réserve d'irrigation, était couvert de fleurs, chaque plate-bande bordée par des alignements de violettes dont la fragrance dominait l'ensemble de ce petit paradis. Jean et moi vivons sans doute l'une des plus belles années de notre existence. Mais laissez moi vous parler de Jean, Jean Montcharmont, fils de général, enfin disons bâtard de la dernière guerre que le destin ne pouvait manquer de me faire rencontrer.

Cette rencontre se fait en dixième, ce CE1 que je redouble en dépit de mes vertus et de mon talent. Il ne fait pas sa rentrée comme tout le monde, mais débarque un jour, seul, venant de nous ne savons où, l'air farouche, avec un vilain bouton de fièvre qui lui déforme la lèvre inférieure en accentuant son air méchant. Mais Jean est doux comme un agneau, timide et muet face au tumulte joyeux de cette classe désormais dirigée d'une main de velours par une grande femme dont je me souviens qu'elle m'enseigna les réactions du plâtre et donc tout ce que l'on pouvait faire avec cette roche farineuse. Nous nous retrouvons à la récréation comme dans un scénario écrit d'avance et resterons dans notre coin le restant de l'année. Jean n'est pas bavard et son visage affiche le secret, un secret dont il me confiera, au cours des années qui vont suivre, les deux versions, celle de son imagination d'enfant, et celle de la triste vérité, il faudrait presque dire tragique. De plus, Jean était très doué pour toute la poésie qui, à cette époque, imprégnait encore l'enseignement primaire. Son écriture, son amour de la poésie, ses dessins extraordinaires l'avait rapidement distingué de nos camarades et je n'étais pas peu fier d'être son ami. Je dois ajouter ici qu'à cette époque je n'étais pas encore l'adolescent renfermé et solitaire que je deviendrai plus tard, et lorsque Jean arrive, j'ai déjà quelques bons amis, qui le resteront d'ailleurs, mais que sa présence finira par éclipser pour de bon des années plus tard. Son premier secret était un roman de chevalerie digne de Cervantes. Le récit qui sort alors de sa bouche d'enfant le place de retour du Maroc, où son père, officier supérieur, aurait épousé une princesse marocaine en première noce, tragiquement disparue dans un accident. Devenu veuf, son père s'était remarié et avait été muté à Mulhouse où il venait d'arriver. Jean n'avait donc plus de mère, ce qui accentuait quelque peu la ressemblance de nos situations d'orphelins et a sans doute fait beaucoup pour nous rapprocher l'un de l'autre. La véritable histoire de Jean est beaucoup plus sinistre et confine au tragique, un tragique qui a sans doute conduit Jean vers la solitude du génie maudit aujourd'hui disparu quelque part dans la région qui l'a réellement vu naître et grandir, à savoir la Franche-Comté. Jean et moi ne nous voyons plus depuis plus de dix ans à présent, comme il ne voit plus personne de ce groupe auquel il a appartenu pendant les années de jeunesse. En fait il a disparu comme il est venu. Cette histoire est sans doute l'une des conséquences les plus désastreuses pour un être naissant que la guerre ait pu produire.


Nous passâmes environ deux ans à Nazreg, hameau situé à sept kilomètres de Saïda où nous nous rendions souvent à pied le soir pour aller au cinéma, rentrant vers minuit sous un concert de rires de chacals, espèce qui s'était déjà multipliée depuis que l'armée française avait quitté les lieux. Ce fut une véritable cure pour tous les deux, malgré l'inconfort presque recherché de notre lieu d'habitation. Avant que je n'arrive à Saïda, Jean avait refusé une des grandes chambres du petit château de Nazreg, lui préférant la redoute, pièce fortifiée et hermétiquement close qui abritait les gardiens armés pendant les " événements ". Une porte en acier blindé, pas la moindre ouverture sur l'extérieur, deux lits picots, souvenir de la guerre et terre battue et surtout, surtout, les bêlements constants et de préférence nocturne d'un troupeau de mouton qui semblait se multiplier selon une progression géométrique au fur et à mesure que le temps passait. Ajoutez à ça le claquement sec et insupportable, au début, de dizaines de cigognes qui se réfugiaient en compagnie de milliers de pigeons dans cette sorte d'oasis de rêve. Nous avions fini par opter pour l'achat d'une carabine à air comprimé pour améliorer notre ordinaire avec des brochettes entières de pigeons au goût parfait. Je me souviens de ces moments de repos paradisiaques, près de la piscine où nous évoluions comme des caïmans pendant que les pigeons rôtissaient sur des broches improvisées et dont allions de temps en temps cueillir l'une ou l'autre cuisse grillée à point, nos corps encore immergés dans l'eau bienfaisante sous un soleil de plomb. C'était une forme de " belle vie " que nous ne retrouverions jamais, ni l'un ni l'autre. Un jour un terrible orage s'était abattu sur la région et Jean m'avait tout simplement entraîné sous l'avalanche d'éclairs qui tombaient de partout et qui avait d'ailleurs fait de considérables dégâts dans le pays. Sur le chemin il défiait Dieu en lui enjoignant de nous foudroyer et j'avoue que je n'en menais pas large, mais je savais dissimuler et au bout d'un certain temps, Jean déclara sous la pluie battante qu'au fond " nous étions heureux ". Dans sa bouche, un tel aveu avait une force d'expression et de vérité qu'il est difficile de faire partager par un simple compte-rendu comme celui-ci. Car il s'agissait bien d'un aveu, Jean était devenu d'un caractère sombre et presque mutique. A son adolescence de vilain canard avait succédé le service militaire où il s'était retrouvé partout aux avant-postes. D'abord dans les derniers crapahutages destinés à dénicher les survivants du FLN précisément dans la région de Saïda, sorte de porte du désert où les rebelles ont gardé des bases solides jusqu'à la fin des " hostilités ". Puis il fut envoyé à Oran, dans les commandos chargés de " nettoyer " les groupes de l'OAS qui y faisaient la loi. Il lui est arrivé plus d'une fois d'évoquer les combats au fusil-mitrailleur sur les toits de l'une des plus belles villes du Maghreb. Ayant décidé de ne pas suivre mon exemple, il en a rajouté, me disait-il. En arrivant en Algérie il s'était fait tondre entièrement la tête, et sa carrure aidant, il était déjà le Rambo qui fera le succès des écrans de cinéma et des fantasmes de la populace dans les décennies qui allaient suivre. Il s'amusait de la lâcheté de ses compagnons d'arme, de pauvres appelés qui ignoraient évidemment que Jean cherchait la mort par tous les moyens, héroïsme d'autiste déjà mort ou déjà fou. A Saïda, Jean se remettait et reprenait goût à la vie. En fait, son aveu était aussi une déclaration de paix avec moi, car il n'était pas facile de vivre en sa compagnie, et il m'a fallu de grandes doses de patience pour supporter à la fois sa dépression permanente et ses colères subites qui cachaient tellement de choses que je ne cherchais jamais à perdre mon temps à en comprendre les raisons.

Or le drame couvait aussi, là, à Saïda, dans l'établissement où nous tentions, lui et moi, d'alphabétiser par tous les moyens dont nous disposions, des enfants dont l'avenir était bien incertain mais qui nous montraient un visage du bonheur de l'enfance que nous avions, tous les deux, totalement oublié. Or, ces moyens se raréfiaient de semaines en semaines. A la chaleur qui régnait partout, y compris dans les dortoirs envahis de mouches, s'ajoutait la pénurie de papier, de crayons, d'ardoises et toujours pas de livres. Pendant ce temps, le Directeur et ceux que nous considérions comme ses complices, menaient grande vie. Pendant que Jean et moi mangions l'ordinaire des enfants, les trois Français " du haut " remplissaient leurs assiettes de mets venus d'ailleurs, ce camembert qui identifie plus sûrement un Français à l'étranger que son arrogance habituelle, du jambon qu'on ne trouvait qu'à prix d'or et les boissons qui vont avec cette débauche à la petite semaine. Nous réclamons tous les jours de quoi protéger les enfants et de quoi les éduquer, tous les jours on nous répond que le budget est à sec. En ville nous rencontrons des épiciers et des paysans qui livrent des marchandises à l'orphelinat. En bavardant avec eux nous apprenons que Nazreg leur doit une petite fortune, et que leur patience est à bout. Sauvion, le Directeur, détourne en fait une grande partie de l'argent du Ministère des Anciens Combattants à son propre profit, ses dépenses somptuaires n'étaient que la partie apparente de ses magouilles. Le lendemain, Jean et moi discutons longuement de la situation, à l'abri de notre casemate blindée. Mais je ne sais quelle intuition me saisit, et en baissant le ton je lui dit qu'il y a quelqu'un derrière la porte qui écoute. Surpris, il me regarde, se dirige vers la porte et l'ouvrant brusquement, se retrouve nez à nez avec un moniteur algérien qui n'était pas là par hasard. Sauvion nous faisait espionner et malgré les dénégations du jeune arabe, nous étions désormais en guerre ouverte avec les gens d'en haut. Guerre inégale, car nous savions que Sauvion était bien en cour avec le Préfet de la région, un homme puissant qu'on retrouvera au gouvernement quelques années plus tard. Mais les vacances d'été approchaient et rien ne se passa avant que Jean et moi ne décidions d'aller passer deux mois en Europe. On nous laissa partir sans regrets.

Ici se place une anecdote que j'aimerais bien escamoter, car elle est, comme on dit aujourd'hui, " trop ". Elle démontrerait d'une certaine manière que je ne peux pas faire un pas sans qu'il ne m'arrive quelque chose d'extraordinaire, et pourtant ce fut vrai pendant si longtemps que je ne peux pas taire cette histoire, d'autant qu'elle éclaire d'un jour particulier mes relations avec mes amis d'enfance et d'adolescence, ce groupe si singulier et qui a paru si longtemps, bien longtemps après Mai 68 encore, étroitement soudé. Un détail pour la compréhension du récit : en Algérie, Jean était coopérant, et en tant que tel il était payé en France sur un compte en banque libellé en francs, alors que moi je touchais des Dinars en espèces du Ministère des Anciens Combattants algérien. Or les Dinars n'étaient pas convertibles, il fallait donc que Jean accepte d'échanger quelques uns de ses francs contre l'équivalent en Dinars, ce dernier restant égal en pouvoir d'achat en Algérie. Beaucoup de coopérants ont d'ailleurs largement trafiqué à partir de cette situation, mais en spéculant sur la valeur réelle du Dinar, valeur qu'il était impossible d'évaluer en taux de change officiel et fixe. Le besoin de francs de certains commerçants algériens leur donnait donc la possibilité de proposer des échanges usuraires dont ils tiraient sur place un large et crapuleux bénéfice. Bon, nous prenons deux aller-retour Alger-Genève, ligne toujours desservie par Suisse Air et rallions Bâle où je devais attendre le retour de Jean qui avait projeté d'aller au Festival de Jazz de Juan Les Pins en compagnie des copains qui étaient venu en foule nous accueillir. J'aurais pu me rendre en France clandestinement, mais d'une part je n' avais plus l'envie de vivre dans cette tension permanente, et de l'autre je n'avais plus de raisons " morales " de me servir des faux papiers qui étaient encore en ma possession. Je décidai donc de m'installer dans un hôtel à Bâle, Jean m'ayant promis de m'envoyer des francs dès son arrivée en France par mandat express. Cet argent qui devait me nourrir, payer mon hôtel et mes menus plaisirs, se fit attendre une semaine entière, jusqu'au retour de Jean. Rappel de la situation grecque, en pire, une semaine entière dans une ville dégoulinante de richesses sans manger, en craignant à chaque jour de me faire virer de l'hôtel où je résidais. Ce qui ne manqua pas d'avoir lieu le jour même du retour de Jean, à peine désolé de ma mésaventure. De ce jour mon regard sur lui changea et restera, je pense, désormais perplexe et profondément attristé. Jean a incarné si longtemps pour moi l'essence de l'humain, la perfection morale et le courage sous toutes ses formes, qu'il m'était difficile de comprendre ce faux-pas qui faillit me coûter cher de plusieurs manières. D'abord parce que l'hôtelier me refusa ma chambre le dernier jour, me contraignant à dormir au bord d'une autoroute, à l'écart de la ville. Le froid matinal me conduisit à la gare, où je me réchauffai comme je le pouvais sur un banc public. Et qui ne vois-je pas s'amener d'un pas désormais certain, mes deux flics de 62, ceux qui avaient tenté de me refouler en France avant de céder sous mes menaces et de me conduire chez le Commissaire. Ma réaction est immédiate, je me lève du banc et saute à leur rencontre genre - Mais on se connaît ! Vous vous souvenez de moi ? il y a deux ans ? etc… Cette astuce m'épargne une arrestation certaine s'il leur était venu l'idée de vérifier si j'avais de l'argent. Car en Suisse, le vagabondage est passible de prison immédiate voire en l'occurrence d'expulsion, et pour éviter cela, il faut toujours faire la preuve de la possession sur soi d'argent sonnant et trébuchant.

C'est donc en redescendant au centre de Basel-City que je distingue devant moi un groupe de connaissance dont émergeait la tête toujours en brosse de mon ami Jean. C'est tout juste s'ils ne se moquèrent pas gentiment de moi en évoquant la situation de celui qui restait en fait leur héros. Oui, entre-temps, mes vieux copains avaient aussi fait du chemin dans la " théorie " et étaient tous devenus de bons marxistes, prise de conscience qui leur fait mesurer d'un coup la valeur réelle de mon action depuis presque cinq ans, pendant qu'ils commençaient à fréquenter les amphithéâtres de la Faculté et en particulier les cours d'Henri Lefebvre, sociologue d'obédience marxienne mais adversaire déclaré des partis encore stalinistes que représentaient aussi bien le Parti Communiste que les petites partis d'extrême-gauche qui naissaient, bien entendu, dans les quartiers chics de Paris. On me fait donc la fête, certes, mais sous l'attitude apparemment enthousiaste, je sens le dépit ou la culpabilité, car parmi eux se trouvent tous ceux qui avaient fait le serment du Lycée de Mulhouse, ce serment que je ne fus pas tout à fait le seul à respecter, Richard Marachin tentera en vain de se cacher des gendarmes pendant sept mois avant d'aller rejoindre son unité qui ne fit rien d'autre en Algérie que d'organiser le retrait de l'armée après l'indépendance. Pour ma part j'avais gravement souffert pendant ces journées interminables où je restais assis devant une église et une fontaine qui me permettait de remplir mon estomac d'eau à défaut de nourriture. Bien sûr que je tente l'une fois ou l'autre de faire la manche pour manger. Dans une boulangerie autrefois célèbre à Bâle, je me fais sortir comme un délinquant après avoir demandé un morceau de pain, expérience qui me dissuada définitivement de recommencer ailleurs. Une autre fois je m'assieds à la table d'une jeune bâloise en lui confiant l'état de dénutrition dans lequel je me trouve. Elle rigole mais me paye un sandwich que je dévore en deux coups de dents, puis elle m'invite au cinéma. Banco, les cinémas sont tout près, on peut même fumer au balcon où elle m'entraîne dans un semi état d'inconscience. A peine assis, elle me prend par le bras et me fait le coup du flirt prononcé. Mais je ne comprends rien, ça m'arrivera encore souvent, je ne comprends pas que cette jeune femme, assez jolie et bien roulée, est à la recherche d'une liaison sexuelle, et pensait qu'en réalité mon sandwich n'était qu'une méthode comme une autre pour la draguer. Malentendu qui se termine en catastrophe, car elle se rend compte qu'il y a erreur, et sans même me laisser le temps de m'expliquer, car je n'étais pas foncièrement hostile à l'idée de passer du bon temps avec cette femme, elle file rouge de colère. La dernière expérience, je la fais sur mon banc où vient me rejoindre une sorte d'écologiste avant la lettre qui ouvre un sachet de papier pour en sortir un demi pain complet qu'il se met à mâcher en regardant dans le vide. Je m'approche et lui demande dans sa langue s'il peut me donner une partie de son pain étant donné ma situation. Il me tend un quignon qui ne fera qu'augmenter mes sensations de faim, il ne croît pas non plus ce que je lui raconte. Le problème est simple, je n'ai rien d'un clochard et d'abord à Bâle il n'y a pas de clochards. Je n'ai donc aucune chance de m'en sortir sans ce satané mandat dont je demande deux fois par jour des nouvelles à la même guichetière de la Grande Poste du Centre, toujours en vain. Tout cela me ronge l'esprit et la grande rencontre finale ne changera rien à ce spleen qui m'isole affectivement de mes compagnons. La conséquence sera simple, je décide de rentrer en Algérie, mon billet open me le permet à tout moment. Jean rentrera dans sa famille pendant que je prends un avion pour le cauchemar.