Corner Graphic



UNE CHANSON DOUCE


Etonnante maman ! A Bruxelles le temps passe sans événements autres que la découverte d'une nouvelle chocolaterie ou mes leçons de Portugais auxquelles je me suis consacré en vue des aventures qui m'attendent. Fernando est parti en RDA et à Moscou pour chercher de l'aide, sans engagements avions-nous décidé, son aventure personnelle relatée par la presse britannique devait servir de passeport politique pour entamer des relations avec ces pays pour lesquels je n'avais aucun sentiment particulier. Le Stalinisme m'était parfaitement connu et j'avais tiré un trait sur toutes les organisations qui fricotaient avec ses représentants. Khrouchtchev avait cependant faussé la mise avec son rapport contre Staline et sa politique, et laissé entrevoir une transformation en profondeur de son pays. On parlait donc alors de Khrouchtchévisme ou de Maoisme, les deux philosophies politiques qui s'opposaient alors durement, et nos choix en termes d'interlocuteurs étaient limités, mais ils n'étaient pas les seuls. Bon, habitué à ne recevoir aucun courrier, j'ai l'immense surprise un beau jour de mai, de recevoir un pli sur lequel je reconnais immédiatement la belle écriture de ma mère ! Soufflé, je m'assoie pour lire un texte tout à fait extraordinaire. Maman est en route pour Bruxelles où un détective privé avait fini par me retrouver ! Fortiche, le gars, à moins qu'une fois de plus, comme ce fut le cas à Toul, ce n'est autre que l'armée et son Deuxième Bureau qui ont donné un coup de main discret à l'auteur de mes jours. Et comme à Toul, elle s'annonce à Bruxelles !

Ce souvenir est un choc qui perturbe le bon déroulement de cette écriture qui va son train. Etrange sentiment, alors qu'à l'époque des faits, cette lettre ne m'avait pas particulièrement ému. Je suis vraiment en train d'appeler le présent au secours, enfin ne disons pas secours, mais j'ai besoin de reprendre une espèce de sang-froid pour reprendre le rythme de mon récit qui possède une certaine vitesse de croisière, rarement brisé. Il y a encore de la mère en moi.

Et puis la voilà, sur le seuil de ma librairie, l'air ahurie derrière des lunettes noires, je sais qu'elle ne peut pas réellement me voir, car le fond du magasin est plongé dans la pénombre. Elle est élégamment vêtue et ne porte qu'un sac à main, et, pliée sur son bras, son éternelle petite laine d'appoint en cas de baisse soudaine de température. La dernière fois que nous avons été face à face remonte à août 1959, il y a presque deux ans ! Elle ne veut pas s'attarder, elle est venue m'inviter à un déjeuner dans un grand restaurant russe, et, bien sûr tenter de me convaincre de rentrer en France, m'assurant d'avance de couvrir tous les frais d'avocat etc.. Elle s'est renseignée, visiblement, sur ma situation réelle, et elle sait que je peux rentrer sans trop de casse, aussi la déception est-elle grande devant mon implacable refus. Elle ne pleure pas trop, me paye un repas somptueux à une table où un orchestre de violonistes vient nous jouer une aubade, bref, un grand jeu qui m'a fait plaisir. Et puis, ma situation étonne ma mère. Après tout j'ai un bon job et je gagne bien ma vie, le sens paysan de maman reprend le dessus et elle reprend son avion pour l'Afrique, déçue mais rassérénée. Au passage je lui rappelle quelques souvenirs qui la laissent de glace. Deux ans plus tôt, en effet, lorsque nous avions passé cet été ensemble après mon succès au bac, elle s'était un jour mise soudainement à pleurer à chaudes larmes. Sa vie à Abidjan était un enfer, sanglotait-elle, sa sœur est une femme sans cœur, raciste, et la pire de toute était sa nièce Renée qui traitaient les nègres comme des esclaves. A cette époque, maman n'avait pas encore renié la partie chrétienne de sa personne, le choc avec l'immoralisme colonial était trop fort et il faudra encore plusieurs mois avant qu'elle ne finisse par craquer elle-même en optant pour les biens les plus séculaires de la vie. Mais mes évocations ne l'émeuvent plus, elle me répond que tout a bien changé dans sa vie, résumant le tout par la formule : tout ça c'est du passé. Je lui rappelle aussi une lettre que je lui avais envoyée de Genève, lors de mon séjour. Dans cet écrit, que je n'ai pas retrouvé dans ses papiers après son décès, je lui rappelle cet incident et lui propose même d'abandonner la vie qu'elle mène dans cette colonie où les Français ne pensent qu'à exploiter les Africains pour remplir leurs comptes en banque suisse. Je ne croyais d'ailleurs pas si bien dire, car ma mère avait déjà placé une partie de son argent dans ce pays où l'achat d'un wagon de marchandise rapportait des dividendes phénoménaux. En conclusion je l'invitais à me rejoindre en Suisse où je me promettais de trouver les moyens de la faire vivre. Parfois j'imagine les conséquences si elle avait pris au sérieux cette offre sincère, mais c'est une chose impossible en réalité, car la proposition était en elle-même tellement surréaliste qu'à partir de là tout était possible et tout était impossible. Je crois qu'elle me répondit quelques semaines plus tard par un " tu rêves comme d'habitude et comme ton père ". Cette conclusion était fausse mais elle me confortait dans l'idée que j'étais un étranger dans cette famille faite de bric et de broc. A l'heure qu'il est, tout le monde ou presque repose sous terre, mais il me reste un ou deux cousins et cousines dont une vieille fille à demi mystique, entièrement dévorée par la religion que sa mère avait adoptée avec courage contre le clan catholique en épousant un protestant de l'Eglise Réformée et de surcroît allemand. Il y avait donc une forme d'esprit même chez les Biringer, branche maternelle, alors que je me suis toujours complu à penser que ce n'était qu'un ramassis de paysans affamés d'argent et de sécurité. Mais cette mère si courageuse est elle-même d'une avarice si sordide et égoïste que cela ne fait que confirmer la pertinence des analyses de Max Weber quant à la rapacité capitaliste du protestantisme. De ce que je sais de mon père à travers les écrits que j'ai pu parcourir, il était agnostique et se moquait gentiment de la bigoterie de ma mère. Voilà la chose que je n'ai jamais comprise en soixante et quelques années d'existence, sauf à contempler mes propres conneries dans ce domaine, comment un homme comme mon père a pu rencontrer au plein sens du terme une femme comme Maria, ma chère mère, celle qu'on appelait à une époque la sainte de la famille ! Et pour cause, car sa seule grande qualité était la générosité et le sens des liens familiaux ; pendant toute mon enfance notre maison était pour ainsi dire le pivot de la famille alsacienne de ma mère qui faisait vivre ce que les mouvement sociologiques ultérieurs allaient implacablement dissoudre. Sa fuite dans les colonies, au fond, n'était rien d'autre que la recherche d'un autre refuge familial où elle se retrouverait avec l'une de ses sœurs cadettes, mais dont elle était loin d'imaginer la personnalité qu'elle était devenue au contact de la vie facile et luxueuse qu'offre l'argent de la sueur des autres. Au départ de mon aventure du refus de servir dans l'armée française, il n'y avait qu'une grande confusion, certes fondée sur une culture historique qui ne faisait pas de cadeau à la politique de la Cinquième République, mais je dois avouer que mes motivations profondes ont émergé a posteriori, dans l'action de retrouver un équilibre à partir d'un saut dans l'inconnu et la solitude. Or dans tout cela, le comportement de ma famille en Côte d'Ivoire m'a considérablement facilité la tâche, car j'avais sous la main non seulement un exemple trivial et incontournable de ce qu'était cette exploitation coloniale, mais j'expérimentais douloureusement ce pourrissement de la République, car ma famille était pour moi la partie visible d'un iceberg politique qui portera à la présidence des hommes comme Giscard d'Estaing, issu d'une famille qui a fait sa fortune et son nom dans le latex indochinois et les richesses africaines. La décomposition morale de ma mère allait de pair avec celle des institutions qui autorisaient dans sa colonie algérienne ce qu'elles venaient de dénoncer avec force quelques années au paravent, à savoir la torture. L'Histoire est bien un mouvement que chacun de nous peut percevoir et analyser avec précision pour peu qu'il le veuille, c'est à dire qu'il ait puisé quelque part la fierté personnelle et la curiosité intellectuelle pour accorder son propre destin à celui de tout ce qui l'entoure. Un tel accord peut évidemment se traduire par un total désaccord, nerf dialectique de cette même histoire. Au demeurant, cette guerre, c'est nous les résistants qui l'avons gagnée envers et contre tous.

Le moment est bien placé pour balancer mon pavé le plus lourd contre cette République qui n'a pas hésité à appeler à sa tête un militaire qui, quel que soit son mérite dans le sauvetage d'une nation en déclin, a trahi pendant quatre ans une jeunesse qui n'avait rien à faire au-delà de la Méditerranée avec des fusils-mitrailleurs et des gégènes. Je me souviens à présent de quelques détails de mon passage dans l'armée à Toul, où tout était préparé psychologiquement pour instiller au jeunes Français une haine artificielle des musulmans. Par hasard, il s'est fait que le Ramadan de cette année là s'est tenu pendant mon séjour au 156ème CIT. Fort habilement, on avait placé la compagnie des appelés algériens et des Harkis dans un bâtiment d'où leurs fêtes nocturnes empêcheraient avec certitude toute possibilité de dormir dans les deux autres compagnies. En quelques jours j'ai vu des jeunes gens très pacifiques se transformer en sauvages, pressés d'aller casser du fellagha. Certains d'entre eux montraient à qui voulait des liasses de photographies représentant des soldats mutilés, des deux côtés du front. Le pire aura été, sur l'honneur je ne mens pas, l'exhibition d'une boîte d'allumettes contenant des oreilles coupées qu'un frère d'appelé lui avait envoyée afin d'en faire bon usage. Ce jeune tringlot s'est juré d'en couper le double dès que l'occasion lui serait fournie de le faire. Mais revenons à De Gaulle. Dans les années soixante-dix on commençait déjà à faire l'histoire de cette sale guerre, et dans un documentaire qui retraçait en images et en sons la " montée " sur Paris du Général quittant Colombay les Deux Eglises pour prendre le pouvoir que lui tendait le Président du Conseil de l'époque, un certain Pflimlin, on peut l'entendre déclarer à son ordonnance cette phrase effrayante pour nous, les cocus de cette guerre : " Nous allons faire l'indépendance de l'Algérie ". On connaît la suite, mais on était en 1958, année où j'étais encore un élève de l'ENP de Morez, et si ce Président mexicain avait tenu sur le champ cette parole devenue historique, des dizaines de milliers de jeunes Français n'auraient pas eu à vivre le reste de leurs jours dans le silence du dégoût d'eux-mêmes et de leurs pays. Et que l'on ne vienne pas me parler de Realpolitik de la part d'un homme qui avait lui-même déserté et trahi la République dont il tenait son pouvoir et son grade. En 1940 il ne lui a pas fallu quatre ans pour se décider à passer à l'action sans demander leur reste aux culottes de peaux qui trahissaient le pays. Quatre ans de mensonge pour libérer le pays d'un cauchemar qui n'avait jamais cessé depuis la deuxième guerre mondiale, c'en est trop pour le pardon, et je ne lui accorderai jamais mon pardon, me sentant déjà trop humilié et trahi par le pardon dont j'ai bénéficié moi-même en 1965 dans la même vague que les terroristes de l'OAS, amnistiés par le même décret que les quatre-cents résistants dont rien ni personne ne pensent même à honorer le souvenir et le sacrifice de vies et de carrières qui en ont conduit quelques uns au suicide. Même remarque pour les socialistes et Mitterrand qui nous ont ignorés voire mis au rancard malgré les efforts de Madame Danièle Gouze-Mitterrand qui continue aujourd'hui encore un combat qui, pour douteux qu'il soit au plan politique, n'en témoigne pas moins d'une force de caractère et d'une dignité intacte.