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LE TRAM 33
Encore un train, mais toujours autant de bonheur à le sentir quitter le quai de la gare, billet pour Francfort où j'ai un rendez-vous avec un membre du réseau. François me donne une adresse à Bruxelles au cas où j'échouerais là-bas, car en Allemagne la situation n'est pas si facile à cause des attentats et des actions nombreuses et meurtrières de la police secrète française. De Gaulle est même en froid avec son pote Adenauer qui soutient la politique de décolonisation orchestrée par Washington et les couteaux clandestins sont tirés. Quelques jours avant, deux Algériens s'étaient fait descendre en plein Cologne, deux hauts responsables du FLN qui rassemblaient les fonds collectés dans le milieu algérien de France et d'Europe. L'un des deux s'en tirera avec quelques blessures graves et épousera même son infirmière allemande qui vit encore aujourd'hui à Alger avec lui. Bref, mon séjour en Allemagne ne durera pas longtemps. Mon rendez-vous concerne en fait un gros bonnet de la centrale syndicale allemande de la DGB, alors deuxième pouvoir dans ce pays en plein boom et fédérateur des plus importants syndicats de l'industrie. Tour américaine, ascenseur de luxe, secrétaire à croquer ; l'homme qui me reçoit a tout du PDG et très peu d'un ex-prolétaire à part son ventre de buveur de bière et les traces d'une légère petite-vérole, costume trois-pièces, cigare, l'air agacé par ce rendez-vous qu'on lui a imposé ; la désertion c'est pas son truc en tant qu'ancien Feldwebel il ne comprend pas qu'on puisse se comporter ainsi. Il me demande alors mon passeport et se met à l'examiner longuement comme si la réponse à ses questions angoissantes se trouvaient dans ce document. Et elle s'y trouve : il part d'une tonitruante expression de compréhension style Ach So ! et se fend la pêche, Ja ! ça che beux gombrendre, fous êtes Alsssasssien ! Le pauvre esprit se croit encore quelques siècles en arrière et estime qu'il est logique que les Alsaciens ne se sentent pas concernés par la politique coloniale des Français, car ils ne sont pas de vrais Français. Je n'articule pas un mot, et il me raccompagne en donnant des ordres à la Secrétaire qui m'adresse provisoirement à un home pour jeunes apprentis jusqu'à ce qu'on me trouve un job, ce qui ne va pas être difficile. Soirée lugubre dans une sorte d'orphelinat de guerre où on fabrique le futur prolétariat social-démocrate. Je ne dois pas avoir très faim ce jour-là car la rata qu'on me verse dans mon assiette à la louche est réellement immangeable : un paquet de choucroute au goût innommable flanqué d'une tranche rosâtre et spongieuse qui faisait penser à du mou coloré et cuit à la vapeur. L'horreur, même pour un être affamé comme moi, habitué depuis quelques semaines à manger des nourritures aussi raffinées qu'abondantes. Le lendemain je ne demande pas mon reste et saute dans le premier tramway pour la gare. La seconde partie de mon billet devait me conduire à Bruxelles, autre nœud du réseau où François m'avait donné une adresse sûre. Encore un train et toujours le même plaisir, mitigé par une faim de plus en plus prégnante. Les excès de ces dernières semaines avaient considérablement abaissé le seuil de tolérance de mes besoins alimentaires, et arrivé à la frontière belge, je ne sais plus comment maîtriser ma faim malgré les cigarettes, derniers gardes-fou de la survie.
Nous finissons par entrer en gare de Bruxelles, celle du Midi. Etrange ambiance, dans les bistrots qui bordent les rues adjacentes, les gens dansent, néon et trictracs en service, je ne sais pas quoi penser mais la possibilité d'une fête nationale ou de quelque chose d'approchant me laisse craindre de ne trouver personne à l'adresse indiquée, une librairie située fort loin, à la Porte d'Ixelles, deux ou trois kilomètres à traîner mes guiboles épuisées, car il ne me reste même pas de quoi m'acheter un billet de tram ou de bus. Le soir tombe lorsque j'arrive devant la vitrine éclairée du Livre Africain, petite librairie qui se détache dans une ruelle assez sombre et étroite, la rue du Champ de Mars, une rue qui a pratiquement disparu depuis, l'Europe ayant envahi tout le quartier. Je rappelle en passant que nous sommes fin Juillet 1961. Il y a maintenant trois mois environ que je suis " en marche " dans le vide social, seul d'une solitude solide, encaissée sans reste dans l'existence qui ne connaît plus d'autres souffrances que quelques épisodes animaux dont l'essentiel est cette éternelle faim qui me poursuit depuis l'Allemagne de Pâques 60. Depuis cette époque je me suis plusieurs fois frotté à la faim, par accident mais aussi comme arme de défense, et lorsque je me décide - cela pourrait encore m'arriver - pour une grève de la faim, j'ai un certain entraînement, mon corps " sait " qu'il faut me ménager, une solidarité que seule une grande intimité peut faire naître. La Librairie se compose d'une seule grande pièce que découvre entièrement la grande vitrine où sont disposés quelques livres, assez peu, ainsi que quelques disques. A l'intérieur on distingue une grand table centrale chargée de l'essentiel du stock et qui couvre presque toute la longueur de ce rez-de-chaussée. Les murs sont tapissés de livres, de revues, de disques et de quelques affiches colorées. Tout au fond, ce qui semble être une caisse, à savoir une petite table chargée de quelques ouvrages de couleur blanche et, bonheur suprême, un jeune homme à lunettes qui semble taper sur une machine à écrire. Il lève la tête au petit tintement que déclenche l'ouverture de la porte que je finis par pousser courageusement en franchissant le seuil, et il sourit. Je n'oublierai jamais ce sourire, presque un rire, comme s'il connaissait d'avance l'histoire que j'allais lui débiter et la raison exacte de mon arrivée. Il me semble à peu près certain qu'il ne me prend pas pour un client quelconque, le téléphone arabe a déjà fonctionné, me dis-je en moi-même. Erreur, Pierre rit en permanence ; parfois sont rire atteint des tonalités tellement aiguës qu'on a l'impression d'une sorte d'hystérie, mais on sent aussi, tout en-dessous, quelque chose comme du mépris pour tout le monde, comme si la vie et les autres n'étaient qu'une vaste rigolade. Et pourtant les expériences que Pierre vient de traverser ne le prédisposent pas à la gaieté, sauf à considérer qu'il a pris le virus de l'Afrique Centrale, zone du monde où le rire tient lieu de morale universelle. Avant même de me poser la moindre question il me parle du Congo ex-belge, les livres blancs que j'avais aperçus sur son bureau portent le titre de Congo 58 et font partie, j'apprendrai ça par la suite, d'une série d'histoire immédiate réalisée par une association d'intellectuels, le CRISP, Centre de Recherches et d'Informations Socio-Politiques. En réalité, cet organisme privé publie chaque semaine ce qu'on appelle une " lettre confidentielle " à l'intention des cadres et dirigeants politiques, et depuis les premiers symptômes de l'indépendance du Congo-Belge, la tête pensante du CRISP, un certain Verhaegen, professeur au Lovanium - la première université créée à Léopoldville, l'actuelle Kinshasa - suit les événements au jour le jour et en fera un rapport annuel jusque dans les années noires de Mobutu. Mais les têtes d'œuf du CRISP ne s'occupent pas que de l'Afrique, malgré l'importance du sujet pour un pays en train de perdre l'une de ses importantes sources de richesse, une colonie qui produit la plus grande quantité de cuivre au monde (celui du Katanga), sans parler des autres métaux rares et des diamants qui justifieront la fameuse intervention française en 1977, lorsqu'une révolte mettra en danger la vie de quelques dizaines de colons français et belges à Kolwezi. Non, ces moines d'un genre nouveau préparent en silence un ouvrage qui fera du bruit dans le monde économique et politique belge, car il établit en détail le réseau des groupes financiers - sept au total - qui domine toute la vie économique du pays. Si je ne me trompe pas, la famille royale vient en tête par rapport à sa puissance décisionnelle qui se répartit dans des dizaines de Conseils d'Administration. Je crois qu'il aura fallu trois ans de recherche dans les différentes Chambres de Commerce et d'Industrie pour refaire ce puzzle passionnant. Ce livre est devenu introuvable et pour cause, car il démontre avec une clarté aveuglante comment on construit les fameuses " usines à gaz " financières qui permettent à des actionnaires minoritaires de prendre le pouvoir dans des entreprises seulement parce que ces mêmes actionnaires sont majoritaires dans un autre secteur dont dépend le premier, par exemple les banques.
Mon grand défaut me reprend, la digression. C'est plus fort que moi mais, ce sera du temps de gagné pour plus tard et nous évitera les mêmes explications plus loin. Donc, Pierre qui rigole toujours, s'enquiert de mes désirs et décroche le téléphone, en réalité un interphone qui fait apparaître quelques instants plus tard une magnifique créature blonde censée être la patronne. Doudou, tel est son surnom, son véritable nom est Anne Magis, me toise d'un air gourmand et prend un air rêveuse lorsque j'évoque le message que le François de Lausanne m'avait donné pour elle. Mais comme je n'en peux plus, mon estomac prend le dessus et je déclare sans ambages que je suis mort de faim et sans le moindre moyen pour éviter l'agonie. Doudou et Pierre se regardent en riant et nous voilà en route pour le plus beau et le meilleur fast-food que j'ai jamais expérimenté. C'était un Wimpy, le premier des Mac-do européens, d'origine britannique si je me souviens bien, et dont les hamburgers étaient de vrais chefs d'ouvre comparés à la bouillie pré-machée que servent les grandes chaînes de fast-food aujourd'hui. Inconscient ou insensibles à ma faim dévorante, Doudou et Pierre me font servir deux de ces petits sandwichs à la viande qui servent à peine d'avant-goût au repas que j'escomptais. Sortant de ma réserve, j'avoue mon état de délabrement diététique et on me remet une tournée dans la rigolade générale. Mais la soirée est loin d'être terminée, car il va se décider à l'instant ou presque de mon destin immédiat : Pierre part d'un éclat de rire pour dire très sérieusement que mon arrivée tombe bien car il avait l'intention de repartir au Kivu, partie Nord-Est du Congo, où il avait séjourné quelques mois au paravent et que je pourrais le remplacer à la librairie au pied levé. Il veut repartir malgré les dangers qui se sont profilés là-bas depuis l'assassinat de Lumumba et j'admire cet étudiant à peine sorti de ses livres et qui ne songe qu'à crapahuter dans la précarité et le danger quotidien simplement parce qu'il a eu le coup de foudre pour cette région du monde et pour les Congolais. Mais, il cachait peut-être tout à fait autre chose, je ne peux plus rien affirmer de bien sûr à propos de tout ce qu'on me raconte ces temps-ci. Mais il n'en reste pas moins que les regards appuyés de Doudou me confirment dans l'espoir que la proposition de Pierre est déjà acceptée, et le soir même les événements vont confirmer mon optimisme.
Ici se place une question grave, l'une de ces interrogations qui provoquent parfois, lorsqu'on voyage honnêtement dans sa mémoire, des soupçons de remords. Je dis des soupçons, car rien n'est jamais clair quand on va chercher quarante ans en arrière, des faits si fragiles et les rassembler de manière cohérente. Je vous rappelle donc qu'à Lausanne c'est François qui m'avait donné l'adresse de Bruxelles, en précisant que Doudou, Anne, avait été sa petite amie lors de son séjour rue du Champ de Mars. Comme je deviens à mon tour le petit ami d'Anne, et ce en deux heures seulement, se pose la question de savoir si je trahis quelqu'un ? Je ne me souviens ni du fait que François était resté l'ami d'Anne, au sens plein du terme, ni qu'il m'ait mis en garde contre un éventuelle liaison avec elle. Anne elle-même ne me parle même pas de François ni de sa liaison avec lui. Or, quelque mois plus tard, je vais voir débarquer Gobi, mon ex-compagnon de caserne, qui avait fini par déserter et rejoindre, je ne sais pas comment, les réseaux de soutien. De toute façon ce personnage est tellement louche que je préfère le classer parmi les suspects qui ont joué la carte des Services pour échapper aux corvées classiques. La rencontre est amusante, j'ai pris ma place au fond de la librairie, là où était assis Pierre, et je voyais donc parfaitement bien les chalands qui s'arrêtaient devant la vitrine, et c'est ainsi que j'aperçois Gobi qui paraît hésiter à franchir la porte de la librairie. Je ne me pose même pas la question de savoir comment ce garçon se trouve ici, par quel miracle je le vois là, alors que rien ne nous rattachait d'une manière ou d'une autre. Je finis par mettre un terme à sa visible hésitation et m'élance à sa rencontre. Retrouvailles normales, c'est à dire enthousiastes, même si je sens dans son comportement quelque chose de bizarre, il paraît gêné et ne sait pas comment s'exprimer, ma gentillesse spontanée lui avait coupé l'herbe sous le pied : car il venait pour me trucider, rien moins que cela ! Mais avant de tout m'avouer, je n'ai pas eu peur une seule seconde, il se met à me chercher des poux du genre : pourquoi tu ne m'as pas écrit, tu devais m'aider à sortir de Toul etc… C'était archi-faux, et le jour où je quittai le 156ème CIT de Toul pour toujours, il se moquait presque de moi tant il était heureux de sa nouvelle condition de petit-chef au mess des officiers. Ce que j'ignorais, c'est qu'il n'a pas tardé à se faire prendre dans le petit trafic qu'il avait organisé pour puiser dans les stocks de la cuisine et organiser un petit marché fort lucratif. C'est donc dans sa cellule qu'il a pensé à la solution de la désertion, l'avenir ne risquant pas de s'améliorer pour lui le restant des trente mois qu'il avait encore à faire. Mais la vérité était qu' il n'est pas venu pour me tuer parce que je l'avais " abandonné " à son sort, en réalité, il a fini par m'avouer qu'il venait me faire la peau, avec un couteau, sur un contrat de François, furieux en apprenant que j'avais " pris sa place " auprès de Doudou ! Même Doudou en a ri, me rassurant sur la réalité de leur relation, bel et bien terminée depuis longtemps. Gobi est reparti et je n'ai plus jamais entendu parler de lui, pas plus que de François, étranges personnages dignes de seconds rôles de séries B américains. Je n'ai même jamais vu l'arme avec laquelle il était sensé m'enlever la vie, mais une chose est sûre, c'est que si François lui a payé le contrat d'avance, il aura perdu tout son argent. Pour en finir avec ces deux jeunes gens, je pense pouvoir affirmer qu'ils ont mangé à tous les râteliers, y compris ceux de l'armée et de la police françaises, et sinon ils se sont laissés manipuler de la plus belle manière. La preuve en est que je n'en ai plus jamais entendu parler, ni en Europe, ni en Algérie, ni dans les quelques semaines de clandestinité que j'ai passé à Paris en 1963, c'est simple, personne ne les connaissait. Ce qui est certain en revanche, c'est que l'officier qui me reçoit à la " piscine " en 1965 lorsque je rentre en France pour me rendre aux autorités, ne me demande aucun détail sur mes activités, il sait tout ce que j'ai fait pendant quatre ans et demi, minute par minute et tous les gens que j'ai fréquentés. Frime ? Vérité ? En y repensant souvent par la suite, j'ai découvert bien des pièces du puzzle qui pouvaient expliquer qu'un officier du Deuxième Bureau puisse, depuis un bureau de Paris, suivre ma carrière si erratique. Nous n'en étions pas encore à l'époque des satellites espions et du réseau de caméras qui couvre le monde. Reste qu'il ne faut pas oublier les autres services secrets, et la coopération occasionnelle ou permanente entre eux. Pendant que le Deuxième Bureau me perdait de vue, les services de Salazar, la PIDE portugaise, prenaient la relève ou simplement la CIA qui était partout en ces temps-là et qui, heureux paradoxe pour moi, avait plutôt pour politique de nous aider contre le colonialisme tout en coopérant avec les Français, bien évidemment unis contre les gauchistes que nous étions.
Et c'est ainsi que commença pour moi une époque dorée. Doudou avait fixé dès le lendemain mon salaire à six mille francs belges, ce qui correspondait à l'époque à deux Smig français. De plus, j'étais logé dans le duplex qui occupait les deux et troisième étage de cette classique demeure bruxelloise dont le rez-de-chaussée occupe une bonne moitié du bâtiment, les trois autres étages de plus en plus petits, étant réservés au petit personnel. Doudou et moi vivions séparément au deuxième étage et je m'étais aussitôt mis à faire la cuisine, coquettement installée sous le toit et où nous prenions nos repas. Je fais aussi la découverte de l'hygiène américaine, salle de bain sur le pallier avec douche, en France de telles installations sont encore considérées comme du luxe. Mes journées commenceront donc toutes avec une douche fort agréable, mes cheveux faisant connaissance avec ce produit aujourd'hui banal qu'est le shampoing. Lui devrai-je ma calvitie précoce ? En tout cas le changement de régime capillaire est radical, ma tignasse graisseuse devient une chevelure gonflante et brillante naturellement, mais au bout de quelque semaines je dois constater que les cheveux s'en vont presque par touffes entières, et la tonsure ne tarde pas à apparaître, symptôme terrifiant sur le coup mais qui me servira de leçon contre ma coquetterie ridicule. Le travail qu'on me confie est simple mais assez divers et volumineux. D'abord la vente des livres, la partie la moins prenante de mes tâches car cette librairie spécialisée dans les livres sur l'Afrique n'attire que peu de monde, et le chiffre d'affaire est faible. Mais nous travaillons aussi pour le CRISP dont je parle plus haut, à savoir que les ventes de cette maison d'édition passe par nous, et je passe mon temps à emballer des colis de livres pour l'Amérique dont les bibliothèques universitaires nous achètent systématiquement tout ce qui paraît - j'apprendrai un jour pourquoi - et à en dresser les factures. Enfin, last but not least, nous recevons chaque mois le catalogue de l'Edition Française, et après un tri portant sur l'Afrique, je rédige et ronéote une petite revue mensuelle qui prend le même chemin que les livres du CRISP plus quelques autres destinataires. Bref, j'apprends ainsi une demi douzaine de métiers dont la dactylographie, la comptabilité, la reprographie - il n'existe pas encore de photocopieuses - et pour finir je fais un tabac avec mon art culinaire. Il faut avouer que les Belges de cette époque mangent vraiment mal. Ils avalent n'importe quoi, et leur alimentation repose sur deux grandes catégories de plats, si on peut appeler ça des plats, à savoir les " cannibales ", sortes de sandwichs à la viande crue assaisonnés de sauce tartare, et puis les frites également tributaires de cette sauce à moitié mayonnaise. Dans les "bons restaurants " on sert une sorte de daube à la bière, un bœuf bourguignon saumâtre et spongieux.
En quelques semaines notre cuisine devient un lieu de rencontre de tous les amis et amies de Doudou, et ils sont nombreux. Je deviens célèbre à travers la capitale belge et on m'invite pour faire mes lapins à l'alsacienne ou mes choucroutes dont j'ai bien du mal à trouver les ingrédients. Mais à cette époque, la Belgique est encore riche, c'est l'Amérique européenne, et on trouve tout vingt-quatre heures par jour. Il m'arrive de commander un poulet rôti sur les coups de deux heures du matin, plaisir que j'attends en fumant un gros Havane et en dégustant un verre de whisky, et cette fois du Chivaz, sur un air de Vivaldi, et tout cela sans vivre au-dessus de mes moyens, mes revenus épongent toutes ces dépenses sans problème. Et quelle vie nocturne ! C'est sans doute la seule époque de ma vie où je vis la nuit, où je fréquente une ou deux boîtes de nuit congolaises (on dira plus tard zaïroises) et où je danse comme un fou, la plupart du temps je suis le seul blanc et je finis par devenir un habitué privilégié et reçu à bras ouverts. Quand je ne vais pas chez les blacks, je descends au Petit Lénine, un bistrot comme il n'en existe plus, géré par un Espagnol qui ne débite que du vin rouge de son pays et des saucissons secs de Cordoue, un régal. Les tonneaux forment la décoration d'une immense salle où les clans ont leurs zones privées, dont celle des surréalistes du mouvement Cobra. A deux pas, deux autres troquets qui survivront parce qu'ils ramassent toute la zone droguée ou skin, le Papier à Cigarettes et surtout le Welcome, situé au cœur de ce qu'on appelait le " ventre " de Bruxelles, à savoir une enfilade de restaurants de toutes nationalités qui attirent tous les soirs des milliers de touristes et de bourgeois qui s'ennuient chez eux, la télé n'est pas encore ce qu'elle est devenue, il n'y en a pas ni chez Doudou ni chez la plupart de ses amis.
Partout où je passe, mon plaisir est solitaire, je jouis de la contemplation d'un monde qui semble heureux de vivre, Bruxelles est une ruche où s'opère un curieux mélange des classes sociales et où il fait bon exister. J'y reviendrai passer quelques mois trois ans plus tard avec le même plaisir, la ville n'avait pas encore changé, mais dans les bureaux du bourgmestre on dessine déjà les plans de l'autoroute de ceinture qui va tout simplement détruire la plus belle ville d'Europe. Ma liaison avec Doudou est étrange. J'ai vingt ans, elle en a plus de trente et notre communauté de vie se résume au sexe et au travail de la Librairie. Mais nous faisons chambre à part et je dispose d'une rare indépendance. L'explication n'est pas simple, car en réalité, Anne est la fille unique d'une famille aristocratique, son père est général et ces gens ne veulent pas entendre parler et encore moins connaître les amants de leur fille. Le samedi elle quitte donc la rue du Champ de Mars et je la revois le lundi matin dans son bureau. Son meilleur ami, Jacques Coenen, deviendra le mien par un hasard qui fait que je lui sauve la vie. Drôle de citoyen, ce Jacques, descendant d'immigrés russes sans doute juifs, mais il ne faut pas en parler, il étudie jour et nuit et ne se sustente pratiquement qu'avec des litres de café. Or il est titulaire d'une maladie assez rare dont j'ai oublié le nom, sorte de paralysie soudaine des extrémités ; ses mains deviennent toute blanche comme si tout le sang s'en retirait d'un seul coup et il perd l'équilibre car il se passe la même chose dans ses pieds. Un jour je passe en coup de vent dans sa petite chambre de bonne où il passe son temps à lire et à écrire et le trouve dans le coma, tout simplement. Pompiers, hôpital, Jacques est sauvé in extremis mais le diagnostic est bizarre, allergie au café, mon ami avait dépassé la dose permise et la combinaison avec sa maladie a fait le reste. De ce jour il me voue une amitié sans limites et sans conditions jusqu'au jour, près de quinze ans plus tard, où il disparaît brutalement de ma vie, il ne répond plus à mes lettres, je n'arrive même pas à le retrouver, drame personnel qui est loin d'être résolu car tout se mélange comme on le verra plus tard. Jacques réussira brillamment ses études d'ethno-sociologue grâce à une thèse extraordinaire sur le nomadisme. De nos discussions interminables surgira des années plus tard l'une de mes idées fondamentales sur l'histoire de la pensée et sur le sens même de notre Histoire. Il apprendra en quelques mois le flamand car on lui propose une Chaire à La Haye où il passe quelques mois avant de revenir à Bruxelles. Ici il faut placer l'étrange histoire amoureuse de Jacques Coenen, l'inventeur des plus époustouflants canulars de Belgique (les Belges sont de grands amateurs de canulars et on se souvient du faux satellite russe découvert dans un jardin, et qui s'était révélé devant toute la presse internationale n'être qu'une grosse passoire à légume hérissée de fausses antennes), un homme donc qui dissimule sous un air pincé et blafard un goût passionné pour l'humour. A l'époque où je fais sa connaissance, Jacques ne fréquente que les dames de petite vertu, et n'en démord pas, il ne se remettra jamais en couple et finira sans doute sa vie dans les bordels ou dans les rencontres de passage de préférence payantes.
Il avait été follement amoureux d'une jeune Bruxelloise qui se moquait ouvertement de lui. Tout en lui laissant croire qu'elle était sensible à son sentiment et qu'elle était son amie pour la vie, elle poussait le sadisme jusqu'à l'obliger à l'accompagner chez ses amants, sans rien lui dire. Mais pendant qu'elle faisait sa petite affaire, Jacques poireautait devant la porte en attendant le retour de sa belle. L' affaire prit fin le jour où Doudou, qui était la confidente de cette fille de peu de vertu, lui brisa le cœur en lui révélant toute l'affaire. Détail écœurant, sa petite " amie " avait complaisamment raconté à Doudou comment Jacques faisait l'amour et surtout comment il pliait avec application ses vêtements avant de se glisser sous les draps. Ce détail reflétait hélas assez bien le caractère de mon ami, de même qu'un comportement étrangement silencieux, or tout cela avait une explication extrêmement simple : la mère de Jacques était infirmière de nuit, et en bon fils qu'il était, Jacques s'appliquait à ne pas la réveiller le jour, pendant qu'elle dormait, et faisait tout pour lui éviter des soucis de ménage. Il en avait contracté une sorte de rigidité comportementale qui contrastait étrangement avec son goût pour la farce et le canular. Pour finir, l'étudiant malheureux décida qu'il ne toucherait plus jamais une femme sans la payer sur le champ, c'est à dire qu'il ne fréquenterait plus que les prostituées, engagement qu'il tint aussi longtemps que je le fréquentai. Il me racontait même souvent comment " ça " se passait chez les dames qui se montrent dans les vitrines d'Amsterdam ou de La Haye. Comment on règle en Gulden selon le nombre de minutes désirées, minutes que va comptabiliser un réveil-matin à la seconde près. Jacques semblait dévoré par une tragédie intérieure, liée peut-être à son origine russe que rien ne laissait transparaître dans son aspect physique, mais qui éclatait dans ses sautes d'humeur qui me faisaient penser à des personnages de Dostoïevski. Un jour que nous l'avions invité pour l'anniversaire de Doudou, il arrive avec un cadeau assez banal mais qui tombait très bien, un carton renfermant une douzaine de verres à vin, article qui commençaient à nous faire défaut. Nous mangions donc en dégustant un millésime fort " goûteux " lorsque tout d'un coup il s'empare de son carton, en sort un à un chaque verre et les fracasse contre le mur de notre petite cuisine qui en resta coite. Nous aussi. Il ne s'expliqua jamais sur cet incident, nous dûmes nous résoudre à comprendre par nous-mêmes qu'il était vexé par la médiocrité de son cadeau qu'il faisait à une époque où il vivait dans un dénuement total. Car Jacques ne vivait que d'une bourse fort maigre, et nous faisions tout ce que nous pouvions pour lui rendre la vie plus agréable, mais il y avait quelque part un orgueil astronomique, mystère dont il garde encore aujourd'hui le secret. Le Livre Africain, qui se présentait comme une sorte de filiale de Présence Africaine, la célèbre maison d'édition de la rue des Ecoles à Paris, servait non seulement de point de réseau pour les passeurs de valises, mais aussi de centre Emmaüs pour quelques paumés, encore bien plus paumés que Jacques.
Il y avait Bernard. Ah Bernard ! Petit, chauve et le nez chaussé de lunettes épaisses et rondes à monture de corne artificielle, toujours vêtu d'un par-dessus qui tombait jusque par-terre, Bernard vivait dans une cave, ne mangeant que les restes de nourriture qu'il crochetait dans les poubelles des beaux quartiers. Doudou m'a décrit un jour le type de menu de Bernard, mélange de poisson, de riz moisi et de restes de pâtisserie, le tout mélangé et cuit à grand feu sur un camping-gaz. Mais Bernard avait une histoire passionnante et effrayante à la fois. Fils d'une des plus grandes familles juives de Bruxelles, qui possédait l'un des plus grands magasins de vêtements de marques de la capitale belge, Bernard avait commis la plus grande faute que l'on pouvait commettre pendant les derniers mois de la guerre. Atterré par le sort que les nazis réservaient aux Juifs, Bernard changea d'identité et non seulement se détacha de sa famille, mais s'engagea dans la Légion Charlemagne, qui en Belgique s'appelait je crois la Légion Azur, et finit la guerre dans les rangs comme SS de la Wehrmacht sur le front russe. Survivant miraculeux, il rentre en Belgique et commence alors pour lui une vie de clochard, car il se cache et se punit du crime qu'il pense avoir commis contre sa famille. Pourtant, les autres survivants de cette famille ne lui en veulent pas et ils sont heureux de le recevoir une fois par mois, tentant sans succès de le réintégrer. Bernard était un peu le cauchemar de Doudou car le Livre Africain était sa vraie famille, et lorsqu'il venait, engoncé dans son long manteau de tweed épais et lourd, il n'arrivait plus à repartir. Parfois nous restions une heure sur le pas de la porte, bien après la fermeture, à essayer de le persuader de rentrer chez lui, sachant le cœur serré que ce chez lui n'était qu'une cave sordide où il couchait à peu près dans les mêmes conditions que sur le front où les Allemands, nullement dupes, l'avaient envoyés. Car il faut ajouter que s'il existe une physiognomonie sémite, alors Bernard était un prototype parfait du Juif, tel que les affiches le caricaturait dans les expositions antisémites. Bernard était la souffrance faite homme, mais il avait découvert avec une sorte de génie prophétique un continent où il pouvait encore perdre l'identité qui lui collait à la peau avec sa mémoire douloureuse, à savoir celui de l'écologie. Ca avait commencé avec la diététique à laquelle le confrontait chaque jour sa pauvreté intégrale, ou son avarice qui sait ? Bernard avait construit tout une théorie de l'équilibre calorique sur la base des mélanges qu'il faisait pour survivre et étudiait très sérieusement la composition des aliments qu'il arrivait à récupérer dans les poubelles et sur les marchés de la ville. Il prétendait même que chacun de ses repas était calculé en fonction de cette théorie, et qu'il mangeait en réalité fort bien, même si la seule évocation de quelques uns de ces mélanges me soulevait le cœur. Bernard aimait quand-même ma cuisine, et je ne sais pas pourquoi, mais j'aimais Bernard, et souvent c'est moi qui le retenais pour continuer de discuter jusque tard dans la nuit. Doudou attendit longtemps avant de me confier le secret de sa vie, mais cela ne changea rien dans mes sentiments à son égard, fortifiant peut-être mon intérêt pour cet être que résumait à lui tout seul le mot déréliction.
L'Afrique est bien loin de tout cela quand j'y songe, mais il n'en est rien. Mon passé familial et les rêves d'enfance qui y étaient liés, me prédisposait à une véritable passion pour ce continent, et partout où je passais du temps à ne rien faire, les bistrots, le salon vide du dimanche, les rares moments de calme dans la librairie, je lisais. Systématiquement tout ce qui garnissait nos rayons, de Leiris à Balandier mais aussi les romans qu'éditaient avec beaucoup de mérite Présence Africaine et Maspéro ou l'Italien Feltrinelli, nos principaux fournisseurs. J'appris à connaître la littérature négro-africaine comme on disait, car des auteurs comme Aimé Césaire ou Edouard Glissant, originaires des Antilles faisaient partie comme Senghor ou Amadou Ampate Ba des grands écrivains de cette famille. Ces personnages passaient eux-mêmes assez souvent à Bruxelles, et Doudou organisait chaque fois des conférences, activité qui l'avait jadis conduite au métier de libraire. Elle s'était rendue célèbre par sa présence régulière à toutes les conférences organisées par le CRISP ou d'autres associations politiques ou littéraires où elle se rendait avec une valise remplie d'œuvres édités par Présence Africaine, une manière bien à elle de militer sans perdre son temps. En 1961, ces écrivains, excepté Senghor qui n'était pas seulement poète mais déjà Président du Sénégal et Césaire qui était député de la Martinique, étaient mal connus voire pas du tout du grand public. Aujourd'hui ce sont des monstres sacrés de la littérature et ils le méritent bien, de même que des auteurs algériens à l'époque encore interdits en France comme Mouloud Feraoun, Mohammed Dib et surtout Kateb Yacine, auteur pour lequel j'avais une dilection toute particulière. Dans les rencontres plus intimes, l'homme qui m'impressionne le plus, c'est Césaire, mélange de force et de sagesse tranquille, véritable poète de la trempe de Rimbaud et parole remplie d'humour. Le best-seller du moment était le fameux ouvrage de Franz Fanon, les Damnés de la Terre, préfacé par Sartre et que nous vendions comme des petits pains. Il nous arrivait aussi de voir passer en coup de vent des personnages du monde politique comme Tchombé, l'homme qui avait tenu à porter le dernier coup fatal à Lumumba, ou encore l'un ou l'autre de ses nombreux fils. A cette époque l'homme que Mobutu fera assassiner au Maroc plusieurs années plus tard, régnait sur le Katanga dont il rêvait de faire son empire, à la manière de Bokassa. Il réunissait donc toute une documentation sur les Lundas, l'ethnie majoritaire de sa province et payait cash et très cher de vieilles éditions de la revue Zaïre, publication éditée par les africanistes et les ethnologues belges qui défilaient également dans ma petite échoppe. L'une de ces commandes, qui rapportera une forte somme à l'antiquaire que j'avais déniché me procure une nouvelle occasion de me caser dans une brillante carrière, car le propriétaire du stock de livres antiques est un vieux monsieur qui s'éprend littéralement de moi et me propose de devenir son adjoint en me promettant le leg de toute son entreprise le jour de sa mort : une fois de plus je vais dire, non, merci, pas de commerce. Pas de regrets, juste un petit pincement au ventre, quand-même ! Un jour je vois débouler un Européen corpulent et semble-t-il pressé : donnez moi tout ce que vous avez sur le Congo. Mazette, la belle facture me disais-je en moi-même, car il repartit en effet avec une valise remplie, direction l'aéroport où il avait un avion pour Léopoldville. C'était Eric Rouleau en personne, un grand reporteur du Monde basé au Caire mais qu'on avait chargé de couvrir les événements qui continuaient d'agiter l'ex-Congo Belge. Car entre-temps le CRISP produisait en série ; à Congo 58 succéda Congo 59 puis 60 et on était en route pour 61. Par touches successives j'apprends pas mal de choses sur cette officine " sociologique ", des choses qui m'ouvrent toutes sortes de perspectives de compréhension de faits et d'événements ultérieurs. Dans le conseil d'administration figure un certain Jules Libois, l'un des négociateurs du Traité issu de la Conférence Charbon-Acier, la CECA, le premier pas de l'Europe de demain. Or, par recoupement, j'apprends aussi que cette même publication est financée par la Ford Foundation, mécénat dont je touche indirectement ma rémunération, car les bénéfices de la librairie sont loin de produire deux salaires, celui de Doudou et le mien. C'est pourquoi je travaille presque plus pour les envois vers les States que pour la vente directe. Du coup je comprends aussi beaucoup d'autres choses, comme la présence du Lovanium à Léopoldville (Kinshasa), université largement sponsorisée par des Fondations américaines et où enseigne notre Verhaegen. Une sorte de boucle est bouclée, j'ai mis le doigt sur un aspect de la politique américaine en Afrique dont l'essentiel est de soutenir les mouvements de libération et de surveiller les événements par le biais d'une institution apparemment indépendante des mouvements politiques. Belges et Américains crurent même à un moment avoir trouvé l'homme de la situation après l'assassinat de Lumumba et la crise qui a suivi. Le Premier Ministre Cyril Adoula était un modéré sorti du Lovanium et on a cru pendant quelques jours qu'il réussirait à mater à la fois la révolte katangaise et celle du Kasaï où un certain Kalondji s'était déjà proclamé Empereur. Mais las, le Département d'Etat choisit finalement un homme à eux, ex-agent de la CIA, un certain Mobutu, déjà sous-officier dans l'armée coloniale. Ce dernier fit le nettoyage sans scrupules, allant jusqu'à piéger son principal opposant, Mulele, réfugié à Brazzaville en lui proposant la paix des braves. Après un retour triomphal à Léopoldville, le pauvre se retrouva sur la table de Mobutu, coupé en petits morceaux qu'on se partageait dans une folle gaieté. Mais les relations entre Washington et Bruxelles s'étaient déjà gâtées bien avant, lorsque Lumumba demanda l'intervention de l'ONU pour mettre fin à la révolte katangaise et aux massacres qui opposaient Balubas du Kasaï et Lundas du Katanga. C'est le fameux " accident " d'avion où mourut le Secrétaire Général de l'ONU, le Suédois Dag Hammarskjöld. En réalité l'avion aurait été abattu par les forces de Mobutu, mais on ne saura jamais le fin mot de ce mystère. Il reste que l'événement ralentit considérablement l'action des troupes de casques bleus qui finirent par quitter le pays en laissant Mobutu maître des lieux et des vies. L'analyse géopolitique que l'on aurait pu faire à l'époque aboutissait à un constat étonnant, on se trouvait devant une mini guerre mondiale qui opposait les pays européens et la Russie soviétique aux Anglo-Saxons, Américains en tête. C'est aussi au Livre Africain que je me cultive sur le destin du Ruanda et du Burundi ainsi que sur la politique de colonisation religieuse menée par les évangélistes américains afin de former des cadres anticolonialistes dont Simon Kimbangu fut un exemple célèbre. Mais il faut s'imaginer le phénomène à l'échelle du continent et cela permet de comprendre bien des événements qui ont ensanglanté la plupart des pays au Sud du Sahel, de longues années encore après leur indépendance.
Mais comme on sait, il y a toujours un temps de latence ou d'inertie entre les événements bruts et leur conséquences sur des structures anciennes qui avaient tissé des liens solides et fait leurs preuves pendant les années brûlantes qui menèrent à l'indépendance de cet immense pays, objet de toutes les convoitises et base idéale pour les Américains qui comptaient bien, tôt ou tard, faire la loi sur le continent tout entier. Le CRISP et les affaires continuaient donc leur petit trot et je vivais un temps splendide dans la ville la plus libre du monde. Détail à ce propos : non seulement je n'ai jamais été inquiété en tant qu'immigré clandestin, mais on m'avait automatiquement enregistré comme réfugié politique et j'étais traité comme un Belge, profitant même de soins hospitaliers gratuits lorsque l'occasion se présenta ce qui ne tarda pas. Je vais faire court, mais les maux qui n'allaient plus jamais cesser commencèrent là, dans une vie certes actives, mais que l'on pouvait considérer comme un véritable cocooning comparé à mon existence trépidante des mois précédents et, de ce qui allait suivre. Un jour donc, j'eu mal au ventre d'une manière nouvelle, nouvelle car je souffrais évidemment comme tout le monde de gastralgie, d'aigreurs d'estomac, malaise qui remontait pratiquement à la mort de papa. Mais cette fois c'était une douleur sourde, pesante, continue et qui n'avait plus rien à voir avec les brûlures d'estomac ou même une indigestion. Aussi, le médecin que je consulte n'hésite pas un instant pour diagnostiquer un ulcère en formation. Ma culture historique me permet immédiatement d'adhérer à son idée, car je me suis souvenu que l'ulcère à l'estomac avait été le cauchemar des soldats pendant la Grande Guerre. Remarque en passant : je ne dirai jamais " poilus de la Grande Guerre " car ce terme était une marque de mépris que les soldats n'appréciaient pas du tout, être un " poilu " c'était être un animal couvert de poils, anonyme et bon à faire de la chair à canon. L'ulcère à l'estomac était donc une maladie dite psychosomatique. Les premiers médicaments que je me vis prescrire sont des neurovégétatifs et des pansements gastriques, sans parler du régime alimentaire qui allait avec mais que j'ai mis beaucoup de temps à me mettre à respecter. Et puis il fallait boire du lait, un maximum de lait cru, chose que je ne détestais pas et qui, en effet, calmait sur le coup l'arrivée d'un spasme. Or, tout cela ne dura qu'un temps, et mes douleurs persistaient, même si un certain mieux s'était installé avec la médication du bon docteur bruxellois. Ce sont alors mes premiers examens invasifs, comme on dit, c'est à dire radiologiques avec produits de contrastes, et surtout mon premier lavement intestinal baryté. A cette époque on est loin de la technologie des coloscopies actuelles, on vous remplit tout simplement le ventre avec cinq litres de produit de contraste et on fait des clichés pendant que vous tentez de toutes vos forces de contenir dans la douleur cette quantité de liquide dans vos intestins. Mais le résultat est aussi bon, certains disent meilleur, que les images obtenues aujourd'hui par les endoscopes les plus sophistiqués - il faut préciser que les appareils d'aujourd'hui ont d'autres avantages comme la détection et l'ablation des tumeurs qui tapissent souvent le colon -. Bref , résultat : mon gros intestin est pourri de diverticules, comme un vieillard, me dit-on étonné. On ajoute que ces sortes d'appendices qui se forment avec le temps sont l'objet de fréquentes inflammations, douloureuses mais pas dangereuses sauf en cas d'infection. On ne donne aucune suite, sauf un médicament miracle, une poudre dont j'ai oublié le nom et qui sera retiré du commerce quelques années plus tard pour risque de cancer. Pendant quarante ans je vais continuer de souffrir abondamment de cette " diverticulose " permanente, et il faudra attendre que j'ai soixante ans pour qu'un jour je me retrouve à deux doigts d'une perforation de la paroi intestinale, et donc mes jours sont en danger. On m'opérera en l'an 2000, me laissant un nombre appréciable de ces appendices douloureux pour ne pas m'enlever une trop grande longueur du colon. Bref, j'ai toujours mal… La douleur est une dimension quotidienne de mon existence, je paye les crimes d'une autre vie, sans doute.
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