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GUANTANAMERA


Je jouis ainsi d'une existence somme toute tranquille et riche en même temps, me cultivant du point de vue littéraire et ethnologique, laissant de côté pour l'instant ma passion philosophique que je traîne dans ma valise sous forme de quelques œuvres de Nietzshe et de Bergson. Cela dit, la librairie va me fournir les œuvres traduites de Marx dans les Editions Sociales, ouvrages que je ne commencerai à lire que quelques mois plus tard après le premier grand bouleversement de mon existence. En effet, nous sommes au mois d'Avril 62, et la guerre d'Algérie touche à sa fin, les Accords d'Evian sont signés depuis le 19 mars et il faudra encore attendre que l'OAS soit totalement mâtée et que tous les pieds noirs ou presque aient quitté le pays. Par un bel après-midi de ce mois qui annonce une année chaude et sèche, je tape ma nième facture pour l'université de Harvard quand retentit la clochette de la porte d'entrée. Je lève la tête comme d'habitude en direction de l'entrée pour voir entrer un curieux sujet, inconnu dans mon bataillon de clients que je commence à connaître sur le bout des doigts. Petit, environ un mètre soixante-cinq, les cheveux crépus n'en font pourtant pas un black, car il est blanc ou plutôt grisâtre, issu d'un étrange mélange dont il me livrera bientôt le secret. Il me salue poliment puis se met à feuilleter les livres, les uns après les autres. En l'observant comme je le fais toujours pour les nouveaux clients, je fais une étonnante découverte : je me trouve devant quelqu'un de très sérieux par rapport au sujet développé dans mes marchandises, à savoir l'Afrique. Non seulement il parcourt soigneusement chaque table des matières, mais il prend des notes, et le manège dure ainsi plus de deux heures. Mes sentiments sont mitigés, car entre un comportement scientifique et celui d'un espion il n'y a que l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette. Je me soulève donc de ma chaise et me porte à sa rencontre en souriant. Je vois que vous faites ça avec un grand sérieux ! Vous cherchez quelque chose de particulier ou bien vous êtes un africaniste de métier ? Il me répond avec un drôle d'accent, un accent que je ne connais pas, et pour cause, Fernando, puisque c'est son nom, est Mozambicain, lointain mulâtre dans une colonie où les Portugais, contrairement aux Anglais ou aux Français, ne méprisaient pas la couleur noir, et se mélangeaient volontiers à la population locale. En fait, mon futur ami me rappelle sur le champ un tableau que j'avais aperçu dans un ouvrage sur l'Angola et l'ex-Royaume du Congo. Accroché dans un Musée de Lisbonne, ce tableau représente des Ambassadeurs africains présentant leurs lettres de créances à la Cour portugaise aux alentours de la fin du quinzième siècle. Mon visiteur a des traits de ressemblance avec ces nègres à la physionomie très européanisée par le peintre, histoire, peut-être de ménager la susceptibilité des hôtes du Roi. Aussi je n'hésite pas : - vous êtes originaire d'une colonie portugaise ? - Bravo, dans le mille, je viens du Mozambique. Ce mot déclenche chez moi un torrent de paroles qui se pressent dans ma tête cependant qu'il écoute de plus en plus attentivement. En gros, je lui déballe ma dernière théorie sur la libération du continent africain, précisant dès le départ que la clé se trouve en Afrique du Sud. La suite le rend pantois. Pour en finir avec l'Apartheid de Verwoerd, il faut activer les feux dans les deux pays qui tiennent le pays anglo-boer en pince, à savoir le Mozambique et l'Angola, la Namibie ne compte pas beaucoup étant donné son caractère désertique et le nombre réduit d'habitants. Fernando continue de me laisser parler en souriant de plus en plus largement et pour finir me serre chaleureusement la main en se présentant cette fois in extenso.

Il débarque de Londres d'où il sort de prison après avoir été arrêté à la descente d'un cargo sur lequel il avait fait clandestinement le trajet Cape Town - Southampton. Il aura fallu que la Chambre des Communes à majorité travailliste intervienne en sa faveur pour lui éviter d'être expulsé vers l'Afrique du Sud et lui conférer le statut de réfugié politique. Chose difficile dans un pays qui soutient en sous-main le régime de Prétoria tout en approuvant verbalement au Conseil de Sécurité de l'ONU les efforts de la communauté internationale en faveur d'un embargo sur les armes qui attendra 1977 pour entrer en vigueur. D'autant plus que Prétoria est devenu une puissance financière considérable, se partageant le monopole de l'or et du diamant avec l'Union Soviétique, sans parler des autres richesses que contiennent le sol et le sous-sol de ce pays de cocagne. Trois pays traient la vache raciste, les Pays-Bas, la Belgique et surtout la Grande Bretagne, mais la capitale de l'Afrique du Sud entretient d'excellentes relations avec Israël et surtout avec Moscou qui missionne des centaines de coopérants techniques au nom du partage du gâteau diamantifère. Le marché de ce caillou est tout entier managé par le triangle formé par ces deux pays et par la compagnie De Beers qui fixe les règles et les cours dans le monde entier. A une certaine époque, et même du temps où le rebelle angolais Jonas Savimbi finançait sa sale guerre avec les diamants du Nord angolais, proche du Kasaï, autre paradis diamantifère, la De Beers ne laissait rien passer. Il suffisait de mettre des barrages en aval, c'est à dire à toutes les bourses où les cailloux devaient forcément émerger un jour ou l'autre, à savoir Amsterdam, Anvers et Ramat Gan / Tel-Aviv, centre mondial de la taille et du négoce. Mais la France n'était pas de reste dans le trafic avec Johannesburg, gros fournisseur de charbon à une époque où cette matière première n'était pas loin d'équivaloir le pétrole. Ce charbon intéressait notamment un certain Raymond Barre, dont le fils s'était lancé dans le négoce de la belle anthracite qui s'entassait un peu partout à travers la France. Fernando avait donc du mouron à se faire dans sa geôle de Southampton où il avait débarqué, mais tout finit bien et Bruxelles était sa première étape sur le continent européen. Mais qui était Fernando ? La réponse me fit presque tomber à la renverse, ce demi-portugais évadé du Mozambique après quelques séances de tortures par la PIDE, la police secrète de Salazar, venait en Algérie préparer la rébellion mozambicaine qui n'avait pas encore vraiment démarré. Dans la réalité, il existait déjà un mouvement de Libération qui s'appelait et continuera plus tard de s'appeler le FRELIMO. Or, d'après les informations que m'apportait Fernando, ce mouvement était une fabrication de la CIA, il en voulait pour preuve le fait que son dirigeant, Edouardo Mondlane, n'était qu'un agent formé dans une université américaine décidé à freiner le mouvement vers une guerre véritable. Mondlane sera assassiné quelques temps plus tard par un membre de son état-major, et pour la galerie historique, il conserve tout son prestige de fondateur du Parti encore au pouvoir, l'université de Maputo porte même son nom. A la date où nous parlons, Lourenço-Marquez, aujourd'hui rebaptisée Maputo (prononcez Mapoutou), était encore une colonie tranquille, dont la principale richesse était ce que Hergé nomme si justement le coke (en stock), à savoir la force de travail exportée dans les mines sud-africaines, en fait de l'esclavage. Le gouvernement portugais négociait directement les flux migratoires avec le gouvernement Verwoerd qui lui versait en retour les salaires des mineurs. Ces derniers étaient remerciés au bout de quelques années et renvoyés malades ou mourants dans leurs provinces mozambicaines où la misère achevait de les tuer. Le gouvernement colonial devait d'ailleurs se livrer à une véritable chasse à la main d'œuvre, n'hésitant pas à recourir à la torture ou au meurtre pour contraindre les nègres marrons, c'est à dire ceux qui tentaient d'échapper aux convois vers Johannesburg, centre du complexe minier le plus dur et le plus dangereux du monde ; il faut creuser profond pour trouver les veines d'or ou les morceaux de diamant brut et certains puits descendent jusqu'à quatre mille mètres de profondeur. On imagine la chaleur dans laquelle travaillaient ces paysans à peine sortis de la forêt, et ce qui se passait en cas de coup de grisou ou d'effondrement des galeries. Mais qui aurait fait une comptabilité des vies de ces gens qui n'avaient même pas encore la qualité d'êtres humains ?

Mon discours avait donc fortement impressionné mon étrange visiteur, et le soir-même il dînait à notre table et dormait sur le divan, ma décision était déjà prise, je le rejoindrai à Alger aux alentours d'octobre. Car Fernando devait encore prendre des contacts à droite et à gauche et chercher du soutien pour son projet là où il avait une chance d'en trouver. Sa prochaine étape était Berlin-Est où il devait rencontrer des représentants du gouvernement de la RDA en vue de négociations préliminaires pour le projet guévarien auquel il se préparait. Auquel il nous préparait, car j'étais déjà entièrement acquis, corps et âme à ce futur combat dont nous ne possédions que la volonté abstraite sans aucune base concrète, ni matérielle ni financière. Je mis cependant une condition sine qua non à ma participation à son aventure. Nous avions longuement parlé politique au sens le plus théorique, et il me convainquit alors de sa bonne foi : notre association se ferait sur la base d'une parfaite démocratie. Il prévoyait la création d'un groupe qui serait provisoirement basé à Alger, et acceptait d'avance le principe de décisions prises systématiquement à la majorité des participants. Je me souviens avec une grande clarté de cette discussion qui cimenta définitivement notre amitié, mon sentiment de satisfaction n'était pas étranger à mon expérience passée avec les " copains ". Au demeurant, ma soif de justice et d'égalité n'était pas une nouveauté pour moi, elle me constituait depuis ma plus petite enfance, comme un sentiment naturel, sans cesse bafoué mais qui traçait une ligne de démarcation immédiate entre moi et les autres. Ce qui produisit d'ailleurs comme résultat concret mon refus jusqu'en 1980, d'appartenir à quelque formation ou parti politique que ce soit, alors que je nageais pour ainsi dans la politique. Dans quelques mois, lorsque j'aurai rejoint le groupe à Alger, je serai le seul à ne pas avoir appartenu à un parti communiste ou socialiste, voire anarchiste comme celui d'entre-nous qui avait fait partie de groupes qu'on qualifierait aujourd'hui de terroristes qui avaient dévalisé quelques banques en Amérique Latine et au Portugal pour financer leurs activité. En me remémorant tous ces faits concernant ma rencontre avec Fernando, dont le nom complet était Fernando Bettencourt Rosa, je me pose soudain une question à laquelle je n'avais jamais pensé : son passage rue du Champ de Mars était-il vraiment un hasard, disons sa découverte d'une librairie spécialisée sur l'Afrique, ou bien était-il envoyé par le réseau ? J'ai eu par la suite tellement de preuves des doubles et triples vies de cet homme, au point qu'il m'est arrivé de le soupçonner d'appartenir tout simplement aux services portugais, que je m'interroge aujourd'hui sur ce miracle d'une rencontre trop parfaite. Peut-être même que Doudou était informée de son futur passage, me laissant dans l'ignorance pour des raisons classiques de sécurité. Cette hypothèse est hautement probable, et ma naïveté très grande, car le Livre Africain était un nœud important d'un réseau précis, celui de Henry Curiel, dont je ne ferai la connaissance que plus tard à Alger. Or, lorsque je parvins enfin rue du Chemin Pouyanne, l'adresse où nous allions résider à Alger, j'y fis la connaissance de jeunes Français qui faisaient déjà partie de ce réseau. Il faut que je précise ici que mon entrée dans les réseaux à Paris selon le récit que j'en ai fait plus haut, ne m'avait donné aucune information sur les personnes qui le dirigeaient, exceptés ceux qui m'avaient accueilli rue de Rennes et dans les différentes caches, mais je n'ai connu que bien plus tard le cerveau de ce réseau particulier. Il faut savoir que dans les dernières années de la Guerre d'Algérie, le premier réseau, celui de Jeanson, s'était vu dédoublé par un, voire plusieurs autres réseaux de " sensibilités " différentes. Il faut prendre ici le mot sensibilité dans son sens le plus cru, à savoir celui de dirigeant et de liens politiques avec tel ou tel parti, telle ou telle courant dans tel ou tel parti etc… Nous y reviendrons longuement. Au cours de mes pérégrinations j'avais eu vent d'une guéguerre souterraine qui opposait le réseau Jeanson aux autres. Ce dernier était, disait-on, devenu le " harem " de Jeanson qui ne travaillait plus qu'avec des femmes, c'est à dire ne confiait les missions classiques comme convoyer les valises d'argent du FLN à des femmes qu'il contrôlait plus facilement que les hommes. Je ne me suis jamais intéressé à ces ragots et de toute façon ma position dans le " réseau " est resté presque jusqu'au bout, j'expliquerai plus loin ce " presque ", solitaire. Autrement dit, il ne faut pas se représenter la vie d'un résistant de cette époque comme la vie d'un militant d'une collectivité qu'il connaissait et dont il connaissait la tête pensante et dirigeante. Chacun était seul, et je me souviens de pas mal de passages à Bruxelles de jeunes comme moi, qui parcouraient l'Europe à la recherche d'une situation comme la mienne, ou qui attendaient le résultat de négociations discrètes qu'on savait se tenir à Paris entre des avocats dévoués à notre cause et le gouvernement français. D'ailleurs c'est vers le mois de mars 62, donc autour de la date de la signature des accords d'Evian, que je reçois la visite d'un émissaire de Paris, m'intimant pratiquement l'ordre de rentrer en France et de me constituer prisonnier. En échange on casserait mon jugement (j'avais été condamné par contumace à trois ans de prison), me ferait purger deux semaines de prison préventive puis je serai libéré en conditionnelle jusqu'à l'amnistie prévue ultérieurement, sans autres précisions. Comme nous nous connaissions quand-même un peu à travers l'Europe, je fais un tour téléphonique pour me rendre compte que le sentiment est unanime : c'est le refus de ce diktat qui ne nous garantit rien et nous place de surcroît sur le même plan que les terroristes de l'OAS. Bien sûr cette " offre " est assortie d'un délai, il faut choisir vite , faute de quoi on en perdra le bénéfice. Quelques uns d'entre-nous choisiront quand-même de rentrer au bercail, d'autres sont déjà devenus Danois ou Américains. Un jour c'est un drôle de gaillard qui passe, il est des nôtres, s'appelle Taminiaux et prétend se balader à travers l'Europe en faisant de la phénoménologie. Il existe bien, aujourd'hui, un phénoménologue de ce nom et de surcroît tout à fait génial commentateur de Heidegger, mais j'ignore s'il s'agit de mon Taminiaux, gentil et rigolo. ? Apparemment il connaît le chantage parisien, mais refuse comme moi de s'y plier.