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LA VENGEANCE AUX DEUX VISAGES


D'avance, je demande pardon au lecteur pour l'effet de saturation qu'il risque de ressentir au récit qui va suivre. Je me répète. Il va peut-être lui sembler impossible qu'une telle série d'événements puisse survenir à une même personne, quelle qu'elle soit. Comme je l'écrivais tout à l'heure, c'est trop, et ce sera effectivement bien trop. Après un vol sans histoire, moment intersticial qu'il me serait impossible de rapporter par le menu, même si je le regrette grandement, le DC 8 de la Suisse-Air amorce un virage sur l'aile gauche pour se mettre dans l'alignement de la piste de Maison-Blanche. Les moteurs arrêtés, les portes s'ouvrent, et, avant même que les premiers passagers n'aient amorcé leur descente de l'appareil, deux civils à l'allure sans équivoque pénètrent en force dans la carlingue et crient mon nom à tue-tête. Je m'avance vers la sortie en slalomant entre les passagers intrigués, et les deux policiers, décidément l'histoire radote, me saisissent par les bras et me conduisent vers une Peugeot 404 blanche flambant neuve qui attendait au bas de l'échelle de coupé. C'est un enlèvement en bonne et due forme, au nez et à la barbe d'un public surpris mais muet et paralysé. Personne ne vole à mon secours, personne ne demande de compte à personne, la 404 démarre sur les chapeaux de roue, je suis assis à l'arrière entre mes deux cerbères. Mutisme complet. Pas de souci à me faire pour mes bagages, je n'ai que ma petite valise qui ne me quitte jamais. Mais je reçois la première vérité dans la figure comme une gifle : pas un chat au monde ne sait où je suis, qui vient de m'arrêter, où on me conduit et ce que je vais devenir. La voiture prend la direction d'Alger-centre, ralentit tout près de l'Aletti, l'hôtel que je connais bien et plonge dans un parking sous-terrain, dans une obscurité qui symbolise brutalement ce qui m'arrive. Je disparais de la circulation. Pendant que l'ascenseur nous hisse au dixième étage de l'immeuble mystérieux, je réfléchis à la situation, mais toutes les hypothèses me paraissent absurdes. Les hommes qui m'accompagnent semblent indifférents mais leur situation les obligent à manifester une sorte d'hostilité discourtoise qui ne va cependant pas jusqu'au tutoiement, symptôme qui me rassure plus que tout car je reste hanté par le mot disparition. Le couloir du dixième étage est aménagé comme une coursive de prison, série de portes identiques, chacune donnant sur une cellule d'environ cinq mètres sur trois, deux lits et, c'est étonnant mais je ne me souviens absolument plus de rien de ce qui concerne la nourriture ou l'hygiène, et pour cause.

Les interrogatoires commencent immédiatement. Ils dureront quelque chose comme trois jours, avec des interruptions qui ne dépassent jamais deux heures. Enfin on m'accuse ! J'ai été dénoncé comme complice du FFS, le Front des Forces Socialistes, ou plutôt comme membre de la bande d'illuminés français qui ont cru faire progresser le socialisme en proposant leurs services aux insurgés berbères qui avaient fomenté une révolte en petite Kabylie. Je crois en avoir déjà parlé, le FFS était le parti du " prince " Hocine Aït Ahmed, l'un des " historiques " de la rébellion algérienne. Je dis prince car il l'est effectivement au plan de ce qu'on pourrait appeler l'ethnie ou le " peuple " berbère, ethnie largement frustrée du pouvoir si on étudie et valorise l'équilibre ethnique qui a existé dans les divers gouvernements depuis Ben Bella, premier adversaire du FFS. Aujourd'hui cette donne a changé, puisque le Premier Ministre est un berbère. J'avais aussi précisé plus haut que certains Français dont les noms seront évoqués dans les interrogatoires successifs, ont cru devoir soutenir d'une manière ou d'une autre le mouvement qui fut inauguré par un attentat dont j'ai oublié les détails. Bref, je faisais partie de ces gens, selon les inspecteurs de la Sécurité Militaire, je savais enfin entre les mains de qui je me trouvais, et j'avais à faire la preuve du contraire. En moi-même je me sens étonnamment serein, je n'ai rien à me reprocher de ce côté là, et je suis presque soulagé qu'il s'agisse de cette histoire par rapport à laquelle il ne m'est pas difficile de me disculper. Sauf que l'homme qui m'a dénoncé n'est pas n'importe qui, et progressivement, malgré la fatigue qui s'installe vite, et malgré la mise en scène qu'on met en place - dès le premier jour on m'adjoint un compagnon algérien, qui sera apparemment torturé de manière révoltante, mais je me méfie immédiatement de ce pauvre bougre qui cherche le contact et je sens le piège - je commence à comprendre ce qui m'arrive. Mon arrestation n'a rien à voir avec mes activités à Alger, mais se rapportent à ce qui se passe à Saïda, c'est à dire là où je travaille comme instituteur. Pour moi la vérité devient rapidement assez clair, Sauvion a fait marcher ses relations pour me mettre dans le pétrin, peut-être seulement pour me faire expulser d'Algérie. Pourtant, je reste hanté par la vérité incontournable du fait que non seulement je n'ai pas d'avocat, mais que personne au monde ne sait ce que je vis en ce moment. Par conséquent, je profite d'un moment de solitude, car "ils " viennent chercher mon voisin de cellule au même rythme que moi, j'arrive à trouver de quoi griffonner sur un bout de papier mon nom et celui des personnes qu'il faut avertir de ma disparition, et je jette le papier roulé en boule par la fenêtre, bouteille à la mer qui ne servira à rien. Ce qui va tout changer est le fait que je pense bien, j'ai raison de croire au complot de Saïda, et mes réponses à leurs questions vont toutes s'orienter vers ce qui se passe à l'orphelinat de Nazreg. Bien sûr, pendant des heures ils vont m'interroger sur des Français que j'ai croisés, connus par le passé, rencontrés dans des réunions où précisément nous réaffirmions notre détermination de ne pas nous mêler des affaires intérieures de l'Algérie. Heureusement pour moi, je ne sais pas, je ne sais rien sur la complicité des uns ou des autres, et mes réponses doivent au total recouper la vérité de ma situation. Car au bout de trois jours, le ton change brusquement et on m'annonce mon " élargissement ", ils vont me reconduire en ville, où je voudrai, me payer un bon repas, et ils me conseillent de me rendre le plus rapidement possible au Ministère des Anciens Combattants pour faire un rapport sur la situation de Nazreg. Un homme qui se dit commissaire me raccompagne en effet dans mon restaurant habituel où je comble avec prudence une faim que trois jours de jeune forcé avait à nouveau fait apparaître. Décidément. Nous nous séparons " bons amis " et ainsi se termine cet épisode surréaliste qui aura des conséquences encore cinq ans plus tard, mais ça, c'est pour le volume II. Pour l'instant je me restaure et file à mon Ministère de tutelle qui semble au courant et qui en fait, m'attend. On me fait monter au Cabinet du Ministre où le Directeur se présente en me serrant une main chaleureuse. Il ne reste qu'à raconter tout ce que Jean et moi avons rassemblé comme indices de possibles malversations dans la gestion de l'orphelinat. Mon interlocuteur commence par me confirmer que des plaintes avaient été déposées au Ministère par des commerçants jamais payés par notre directeur, mais ce qu'il ignorait, c'était l'état dans lequel vivaient les enfants qui nous étaient confiés. En prenant conscience du fait que ces détournements avaient entre-autre pour conséquence le fait que les enfants dormaient dans des nuages de mouches et de moustiques, ne possédaient pratiquement aucun matériel pédagogique et mangeait la portion congrue du budget nourriture, le Directeur de Cabinet sembla sincèrement scandalisé et me promit des sanctions immédiates. On me remet une somme d'argent servant à couvrir mes " frais " de séjour et le voyage de retour pour Saïda, mais le montant me fait penser qu'on veut faire oublier le vilain tour que Sauvion avait tenté de me jouer. Je n'avais plus rien à faire à Alger, ville maudite pour moi, je prends donc le train pour Oran puis le bus pour Saïda que je suis ravi de retrouver. Avant de quitter Alger, j'avais cependant pris une précaution, celle d'avertir Jean par téléphone et en détail de ce qui m'était arrivé. N'en croyant pas ses oreilles, il m'annonce son arrivée la plus rapide possible à Saïda, ce qui me rassure doublement.

Le pensionnat est vide. En fait nous sommes encore au début d'Août, et la rentrée reste calquée sur le modèle français, premier septembre, basta. Mais une surprise m'attend quelques jours plus tard, des jours que je passe à l'unique hôtel de Saïda dans des conditions plus que confortables pour l'époque. D'Alger, je reçois un message de Jean qui m'avertit qu'il n'est pas seul, mais qu'il est accompagné par Richard Marachin, un " historique " de notre groupe mulhousien, et qui a déjà été recruté par le Ministère pour l'école de Nazreg. La surprise est totale mais je me réjouis de la nouvelle, même si elle va poser quelques nouveaux problèmes. Je passe la journée à trépigner sur place, buvant café au lait sur café au lait, grande spécialité des gens de Saïda, en dégustant des demi-douzaines de petites brochettes d'abats telles que je n'en trouverai jamais plus nulle part au monde. Le marché aux brochettes est d'ailleurs un endroit magique pour moi, j'y vais certes pour me régaler, mais aussi pour y rencontrer un personnage étrange qui ressemble tout simplement au Christ, mais un Christ beau, vivant et étrangement silencieux. C'est un clochard d'origine française, mais qui ne parle jamais. Il vient au marché où il mendie exactement de quoi manger quatre brochettes, puis il disparaît on ne sait où. Si on lui donne moins que la valeur d'une brochette, il vous rejette l'argent à la figure, ce qui fait qu'il a toujours vite fait le tour pour ses repas biquotidiens. Mais il véhicule une aura étrange tout en demeurant impossible à approcher. Sur son compte circulent quelques versions qui se contredisent, un ancien soldat français, un légionnaire déserteur, un allemand muet etc… Sans intérêt, sa seule personne suffisait à ma contemplation, et je ne ratais pas une occasion de le croiser ou de l'observer discrètement lorsque l'occasion se présentait. Le mystère restera entier sur ce personnage de roman ou de BD genre contemporain, et c'est bien ainsi, il se préserve quand-même, dans cette nature radiographiée sur toutes ses coutures, des choses et des vies sans explication, des choses et des vies qui réussissent à garder leur secret face à la prétention arrogante du savoir et des sentiments mensongers. Et puis, les voilà : Jean et Richard débarquent du bus de Mascara, prononcez Maaaskar, et nous voilà attablés devant des cafés au lait que Jean attendait aussi avec impatience.

Nous tenons immédiatement un paw-paw sur notre avenir désormais commun, sur la base de ce qui venait de m'arriver, ce dont je leur refais le récit qu'ils arrivent à grand peine à croire. Heureusement quelques jours plus tard, ils auront la preuve décisive et de ma bonne foi et de ma saine raison. Pour le moment, nous prenons note que nous ne pourrons pas continuer à habiter dans notre casemate, et qu'il serait bon de prendre un domicile à Saïda même, la navette quotidienne plus le bus qui passe par Nazreg devrait suffire à régler le problème du transport. Or j'avais déjà tâté le terrain auprès de la Commune où on me propose un appartement de cinq pièces dans une HLM neuve, construite à la fin des hostilités pour les gendarmes français. Evidemment le prix est en rapport, mais partagé en trois, le loyer reste encore très bas. Nous allons donc le visiter et l'adopter sur le champ, gardant à l'esprit qu'il va falloir le meubler, alors que nous n'avons rien, mais alors rien du tout pour poser nos fesses, dormir ou faire de la cuisine. Passent alors quelques folles journées de franche rigolade et de déceptions tout aussi drôles. Nous achetons le petit matériel de cuisine dont la Chine a commencé à inonder le marché du Tiers-Monde, ainsi qu'une réchaud à pétrole lampant, connaissant les changements brutaux de température dans cet étrange Sud algérien. En une journée vous pouvez passer de cinquante degré à l'ombre à zéro degré à minuit, et à ce moment là il vaut mieux avoir une bonne couverture, voire deux. Anecdote donc, la rigolade commence. Dans notre grand café, les marchands ambulants de tapis et de couvertures ont l'habitude de solliciter les clients, et tout le monde à Saïda, une ville qui est plutôt encore un village, connaît nos projets et nos besoins. Nous sirotons donc un café au lait en mangeant des madeleines toutes fraîches, autre spécialité du lieu, lorsque paraît un de ces négociants en objets de laine tissée, vêtements, couvertures ou tapis. Richard est littéralement fasciné par une couverture d'un rouge éclatant, fort belle à vrai dire et très grande, dont le vendeur demande dix mille dinars. Nous partons d'un éclat de rire entendu, comme si on ne pouvait pas faire autrement, et nous rasseyons à notre table. Mais las, le marchand ne l'entend pas de cette oreille. Pas dix mille ? Combien alors ? Et là Richard commet l'impair absolu, l'idiotie qu'il ne faut jamais faire dans un marchandage comme celui-ci, il dit : Cinq Mille ! Le vendeur ne sourit même pas, il semble réfléchir puis, d'un air las et contrit, il dit -" c'est d'accord ". Richard triomphe, roule sa couverture en boule et allonge un beau billet de cinq mille dinars. Mais pour une fois je me sens l'âme taquine, et je veux donner une leçon à Richard dont l'arrogance d'artiste me tape parfois sur les nerfs. Aussi, je lui propose une expérience : je connais un marchand de couverture qui tient une boutique fort bien achalandée et en qui j'ai une grande confiance. Je propose donc d'aller lui demander son avis, mais selon ma méthode. Nous entrons dans son échoppe, salutations habituelles qui n'en finissent pas, il a déjà aperçu la couverture de Richard et l'admire d'un air de connaisseur. Il palpe et demande combien nous l'avons payée. Je prends la parole avant que Richard ai pu réagir en disant, deux mille. Ah, c'est un très bon prix, mais vous auriez pu l'avoir pour mille !!! Richard est effondré, Jean et moi sommes pliés de rire. Richard ne connaît pas encore l'économie non monétaire, je veux dire une économie où le but de la négociation n'est pas le bénéfice, mais simplement de l'argent liquide, quel qu'en soit le montant. J'avais déjà connu ça en Côte d'Ivoire et nous étions ici dans des conditions économiques tout à fait comparables. Des centaines de femmes filaient et tissaient à longueur de journée des marchandises extraordinaires qui n'avaient aucun marché. Chaque unité vendue, à quelque prix que ce soit, était donc une victoire de toute la chaîne de travail, depuis la tonte du mouton jusqu'au vendeur final, et on escomptait beaucoup plus sur la quantité d'unités vendues que sur l'échelle des prix des produits. Mais j'allais bientôt être moi-même victime de notre amateurisme en matière de commerce avec le Sud. La plus belle et la plus mémorable des farces que peut vous réserver l'existence, un vrai gag que même Laurel et Hardy n'auraient pas imaginé. Bref, après les gazinières et les bouteilles de Butane, les casseroles et les couscoussières, le petit et grand matériel de cuisine et de lessive, car Jean était particulièrement soucieux de la propreté de ses vêtements et avait même inventé une méthode radicale pour tout laver de la même manière, y compris le cuir des blousons ou des pantalons dont nous trouvions des échantillons américains magnifiques sur le marché aux fripes de Saïda - il balançait tout dans l'eau chaude avec du détergent et l'en ressortait, laissant au soleil le soin de faire le reste - après tout cela il fallait penser à nos lits. La solution classique était simple, un bon matelas par-terre ferait l'affaire, exactement comme au Chemin Pouyanne. Or, je connaissais un matelassier, ou soit-disant matelassier qui fabriquait de belles couches bourrées de la matière classique noble de la région, à savoir l'alfa, et d'une fine couche de laine pour adoucir le contact avec le tissu à matelas lui aussi parfaitement classique. Pour rappel un oubli, j'avais fait, à l'été 1956, un véritable apprentissage de tapissier dans la famille bernoise qui s'occupa de mon grand-père jusqu'à sa mort et qui possédait une petite entreprise de tapisserie et de travail du cuir. Cela s'était passé à Ostermundigen, une banlieue de Bern où j'ai même fait la rencontre d'une certaine Ursula Andress avec laquelle j'ai passé de bonnes après-midi de flirt prononcé, rentrant chez moi couvert de piqûres de moustiques, l'environnement de la piscine n'étant pas encore viabilisé selon les normes en vigueur aujourd'hui. J'avoue que le jour où je vis Ursula pour la première fois dans son premier James Bond, ce fut un grand jour, mais ça, c'est vraiment de l'anecdote. Elle avait déjà ses épaules de nageuse qui ne me plaisaient qu'à moitié, mais quel visage ! Retour à Saïda, le bon matelassier nous fait en trois jours, trois magnifiques matelas d'une épaisseur approximative de quarante centimètres. Ca en fait de l'alfa, et au prix fort, s'entend. Une camionnette nous amène ces trois énormes couches à notre appartement où la place ne fait pas défaut, et nous passons notre première nuit en rêvant à une rentrée qui ne va pas tarder. Le fou rire est pour le lendemain matin, au réveil : nos matelas s'étaient littéralement écrasé et il n'en restait qu'une mince couche d'herbe qu'il suffisait d'enrouler et de jeter à la poubelle collective. Mais le rire était plus fort que la colère, nous avons ri à nous péter la sous-ventrière et je pense avoir gagné des années de survie grâce à ce gag qui nous a fait rire encore pendant des années. Trois matelas en mousse à cent balles firent l'affaire dès le lendemain, il suffisait d'y penser…

Nous n'avions pas que des adversaires dans le personnel recruté par Sauvion, Jean et moi étions particulièrement populaires auprès des femmes qui s'occupaient des cuisines et du ménage. Elles nous récompensaient tous les matins par une délicatesse dont nos palais conservent, en tout cas pour ce qui me concerne, une souvenir ineffable. Nos enfants bénéficiaient, en effet, tous les matins, de lait frais, livré par un agriculteur voisin qui possédait quelques vaches qui rendaient peu ou prou une bonne centaine de litres de ce précieux liquide qui avaient déjà fait l'événement pour les enfants européens de l'immédiat après-guerre. Or, le lait arrivait vers cinq heure du matin et avant qu'il ne soit chauffé pour les dizaines de bols des enfants, nos femmes magiques prélevaient la crème qui monte toujours vers la surface du liquide, et les bols de Monsieur Jean et de Monsieur Paul étaient remplis d'un authentique café-crème tel que je n'en ai plus jamais expérimenté. Qualité de vie qui caractérisaient aussi toutes les viandes, tous les légumes et tous les fruits d'une région miracle, où le navet de Nice se déguste directement dans le champs où on l'arrache dès sa maturité. Ce légume n'a rien à voir avec le navet blanc ou jaune dont nous extrayons le fumet pour nos couscous à nous. Le navet de Nice est l'essence du navet à couscous : en forme de carotte et non pas de forme ronde, il peut se manger comme un fruit ou comme un légume lorsqu'il sort d'une bonne terre que le soleil et une irrigation régulière ont bénie pendant les quelques semaines de printemps et d'été, cette époque où nous arrachions aussi de l'ail frais pour le tartiner sur de larges tranches de pain noir, fait de blé et d'orge concassé et cuit dans un four quotidiennement réparé, tant il participait à la fonction de cuire, de brûler, n'écoutant que l'exigence de perfection de la cuisson, quel que soit la fragilité de sa voûte de boue séchée. J'avais aussi un élève d'origine nomade dont la famille résidait en permanence dans une sorte de campement situé un peu à l'écart de Saïda, famille constituée par des oncles et des tantes qui tiraient la substance de leur existence de la récolte de l'alfa et du gardiennage de vastes troupeaux de moutons. Khaled, nom dans lequel flottent certains relents de noblesse religieuse, était mon meilleur élève et m'apportait souvent des petits paquets de ce pain noir, pur merveille d'une gastronomie qui, sauf miracle, nous restera à tout jamais inconnue. Je pense qu'on ne peut pas comprendre le plaisir antique sans référence à des techniques d'une simplicité édénique mais aussi à des matières premières pures de toute manipulation scientifique. Ici l'homme adapte sa pratique à l'état de la nature dans toute sa puissance et toute son originalité, et ne prétend nullement modifier ce qu'elle nous offre pour peu que nous respections quelques règles simples de don : il est vrai que la terre n'est pas toujours dans la forme et dans la position où les conditions se rassemblent pour ce qu'on appelle la fertilité. Mais la " nature " ne demande qu'une seule aide de l'homme, celle qui consiste à lui assurer, à lui donner ce qui lui revient " par nature ", savoir l'air, l'eau et le soleil. Pour tout le reste elle demande la même liberté que celle que nous réclamons pour nous et nos enfants. Les écologistes n'ont pas cette compréhension fondamentale du partage d'une telle valeur comme la liberté avec la matière inerte ou presque. Ils ne fonctionnent en général que dans le même cadre technique qu'ils critiquent, leur sentiment prenant ses racines dans la peur et non pas dans le désir poétique, seul désir qui peut laisser passer ce qu'on appelle le plaisir. Les définitions grecques du plaisir ou de l'hédonisme ont largement pollué la réalité elle-même du plaisir, ou disons son adéquation avec le concept. Le plaisir passe, selon le concept commun, pour un excès d'équilibre des tensions qui porte la détente du corps à une sorte de sommet, mais l'idée même d'excès contient tout le poison sémantique dont le produit final est le climax ou l'orgasme, à savoir une explosion de détente, contradiction dans les termes qui pollue aussi tout le texte historique sur le plaisir, la vertu et la morale humaine. Cette erreur métaphysique porte en elle toute la praxis consommatrice contemporaine qui relie le plaisir à la quantité et à la disponibilité des biens que l'on peut désormais étaler sous toutes les formes artificielles sans attirer la moindre méfiance. A preuve ce pain que des régions entières de France ont accepté de manger quotidiennement et que nos cochons des années cinquante n'auraient même pas daigné flairer. J'en profite pour faire une remarque générale sur mon existence, à savoir la chance que j'ai eu de vivre de longues années dans des pays autarciques du point de vue de la nourriture. Ces séjours m'ont permis d'échapper pendant longtemps à la nourriture industrielle, et en particulier dans les années soixante particulièrement catastrophiques, l'industrialisation de l'agriculture battant alors son plein sans aucun contrôle ni aucune exigence de qualité. Ma santé en a certainement profité, même si le terrain était miné génétiquement et aussi par les années de guerre. Au plan physique, j'ai pris soin dès l'âge de vingt ans, de cultiver un minimum de " forme " relativement sportive. Après mes classes et ma désertion, j'ai toujours pratiqué sous une forme ou une autre des exercices auxquels je n'ai mis fin que vers la quarantaine, lorsque les premiers symptômes d'affection graves se sont fait sentir. A Saïda je traînais toujours deux objets qui me valaient les moqueries de mes compagnons, une corde à sauter (dont j'ai eu à regretter l'emploi excessif à cause de ses effets sur la colonne vertébrale) et des extenseurs, appareil destiné à conserver un minimum de force physique dans les bras et les muscles du dos. Je crois pouvoir déconseiller l'imitation de ces pratiques et de chercher davantage du côté de la bicyclette ou de la natation s'il n'est pas trop tard, mais tout cela sans excès. Ma philosophie a été simple à partir de quarante ans : le sport est une fatigue supplémentaire qu'il n'y a plus aucune raison que j'inflige à mon corps. On y reviendra dans le volume trois qui nous mènera chez mes nombreux médecins et chirurgiens de la cinquantaine et plus.

Après une telle digression, il ne me reste plus qu'à retourner dare-dare à Saïda où m'attendent mes deux amis, assis en tailleurs autour des éléments d'une chaîne Hi-Fi, objet qui faisait partie du trésor ramené de France au dernier retour. Je passerai sous silence la tentative de nous procurer une volaille dans le poulailler de Nazreg, notre impuissance à la capturer et à la tuer étant également devenu une occasion d'hilarité habituelle. Mais, la rentrée se profilait à l'horizon et comme prévu à l'heure pile nous nous présentons " en-haut ", c'est à dire au siège de la Direction de l'orphelinat. Et là c'est la surprise dans toute sa splendeur, plus qu'une surprise, une apothéose de tragédie que nous étions tous les trois loin d'attendre et de prévoir, malgré les assurances que j'avais reçues au Ministère. Vous avez compris, Sauvion était viré. Mais l'événement n'est pas tant dans le fait que nous étions débarrassé de lui, mais dans le mécanisme d'horlogerie qui a réglé la conjonction de notre arrivée sur place et celle de son arrestation qui eût lieu exactement en même temps. Nous nous sommes croisés dans deux véhicules différents, nous dans notre taxi et lui dans une jeep de l'armée conduite par des policiers. Je n'ai jamais su réellement ce qu'il est advenu de cet homme par la suite. Des rumeurs ont fait état d'un emprisonnement de quelques mois puis d'une expulsion vers la France, mais je n'ajouterai aucune foi à cette version et me tairai donc en l'absence de vérité. La seule réalité ou le seul résultat sera qu'il ne me nuira plus jamais, ou seulement indirectement, c'est à dire à la suite de la première tentative dont j'ai fait le récit au début de ce chapitre. En revanche, on m'a confirmé que c'était bien lui qui était à l'origine de mes ennuis lors de mon retour de Suisse, et cette information à elle seule me réconforta, car je déteste être la cause du malheur de quiconque, et non seulement je n'ai pas claironné de joie lorsque j'ai vu le personnage aux mains des autorités judiciaires malgré tout ce qu'il avait ourdi contre moi, mais je me suis senti plutôt mal. Le spectacle de l'arrestation d'une personne que l'on connaît bien provoque une sorte de dédoublement de la personnalité qui est arrêtée. Il y a la personne pour ainsi dire " innocente ", telle qu'elle était avant que les soupçons ne se transforment en vérité, et le criminel qui n'est pas là en réalité, mais qui demeure dans ses actions viles qui, elles, font partie du passé. Cette discrépance produit un malaise qu'il est difficile de refouler, mais c'est un sentiment qui m'est propre, car mes amis se félicitaient sans scrupules de ce qui arrivait à Sauvion, un personnage au demeurant assez répugnant du point de vue esthétique. Il se disait communiste, et je pense qu'il a dû jouer un rôle réel et important dans le soutien au FLN, mais c'était un béotien de nature, plus occupé de son camembert et de son jambon que de la mission qui lui était confiée et qui n'était pas rien. Au début, le Gouvernement lui avait même confié une mission bien plus importante que celle de diriger un centre en particulier ; il devait, en effet, " monter " des centres de ce genre à travers tout le pays, créer un réseau de maison d'enfants de Chouhada et gérer l'ensemble par la suite. Sans doute le Ministère s'est-il rapidement rendu compte de l'incompétence du personnage et de l'impéritie dans laquelle il laissait les établissements qu'il avait déjà fondés. C'est pourquoi, sans doute, les autorités ont-elles décidé de limiter sa compétence à une seule maison, un établissement certes important puisqu'il soignait plus de deux cents enfants orphelins de cette guerre atroce, mais son pouvoir de nuisance était ainsi limité et il n'aura fallu qu'une année pour mettre au jour sa nuisance réelle et prendre la décision de l'éliminer de ce domaine. Il faudrait encore parler des deux Français qui vivaient en sa compagnie dans le centre du haut, Roger et Hélène. Mais je ne dirais rien sur eux car je ne les connaissais que très peu. J'ai revu Roger à Fresnes, car comme moi, Roger était déserteur et je l'ai retrouvé dans la même coursive que moi. Or, détail assez mystérieux, Roger n'avait pas, alors, les mêmes perspectives que moi, à savoir l'accord qui lui garantissait la liberté au bout de quinze jours, et il négociait avec son avocat sur une base incompréhensible de plusieurs mois de prison. Bref, il y avait quelque chose qui clochait chez ce garçon contre qui je n'avais rien et dont je salue plutôt le courage, car je crois qu'il a déserté sur le terrain, contrairement à moi qui ai pris les devants en métropole. Bref, Roger, si tu me lis un jour, ne prends pas mal ce que j'écris ici, nous avons tous les deux été largement dupés par Sauvion. Ainsi s'accomplirent les deux vengeances pour autant que ma réaction puisse se définir comme une vengeance, car telle n'est pas non plus ma nature. Par rapport à Sauvion, j'avais fait mon devoir. Au début de toute cette affaire, mon attitude avait d'ailleurs quelque peu agacé Jean, qui entretenait des rapports cordiaux avec le directeur. Cordiaux sans plus, car il m'avait bien fait sentir par son attitude de distance, géographique et pratique, qu'il n'avait aucun atome crochu avec un homme finalement assez grossier et qui n'avait pour lui qu'une ruse aussi grossière que lui. Mais il prend rapidement mon parti, la mauvaise conduite de Sauvion est trop évidente, il se croît à l'abri et sûr de son immunité, capable à l'occasion de faire mettre au trou un empêcheur de tourner en rond comme moi. Au demeurant, toute cette histoire m'était totalement étrangère, j'avais même du mal à mettre une relation de cause à effet entre mes ennuis d'instituteur sans matériel et crevant de chaud dans des classes étuves et un minable délinquant qui paradait en Land Rover à travers le pays pendant que nous tentions d'assurer un avenir à des enfants qui n'en ont jamais eu. Six ans plus tard, nous y viendrons en son temps, je reviendrai à Nazreg, et sans crier gare je me fais arracher du sol par un géant hilare et triomphant. C'était Khaled, mon petit nomade qui était devenu Receveur du bureau de poste de la commune et qui débordait de reconnaissance pour les trois petites choses que je lui avais apprises. Des moments comme ceux-là vous dédouanent de bien des péchés.

Je ne vous ai encore rien dit de Ahmed, et pourtant ! Oui, vous allez me dire qu'au Maghreb tous les habitants s'appellent Ahmed, et c'est vrai, chaque membre de la communauté musulmane porte le nom du prophète, soit sous la forme de Mohamed, soit sous celle d'Ahmed. C'est pourquoi on peut toujours aborder poliment n'importe qui en lui disant " Si Ahmed ", titre un peu ronflant mais qui fait plaisir. Cela dit sous toutes réserves de mes constatations empiriques, car je ne suis pas spécialiste de patronymie islamique. Mais notre Ahmed n'est pas n'importe quel Ahmed ! Il était mon collègue et subordonné, Sauvion m'ayant bombardé directeur de l'Ecole, et souffrait de ce qu'on appelle une patte folle, infirmité qui lui vaudra de longues périodes de tourisme gratuit à Paris, où la chirurgie officielle s'intéressait à cette sorte de cobaye que lui envoyait Alger, ravi de se débarrasser de ces problèmes qui ne faisaient qu'élargir le " trou algérien de la Sécu ". Petit et maigre, et malgré un front fort joliment et intellectuellement bombé, Ahmed n'avait guère de compétences pour son travail, mais il avait quelque chose de mieux, il aimait les enfants qui ornaient sa classe, la plus belle salle de l'école qui n'avait rien de la rusticité de ma case primitive. Cette disposition lui permettait de tenir son rang et ses souvenirs d'élève privilégié, ayant acquis le Certificat d'Etudes haut la main, lui donnaient du style, le style de l'instit. Il savait aussi bien sévir à la manière du Dix Neuvième siècle, la règle à la main, que citer un choix circulaire assez réduit de vers et de dictons tiré de ce qu'on appelle la sagesse des Nations. Sa citation préférée, mais on ne connaîtra jamais l'auteur de cette magnifique métaphore était : " m'sieur Paul, je crrrois que le ciel menace de tomber en liquide ". Evidemment, il n'était pas nécessaire que cette menace de pluviosité soit perceptible d'une manière ou d'une autre, il savait simplement que nous adorions littéralement sa manière d'exprimer cette sombre prévision au point de la distribuer quotidiennement avec une générosité sans limites. En proférant sa prévision météorologique, il avait une manière théâtrale de tourner la tête vers vous en levant les yeux avec un sourire où pointait un fond d'ironie qui ajoutait un rien de mystère à la personnalité même d'Ahmed. En outre, Ahmed était ambitieux, malgré son âge dont il dissimulait soigneusement la réalité, il caressait en permanence le rêve de devenir…greffier. M'sieur Paul, vous ne pensez pas que vous pourriez faire quelque chose ? Je ne connaissais rien du contrat qui le liait à la Maison de Chouhada, mais dans les faits il était déjà fonctionnaire, et plusieurs années plus tard il saura en tirer tout le profit possible, mais il ne sortait pas de son obsession, devenir greffier auprès du Tribunal. Peut-être l'est-il aujourd'hui devenu, quoiqu'il soit plus probable qu'il jouisse d'une retraite inespérée, même si elle ne correspond pas à ses attentes de poète du dimanche. Nous aimions tous Ahmed et je détestais me sentir contraint de temps en temps à faire un saut dans sa classe pour remettre la machine en route, car le secret de la pédagogie d'Ahmed était l'immobilité silencieuse et ordonnée, une discipline ferme mais souple, une sorte de sommeil qu'il transmettait à sa vingtaine d'élèves aussi surpris de leur sort que lui-même. Personne ne savait finalement trop ce qu'il faisait dans cette galère et mon autorité n'était pas de trop pour rappeler de temps en temps à Ahmed qu'il était encore instituteur et pas encore greffier. Mais je ne me faisais aucune illusion, les enfants dont il avait la responsabilité n'iront pas loin avec le bagage que leur aura transmis Ahmed. C'est ça le hasard, l'impondérable qui décide d'un destin, mais c'était aussi la facilité et le manque de scrupules de Sauvion qui recrutait à tour de bras sans faire le moindre effort pour trouver des éléments de jugements plus poussés qu'un Certificat d'Etudes ou un Premier Bac, diplôme dont il était lui-même dépourvu. Bref, nous étions dans l'Ouest, le grand Ouest, et Ahmed aurait pu figurer dans un excellent sitcom auquel il aurait donné toute la poésie surréaliste qui fait tellement défaut à tout ce que nous pouvons voir sur nos petits écrans. En passant, à Saïda ni radio, ni télévision. Trou noir médiatique, j'y ai passé le meilleur temps de ma vie, sans doute aussi plein et peut-être encore plus substantiel que les deux années de Caraïbes supposées représenter le paradis de ce qui peut se vivre de nos jours, en touriste et même en vedette médiatique. Je pense pouvoir écrire un roman sur Ahmed, il le mérite sans aucun doute, mais je dois me concentrer sur ma pauvre personne et rapporter les faits dont ma mémoire me gratifie encore à propos de cet ego tourmenté et plein de mystères. Cela ne m'empêche pas, au contraire, de signaler que j'ai pris un jour connaissance des conditions de la vie privée d'Ahmed, sur une invitation surprenante de sa part, une soirée que je n'oublierai jamais pour une raison d'une insolente trivialité : la soupe de Madame Ahmed, le harira de fin de Ramadan, occasion de l'invitation de mon " collègue ". Je ne sais pas comment se déroule pour vous votre vie culinaire ou gastronomique, car on peut, je crois, parler de quelque chose comme un " destin " de l'alimentation, une histoire personnelle du manger, mais pour ce qui me concerne, j'ai quelques souvenirs totémiques, de l'ordre de l'inoubliable, expériences sans pareilles et jamais répétées. Le harira de Madame Ahmed fait partie de ces souvenirs prégnants au point que le moindre contact avec le monde arabe me place cette soupe en écran, pour le cas où " il y aurait moyen, M'sieur Paul, de manger une bonne soupe de Ramadan ". N'allez pas confondre le harira dont je parle avec cette sorte de chorba marocaine, certes également délicieuse, mais qui n'a rien à voir avec ce velouté de je ne sais quelle céréale de couleur jaune-vert rehaussé de parfums provenant d'épices dont l'identité est aussi secrète, sans doute, que celle des baumes égyptiens servant à éterniser le corps des Pharaons. Le parfum de ce harira je ne l'ai jamais retrouvé, secret perdu, mais qu'en vérité je continue de manger sans cesse depuis ce jour, plaisir qui s'étale dans des bras morts de ma mémoire qui communiquent quelque part avec la vie réelle de mon corps. Il y a quelque chose d'éternel dans les grands et vrais plaisir de l'existence, et je dis merci à Madame Ahmed d'avoir daigné partager avec moi un bonheur aussi éternel.

Saïda est un épicentre étrange de mon existence, quelque chose comme le point fixe où mes passions venaient se placer comme l'œil d'un cyclone, car Saïda ne sera jamais fini, comme Capri. Le temps que je vais encore y passer avec Jean et Richard est certes compté, puisque je quitterai l'Algérie peu avant le coup d'état de Boumedienne en avril 1965, et d'ailleurs en raison de ce coup d'état dont je connaissais la proximité. Mes amis y resteront encore quelques temps, le temps de se fatiguer du " Tiers-Monde " qui a dû finir par leur laisser dans les synapses un goût ou une atmosphère de désert culturel et surtout musical. Nous nous retrouverons donc quelques mois plus tard dans de toutes nouvelles conditions et après de nouvelles aventures qui m'étaient réservées. L'aventure était devenu ma culture à moi, ma nourriture, plus encore, quelque chose comme mon milieu naturel, ma terre nourricière ou le ventre maternel dans lequel m'indifféraient toute richesse, toute propriété ou tout plaisir résidants dans l'habitude. Mais je reviendrai à Saïda, et dans des conditions aussi aventureuses que celles qui m'y avaient amené en 1963. En 1970 ce sera une aventure amoureuse qui m'y mènera, entraînera comme dans un piège infernal dont je sens encore aujourd'hui la douleur des crocs. On parlera femme fatale et péché mortel, mais n'ayez crainte, nous n'attendrons pas six ans pour aborder ce domaine, et dès les premières pages du second volume, quelques jours après que le Suisse Air Alger - Genève m'aura déposé dans la cité de Calvin, vous commencerez à faire connaissance avec l'homme assoiffé de stupre et de fornication, le diable que l'action politique avait provisoirement enchaîné et littéralement stérilisé, libido oubliée, pantalon au calme plat et regard pur. Cela va changer de soi-même, sans que je n'y sois pour grand chose, comme pour tout le reste. Vous l'avez compris depuis longtemps, je ne suis pas moi, je me vis.

L'avion n'étant pas encore parti, j'ai le temps de vous raconter l'ultime aventure qui clôt mes relations avec mes anciens amis du Chemin Pouyanne, qui, entre-temps semblent s'être séparés. Cette histoire devrait d'ailleurs en révéler long sur ma " structure inconsciente ", mais je suis bien incapable d'élucider pour moi-même les formes que prennent mon comportement avec les femmes. En déambulant en effet dans Alger en attendant l'avion de la semaine, je rencontre une jeune femme dont j'avais été secrètement amoureux, Mylène, la compagne de Jean-Paul. Amour, mais respect absolu de ce jeune couple qui me paraissait inséparable. Mylène avait quitté le Chemin Pouyanne et vivait seule dans un studio où elle m'invite pour les nuits qui me restent à passer en Algérie. Nous mangeons dans notre restaurant habituel en partageant les dernières nouvelles concernant le coup d'état imminent, puis nous rentrons. Commence alors un véritable supplice pour moi. Dans le studio de Mylène il y avait deux matelas, l'époque des lits est encore loin, et nous y prenons place tous les deux en même temps en échangeant des banalités. Mais je brûle intérieurement et le temps passe en silence, mes yeux dardés sur Mylène qui ne détourne pas le regard. Je " n'ose rien faire ", pas un mot, pas une allusion, pas un geste. Et pourtant je me consume de désir et Mylène finit par s'endormir. Le lendemain matin je me retrouve face à une jeune femme hors d'elle, furieuse d'avoir perdu son temps et peut-être humiliée : elle m'attendait dans son lit et me le lance à la figure sans ménagements. Je suis mortifié, la porte claque :- " en sortant t'auras qu'à claquer la porte, adieu ! ". Je vais mettre des années à digérer cet échec, la seule pensée qui pouvait me consoler étant le cynisme cruel de la jeune femme. Son féminisme libertaire s'arrêtait au sexe, domaine dans lequel elle comptait bien se cantonner dans la position classique de la reine à conquérir et incapable par conséquent de se donner avec la même liberté qu'Elizabeth jadis. Cette ultime volte libidinale déterminera sans doute mon cruel avenir avec les femmes, pris que j'étais entre mon instinct de liberté et ma lucidité profonde. Au fond, j'avais eu raison d'attendre sans bouger car la récompense qui m'attendait était de toute façon empoisonnée. Mais j'ai aimé Mylène sans aucun doute, ma rousse aux yeux verts, aujourd'hui décédée dans un accident banal, et elle ne le saura jamais. Mais qu'importe ? J'avais encore toute ma vie devant moi, je venais à peine de passer le cap de mes vingt-quatre ans. Dans quelques heures je vais me retrouver sur le sol européen et il va falloir imaginer comment réorganiser ma vie. Ma décision se dessine déjà tout au fond de moi, je vais rentrer au pays. Pour cela il me faut une base européenne pour préparer ma reddition. La Suisse ? Plutôt la Belgique où Jacques m'attend patiemment et avec toute son amitié. Ah, un oubli avant de clore ce premier volume : quelques semaines avant de quitter Saïda nous avions reçu des nouvelles de nos copains mulhousiens, et notamment de Théo Frey dont il sera longuement question dans le volume II. Dans son courrier figuraient les deux premiers numéros de l'IS, l'Internationale Situationniste de Guy Debord, que j'avais déjà dévorés jusqu'à l'os tant les textes qui y figuraient m'avaient fasciné. Dans mes projets prioritaires figurait donc la recherche à Bruxelles de Raoul Vaneighem, enquête que je vais mener comme un pro et qui me vaudra, une fois de plus, de tragiques lendemains.

(Hors-Texte IV) IL a toujours affaire à la douleur. Il fait des efforts désespérés pour accélérer le sevrage de morphine car le transit commence à souffrir. Mais les réveils sont de plus en plus pénibles. Pourtant, IL écrit chaque jour, sur sa vie paraît-il, et les plages de travail s'allongent, bon signe. Son frère annonce sa visite, retrouvailles sans doutes pas très faciles, même si les relations ont été rétablies depuis quelques années déjà. Philippe est dans une phase de retour au bonheur d'exister. C'est du moins ce qu'il laisse entendre au téléphone. Il s'est remarié en secret pour protéger je ne sais quoi avec une femme charmante Samira, cause partielle de ses malheurs africains, pense-t-IL. IL en parlera sans doute dans le Troisième Volume de la biographie qu'IL a entamée, mais ce retour du frère aura sans doute un développement aux conséquences qui ne L'épargnerons pas dans un sens ou dans l'autre. IL se demande si la haine qui régit toute fratrie pourra un jour se transformer en véritable fraternité. Les expériences, les cultures, les opinions, tout semble opposer les deux frères, mais l'aînée semble faire des efforts pour se rapprocher du benjamin jadis détesté. Et puis IL constate avec plaisir que son frère a laissé pour ainsi dire tomber sa tunique de Nessus de racisme primitif, celui que lui a inculqué une famille du passé. Et la cause de cette transformation ressemble à s'y méprendre à ce qui se passe dans tout son pays : épouser une Marocaine ! Qui l'eût cru il y a trente ans ? IL pense que toute l'Europe est en train d'épouser les Samira du monde entier, et c'est tant mieux, même si le couple est tout sauf un lieu de paix. Dans la vie, IL pense désormais que ce n'est pas le combat ou la guerre qu'il faut éviter, mais qu'il faut d'abord chercher et trouver le bon adversaire, et dans la plupart des cas, cet adversaire est caché en soi-même. (fin du Hors-Texte IV)