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mmm le bô Paulounet, je ne m'en lasse pas...


Dimanche, 6 juillet 2003

Un Berlusconi en cache toujours un autre.


Il a fait fort le Premier Ministre italien en s'emparant des rennes du pouvoir européen, si toutefois un tel pouvoir existe : je suis au moins certain d'une chose, c'est qu'il n'existe pas beaucoup d'Européens qui connaissent exactement la teneur de ce pouvoir, où s'arrête le symbole et où commence la décision ? Peu importe, on possède quelques lumières sur les intentions de Sua Emitenza et cela nous suffit pour légitimer notre titre comme nous l'allons voir dans ce qui suit.

Donc Monsieur Silvio Berlusconi déboule au Parlement Européen où l'attendent évidemment quelques députés un peu grognons qui osent lui rappeler silencieusement, c'est à dire par panneaux interposés, que le politicien italien est " présumé innocent "… Apparemment fou de rage, notre homme sort les grands mots à la manière bien connue désormais de Le Pen, le spécialiste du détail. Mais le détail de son Eminence n'y va pas de main morte et le mot nazi explose comme une bombe dans l'hémicycle médusé. En gros, le premier ministre italien se gausse rigolard en affirmant gentiment que s'il devait tourner un film sur Auschwitz, il confierait le rôle de gardien à l'un de ces députés protestataires. Il fallait le faire, et la presse internationale ne tarde pas à se déchaîner sur ce détail, le Chancelier Schröder de s'étrangler de fureur et l'Allemagne de s'enfermer dans un deuil médiatique dont l'Europe se souviendra. Bon, les commentaires soulignent à qui mieux mieux que le politicien de Rome est un habitué des " gaffes " et de rappeler les grossièretés dont ce gentleman un peu plouc s'est déjà fendu sur divers sujets, dont la meilleure concernait la supériorité de la race occidentale, bref. Berlusconi, un malfrat de surcroît mal dégrossi ?

Tut tut. Je ne suis pas d'accord du tout. Ce Berlusconi sait donner la berlue au monde, ça c'est vrai, mais qu'il s'agisse disons de la nature intime d'un patron mal dégrossi, je n'en crois rien. Tout cela me paraît au contraire fort bien joué, en lieu et place qu'il fallait et en vue d'une stratégie longuement mûrie par cet homme dont on peut tout nier sauf l'ingéniosité qui est l'une des qualités qui le fait comparer au Duce lui-même. Il y a quelque chose de Mussolini en cet homme sorti de nulle part il y a quelques lustres et il y a fort à parier qu'il a attentivement étudié la carrière politique du grand homme qui a sorti l'Italie de son néant avant de l'y renvoyer, usé lui-même par une histoire qui allait décidément trop vite pour le satrape fatigué par les plaisirs qu'il était en réalité. Le nouveau Président semestriel de l'Europe s'est donc présenté de la plus mauvaise manière qu'on puisse, alors qu'on attendait un peu dans les couloirs feutrés qu'il s'applique précisément à dissimuler le mauvais genre dont il fait si fréquemment usage. Que non ! Monsieur Berlusconi attaque bille en tête en prenant de nombreux risques et en se mettant apparemment à dos une bonne majorité des nations qui forment déjà l'Europe et de celles qui vont nous rejoindre l'an prochain représentées sur place par des observateurs.

Renard. En relisant toujours Hannah Arendt, on se rappelle que le fascisme s'est construit sur la science de la propagande, ce qu'on appelle aujourd'hui les médias. Et Silvio a tout juste dans son entame lorsqu'il lance sur le champ une sorte de gambit vis à vis de tous les roitelets et princesses de cette auguste Assemblée. Il enfonce bien son poing dans le ventre mou de la salle médusée du haut de sa taille lilliputienne mais auguste et bronzée : mais c'est pour mieux vous croquer mes grands-mères de la vieille Europe. Et les grands-mères marchent, ou font semblant, car il ne faut quand-même pas prendre tous les enfants de chœur pour des canards sauvages, il y en a bien dans la grande salle qui se doutent de quelque chose, ou alors c'est à désespérer. Monsieur le nouveau Président semble annoncer la couleur habituelle, celle qui lui colle à la peau, mais dans sa manche il garde l'essentiel, à savoir les projets qu'il cultive depuis quelques mois dans son jardin privé mais dont on connaît déjà l'essentiel. Et c'est là qu'on devrait ne pas en revenir, car ces projets sont littéralement antinomiques aux lois qui régissent la mentalité d'un chef d'entreprise libéral, qui affirme gouverner son propre pays comme on gère un boîte quelconque et qui se caractérise avant tout par une allergie himalayenne à toute économie étatique et donc à tout projet économique qui échapperait aux lois sacro-saintes de l'offre et de la demande.

Or quels sont les projets de Monsieur le nouveau Président européen ? Des grands travaux ! Les grands travaux que les équipes successives de Mitterrand se sont usées en vain à proposer à Bruxelles pour donner du vent à l'emploi dans les années qui ressemblaient si fortement à celles qui nous attendent, et où l'on commençait à compter les chômeurs par millions. Croyez-vous que Monsieur le Chancelier Schröder, Monsieur Chirac ou même ce cher Tony vont lui mener la vie dure ? Lui mettre des bâtons dans les roues pour un projet qui arrange tellement tout le monde et qui va permettre de mettre entre parenthèses (pour faire un euphémisme) les critères de Maastricht sans y paraître ? Mais Sua Emitenza a tout juste, il va ramasser sa mise maintenant qu'il s'est habilement montré comme un politicien vulgaire et prétentieux qui ne veut même pas s'excuser ! Bravo, bien joué, car si les autres ne trouvent pas de parade, et il faudra faire vite car les projets du Premier Ministre italien ont été évidemment concoctés en commun et sont donc attendus par tous, le beau Silvio va empocher une mise énorme, il va signer de sa main le redressement de l'Europe, tout comme l'avait fait un certain Benito dans ses heures de gloire reconstruisantes.

Voilà le travail de ce qu'on appelle la médiatisation, car ne nous y trompons pas : si le succès est vraiment au bout de son mandat (et même un peu plus tard, juste ce qu'il faut pour les prochaines élections italiennes) alors son entame sera également légitimée. Méditez cela attentivement, c'est exactement ainsi que tous les fascismes se construisent : d'abord l'insolence et l'ouverture sur la vérité, puis la démagogie la plus efficace possible quitte à déroger à tous ses propres principes, pour refermer sur l'entame, ressortir pour de bon les griffes sorties pour rire au début du processus. L'ultra-libéral Berlusconi va lancer des grands chantiers européens ! Il va peut-être même prendre le risque de se fâcher réellement avec son ami Bush et Wall-Street, car ce keynésianisme n'est de loin pas fait pour plaire à la corbeille new-yorkaise. Mais peu importe, dans ce pari-là ce qui compte c'est le résultat, le capitalisme est fondé essentiellement sur la prise de risques, alors…. Bien joué Silvio. Messieurs de la Chère Commission, bonne cohabitation !

Lundi 7 juillet 2003

ONeON, qu'est-ce que c'est ?


La jeunesse de nos pays meurt de soif. De culture au sens le plus extrême c'est à dire urgent. Mon impression est claire : le désarroi s'agrandit d'heure en heure dans des générations qui ne savent plus de quel côté se tourner pour trouver à placer leur destin. Ce qu'on appelle si vulgairement la place au soleil, non sans raison car c'est bien d'une place au soleil qu'il s'agit, l'enfermement dans la caverne devenant tellement flagrant qu'il faut des petits matins de plus en plus douloureux pour le faire passer. Pensez ! La vie est là, à portée de main, et sans cesse tout se ligue pour qu'elle se dérobe sans cesse, qu'elle disparaisse comme sens, comme direction naturelle du marcher, du sentir, de l'aimer. Un certain " tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil " accélère chaque jour le déclin de ce bonheur naturel qu'on a perçu il y a si longtemps qu'on ne sait même plus quelle couleur il avait. Les paroles que l'on échange entre amis mûrissants sont de plus en plus vides, angoissantes d'inanité sans perspectives, commentaires qui sont comme aspirés par le totem du village mondial, le programme et les hommes de télévision, et pour quelques-uns ceux de la radio. On se cherche des identifications impossibles dans les bribes de réel passé à la moulinette du langage commun et crachés dans les micros avec le clin d'œil muet de la complicité douloureuse. Les aveugles cherchent des voix, les sourds demandent des images parlantes et tout finit toujours par un silence de mort, coupure mortelle du cours de l'existence.

Jadis aussi les hommes subissaient des moments intersticiels difficiles à passer, mais ces laps de temps étaient l'exception, ils scandaient même surtout les grandes occasions de la vie, l'attente des fêtes, de la maladie, de la mort ou de l'enfant à venir. Aujourd'hui le temps est devenu un immense interstice de vacuité que finalement seul encore le travail vient combler à sa manière frustrante et humiliante. Dehors, le monde devient de plus en plus dense. La civilisation est passé dans la phase de lissage de son projet architectonique et les paysages se pasteurisent au nom d'impératifs qui ne dépassent jamais la logique du circuler en rond, des visions esthétiques sans cesse convoquées au jugement des bavardages dits culturels. Ce n'est même pas de l'ennui, c'est de la soif qui atteint la moelle spirituelle abreuvée d'imbécillités en chaînes et qui se révolte contre cette naissance impossible et pourtant déjà là du non-être. Les plus vieux hochent la tête dans la rue, comme s'ils constataient en permanence que ce qu'ils attendaient était en train de se produire. Ils pensent tous avoir échappé à ça, et pourtant leur démarche incertaine trahit un désarroi quotidiennement maquillé par les rites d'une succession des heures à peine plus cohérente que ce qui ne peut plus se penser dans la tête de nos enfants.

Car c'est là que tout se passe, dans le cœur et dans l'esprit. La scène médiatique achève de trivialiser chaque jour un peu plus les beautés jadis imaginées dans les sourires des copines, et à vingt-cinq ans les couples se vivent en sexagénaires déjà usées jusqu'à la trame par tout, ce tout d'aujourd'hui, qui peut encore arriver, c'est à dire du destin jetable comme un stylo vide. C'est regrettable, mais hier encore les religions et les guerres animaient les visions, les terreurs internes et allongeaient chaque moment de sa seule substance. On riait de vivre parce que l'on côtoyait la mort. Même la mort, dans nos soirées dramatiques, est pasteurisée dans le faux vrai faux des mises en scènes de la télévision réalité. Mais les hommes ont soif, ça se sent et c'est un signe auquel il faut répondre. Ce qui m'attriste ou me met en fureur, c'est selon, ce sont les quelques vecteurs publics qui donnent à boire, ou font semblant car les hommes et les femmes qui les animent parlent entre-eux, s'entre-narcissisent autour de l'araignée de micros en faisant de belles phrases. Ils contribuent à figer le monde dans sa structure de castes du concept et de l'absence de concept. Voyez l'abîme qui peut séparer un jeune bachelier lambda déjà de son camarade d'hypokhâgne, mais tellement plus encore de ces chercheurs autistes qui ne partagent leur bonheur qu'avec ceux qui, du haut de leur culture laborieuse, leur donnent ici et là quelques preuves de reconnaissance. Ecoutez France-Culture, voici un média dont la vocation est de faire passerelle entre les conceptuels et tous les autres, et il ne le fait pas, même dans ses rubriques les plus proches de l'écoute collective à savoir l'information. De temps en temps et de moins en moins on peut y écouter avec une immense et tendre attention de vrais reportages, de vrais documentaires où l'on fait parler les non-parlants, mais ces émissions-là, dont pourtant l'actuelle directrice était l'une des pionnières, ou bien s'absentent résolument, ou bien sont relégués dans les horaires de catacombes.

Internet ? Oui, Internet. Mais ce réseau ne sort pas non plus du statut de catacombe, car c'est l'argent qui détermine le genre et tend ses pièges de fausse liberté. Lorsque je me suis lancé dans cette publication c'était par défaut, comme on dit en langage informatique, mais surtout pour me consoler de ce bâillonnement permanent auquel je me heurtais dans mon métier de journaliste. Apparemment je me suis également laissé entraîner dans le conceptuel, et tout cela est peu lisible, peu vendable comme on dit, mais je fais des efforts pour descendre des vanités superfétatoires, et le résultat prouve que je suis sur un chemin pas trop mauvais. Depuis maintenant deux à trois ans, je me suis créé un petit lectorat qui grandit chaque semaine, les logiciels d'espionnage me permettent non pas de les identifier individuellement, mais de m'assurer qu'il y a des fidèles d'OnèON. Je vous rappelle aujourd'hui que On è On est le concept des concepts, sorti tout droit de la Physique d'Aristote et il dit la plus simple des choses : le présent en tant que présent. Pas le présent des déclinaisons verbales, celui qui nous entoure de sa stabilité, de son être. Ce qui permet d'ailleurs de le traduire aussi par l'être en tant qu'être. Ma vie n'a jamais fait autre chose que de tourner autour de ce mystère, au début épais comme un mur de plomb, puis angoissant comme un vertige pascalien, et puis on è on est devenu le fond stable et immobile qui me fournit toutes les réponses, m'ouvrent toutes les portes de ce qu'on appelle la compréhension. Et comme le disait Hamelin, chaque acte de compréhension ouvre de nouvelles perspectives sur la nature de la compréhension. Or le rapport entre chacun de nous et ON è ON n'est rien autre que le terrain où croît et mûrit cette compréhension en extension et en compréhension, c'est à dire une compréhension qui s'étend sur la pluralité des choses, des êtres et des actes, mais qui s'approfondit en se transformant en direction d'une intimité qui fait de l'acte de comprendre celui de vivre le plus intensément qu'il est possible. Dans sa courte introduction à sa traduction de l'Ethique de Spinoza, Pautrat écrit que ce livre est la recette du bonheur, lisez pour atteindre le bonheur. Le è de On è ON le " en tant que ", finira ainsi par disparaître comme dans la mort, mais du vivant de celui qui s'exerce à le définir.

Oui, je suis persuadé que Internet est un instrument historique au sens où il est le produit de nos recherches sur ON è ON, envers et contre les théologies du sens jetable ou du fast-penser. Il y a un paradoxe immense dans la présence de ce réseau : il est le terreau d'une dialectique qui ne dépend d'aucune transcendance, mais contrairement à Dieu il est totalement muet et nous laisse entièrement tisser jour après jour, tels des Pénélopes modernes, les liens fragiles d'un dialogue virtuel. Mais virtuel ou pas, ce dialogue lorsqu'il s'installe, produit ses effets, dans les petites comme dans les grandes, dans les proches comme dans les lointaines affaires de ce monde. Sur Internet des hommes apprennent à parler avec d'autres hommes et non plus avec les représentants de telle ou telle caste, de tel ou tel district affectif, de telle ou telle science. Il y a certes un tri qui s'effectue rapidement, car il y a toujours un usage purement utilitaire de cet instrument, un usage qui laisse entre eux les sectataires du concept, et c'est tant mieux. Ils resteront dans leur rareté précieuse dont il connaîtront aussi un jour la vacuité.

Mercredi, 9 juillet 2003

Ah la Corse ! Quel pays adorable !


Je viens tout juste de regarder le reportage de la BBC sur l'échec de Nicolas dans l'île de Beauté et je rigole doucement devant la manière british de comprendre les événements français, avec ce petit soupçon de mauvaise foi qui vous ferait confondre la Corse avec l'Irlande. En résumé : le référendum a échoué, la violence est de retour. Sans préciser évidemment de quelle violence il s'agit, une manière comme une autre de suggérer que la France a aussi son Irlande, alors qu'il n'y a aucune comparaison à faire entre notre îlot qui compte les Français les plus doux de la nation et cette Irlande du Nord où la brutalité et le meurtre figurent pratiquement dans les matières scolaires. Je n'ai pas les chiffres, car les chiffres sont de plus en plus difficiles à obtenir (les sources de l'information se tarissent impitoyablement), mais la " révolte corse " n'a jusqu'à présent fait qu'une seule victime, c'est ce pauvre Préfet qui n'en pouvait mais. Les autres, car quand-même les indépendantistes ne sont pas des anges, ne sont que quelques larrons qui jouent aux cow-boys entre la politique et la délinquance. Bref, la Corse est l'une des régions les plus sûres de France, et je la connais bien depuis maintenant cinquante ans.

Mais alors que n'ai-je dû entendre ce matin sur France-Culture dont le journaliste de service avait choisi le plus nul des interlocuteurs qu'il avait sur sa liste d'intellectuels corses censés avoir quelque chose à dire sur l'histoire contemporaine de cette île. En fait il s'agissait d'un Xième couteau raffarinophile mort de dépit de voir s'écrouler son rêve de Girondin attardé qui trouve le moyen d'accuser les Français d'avoir trop de mémoire tout en se définissant lui-même et Jean-Pierre Raffarin comme de bons Girondins ! Il fallait le faire, hé bien c'est fait : aujourd'hui on tombe ce masque dans la France de Chirac le Bonapartiste (voir les analyses décidément surannées de Monsieur René Rémond1), aujourd'hui on n'hésite plus à se ranger dans le gang des traîtres à la République et Vive la subsidiarité ! Heureusement le bon Monsieur Slama était aussi de la fête ce matin, qui a remis quelques pendules à l'heure et notamment celle-ci dont je le félicite chaleureusement : pourquoi le gouvernement a-t-il cru pouvoir se passer de l'avis de tous les Français ? Pourquoi ce référendum qui concerne une partie de notre nation a-t-il été réservé aux voix des insulaires ? C'est un scandale constitutionnel que notre cher ami de droite n'a pas présenté comme tel, mais je lui suis quand-même reconnaissant d'avoir été l'un des seul à en parler et à en faire l'une des raisons éventuelles de l'échec de Nicolas. Brave Nicolas qui veut prendre la croix du Golgotha pour lui tout seul et jouer les fusibles dans une question purement raffarineuse. Cette erreur permet peut-être de se faire une idée de la personnalité de Nicolas, mais au fond une idée que l'on connaît bien depuis une certaine élection présidentielle, celle de l'opportunisme. Le défaut de notre Ministre de l'Intérieur est une trop grande précipitation dans les affaires, mais aussi et c'est plus grave, la mauvaise tendance à privilégier la méthode et la forme sur le fond.

De quoi était-il en effet question dans ce référendum qui, on le sait, n'est que l'application du plan Jospin, raison qui a fait que le PS s'est une fois de plus blâmé dans cette affaire en prenant, scandaleusement, le parti du Oui ? Je dis scandaleusement car l'idée de Jospin était moralement et du point de vue républicain inacceptable. Il faut remonter en arrière pour

Jeudi 10 juillet 2003

Intermittents du Spectacle et Intermittence de la Démocratie.


En tant qu'ancien Intermittent du Spectacle, je me sens tenu de parler de ce sujet qui domine l'actualité française ces derniers jours, et pour cause ! Hier dans une conversation qui entourait un excellent repas dans une Winstub de Strasbourg, il m'est venu l'impression en parlant que cette affaire pourrait bien avoir des conséquences qui dépasseraient de loin son importance sectorielle. J'ai même évoqué la possibilité que ces artistes qui défendent leur pain, ressemblent étrangement à ces étudiants de 1968 qui défendaient, sans le savoir, leur avenir dans la société, lisez si vous arrivez à le trouver, le manifeste des Situationnistes sur " De la misère en milieu étudiant ", un petit livret d'une centaine de pages qui annonçait dès 67 ce qui allait bouleverser la France un an plus tard. Notre pays est ainsi fait que la politique se manifeste là où on l'attend pas, c'est à dire là où ne l'attendent pas les analystes utilitaristes et triviaux de la réalité économique et sociale.

Les Intermittents du Spectacle ont beaucoup de traits communs avec les étudiants d'il y a trente cinq ans, et le plus évident est la contradiction explosive entre la nature des études et la nature de ce qui attendait les étudiants à la sortie de l'université. En 1966 on commençait à prendre conscience de la perte de valeur, de la liquidation du sens de ce qu'on acquiert dans les universités, perte qui aboutirait tôt ou tard à un usage totalement décalé des compétences liées aux diplômes. Les Bac + allaient tout droit vers des emplois qui n'auraient plus rien à voir avec le désir, la passion ou seulement l'option faits à l'entrée dans le cycle d'études supérieures. Un philosophe Bac + 4 était déjà condamné à plus ou moins long terme à devenir au mieux concepteur de publicité, au pire cadre moyen dans une fonction publique ou territoriale quelconque. Bref, la continuité entre la formation elle-même et le destin réel était condamnée à la rupture. Ainsi se formait l'idée d'une nécessité d'axer toute formation sur la demande du marché et non plus sur les désirs personnels des citoyens. Cette perspective qui avait provoqué la colère des étudiants n'a pas tardé à devenir réalité et à empoisonner tous les cycles de formation et d'enseignement : c'était la mort des humanités en tant que telles, mort dont on n'a pas encore tiré toutes les conséquences pratiques, mais dont les effets ressurgissent par exemple dans la problématique présente du statut des artistes. En fait, on veut faire subir aux artisans de la culture le même traitement qu'aux étudiants, c'est à dire en faire de la chair à canon de l'économie, du pouvoir de production anonyme exploitable ou " employable " selon les critères du marché et non plus du tout sur les critères du talent, du désir ou de la volonté des artistes. La preuve en est que le problème financier lié au statut des intermittents du spectacle provient exclusivement des abus de ce statut que font les grandes entreprises médiatiques pour éviter d'embaucher. J'ai moi-même commencé à France3 comme pigiste dépendant de la caisse des Intermittents du Spectacle, et au fur et à mesure du temps qui passait, la proportion des pigistes et des Contrats à Durée Déterminée prenaient la plus grande place dans les rédactions. Double avantage pour les patrons de presse : on évite de recruter des " statutaires " qui vont accumuler de l'ancienneté et coûter de plus en plus cher, mais aussi embauche de précaires qui n'ont guère le choix que de demeurer parfaitement dociles aux injonctions éditoriale du premier chefaillon venu. Les précaires, c'est bien connu, n'ont aucun droit.

Pourtant jusqu'à présent, la France était l'un des seuls pays au monde à réserver aux artisans de sa culture un statut privilégié qui leur permettait d'exercer à l'intérieur d'une liberté d'action qui est la condition sine qua non de toute culture. Ce choix était logiquement relié à la tradition culturelle de la France qui, tout au long de son histoire, a régulièrement fait retour à la situation antique de la culture. Depuis la Renaissance jusqu'à la Troisième République, le modèle d'une pensée et d'un art débarrassés des contingences économiques a toujours repris sa place et ses droits dans l'esprit des législateurs. Le statut actuel des Intermittents du Spectacle n'est rien d'autre que la reconnaissance de l'importance fondamentale de la production culturelle dans le Progrès social, et c'est exactement cela que conteste toute réforme qui s'en prendrait à ces " droits acquis ". Ce qui différencie la situation française des autres, c'est le fait que les acteurs de la culture échappent dans notre pays à la nécessité du mécénat, c'est à dire à la nécessité de l'inféodation ou de la relation de soumission de l'artiste à une volonté privée. La République reconnaît la nécessité d'une autonomie réelle de l'individu comme situation propice à l'élaboration, à la maturation et à la réalisation de son talent, cependant qu'ailleurs les artistes sont contraints soit de naître avec une cuillère d'argent à la bouche, comme on dit, ou bien de se consacrer à une bohème soumise aux aléas de la chance de se voir un jour reconnu au cours de leur démarchage personnel auquel ils ne peuvent pas échapper. Autrement dit, en France, l'artiste n'est pas obligé de plaire à un maître qui lui donne une chance de prendre une place dans la culture générale, mais il a un accès direct à la culture parce qu'elle est considérée comme une nécessité fondamentale et non pas comme une curiosité aléatoire. Cela dit, la France possède aussi un maillage dense d'institutions de formation artistique, formation qui commence d'ailleurs obligatoirement dans le cadre de l'enseignement primaire et secondaire. J'ai pu constater récemment que cet effort pédagogique en direction des activités artistiques et culturelles commence désormais dès l'école maternelle, ce qui a une signification éminente quant à la valeur qu'attribue nos instances à ces activités.

Se pose cependant une question difficile, et qui revient sans cesse mais légitimement sur le tapis, à savoir la question de la vérité ou de la qualité d'une production encadrée par l'état comparée à celle qui précisément est liée à l'errance et surtout à une " concurrence naturelle " entre les talents. C'est l'éternel procès d'une culture d'état opposé à une culture censée s'imposer d'elle-même par la force du talent ou du génie individuel. La critique que l'on adresse généralement à l'exception culturelle est bien celle-là : on accuse l'étatisme d'entretenir une culture médiocre, alors que le secteur privé sélectionne plus rigoureusement les productions, rigueur dont la preuve serait le succès auprès du public. Malheureusement, le seul secteur qui fasse la démonstration de cette critique est celui du cinéma, art dont Hollywood aurait pour ainsi dire pris " naturellement " le monopole grâce à sa qualité intrinsèque. Les producteurs américains ont beau jeu de dénoncer la volonté ridicule des Européens de défendre un secteur qui est incapable de gagner de l'argent voire même de s'autofinancer. La culture financée par les contribuables serait condamnée à la médiocrité, et cette affirmation constitue bien le plus redoutable des arguments en faveur du démantèlement du système de protection sociale des artistes. Mais qu'en est-il en vérité ? Pour répondre à cette question, il faut faire un peu d'histoire du cinéma et commencer par souligner que les artistes qui ont fait la fortune d'Hollywood sont tous, presque sans exception, des Européens invités sur place à cause de leur talent. De Chaplin ou Hitchock à William Wyler ou aux Marx Brothers, pour n'en citer qu'une toute petite partie mais tellement importante, ce sont bien des " invités " qui ont fait la grandeur d'Hollywood et son prestige dans le monde. Chaplin et Hitchcock étaient britanniques, Wyler était français comme les Marx Brothers, ce qu'on a tendance à oublier un peu vite, le polonais Polanski a été formé dans les écoles de cinéma de Varsovie, Scorsese ou Forman ont également appris leur métier en Europe. Ce sont bien des Européens qui ont fait et continuent de faire le succès mondial du cinéma californien, des artistes dont les plus grands ont d'ailleurs quitté Hollywood lorsqu'il s'est avéré que le cinéma américain était lui-même devenu une machine idéologique, servant les intérêts d'une politique, c'est à dire d'essence aussi étatique qu'une culture soutenue et encouragée par l'argent public.

Quant au succès du cinéma américain, incontestable en termes d'entrées, il ne tient hélas pas du tout à sa qualité culturelle, et là est le cœur du débat. Juger de la qualité du cinéma américain en termes de tickets vendus reviendrait à juger le théâtre français par rapport au succès des parcs d'attraction. La démagogie thématique du cinéma américain en fait l'équivalent des parcs d'attraction et n'est en rien comparable au 7ème art tel qu'il a pu naître grâce aux grands noms comme celui de Chaplin ou Fritz Lang. Il y a une certaine ironie à constater que ce sont des Français, tous cinéastes par ailleurs, comme Truffaut, Godard, Doniol Valcroze et autre Chabrol qui ont fait la gloire du cinéma américain en le consacrant pour ainsi dire comme production culturelle à une époque où le cinéma n'était pas encore tout à fait le 7ème Art ; voir les Cahiers du Cinéma des années Soixante. Bref, il y a un énorme malentendu sur la relation qu'entretiennent le cinéma et la culture. Le cinéma est un phénomène culturel mais dans une acception tout à fait différente de la culture c'est à dire comme phénomène de modification de la socialité elle-même. (Voir les analyses de Walter Benjamin). Cette modification a produit ce qu'on appelle la société du spectacle, c'est à dire en réalité, la société du parc d'attraction. Les toutes dernières nouvelles en provenance de Californie confirment ce diagnostic général puisque l'un des plus grands acteurs de ce Dysneyland mondial, Arnold Schwarzenhegger, se lance dans la carrière politique à l'instar de son célèbre prédécesseur Ronald Reagan. On voit fort bien comment se confondent ici l'art et la culture et la praxis sociale et politique. En réalité le cinéma américain et son rayonnement se confondent avec la production marchande et son rayonnement, sa mondialisation. Cette mondialisation ne prouve absolument rien quant à la qualité de la production culturelle et artistique, elle ne fait que suivre le développement de la puissance hégémonique des Etats-Unis. Fermez le ban.

Eschyle et Sophocle ne sont pas nés du hasard de la vie culturelle grecque du cinquième siècle. Ils sont bel et bien nés dans une Grèce en révolution démocratique dont ils sont d'ailleurs en quelque sorte les metteurs en scène ou les dramaturges. Leurs œuvres ne sont pas des produits transcendants la réalité dans laquelle elles sont nées. Elles portent bien au contraire cette réalité à sa vérité essentielle. Au demeurant, l'essence de la démocratie est de l'ordre de la représentation ou du spectacle et ce lien légitime pleinement le fait d'associer le public directement à la production culturelle, c'est à dire de le faire participer à son financement. Retour donc au problème des intermittents du spectacle : un réforme qui voudrait détruire le privilège qui permet aux artistes de survivre entre deux prestations constituerait une agression directe de la démocratie dans ses œuvres vives, et il est évident que le gouvernement que nous avons eu par accident, c'est à dire par un réflexe d'autodéfense contre la menace fasciste, vise directement la démocratie en s'en prenant à ses dramaturges.

1 René Rémond, " Les Droites en France "

Vendredi 11 juillet 2003

Des touristes du Tourisme


Que ne faut-il pas entendre sur les ondes de France-Culture ! Vous allez penser que je m'ingénie à agresser cette antenne par pur plaisir et par pure " haine " idéologique ou politique. Et vous aurez tort : je me vois contraint de brûler ce que j'ai adoré, c'est tout, et pourquoi ? Parce que France-Culture est sorti de ses gonds, sorti de sa mission, sorti de sa déontologie, sorti de ses qualités d'objectivité et d'humanité, bref France-Culture a choisi de s'aligner sur les impératifs de son maître d'œuvre et pourvoyeur de fonds, le gouvernement. Je n'ai pas raté ce passage en douce, il y a de cela déjà deux ans et demi, lorsque la rédaction du journal du matin a brusquement décidé de donner la parole éditoriale à des hommes de droite. Bon, en Allemagne il y a une tradition déontologique qui fait qu'à tel gouvernement corresponde telle ligne éditoriale des média de service public, avec des rééquilibrages de toutes sortes qui font que l'opposition a malgré tout droit d'antenne. C'est le sens allemand de la démocratie : les médias sont là pour faire avant tout passer le message du gouvernement élu et d'expliquer les réformes entreprises. Bon, après tout il y a du légitime dans tout ça, mais l'Allemagne ce n'est pas la France où la déontologie médiatique est laissée à l'appréciation du moment de chaque gouvernement fraîchement élu. En général la chasse aux sorcières a vite fait le ménage, sans que cela ne change grand chose au ton puisque l'essentiel n'est pas de satisfaire le gouvernement, mais les annonceurs publicitaires. Le Canard Enchaîné fait encore remarquer dans son dernier tirage qu'aucun journal ne s'attarde sur les entreprises-voyous qui sont chaque année condamnées par la Commission de la Concurrence à des amendes pharaoniques pour ententes frauduleuses, et pour cause, ces entreprises sont les principaux pourvoyeurs de publicité de cette même presse. En France, on a pas d'états d'âme, on préfère les Euros. France-Culture restait encore le dernier média, avec le Canard Enchaîné à résister à cette tendance où l'opinion du patronat et donc de la droite prédomine sur tout autre point de vue, même dans des journaux labellisés à gauche. Cela dit, cette antenne dite culturelle, n'a jamais fait dans le gauchisme primaire, et son point de vue demeurait sagement mesuré à des paramètres institutionnels patentés. L'Ecole des Hautes Etudes a beaucoup donné, et ce n'est de la faute à personne si une majorité de chercheurs et de professeurs de cette Institut ont une sensibilité de gauche. Depuis ce tournant, les choses ont bien changé, et la Directrice, jadis journaliste d'extrême gauche, semble avoir adopté, et c'est peu dire, la procédure allemande.

Soit, de toute façon les auditeurs de gauche ne sont pas dupes, et les auditeurs de droite ne doivent pas se bousculer au portillon. L'affaire n'est pas là et l'éditorial de droite de Gérard Slama n'est pas toujours dénué de bon sens et de courage, même si le bât blesse à l'endroit du choix des invités qu'un certain De Morand travaille tous les matins au corps avec sa voix de fausset hystérique qui trahit cette impatience des forts en thème à se faire reconnaître comme maître de n'importe quel sujet. Du temps de Jean Lebrun, les matins étaient quand-même plus digestes, même si la tendance du Chef du Pot Au Feu a été de plus en plus théologique et qu'on commençaient à connaître tous ses invités par leur prénom, ça c'est l'usure du carnet d'adresse…Peu importe donc le virage à droite, pourvu que l'intelligence continue de dominer la plus grande partie du programme. Or que ne faut-il pas entendre, et j'en reviens à cette question, que ne faut-il pas entendre sur le coup de 19h30 dans une émission dont je ne veux même pas retenir le nom. En tout cas, hier soir, jeudi 10 juillet, j'ai dû me palper pour m'assurer de ne pas rêver en entendant un quarteron de philistins à la voix calibrée sciences humaines traiter de " racistes anti-touristes " à peu près la totalité du monde intellectuel et artistique français. La grande plaie du siècle serait, selon ces messieurs dont le nom ne m'intéresse pas davantage que celle de leur émission, la haine ouverte ou couverte vouée au tourisme par la plupart des " gens biens ".

La première question que ces messieurs auraient dû se poser, c'est pourquoi ces gens sont-ils considérés comme des gens " biens ", sinon parce que, entre autre, ils jugent sainement de quelques uns des phénomènes dominants notre époque, dont le tourisme est sans doute le plus répugnant, et je n'hésite pas à me classer le plus à droite possible dans le racisme anti-touriste mentionné par ces sociologues de l'entre-chien-et-loup (de la culture). Je me souviens encore avec une étonnante fraîcheur d'esprit du petit livre de Raymond Bordes qui s'appelait, je crois, l'Extricable ou quelque chose comme ça, petit ouvrage dans lequel l'auteur proposait d'organiser de véritables chasses aux touristes dotés de prix à la tête abattue. J'avais rarement autant ri de ma vie de bourlingueur qui peut affirmer en toute rigueur et sincérité n'avoir jamais été un touriste, ni intérieur ni extérieur. Après donc une introduction qui a duré au moins une demi-heure sur cette peste culturelle de l'anti-tourisme, j'ai attendu, vainement, que l'on me construisît une défense en règle de cette pratique de masse, au demeurant fatalité conséquente à l'aliénation générale et marchande du temps humain. Le tourisme en soi n'existe pas, bien entendu. Le tourisme n'est rien d'autre que l'utilisation marchande du temps intersticiel du loisir que le capitalisme ne peut pas réduire, et nous disions déjà dans les années soixante que ce temps-là était déjà redevenu lui-même du travail comme celui des onze autres mois de l'année. Voilà, ce n'est pas difficile, le tourisme c'est de la fausse liberté marchandisé sous tous les angles.

Mais ce phénomène de masse est loin de n'être qu'une calamité pour ses acteurs, pour ceux qui n'ont guère le choix et pas les moyens d'y échapper, c'est d'abord une calamité pour ceux qui se voient contraints de le tolérer, de voir débouler les touristes des aéroports, autoroutes et autres stations de pompage vacanciers, puis déambuler sous leurs yeux comme parcourant un zoo peuplé de singes parlant une langue bizarre et qui, de toute façon ne vivent que pour voler les voyageurs qui passent. Pire que cela, je n'ai pas entendu ces messieurs de la sociologie pour tour-opérateur parler de l'occupation systématique de certaine régions d'Europe du Sud par des peuplades spécifiques qui ont lancé voici déjà plus de trois décennies des OPA parfaitement réussies sur des contrées entières de l'Espagne, de l'Italie et de la Grèce. Certains boulevards autour de Venise n'offrent plus aux chalands affamés que des choucroutes-saucisses de la plus pure origine bavaroise. Que dire des îles des Canaries, littéralement achetées par la République Fédérale Allemande et transformé en Club Med dont on a lu plus grand mal à sortir dès lors qu'on a eu le malheur d'y mettre un pied. J'ai vu, il y a de cela quelques années déjà, un remarquable documentaire de la Télévision Suisse Romande sur les pratiques immobilières à distance qui dépècent in abstracto le territoire de tel Formentera ou tel autre Lanzarote. Je ne parlerais même pas de ces pratiques répugnantes qui portent des noms étranges comme tourisme-sexuel, je me sens nauséeux rien que d'être contraint de le mentionner.

Mais que dire enfin de ce que cette infection apporte au monde en termes d'arrosage des pays lointains par nos pestilences de névrosés, pays qui en sont rapidement réduits à se plier aux conditions de ces payeurs saisonniers, de moins en moins d'ailleurs RTT oblige, à reconstruire leur monde au bon plaisir de ces touristes d'une semaine. Quelles répugnantes images nous proviennent tout droit de Cuba, de Saint Domingue, de toute l'Amérique Latine livrée à la lubricité de tout acabit de ces pseudo-voyageurs d'outre-mers ! Il m'est arrivé d'être réceptionniste dans un hôtel de luxe martiniquais qui ne recevait pratiquement que ces Américains fortunés mais dévorés par leur travail au point de prendre l'avion de Miami pour quatre jours de " vacances " en Martinique, vacances qui se résumaient à quatre journées de sommeil bronzant interrompues par des repas exotiques arrosés de Coca Cola. Mais de quoi parle-t-on sur France-Culture ? Que défend-on tout d'un coup sans crier gare ! On peut le faire, certes, pourquoi pas ? On peut prendre la défense de cette pratique parce que le monde culturel n'est en effet pas très tendre à son égard, mais alors, primo il faut dire quelque chose de solide, il faut plaider la cause de manière efficace et solide, et secundo il faut d'abord reconnaître ce qui est le plus évident, à savoir que le tourisme est une forme barbare de nomadisme marchand, un nomadisme où le voyageur pose ses conditions et où les hôtes sont contraints à toutes sortes de prostitutions dont je n'ai pas entendu un seul mot. En 1971, j'ai traversé le Sahara en voiture (je travaillais alors en Algérie), et, arrivé à In Aménas, je me suis vu offrir un thé par un Touareg qui m'a prié de venir chez lui parce qu'il " n'avait pas le droit de me l'offrir en public ", le gouvernement algérien ayant décidé que les touristes devaient prendre en charge le pouvoir d'achat des populations déshéritées du Sud. Pas le droit à l'hospitalité ! Débouté du droit de générosité ! Voilà ce qu'est le tourisme, et non pas ces tortueuses visions de la manière de se mouvoir dans l'espace du monde.

Pauvres universitaires qui " écrivent d'une seule main " (sic) et pensent ensemble (resic). Qui donc leur a fait des offres si mirifiques qu'ils auraient parlé de n'importe quoi de la même manière. Mais quel programmateur de France-Culture laisse passer de telles insanités ? Laisse quelques obscurs diplômés traîner les grands hommes dans la boue et les traiter de racistes, alors que personne ne s'en est jamais pris aux touristes, mais bien au tourisme, incroyables crétins ! Décidément, les Trigano ne savent plus quoi faire pour réhabiliter cette vache à lait qui commence à montrer des signes de faiblesse et pour cause : tout le monde en a marre du tourisme, même ceux qui n'ont pas le choix de le pratiquer ou non, tout le monde en a marre au point de faire couler l'industrie des Transports et l'hôtellerie. Pas besoin d'aller chercher des 11 septembre ou des SARS pour expliquer la crise de l'industrie aéronautique, c'est le tourisme inventé et mis en scène par ces industries qui fait vomir de plus en plus de monde et qui vide les avions. Et c'est tant mieux : le tourisme c'est exactement la même peste que l'automobile, et l'humanité en viendra bien à bout, de celui-là et de l'autre. On verra bien, messieurs les actionnaires intellectuels de ce disneyland spirituel qui pollue notre présent et qui s'appelle le tourisme.

Samedi 12 juillet 2003

Mai 68 sur le Pont d'Avignon…


J'entends Jacques Ralite et je me sens obligé de revenir sur le problème des Intermittents du spectacle, d'abord parce qu'il a dit tout au long de la soirée ce qu'en substance j'avais écrit avant-hier sur l'équation culture = démocratie. Et aussi, mais cela est resté dans le non-dit bruyant : nous sommes à la veille d'un véritable Mai 68. En gros je reprends la parole sur cette question parce qu'il faut faire et préciser un constat que j'avais laissé de côté, du moins que je n'avais pas saisi dans toute son importance, à savoir que l'esprit s'est réfugié dans ce qu'on appelle aujourd'hui la culture avec toutes les ambiguïtés de sa définition. Cela signifie donc que l'esprit qui a fui l'universitas il y a trente cinq ans, se retrouve à présent dans une population encore plus réduite, dans une fraction de la société encore plus minoritaire que ne l'était l'ensemble des étudiants de l'année 1968. Et cela pose question et une question redoutable : l'esprit est-il une peau de chagrin, ou bien sa puissance est-elle à ce point inversement proportionnelle au nombre de gens d'esprit, que sa crise quantitative ne change finalement rien à son pouvoir détonnant sur la société toute entière. Mais en passant, j'entends en même temps que Ralite le romantique, des représentants syndicaux qui ne parlent que d'une seule chose : la sortie de crise. Les syndicats ! Bon il est vrai que celui qui insiste le plus sur cette sortie représente en fait le syndicat des " patrons " de la culture, de ceux qui perdent en ce moment de l'argent et dont la carrière est aussi menacée que le destin des saltimbanques. Ce qui est réjouissant et ouvre pas mal de perspectives.

Que répondre à une telle question ? A vrai dire, je ne me sens pas tellement concerné ni inquiet de voir que l'esprit se retire une nouvelle fois dans le dernier carré. Il y a un phénomène incontournable perceptible à travers toute l'histoire de notre civilisation, c'est le fait que la pensée se tient toute entière toujours entre quelques mains, quelques esprits répandus aléatoirement à travers le monde et à l'intérieur de sociétés apparemment ignorantes même de sa présence, ou bien se trompant sur le véritable lieu où se tient cet esprit, c'est à dire qui attribue son espace d'existence aux seuls temples des célébrations religieuses. Lorsqu'un peuple se réveille pour montrer qu'il ne peut pas continuer d'exister dans les conditions qu'on lui impose, il y a certes des apparitions inattendues de leaders, de dirigeants de conscience de ces révoltes, mais le résultat final de ces mouvements montrent en général qu'il y a d'abord un moment où le gros des troupes ne comprend pas ces personnes qui surgissent du néant, et ensuite que ces mêmes masses abandonnent ces esprits dirigeants dès que la conjoncture profile la possibilité du désespoir de l'échec ou bien d'un compromis boiteux mais acceptable. Pour illustrer cette loi de la Révolution, je vais faire appel à la seule expérience que j'en ai, c'est à dire Mai 68, puisque la révolution que j'avais fréquenté avant cette date, à savoir celle des Algériens, n'était pas tout à fait la mienne, ou disons qu'elle l'était seulement de par la responsabilité qu'elle m'imposait directement en choisissant de participer ou non à sa répression.

Mai 68 est une révolution étrange, car c'est une révolution sans aucune contestation possible. Ces quelques mois d'été ont modifié la société française en profondeur, ce qui veut dire en l'occurrence qu'ils ont fait surgir la vérité de la société française de cette époque. Au point que le régime actuel n'a qu'une seule idée en tête : détruire ce que Mai 68 a imposé. Une révolution ne fait jamais rien d'autre que de laisser se manifester au grand jour ce qui mûrit en chaque membre de la société, quel que soit le côté où se fait se mûrissement, c'est à dire dans quelque camp que se trouve la personne dont l'esprit advient à l'action directe. En passant, j'ai toujours trouvé le sigle des jeunes terroristes français des années 80 étonnamment juste, l'action directe étant en quelque sorte le pendant de la pensée, action pure mais détachée du " direct ", c'est à dire du temps réel. Un penseur ne pense que rarement en temps réel, et quand il le fait, c'est qu'il dirige une action réelle et concrète qui transforme le monde en profondeur. Je veux dire par là que dans une société le mûrissement parvient à l'excès dans les deux camps qui vont s'affronter, souvent avec un certain décalage qui donne l'avantage à la pensée la plus forte, décalage qui a fait le succès de la grande Révolution Française dont la pensée était en route bien avant que la réaction ne prenne conscience de la réalité du danger. Le siècle des Lumières avait déjà " fait " la Révolution.

Exactement comme cette grande Révolution qui est parvenue à s'inscrire dans l'esprit constitutionnel de notre pays, Mai 68 a été conçu et mis en pratique , contrairement à l'idée reçue selon laquelle il y a eu une explosion sociale spontanée et tout à fait inattendue. Inattendue elle l'était pour toutes les formes d'instances et d'autorités parce que ces instances ne pouvaient pas imaginer un seul instant que c'était la rationalité tout entière de leur praxis et de leurs normes qui se trouvaient tout d'un coup remis en question. Les concepteurs furent essentiellement une poignée d'étudiants et de non-étudiants qui formèrent le mouvement du 22 Mars, mouvement dont seulement un poignée pensaient leur action sous une forme stratégique. Ces personnes étaient les mêmes que celles qui en même temps préparaient le terrain à Strasbourg en fomentant quelques scandales et en publiant le fameux manifeste de la Misère en Milieu Etudiant, véritable petit livre rouge de ce qui allait suivre dans les rues et dans les entreprises de France. J'ai personnellement assisté à des réunions où nous posions les fondements de l'intranquillité dans les facultés et où nous réfléchissions d'avance sur la signification de ce qui allait se produire, notre seul mérite ayant été alors de le prévoir. Sur l'importance et l'attitude à adopter par rapport à ce qui allait se passer, les avis divergeaient fortement et ont d'ailleurs aboutit, avant mai 68 à l'exclusion d'une grande majorité du mouvement, un véritable éclatement que Guy Debord a mis trois ans à entériner. M'étant rapidement marginalisé par rapport à un mouvement qui me rappelait trop crûment les partis dont j'avais eu à connaître dans les milieux de la résistance à la guerre d'Algérie, j'en ai gardé une liberté d'action et de jugement qui m'ont permis de résister à beaucoup de tentations idiotes et dénuées de sens. Mon avis était simple : la révolte étudiante était un enterrement de grand style de la condition étudiante de la bourgeoisie et donc des conditions bourgeoises de la formation universitaire et de ses finalités.

Les étudiants allaient tout droit rejoindre le gros de la troupe du prolétariat, c'est à dire des salariés dépendants de tout à fait autre chose que de la compétence qui leur serait reconnue dans l'université. On avait déjà vécu la dévalorisation des diplômes mineurs et même le baccalauréat avait déjà du plomb dans l'aile, réalité encore masquée par l'expédient du pionicat, cette fonction para-policière mais salariée et qui comptait déjà dans le cursus de la plupart de ces étudiants condamnés en fait à l'enseignement. Ils en avaient une conscience très aiguë tout en paraissant ne pas comprendre qu'ils avaient le pouvoir d'agir, non pas pour esquiver le destin qui les attendaient, mais pour sombrer dans la dignité, ce qu'ils firent par la suite sous l'impulsion des véritables acteurs cachés en coulisses ou intervenant avec précision au moment où le flottement des esprits ouvrait à peu près toutes les possibilités. Ma position était donc simple, et lorsque j'ai jugé la situation arrivée à maturation, j'ai publié le premier tract véritablement soixante-huitard. Ce papier d'une seule page très brève et dont seuls quelques collectionneurs très chanceux (dont je ne fais même pas partie) possèdent encore un exemplaire, disait en vingt lignes que les carottes étudiantes étaient cuites et qu'il ne fallait surtout pas fantasmer de révolution car aucune révolution ne prendrait naissance à partir d'une classe de petits-bourgeois rattrapés par le déclin des classes moyennes. La révolution dont je parlais alors était bien entendu la révolution telle qu'en parlaient les groupuscules gauchistes de tout poil qui rêvaient d'autogestion, de prise de pouvoir et de renversement de l'ordre établi. J'ai dit plus haut que Mai 68 a été une révolution, mais évidemment dans un tout autre sens, à mille lieux de celui de la prise de pouvoir ou de la dictature du prolétariat. Ma conclusion était donc la suivante : étant donné le degré de désordre déjà atteint, nous étions au début du mois de mai et les étudiants parisiens s'interrogeaient sur la réponse à donner à l'arrestation de quelques étudiants qui s'étaient affrontés avec les fascistes de Le Pen, il ne restait qu'à s'emparer de l'espace universitaire protégé par la loi, c'est à dire lieu que la loi protégeait des autorités policières, et d'y faire la plus grande fête que le pays ai connu depuis la Libération, et ce en faisant durer le plaisir le plus longtemps possible. Le soir même, le hasard et quelques gestes qui le favorisèrent fît que le Palais Universitaire et son annexe furent envahis et occupés par des hordes d'étudiants déchaînés. Ils le resteront plus de trois mois, devenant progressivement le véritable domicile des jeunes auxquels cette action concrète offrait l'attrait d'un sens palpable même s'il le soupçonnaient déjà sans lendemain. Soupçonnaient, car le temps passant et la révolte prenant une ampleur qui dépassait le cadre étudiant, il était difficile de ne plus attribuer de sérieux historique à des événements qui avaient fini par paralyser tout le pays et provoquer la première grève générale française. Moi je voyais la trahison s'organiser à l'intérieur même des groupuscules gauchistes (en particulier des Jeunesses Communistes) et surtout dans les syndicats dont j'attendais l'estocade finale au mouvement, ce qui ne tarda pas à se produire avec les Accords de Grenelle.

Pourquoi ai-je raconté toute cette histoire, dont j'ai déjà parlé plus d'une fois au cours de ce Journal ? D'abord pour illustrer la discrépance qui existait de facto entre les quelques personnes qui pensaient le mouvement par anticipation. Elles lui attribuaient un sens dépassant le cadre des réflexes immédiats d'une classe de la société confrontés à un désordre mal géré par un gouvernement devenu ultra réactionnaire sans même s'en apercevoir, incapable de juger des évolutions les plus évidentes du comportement de la jeunesse et de ses aspirations. Ensuite pour faire signe en direction de ce qui se passe aujourd'hui dans ce carré de l'action sociale essentielle, où se jouent, selon moi, des enjeux fondamentaux. Ce matin, nous sommes vendredi, j'ai entendu qu'à Avignon allait se tenir un véritable théâtre de la pensée de ce qui avait eu lieu, théâtre de la cruauté puisque ces artistes et ces techniciens de la culture enterrent en même temps des perspectives de carrière voire de survie immédiate. Mais je ne me fais aucun souci pour cet aspect des choses, car la pensée ne se laisse pas arrêter par ces détails : elle fédère universellement et immédiatement toutes les énergies et tous les biens disponibles. En Mai 68, les étudiants avaient réalisé un communisme de fait qui a permis non seulement à tous de survivre avec ou sans l'appui de leurs parents ou de leurs bourses, mais encore de nourrir grassement les clochards de la ville qui s'étaient agrégés au mouvement, signe s'il en est de sa profondeur ontologique. Le vrai héros des batailles rangées de Strasbourg, qui furent brèves et ridicules, a été un clochard, Augustin, que je vis contre-attaquer seul la marée de CRS placée là pour refouler les étudiants vers le piège qu'on était en train de leur tendre. IL fut le premier " étudiant " arrêté dans cette soirée absurde qui n'avait pas d'autre sens que d'imiter ce qui se passait à Paris et qui de surcroît donnait à la bourgeoisie alsacienne des alibis moraux pour condamner leurs propres enfants, et surtout l'opportunité à Monsieur le Maire, l'ancien Président du Conseil Pflimlin, de se poser en pacificateur en faisant libérer immédiatement la totalité des étudiants qui n'avaient pas pu éviter le panier à salade. Je suis prêt à parier que tous les vagabonds de France se dirigent actuellement vers la cité des Papes, si ils n'y sont pas déjà.

En fait, Avignon va tenir dans les jours et peut-être les semaines à venir, la place de ville ou d'espace libéré, affranchie de la réalité française à laquelle, soit dit en passant, appartenait le festival d'Avignon en tant que tel : on y fera donc aussi la critique de ce Festival, fidèle reflet de la réalité française au plan d'un genre culturel étrangement tenace, le théâtre. On peut déjà prévoir que cette " occupation " de la ville par des artistes blessés, brisés par le piège dans lequel il se sont trouvés et qui a consisté à se saborder pour survivre, le même geste que celui des étudiants il y a trente-cinq ans, que cette occupation va ouvrir une chronique politique qui n'apparaîtra dans sa véritable dimension qu'à la fin de l'été, lorsque les impératifs de la remise en ordre prendront le dessus sur une situation qui, au fond, va compenser largement les pertes que les Avignonais ont d'ores et déjà subies. Peut-être même que l'avignocentrisme qui risque de naître à travers toute la France va rassembler sous les murs de la ville beaucoup plus de bouches à nourrir et à loger que ne l'aurait fait le Festival lui-même. Les commerçants, ces donneurs d'ordre de toute réalité, seront largement dédommagés, quant aux grands patrons du Festival In, personne ne les plaindra.

Ce texte n'est pas un appel. Il est une prévision, ou une vision de ce qui peut se passer. Ou plutôt une vision de ce qui ne peut pas ne pas se passer, sauf à imaginer que le gouvernement trouve quelque part un esprit assez éveillé pour trouver les moyens d'y parer. Alors, bonne chance à une aventure qui ne fait que commencer et dont le Grenelle se prépare déjà dans les salons ministériels conscients pour le coup que de toute façon il faudra reculer. Et c'est là ma seconde prévision : le Grenelle des artistes sera bien plus important que le Grenelle des ouvriers. C'est pour cela que je donne le conseil à tous les aventuriers d'Avignon de réfléchir, en se posant comme " Carthago Delenda Est " la méfiance vis à vis de leurs syndicats. Ces derniers sont, sans doute aussi déjà dans les salons de la rue de Valois, car il y va autant de leur peau de fonctionnaires de la lutte de classe que du destin des saltimbanques. Je rappelle aussi ce petit détail : Jacques Chirac avait été l'homme qui a préparé Grenelle et engagé très tôt sous la direction de Pompidou, le dénouement, que dis-je, le happy-end de Mai 68 et ce malgré la contre-attaque foudroyante du peuple de droite dans les rues de Paris. Cette conjoncture de la répétition de la présence d'un interlocuteur comme le Président de la République est un autre symbole d'une situation de crise réelle et profonde de la démocratie. J'oserai presque affirmer que cette démocratie est désormais entre les mains des acteurs de l'exception culturelle française. Bonne chance.

Dimanche 13 juillet 2003

The Engulfing ou le bourbier irakien.


Quel merveilleuse synthèse entre le signifiant et le signifié : l'en(golfe)ment signifie en Anglais l'enlisement. Ce mot fait courir ces jours derniers des frissons dans le dos de plus en plus de citoyens américains pour qui ce mot a un autre sens plus concret et plus riche de souvenirs exécrables : la vietnamisation, le bourbier, the slough. Bien entendu c'est de l'Irak qu'il s'agit, pays où se réalise à la virgule près tout ce que nous annoncions bien avant que les troupes coalisées (tiens, on ne dit plus Alliées !) débarquent à Doha, case départ d'une aventure planifiée comme une promenade de santé. Comme santé ça se présente plutôt mal puisque depuis la déclaration officielle de la fin des hostilités en Irak, l'armée américaine a en effet perdu 65 soldats, tombés au hasard des attaques surprises et des traquenards à la Vietcong. C'est en tout cas le chiffre que donne ce matin la BBC, peu soupçonnable d'exagération et connue pour ses scrupules déontologiques. Quatre cent et quelque + soixante-cinq, voilà qui commence déjà à faire oublier la guerre à zéro morts dont se vantait le père de l'actuel locataire de la Maison-Blanche. A cela s'ajoute l'ouverture d'un concert de critiques sur le dodging dont se sont servi les gouvernements anglo-américains pour séduire leurs parlements respectifs afin d'obtenir les feux verts pour la guerre. Dodging : ruses, tromperies, déformation de la vérité et autres mensonges sur la menace qui pesait sur l'occident de par la postulée possession par Saddam Hussein d'armes de destructions massives. Dans le dernier interview de Tim Sebastian dans son émission impitoyable qui porte le nom suggestif de Hard Talk, l'ex-patron de la CIA, responsable des rapports qui ont déterminé le Congrès à donner carte blanche à Bush, ne parle plus que de neuf tonnes d'anthrax qui avaient été " logés " quelque part en Irak, mais dont le gouvernement de Bagdad avait depuis longtemps annoncé la destruction et que personne n'a trouvé. De tout le reste, à commencer par l'uranium enrichi en provenance du Niger jusqu'aux armes chimiques opérationnelles en quarante-cinq minutes, plus de traces. Les députés de tout bord l'ont mauvaise. De ce côté-ci de l'Atlantique comme de l'autre.

Et ils ont de bonnes raison de se mettre en rogne, car les petits poilus qui rentrent au pays dans des sacs en plastic noirs, proviennent tous de l'une ou l'autre de leurs " constituencies ", à savoir de leurs circonscriptions. Je vois d'ici Monsieur le Sénateur recevant les parents des GI's morts alors que la guerre est réputée terminée depuis des mois. Encore, si le phénomène s'arrêtait enfin après toutes ces opérations scorpion du désert et crotales en cours, mais trois fois hélas, chaque jour amène sa quantité de morts et de blessés, blessés sur lesquels les journalistes ne s'attardent guère, bof, c'est comme la route et ses victimes. Bref, nous nous trouvons réellement face à ce qu'on n'osait même pas évoquer tant cela paraissait idiot, savoir une vietnamisation de l'Irak. Interrogé sur le fait que plus de trente-six des cinquante-deux personnalités du régime de Saddam les plus recherchées avaient été capturées ou se sont rendues, l'ex-patron de la CIA affirme sans rire, ou plutôt avec un certain sourire, que " nous ne les torturons pas " et qu'il faudra un certain temps avant qu'ils se mettent à table pour donner des informations sur ce qui attend encore les forces coalisées dans le pays conquis. N'importe quoi alors qu'on peut voir, filmés de loin, les détenus de Guantanamo tellement amochés qu'il leur faut deux gardes rapprochés pour les faire avancer entre les barbelés les pieds raclant le sol. J'avais demandé il y a quelques jours si Irakgate ou pas, aujourd'hui je ne vois que deux solutions possibles pour l'avenir de Bush, pour le pauvre Tony je crains que les carottes ne soient cuites.

La première est l'entame d'un véritable procès à Washington, avec au bout un impeachment égal à celui qui frappa Nixon pour bien moins que ce dont on peut accuser Bush. Ah j'oubliais de donner au passage un chiffre : une journée d'occupation coûte aux Américains Trois milliards et demi de dollars : il reste Cent Quarante Cinq Mille soldats américains dans la zone du Golfe et rien ne permet pour l'instant de diminuer ce dispositif, sinon les rêves irréalistes de Bush de voir une soixantaine de nations " amies " envoyer sur place des forces de remplacement. Monsieur Rumsfeld a même affirmé que la France ainsi que l'Allemagne et la Russie pourraient profiter de l'occasion pour se faire pardonner leur refus de s'associer à la guerre. Ou bien il rêve debout, ou bien il possède de sérieux moyens de persuasion pour décider Jacques Chirac ou Vladimir Putin à envoyer des troupes se faire descendre à petit feu dans le désert irakien. N'empêche, la réponse des uns et des autres est attendue, même si elle tarde, et elle comptera comme étape fondamentale de la réorganisation du paysage géopolitique mondial. Le refus d'obtempérer sera en effet considéré comme un nouvel affront dont les conséquences devraient normalement approfondir encore davantage l'abîme qui se creuse dans les relations transatlantiques. C'est ce que je prévoyais, excusez mon insistance à rappeler mon talent de voyance, comme futur isolationnisme, cette fois de l'Europe. Cette digression terminée, j'en viens à la seconde solution, la plus vraisemblable tant je tiens pour peu probable que l'Amérique d'aujourd'hui soit capable de se dresser juridiquement contre le Président qui a si héroïquement tenu bon face aux attaques terroristes qui ont détruit tout un quartier de New-York. Bush s'est doté d'un tel gilet pare-balles anti-terroristes qu'il doit être à même de contrôler toute attaque provenant de l'opposition, voire de son propre camp. Il ne lui reste donc plus qu'à forcer la donne et fuir en avant vers de nouvelles aventures tout aussi foireuses que celle de l'Irak.

Pour l'instant la politique affichée à Washington quant à l'Iran est le " wait and see " tout en soutenant le mouvement des étudiants, ce mouvement qui ressemble si étrangement à celui qui a mis fin au bref gouvernement démocratique de Mossadegh et dont on sait qu'il fut initié et financé entièrement par la CIA. Il y a de plus une vengeance à tirer de ces mollahs qui ont eu l'audace de venger Mossadegh qui a l'époque était épaulé par un certain Khomeyni. Vous voyez le puzzle ? Mais, comme on sait, l'histoire ne fait jamais que bafouiller sans se répéter, et je suis sceptique sur la capacité des étudiants iraniens à donner une ampleur politique suffisante à leur mouvement pour renverser un pouvoir qui, au demeurant, a donné des gages de démocratisation réels ces dernières années. Il ne restera donc que la guerre, la même que celle qu'on a mené chez le voisin, mais cette-fois il est à prévoir que l'Amérique la fera toute seule, le monde paraissant vacciné contre les complicités ou les coalitions qui finissent en eau de boudin. Encore une fois, imaginez l'état d'esprit de ce pauvre Tony, obligé lui aussi de voir rentrer au pays des cadavres d'Anglais morts pour RIEN. Car c'est cela que les populations vont finir par découvrir, c'est que la guerre en Irak a été une guerre totalement inutile et même catastrophique pour les Irakiens eux-mêmes. Quoiqu'on puisse penser du despotisme meurtrier de Saddam Hussein, ce tyran avait réussi à stabiliser par deux fois un pays ravagé, car on oublie trop vite la guerre menée par l'Iran contre l'Irak pendant huit ans, guerre qui a conduit les puissances occidentales elles-mêmes à doter Bagdad d'armes de destruction massives utilisées contre les soldats iraniens. Par deux fois ce despote a réussi à pacifier un pays qui est un véritable casse-tête religieux et ethnique et à le pacifier pratiquement sans se compromettre, du moins à ma connaissance, avec les intégristes musulmans. La seule guerre à caractère terroriste que Saddam n'a jamais cessé de financer ouvertement est celle des Palestiniens contre Israël, faisant de lui le héros, le dernier héros du nationalisme arabe.

Bush est loin de voir la fin de son cauchemar pour une autre raison : ses amis des Emirats n'en ont plus pour longtemps avant que la vague de mécontentement des peuples ne viennent mettre fin aux méthodes médiévales de gouvernement pratiqués par quelques familles princières dont les rejetons passent leur temps à dépenser l'argent en occident de la manière la plus mécréante qui soit, tout en encourageant en sous-main l'islamisme le plus dur dans leur propre territoire. Les prochaines révolutions sont à prévoir du Koweït jusqu'en Oman, et peut-être n'y échapperont que quelques pays plus sages comme le Yémen et la Jordanie qui a réussi à donner une structure vaguement démocratique à sa monarchie fraîchement héréditaire. Or les mécontents du sous-continent arabe sont aussi les ennemis les plus farouches des Etats-Unis, bonjour la situation de l'armée américaine lorsque Riad tombera aux mains du peuple saoudien. J'ai récemment entendu parler, toujours avec Tim, un ex-ministre de l'Information du Koweït apparemment fort intelligent et qui ne cachait pas son scepticisme sur l'avenir de son propre pays. Il a pour sa part prévenu les " familles " au pouvoir, mais apparemment celles-ci ne sont même pas en mesure de comprendre la menace qui pèse sur leur tête. Pour comprendre ces situations, il faudrait remonter nous-mêmes dans l'ambiance qui régnait du temps de Louis XVI, lorsque la face sacrée du souverain cachait encore la réalité de la haine populaire pour la réalité grotesque à laquelle la monarchie soumettait le pays tout entier. Pour les " familles " le réveil sera rude, mais imaginez un instant que cela se produise pendant que les GI's progressent vers Téhéran ! C'est sans commentaire. Quelle tristesse et quelle surprise aussi de voir un grand pays comme l'Amérique entreprendre son propre déclin avec tant de rage et de bêtise. J'ai moi-même du mal à croire que tout cela risque de se réaliser, avec les suites nucléaires sur la Corée du Nord puis nécessairement la Chine. Va de retro Bushanas ! Il reste une seule chance, c'est que le temps manque à la clique de Bush pour mener à bien ces projets, les élections de 2004 vont très bientôt commencer à dominer le champ d'explication existentiel des Américains, et ça risque d'être très drôle.

Lundi 14 juillet 2003

Quand faut-il se révolter ?


Dire que j'allais écrire sur la laïcité aujourd'hui, un Quatorze Juillet ! Non pas que ce sujet ne convienne pas à une telle date, au contraire, car le combat contre la religion reste le cœur de la lutte pour la liberté, et la liberté n'est pas ce qu'un vain peuple pense, elle est l'essence de l'être humain, essence désormais menacée, menacée comme elle ne l'a jamais été. Méditez ces phrases, elle ne sont pas écrites ici pour faire du remplissage mais elles affirment hautement ce qui s'oublie dans l'obscurité de l'utilitarisme, du pragmatisme et des complicités liberticides entre les " femmes de ménage " du monde, les transnationales, et les patrons politiques chargés de porter les smokings du présent, encore pour un certain temps.

Non, le Quatorze Juillet c'est quand-même d'abord autre chose, et notre ami Bennassayag nous l'a rappelé ce matin d'une manière tout à fait opportune. Pour tout vous dire, j'avais déjà préparé un texte où je disséquais quelques évêques et un peu de pape, mais je dois avoir fait une indigestion car pour une fois, cela m'arrive rarement, ce que j'ai écrit ne m'enthousiasme pas une seconde. En passant : quand est-ce que l'Etat va me payer pour le travail culturel que j'accomplis pratiquement tous les jours ? C'est une question qu'on a posé ce matin à France-Culture à propos du statut des intermittents du spectacle, et c'est vrai, damned : les écrivains aujourd'hui n'ont qu'à se démerder pour plaire aux éditeurs qui se chargeront de les vendre aux lecteurs. Sinon, hé bien qu'ils crèvent !

Non le sujet soulevé par Ben, je l'appelle affectueusement ainsi car j'avoue que j'ai beaucoup d'affection pour ce sud-américain dont l'accent, jadis, m'agaçait parce qu'il représentait cette fascination des milieux culturels français pour les écrivains latinos, ce qui est légitime mais avait pris des dimensions tellement envahissantes que même les Inconnus, rappelez-vous le sketch du peintre, avaient repris cette critique un peu populiste mais bien sentie. Mea culpa, Ben, ce matin tu as posé la bonne question, la vraie question et la seule valable en ces temps de prodromes de la mise à genoux des peuples d'en bas, ces temps où le Medef et ses valets en sont à se frotter insolemment les mains à coups de réformes les plus infâmes les unes que les autres. Le projet de Valéry, remis de septennats en septennats, enfin sur le métier, et cette fois plus question de dissolution ou autre connerie, cette fois on y va la fleur au fusil et tant pis pour la casse, car la casse est au programme.

Cette question est retorse et difficile : à partir de quand faut-il se révolter ? A partir de quand doit-on choisir d'être un De Gaulle ou un Jean Moulin au lieu de rester ce qu'on est (à condition évidemment d'avoir une idée assez précise de ce qu'on est, ce qui n'est le cas que des Philistins les plus redoutablement dociles, le doute étant la première condition de toute action honnête). Ben n'a pas vraiment répondu, ou plutôt il a donné une réponse cryptée, une réponse que ne comprendront que les professionnels de la rébellion, ceux auxquels le destin, la pré-inscription historique ou je ne sais quelle expérience traumatique de l'existence a ouvert très tôt les yeux sur le réel. Le REEL ! Nous y reviendrons, comme on dit à France-Cul. Mais que disait cette réponse écrite à l'encre sympathique ? Elle disait que seuls ceux qui se préparent en permanence au pire sont prêts le moment venus à prendre les bonnes décisions, ou disons les décisions qui s'imposent. Mais que signifie être prêt ?

Beaucoup de choses, qui vont de la stratégie militaire jusqu'au sentiment et à la certitude des valeurs inaliénables de l'existence. Mais avant d'en arriver à l'essentiel, prenons une situation banale ou plutôt prenons la question que nous lancent, à nous adultes, les jeunes qui ont eu la chance de capter une petit bout d'humanité au cours de leur commencement de vie, soit qu'ils aient bénéficié de parents exceptionnels, soit qu'ils aient compris le message de ce qu'on leur enseignait au-delà même du souhait de leurs professeurs : que faire ? J'ai deux enfants, une fille de 22 ans et un garçon de 26. Malgré l'impression qu'ils donnent (ils la donnent aux autres, ils en font cadeau autour d'eux) d'une sérénité décidément inscrite dans la subversion de ce que leur offre le présent, il leur arrive de me poser cette question, au fond la même question que celle de Ben ce matin. Chaque fois je leur fais la même réponse, et c'est chaque fois la même que celle de Ben : n'arrêtez jamais de vous préparer. Alors, encore une fois, que signifie se préparer ?

En réalité, comme je le disais plus haut, cette réponse est une réponse a posteriori, c'est à dire elle ne concerne que ceux qui ont déjà résisté et qui savent que leur vie dépend de leur vigilance permanente, de l'écoute des petits et des grands bruits, des crissements de pneu au petit matin et des titres du Journal de Treize heure, des inflexions du style de certains éditoriaux (comme celui de Slama par exemple qui me paraît en ce moment décrire un parcours fort surprenant, mais pour qui connaît ce curieux bonhomme de longue main, ce n'est pas une surprise car Slama a un passé assez impeccable qui un jour m'a fait bondir lorsque j'ai appris qu'il écrivait au Figaro, fin de parenthèse), mais, et c'est là le plus important, écouter la sémantique des gens de pouvoir, quels qu'ils soient, du plus haut placé au gouvernement jusqu'aux platitudes du représentant syndical de votre entreprise. Voire même, et c'est une expérience fabuleusement intéressante, analyser au scanner la revue hebdomadaire ou mensuelle de votre commune, regarder attentivement le visage de votre Maire et de ses adjoints pour y déceler des signes, les signes de ce qu'ils n'arrivent plus à cacher, que ce soit celui du souci ou celui du triomphe, c'est selon. Bref, se préparer, ce n'est rien d'autre qu'espionner le présent sous tous ces aspects. Pour ma part je commence toujours pas le haut, c'est à dire je me fais mon menu informatif mondial sur la base des médias à prétention " globale " comme CNN ou la BBC. Ensuite seulement je m'informe de ce qui intéresse les Enropéens, et tout à la fin les Français. Evidemment si vous commencez par méditer les péroraisons profondes de Jean-Pierre Pernaud sur TF1 et à propos de l'incendie qui a ravagé trente hectares de pinède à Bendol, vous perdez votre temps, et le temps ce n'est pas de l'argent mais de la vie. Bref, il faut jouer à James Bond, lire le Canard Enchaîné, regarder ce qui reste des Guignols et de Karl Zéro, lire Sartre et Malraux, et Camus et Pessoa et Kafka et, et, et, et. Car notre présent est partout dans ces textes, même dans ceux de Putarque : rien de plus actuel que Plutarque : savez-vous que la première lecture entamée par Mitterrand après son élection en 1981 ce fut Plutarque ? Je le sais par un pur hasard, enfin pas tout à fait un hasard car un bon militant clandestin du présent doit savoir lire aussi les images, bref c'est à la télévision que j'ai vu un jour de 1981 le nouveau Président de la République se balader dans la rue de Bièvre avec un volume de Plutarque sous le bras. Pas de miracle : Plutarque c'est comme Machiavel en plus développé et en plus substantiel sans parler du fond moral qui est quand-même, quoiqu'on en dise aujourd'hui, d'une toute autre tenue. Quand on sait (je le rappelle pour la Nième fois) que Plutarque était Maire de sa petite commune de Chéronnée et qu'il ramassait lui-même les poubelles lorsque les éboueurs étaient en grève, on a compris à qui on avait affaire. Cela se passe au Premier siècle après JC !

Mais tout ce boulot c'est bien entendu le devoir de chaque citoyen, et la conjoncture catastrophique (en apparence) provient surtout de la paresse extrême des Français, paresse à laquelle je n'ai rien à redire en tant que lecteur avisé du Droit à la Paresse de Lafargue, le gendre de Marx, rien à redire tant qu'elle ne nous met pas en danger nous et notre liberté : la défense de la liberté ne tolère plus la paresse, et c'est bien le premier réquisit de toute position qui voudrait imiter les grands résistants. Cela dit, la défense de la liberté, lorsqu'elle anime une âme bien née, n'a plus rien de commun avec le travail en tant que tel, c'est un plaisir, une joie renouvelée chaque jour d'apprendre et surtout de voir confirmer par l'attention soutenue ses propres projections tactiques et stratégiques. Vous ne pouvez pas savoir la satisfaction que l'on peut retirer du fait de voir les événements suivre vos propres prévisions alors que vous n'avez personnellement aucune prise sur eux ! Le plaisir que je retire de ce Journal provient en grande partie de cette fête de la voyance politique et sociologique, destinale. Bien sûr, ce que je vois n'est pas toujours réjouissant, loin de là, mais le fait de voir est le premier pas vers la possibilité de s'opposer aux conséquences de ce qu'on perçoit et donc de se préparer concrètement au futur immédiat.

Il faut pourtant en venir à une réponse plus claire, et il faut cesser de faire de la morale ou du règlement militaire du militant. Comment devient-on résistant ? Je pense qu'il n'y a pas de réponse à cette question, ou plutôt que chaque cas est totalement singulier, que chaque réponse est tellement singulière que lorsqu'un individu la donne aux autres elle ne peut pas être comprise du premier coup mais seulement longtemps après. Rappelez-vous l'Appel du 18 Juin, qui l'a entendu ? Et qui, l'ayant entendu en a compris le sens et pris ses dispositions ? Je vais parler de moi, mais pas pour cet Appel-là, mais pour cet autre Appel que rédigea je crois Maurice Blanchot et que signèrent 121 intellectuels au plus fort de la Guerre d'Algérie : le Manifeste des 121 a fait la Une de tous les journaux, la Une de tous les journaux radiophoniques et télévisuels pendant au moins UN jour, et cet Appel-là, peu de Français peuvent prétendre ne pas l'avoir entendu. Alors ? Que disait le Manifeste des 121 ? Il disait que la France se comportait en Algérie comme l'Allemagne en France quelques années plus tôt, et qu'il fallait donc, lorsqu'on avait le malheur d'avoir 20 ans, choisir entre collaborer avec les nazis qui torturaient en Algérie ou déserter. La question était-elle absconse ? Fallait-il être agrégé de grammaire ou de physique pour la comprendre ? Mais dites-moi, que fallait-il posséder comme don particulier ou comme talent ou comme intelligence pour comprendre un tel message ? Il ne fallait rien de tout cela, il ne fallait qu'une seule chose, c'est du courage. Mais pour ma part, je ne parlerais même pas de courage, car je pense que je n'ai pas eu besoin de courage pour écouter ce Manifeste et en tirer les conséquences pour moi-même arrivant alors à mes vingt ans : il y avait deux choses, la première c'était l'évidence que jamais je ne serai un nazi et que jamais quel qu'en soit le prix à payer je ne me rendrai complice de ce qui se pratiquait là-bas de l'autre côté de la Méditerranée. La deuxième était là, devant moi, elle était constituée par 121 signatures d'hommes et de femmes qui faisaient alors la fleur de la culture française. Que me fallait-il de plus ? C'est comme De Gaulle, qui était ce De Gaulle qui appelait les Français à se rebeller contre les Allemands et contre les collaborateurs ? De Gaulle était déjà un général célèbre, connu non seulement pour son héroïsme sur les champs de bataille de 14-18 et de 39-40, mais pour ses ouvrages prémonitoires sur les nouvelles stratégies qui vont bientôt se gausser des Lignes Maginot et du courage des fantassins. L'homme par qui le scandale arrivait de Londres était l'image même de la vertu, du courage et de l'intelligence : que fallait-il de plus pour lui faire confiance, pour se sentir encouragé par l'Appel d'un tel homme ?

Moi j'avais un Sartre, un Camus, un Blanchot et je ne sais combien d'hommes que j'admirais depuis des années qui me disaient : vas-y, n'hésite pas, déserte et refuse de te compromettre avec cette armée indigne du nom de la France. Pour moi, qui de toute manière était déjà décidé depuis des années à ne jamais porter le moindre uniforme car l'uniforme était pour nous le symbole même de toutes les horreurs dans lesquelles nous étions nés, ces signatures n'ont pas joué un grand rôle, mais quand-même quel sentiment d'étonnante sécurité morale que de voir aligné devant moi tant de " bonnes volontés ", tant de consciences qui s'identifiaient avec la mienne et qui me disaient être mes frères. Frère de Sartre ! Vous vous rendez compte ? Frère de De Gaulle en 1940 ! Vous vous rendez compte ? Alors que tout le reste du gouvernement Lebrun puait la corruption et le satrapisme cruel qu'on a bien vu se développer par la suite. Que vous faut-il de plus ?

Pour terminer : oui, c'est bien tout ça, mais aujourd'hui ? Ah, je vous attendais là, chers lecteurs, aujourd'hui ? Où sont les De Gaulle et les Sartre, où sont les Manifestes et les Appels ? Où sont ces rassemblement de Frères dans la Résistance aux menaces qui ne se cachent même plus ? Alors là, mes amis, vous, nous sommes seuls. SEULS avec notre passé, notre avenir ou non-avenir, avec notre compréhension de ce qui se passe et de ce qui nous attend, mais surtout avec ce que nous souffrons ici et maintenant. Je ne comprends pas : dans vos entreprises, dans vos cités, dans vos vies au jour le jour, les humiliations et les injustices ne sont-elles pas légion ? Faut-il vraiment encore une fois qu'une centaine d'intellos vous mette le doigt sur votre propre souffrance, l'indignité de votre propre situation ? Il n'est pas question, bien entendu, de nazisme et de torture, enfin pas encore, mais le reste y est, le pétainisme culturel et sociologique est en place depuis des mois. Que vous faut-il de plus pour entrer en résistance ? Que vous faut-il de plus pour retrousser vos manches et dire NON ? Et puis cessez de compter sur les autres, cessez d'accuser les partis politiques qui ne font pas leur boulot : la politique c'est le boulot de chaque citoyen. Bien sûr, l'histoire a réduit ce boulot à un petit carré de papier qu'on plie et qu'on glisse dans une urne, mais c'est déjà ça, et malgré cette réduction il y a tellement d'autres choses à faire selon le domaine, le secteur où se déroule votre vie et votre avenir. Aujourd'hui se jouent plusieurs parties à la fois : là-bas une guerre et une occupation inique, ailleurs des despotismes inacceptables, ici des projets de réforme qui sont autant de couperets d'échafaud sur le cou de ceux qui préparent vos fêtes et qui vous aident tous les jours à supporter un peu mieux l'existence. Tout ce que je peux vous dire encore avant de clore cette chronique un peu véhémente, c'est qu'il y a un peu partout en France des femmes et des hommes menacés, comme vous l'êtes depuis que le suppositoire raffarinesque de la réforme des Retraites est passé, les intermittents du spectacle. Alors commencez par vous renseigner sur leur drame, commencez par chercher où vous pouvez, et il y en a des sources, à vous renseigner sur ce que signifie cette réforme du régime des artistes et des techniciens du spectacle. Et alors vous aurez l'occasion de choisir, de dire oui ou non à la résistance. En 1940, les cheminots n'avaient pas vocation particulière à résister, et pourtant c'est ce qu'ils ont fait spontanément et sans qu'on le leur demande en particulier parce qu'ils savaient qu'ils étaient dans un secteur d'activité hautement sensible du point de vue tactique et stratégique, mais, sachez-le, on est toujours dans un secteur sensible, quel qu'il soit, même si vous êtes, comme moi débranché de l'activité pour raison d'âge (et de résistance). Où que vous soyez, vous ne pouvez plus dire, vous ne pourrez plus dire : je ne savais pas. Chacun de nous a un jour la possibilité d'être ou de ne pas être un Eichmann, même à la petite semaine, et je pense que ce sont les Eichmann à la petite semaine qui sont les pires. Alors soyez donc des Jean Moulin à la petite semaine, ça c'est toujours possible, TOUJOURS.

Mardi 15 juillet 2003

Chirac, Pujadas et D'Arvor.


Jusqu'au bout, je l'ai écouté jusqu'au bout cette interview " désormais traditionnelle " du 14 Juillet du Chef de l'Etat, d'un état qui ne veut plus " tout diriger ", " tout initier " et " tout tout ", bref, d'un état qui ne demande qu'à déléguer son pouvoir, à se saborder pourrait-on croire à écouter les propos de Jacques Chirac. J'ai entendu le mot philosophie dans sa bouche, mais de philosophie proprement dite, point, comme hélas d'habitude. Quant à sentir percer quelque bribes de philosophie politique, ne fût-ce que celle du libéralisme dont notre Premier Ministre se fait le porte-drapeau, il fallait bien chercher pour les déceler.

Cela dit, je suis un naïf impénitent et j'attends toujours la manifestation chez notre Président de la République de quelque trait inespéré d'humanité et surtout d'un franc-parler dont l'autoriserait l'énorme pouvoir qu'il rassemble désormais dans ses mains. Rien. Une fois de plus nous avons eu droit à cette langue de bois comme seul cet homme sait la pratiquer. Des mots creux inscrits dans des mimiques et une gestuelle chargées de donner un sens intime de partage, une complicité du regard qui impose à ses interlocuteurs à la fois une compréhension immédiate et l'assentiment évident. Le mot dialogue est revenu mille fois au moins, laissant percer sous une analyse qui ne concéderait rien à la conjoncture, la véritable philosophie politique de ce Monsieur Homais qui dirige notre nation : tout dans les mots, rien dans la réalité. Les problèmes politiques se règlent par la dialectique des confrontations verbales et passez muscade ! Voilà le véritable sens de ce mot dialogue, et les exemples que le Chef de l'Etat a eu le culot de nous présenter donne froid dans le dos, presque autant que la passivité scélérate des deux journalistes à la botte. En gros, dans le dossier des retraites, la CFDT et la CFTC, les deux syndicats qui ont trahi les salariés deviennent, parce qu'ils ont signé, les interlocuteurs de l'état, ceux auxquels s'adresse ce fructueux " dialogue ". Les autres, et les millions de salariés qu'ils représentent, ne comptent tout simplement pas. L'un des deux journalistes a bien essayé d'en parler, mais on a bien vu que ce qu'il a dit et l'absence totale d'insistance dans son propos n'avait pas d'autre but pour lui que de se débarrasser d'un bébé encombrant : il pourra toujours dire plus tard face à la critique de ses confrères, -" mais je l'ai dit ! ", même si le Président a pu se comporter à ce moment précis comme s'il n'avait rien entendu.

Ah ces deux confrères ! L'affaire Bové ! Croyez-vous que l'un de ces deux journalistes chevronnés, ce qu'on ne peut pas leur contester, aurait demandé au Président de la République des comptes sur les comportements illégaux de la FNSEA pendant les trente dernières années sans qu'un seul de ses militants ne passe plus de vingt-quatre heures au poste, alors qu'il venait de détruire avec ses collègues la moitié du mobilier urbain d'une ville ? Toujours la même logique : d'un côté le syndicat proche du pouvoir, et dieu sait si Chirac a toujours choyé avant toute autre classe sociale française les agriculteurs (de la FSNEA), de l'autre les syndicats de l'opposition de gauche, les emmerdeurs, ceux qui payent comptant le moindre dérapage. Honte à Pujadas, honte à d'Arvor, vous êtes nuls et lamentables, même pas assez de courage pour défendre un homme ! Car il s'agissait d'un homme et pas d'une loi ou d'une politique. Vous n'avez rien fait, rien, surtout ne pas envenimer une interview avec le Raminagrobis qui vous regarde droit dans les yeux en se pourléchant les babines en attendant que vous tentiez le pire. Quelle République !

Les rôles sont désormais bien distribués. Au Président le baratin généraliste avec arrière-fond humaniste et républicain - j'ai quand-même entendu le mot laïcité, même si cette laïcité fait partie des choses qui ne coûtent rien à dire et dont le prix est tout entier dans le faire -, au Premier Ministre l'application d'une politique qu'un Madelin aurait tout aussi bien pu mettre en vigueur tant elle fonce vers un ultra-libéralisme débridé, cette philosophie précise que le Chef de l'Etat ne veut pas endosser clairement. A la question du déficit budgétaire prévisible, il répond par le mensonge d'une pseudo révision des critères européens, alors qu'il sait très bien que Bruxelles ne voudra rien entendre - ce que l'on sait depuis ce matin - mais qu'il sait aussi que ce que l'état va donner généreusement sous forme de baisse de fiscalité, les régions et les départements vont s'empresser de le reprendre, la décentralisation servant avant tout à couper les vivres nationales c'est à dire les dotations de l'état. C'est comme ça que Bercy pourra assumer la baisse de la TVA dans la restauration, cadeau de Bruxelles dont on ne connaît hélas pas la contrepartie, car il faut calculer : 19 - 6 = 13. Il faudra trouver une compensation pour les 13 % de TVA dans ce secteur énorme de l'économie, d'où viendra cette manne miraculeuse ? D'Arvor a esquissé la question de manière si obscure que Chirac n'a même pas eu besoin d'y répondre, il a simplement dit in abstracto : je cite -" vous allez reprendre d'une main ce que vous donnez de l'autre " - sans même que l'on sache de quoi il parlait. Mais il l'a dite, sa phrase, et il pourra s'en prévaloir en conférence de rédaction. Sacrés confrères !

On attend d'un Président de la République qu'il donne, dans des interventions de ce genre, les grandes lignes philosophiques de son action. Qu'il nous dise quel genre de Français il veut que nous devenions, quelle type d'existence il réserve au citoyen par le biais de sa politique et de ses réformes. Sa vision historique de l'instant où nous sommes et de la direction que nous prenons. En foi de quoi nous avons eu droit aux lieux communs sur le caractère chahuteur des Gaulois et surtout à ce discours désormais classique depuis la guerre : nous sommes en crise, et la crise permet tout et n'importe quoi. Le climat de récession mondiale explique toute absence de volonté créatrice et une fois de plus on ne parle plus que de la survie d'une République dont on creuse ouvertement la fosse. Quelle tristesse ! J'ai de plus en plus l'impression que mon Alsace natale, cette région tellement réactionnaire qu'il faut être terriblement blindé pour y survivre, que cette région s'est étendue à toute la nation ; la France n'est plus qu'une grande Alsace où le pouvoir et le droit d'expression reste le monopole des notables. Ce Monsieur Raffarin est l'exemple parfait du notable de province appelé à Paris pour démanteler le pays au profit de ces nouvelles féodalités que la décentralisation a déjà produites. Il reste encore, heureusement, de grands obstacles à la destruction définitive de l'ensemble jacobin : cette droite la plus bête du monde devra affronter l'Ecole et la Santé, deux structures nationales qu'il sera bien difficile de démembrer sans mettre le feu à la société, et comme les quelques grandes entreprises de service public comme l'EDF ou le transport ferroviaire ne sont pas prêtes non plus à se laisse passer à la moulinette, la rentrée s'annonce mouvementée.

Mercredi 16 juillet 2003

Au diable les vacances !


Tout à l'heure il me vint à l'esprit l'idée de prendre des vacances. Fatigué je le suis sans doute comme tout le monde, encore que ma fatigue n'est pas de la même nature que celle de ceux auxquels il suffit d'aller s'allonger sur du sable pour se reposer. Si je faisais pareille chose, non seulement je ne me reposerais pas une seule seconde, mais je pourrais en souffrir à mort tant me fait honte et humiliation cette façon de se cacher au milieu du néant de l'action pour dissimuler le néant de son âme. Mais je ne veux pas m'en prendre à ces millions d'êtres humains pour qui toutes ces pratiques paraissent si légitimes et si profitables à leur peau, à leurs enfants et à leurs âmes fatiguées, certainement très épuisées par une vie quotidienne si rarement gratifiante et en grande partie composée des humiliations professionnelles, amoureuses ou politiques. Le désarroi immense de cette société peut s'observer concrètement sur ces images sans fin de routes encombrées de vacanciers travaillant déjà au sortir de leur travail pour préparer le travail des plages, des campings et des incessants calculs pour parvenir à boucler le budget. L'homme d'aujourd'hui navigue jour et nuit dans le souci d'un terme de plus en plus court. Phrase difficile ? Non, pas tant que cela, prenez votre temps, après tout vous aussi vous devez être en vacance si vous avez le temps à perdre de me lire.

Mais si je ne me permets pas de m'installer dans la vacuité de la vacance, ce n'est pas seulement parce que je ne saurais pas comment assumer cette vacance, je n'en ai pas pris depuis mon enfance, où ces périodes étaient symbolisées par des travaux forcés en colonie de " vacances ". En revanche, le reste de mes années d'enfance étaient les années riches de vie, tellement riche que je pouvais bien supporter quelques semaines de tortures infligés par quelques prêtres névrosés et pervers. Je continuerai d'écrire tout l'été, si je peux, parce que les temps sont devenus dangereux et qu'il n'y a pas la moindre minute à perdre pour se battre comme on peut ou se préparer à la lutte qui ne saurait tarder dans cette conjoncture surréaliste de l'histoire. Oui, aujourd'hui je n'hésite plus à le dire, et cette décision est plus que symbolique, nous sommes dans une époque du plus grand danger, une époque parvenue aux limites de la rationalité qui lui permettrait de durer, de rester du réel comme Hegel disait du réel qu'il était rationnel et du rationnel qu'il était réel. Plus rien n'est réel. Et en particulier la relation entre la Raison et les comportements, les actions, les opinions qui s'affichent ici et là dans les médias, dans la presse, dans les conversations, mais surtout dans la pensée officielle, celle des pouvoirs temporels qui couvrent le monde de leurs crimes maquillés en croisade de la raison, et de leurs intrigues à long terme qui ne cache même plus le but final qui est la reconstitution d'un monde divisé en deux castes, celle des maîtres et celle des esclaves.

La crise qui vient de s'installer de manière aiguë dans le monde dit de la culture est vraiment le point d'ancrage d'une analyse impitoyable de notre monde : les artistes ne défendent pas leur survie, ils ne luttent pas pour la pérennité de leurs droits " acquis " ( n'importe quel artiste digne de ce nom ne peut que s'esclaffer devant cette expression), ils ne se mettent pas en colère parce qu'on veut leur retirer le pain de la bouche : ils crient leur désespoir culturel, leur refus de continuer à trouver des moyens de concilier leur talent et leur intelligence, leur conscience aussi, avec ce que le monde leur offre comme partenariat pratique et théorique. Les artistes ne craignent pas de ne pas pouvoir " continuer " de bénéficier de leurs dits privilèges, privilèges qu'ils n'ont jamais vus, ils veulent au contraire cesser de livrer leur existence à cette trivialité omnipotente qui en fait vraiment des saltimbanques, ces sous-hommes qui n'avaient même pas le droit d'être enterrés à côté de leurs semblables parce que leur activité dérogeait aux superstitions des églises et des religions.

Nous sommes encore dans ce monde, même si aujourd'hui on ne refuse plus la terre " sainte " aux comédiens, nous ne sommes pas sortis de l'ère surréaliste et ubuesque installée par les Pères de l'Eglise il y a de cela presque deux mille ans, Pères de l'Eglise qui ont su circonvenir la naïveté des rationalistes latins et grecs et envahir de leur peste intellectuelle les siècles qui aboutissent au présent. Le plus dangereux est là, dans ce qui passe pour la culture dans ses lieux les plus relevés, l'université, l'Académie, l'Ecole, les médias et même ceux qui s'affichent, comme France-Culture, comme exclusivement adonnés au meilleur de cette culture. Or toute cette culture repose encore et toujours sur ce que les Pères de l'Eglise ont imposé spirituellement et pratiquement au monde, Mai 68 avait donné un bon coup à cette forteresse du mensonge de toute notre civilisation, articulation entre le spirituel et le temporel, la complicité entre le pouvoir sur les âmes et le pouvoir sur les corps. Mais le vrai siècle des Lumières fut en réalité le 19 ème, celui qui fonda la République sur des bases rationnelles et qui faisait retour aux exigences morales de l'Antiquité. Ecoutez Renouvier ,l'un des esprits auquel on doit les principes de cette construction, il résume le long travail de sape du Christianisme : " Cette puissance ne tendait pas à moins qu'à substituer la police ecclésiastique à tout le droit civil ou politique, comme ailleurs les déclarations et révélations des prêtres à toutes les vérités naturelles ; et elle y réussit en grande partie. Puisque j'ai commencé à vous parler de l'altération ou perte même du droit chez les nations, il faut que je vous marque expressément les ingérences et usurpations aussi considérables que le furent le pouvoir de lever des taxes, le pouvoir sur les sépultures et le pouvoir sur les mariages. Les conciles ordonnèrent de fort bonne heure le paiement de la dîme à l'Eglise, et le bras séculier ne refusant point son intervention, les contributions volontaires des citoyens pour leurs cultes devinrent un impôt forcé en faveur de la religion de contrainte. On fixa d'autorité les jours pour travailler, et les jours pour ne rien faire que prier, et ceux où l'on s'exposerait, en ne travaillant pas, à des soupçons pouvant conduire à la prison ou à la mort. Les conciles déclarèrent encore que les excommuniés ne devaient point être ensevelis, et depuis lors les pourrissoirs publics qui ont remplacé les ustrines des anciens, ou champs à brûler les morts, sont devenus des lieux de privilège, desquels le cadavre orthodoxe repousse avec outrage le cadavre hérétique. A l'égard des mariages, vous savez que l'autorité sacerdotale, et nommément celle des papes qui ont toujours visé à l'assumer toute entière, s'est arrogé le droit de décider seule lesquels sont légitimes ou non, et de disposer ainsi de l'état civil des personnes. Cette prétention s'est élevée jusqu'à disposer des royaumes en excommuniant des rois ou empereurs, et mettant des peuples entiers en interdit, comme solidaires de leurs princes. Je ne vous citerai pas tant d'exemples dont l'histoire est pleine à ce sujet, mais je vous prierai de remarquer que les raisons, bonnes ou mauvaises qu'elles aient été dans l'Eglise, pour permettre ou condamner tels mariages ou tels divorces ont cédé selon les circonstances à l'intérêt de la domination ecclésiastique ; que le même pouvoir qui a forcé Philippe-Auguste à reprendre Ingelburge a permis à Henri IV converti de divorcer avec Marguerite de Valois ; qu'enfin on a vu les papes trafiquer des licences qu'ils accordaient, comme quand Alexandre VI a vendu à Louis XII une permission de divorce, au prix de territoires données en France à César Borgia, fils de ce pontife…….. " 1 Fils de ce pontife ! Relisez en passant votre Machiavel.

Alors on dit, mais tout cela c'est du passé ! Depuis cette époque les églises se sont amendées et se sont séparé des états, ce qui est faux pour la majorité des nations dans le monde, et que ces pratiques sont d'un " autre âge ", bref, il est inutile de remuer les cendres d'un passé révolu : or il n'y a pas de passé révolu et tout l'irrationnel qui figure dans cette citation d'un philosophe du Dix-Neuvième siècle investit encore totalitairement notre réalité politique et culturelle. Que des intellectuels qui ont la prétention de parler en notre nom de notre culture se permettent aujourd'hui encore de donner foi à la foi, voilà qui nous indique, non pas un recul ou un retour du religieux ou je ne sais quel régression soudaine, mais la présence intacte de ce passé de fous. Nous sommes encore et toujours immergés dans cette hypocrisie qui donne des droits au plus fort et qui permet au plus fort de se payer les idéologues dont il a besoin pour cimenter son pouvoir. Au fond, je me demande si la Loi de 1905, cette loi qui a séparé la religion de l'état, n'a pas été une loi de dupes, une loi qui nous fait encore croire aujourd'hui que le despotisme inhérent à la propagation des croyances irrationnelles n'est plus en phase avec le pouvoir temporel, alors qu'il suffit de jeter un coup d'œil sur les productions artistiques et culturelles de ces derniers siècles pour comprendre tout le contraire. Des De Bonald à Léon Bloy, jusque même au cœur des œuvres d'un Victor Hugo, sans parler des futurs fascistes de l'Action Française, la semence démente de la fable chrétienne était conservée telle un huile sainte appelée à consacrer toute œuvre ultérieure de culture. Pis que ça, au lieu de régresser vers l'état de secte auquel devait la condamner cette séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, les églises n'ont fait que prendre plus d'ampleur au point qu'au moment même où les temples se vident presque naturellement, le Pape remplit de ses images et de ses messages le paysage médiatique : il se pose en critique écouté et respecté de notre existence, il se permet de juger nos vies et nos comportements, de condamner et de célébrer, de béatifier et d'envoyer en enfer ! On discute même de savoir si on ne va pas citer Dieu comme élément fondateur de notre civilisation dans la future constitution de cette Europe qui enfin sort du néant ! De l'Autriche à l'Italie on voudrait insérer la théologie comme ferment de notre Raison, alors qu'elle a toujours tout fait pour l'anéantir partout où elle relevait sans cesse la tête parce que l'homme est un être résistant et que chaque conscience neuve est une conscience rationnelle : l'innocence, la vraie, est raison et non pas respect des décalogues fantaisistes de quelques prêtres en mal de pouvoir.

Il n'y a pas de temps à perdre à partir en vacances, il faut écrire, dénoncer jour après jour cette histoire qui se continue, qui perpétue les injustices au nom du principe dynastique. Dans les temps anciens, il ne servait à rien de naître dans une grande famille ; les patriarches romains avaient le droit de tuer leurs enfants ou de les vendre au marché s'ils ne les jugeaient pas dignes de reprendre l'héritage. Nulle par on ne naissait avec des droits et des fortunes acquises, principe patrimoniaux importés d'Orient et repris par les religions qui ont trouvé leur intérêt dans l'utilisation du principe dynastique jusque dans les plus humbles familles. Le sang a toujours primé le sol dans toutes les philosophies despotiques, le sang versé et le sang préservé dans les lignées et les fortunes. Savez-vous à partir de quel moment nous avons su récemment que nous étions à nouveau gouvernés par des gens de droite, par des conservateurs réactionnaires et en réalité nostalgiques de toutes les formes oligarchiques ou monarchiques ? Ce fut un petit matin où quelques journalistes curieux, mais il y en a si peu, ont appris que le Parlement venait de réduire une nouvelle fois les droits de succession, et de fagoter de nouvelles lois qui permettent en toute impunité aux riches de mettre leur fortune à l'abri pour leur progéniture. Voilà le symptôme fatal de la vénalité essentielle de ces gens de droite et de leur égoïsme social, leur mépris de l'égalité, de la justice et de la dignité. Nous sommes toujours et encore dans l'ancienne histoire sociale, celle que les naïfs instituteurs décrivent à leurs élèves comme révolue au profit d'une République démocratique et égalitaire. Au nom de quoi j'ai pu apercevoir hier sur l'écran de la télévision le défilé de la Garde Prétorienne de nos nouveaux maîtres et j'ai pensé : tireront-ils, le jour venu ? N'en doutez pas, cette question tourmente tous les esprits et surtout ceux des complices de cette société de l'iniquité, car ils savent que cela ne peut pas continuer à ce rythme, que le génie en plus leur fait défaut pour masquer la vérité de leurs fins et qu'il y a forcément un rendez-vous programmé avec l'histoire profonde, celle qui traverse les millénaires depuis Périclès. Décidément, ce n'est pas le moment de partir en vacances. Pour les jeunes, je leur donne ce conseil : allez donc à Avignon où se joue l'ouverture de l'Opéra de la rentrée. Allez-y ILS ont besoin de vous.

1 Charles Renouvier, Uchronie, Corpus de l'œuvre Philosophique, Fayard, Paris, 1988, pages 356-357.

Jeudi 17 juillet 2003

D'un Chili l'autre.


Croyez-vous vraiment que Pinochet soit psychiquement irresponsable alors qu'il continue en ce moment de faire des tournées à travers le Chili ? Dans son émission Hard Talk sur la BBC, Tim Sebastian est sans pitié malgré un ton respectueux et d'une douceur inattendue. Son interlocuteur est le Président du Chili en personne, Ricardo Lagos, un vieux monsieur socialiste, grassouillet et souriant. Sa réponse se résume en un sourire un peu douloureux et un haussement d'épaule à peine perceptible. -" Oh, vous savez, Pinochet a 87 ans et on dit qu'il a des trous de mémoire "-. Heureusement pour lui. Depuis le début l'interview tourne autour du pouvoir réel de l'actuel régime et des menaces qui continuent de planer sur la vie politique du Chili. Intérieures et extérieures, car le Chili a été l'un des rares petits pays d'Amérique du Sud à refuser de s'associer à la guerre en Irak. Tim n'a pas manqué de lui demander si Bush avait fait pression à l'occasion, réponse : par directement, mais certains lobby nationaux lui avaient fait savoir qu'un refus de sa part équivaudrait à la perte d'un accord sur la pêche attendu par les Chiliens. Bref, on fait pression comme on peut.

Plus sérieuse la question sur les disparus. Réponse lugubre, on sent que le Président est triste, mais il se reprend et explique. Voilà, il reste des milliers de personnes disparues, dont on n'a pas retrouvé trace. Or, les officiers responsables et les tueurs sont connus, poursuivis et ils ont même indiqué les lieux où avaient été enterrés les corps. Hélas l'exhumation a permis de trouver quelques débris, une dent pas ci, un tibia par là, mais aucun corps identifiable. Résultat, les poursuites sont impossibles : pas de cadavres, pas de poursuites. En fait, tout le monde le sait, les corps ont déjà été exhumés il y a cinq ans et jetés dans l'océan. Pas de cadavres, pas de justice. Autre question : les personnes torturées seront-elles indemnisées ? Nouveau haussement d'épaule accablé : il y en a plus de trente mille, c'est impossible, comment calculer le montant des dommages et sur quelle base ? L'état a déjà fait beaucoup pour les ayants-droit des disparus, pension pour les veuves et aide pour l'éducation des enfants.

Mais la question le plus dure concerne la réforme de la constitution, constitution qui en l'état actuel permet à l'armée de refaire le coup de Pinochet en vertu, si j'ai bien compris, d'une disposition qui lui confère une certaine indépendance par rapport à l'exécutif, elle touche même directement une partie des impôts. Cette réforme ne se fera pas non plus à cause de la complexité de la composition du Parlement et de l'importance du Sénat. Il faudrait une proportion de voix impossible à rassembler sans l'accord des pinochiens qui continuent de représenter une force politique non négligeable dans le pays. Bref, l'après-Pinochet est encore loin. Dans une villa hollywoodienne du Nord du pays, l'ex-patron des services secrets, le général Contreras, grand responsable des massacres et des tortures et aussi commanditaire de l'assassinat de l'ambassadeur chilien à Washington Orlando Letelier, est aux arrêts de rigueur tout en continuant paisiblement à gérer ses affaires.

Les deux hommes se séparent dans une ambiance lourde d'amertume et de fatigue existentielle. Je n'avais jamais vu le bouledogue Tim aussi compatissant malgré la dureté de ses questions et je ne l'en estime que davantage. Décidément le Chili n'est pas sorti de l'auberge, les manifestations des victimes continuent à travers tout le pays et les plaies sont loin d'être refermées, même si le Président nous assure que cinquante pour cent des Chiliens sont nés après le coup d'état de Pinochet et que le pays n'est plus le même qu'avant. Le Chef de l'Etat chilien est content que Monsieur Colin Powell ait admis publiquement, non pas la responsabilité de Washington, mais que ces " choses n'auraient pas dû se passer ainsi ". Merci général.

Vendredi 18 juillet 2003

A grands maux, les grands mots.

A grands maux les grands mots. C'est le meilleur résumé que l'on puisse faire du discours prononcé hier soir par Tony Blair devant le Congrès des Etats-Unis, déclenchant ça et là de ces " standing ovations " qui plaisent tant aux foules. L'ami Blair, le Tartuffe londonien est venu au secours de son compère Bush, remettre du cœur au ventre d'un marais de politiciens fourvoyés depuis quelques mois dans toutes les positions et contradictions possibles. De Washington à Londres, à droite comme à gauche, on s'est planté sur toute la ligne, on a commis des fautes historiques inexplicables sauf à admettre l'exceptionnelle gravité de ce Pearl Harbor de Manhattan du 11 septembre 2001, un traumatisme qui aurait fait perdre la tête aux personnes les plus saines d'esprit et les plus honnêtes. Cette cérémonie où les grands mots se pressaient à chaque phrase, liberté, démocratie, justice et même environnement, est un étrange retournement de l'histoire, c'est Churchill venant tendre la main à Roosevelt au lieu de lui demander secours. Mais il est vrai que cette opération médiatique devra également servir à sauver la peau de ce Premier Ministre d'opérette que la Grande Bretagne s'est inventé pour échapper à l'Europe.

En résumé, monsieur Blair prétend que tout ce qui a été fait en Afghanistan et en Irak a été bon et bien fait, même s'il s'agit à présent de gagner la paix ! La belle affaire. Et de s'étendre sur le rôle des grandes puissances responsables d'un monde purifié du despotisme, du fanatisme et de tous les ismes dont le dernier s'appelle évidemment terrorisme. Foin de toutes les critiques sur les causes légitimes ou non de ces agressions, Saddam Hussein et son régime exécré ont été terrassés par les Saints Georges coalisés. Mais Tony ne veut plus employer le mot coalisé, il est temps de remettre en selle la vieille ONU, maintenant qu'il s'avère que les armées " victorieuses " se montrent impuissantes à faire naître la paix radieuse qu'elles avaient promises. Tout d'un coup le couple anglo-américain ne suffit plus, il n'aura été qu'un épisode dans la grande croisade occidentale, mais le mot n'est jamais prononcé, et pour cause, contre le mal. L'expression " axe du mal " sera aussi laissée de côté, décidément on change le fusil d'épaule, on revient au légitimisme sur lequel on a craché dans les moments d'excitation à la veille de sa petite guerre des Malouines personnelle. Blair a cru pouvoir refaire le coup de Thatcher à peu de frais puisque tout cela se faisait sous l'aile du grand cousin américain, et voilà que tout foire et que le pays tout entier se retourne contre lui pour lui demander des comptes.

Exactement comme de l'autre côté de l'Atlantique où décidément le peuple commence à comprendre combien il s'est laissé abuser par ce parvenu texan qui n'arrive plus à enrayer la chute de son pays. Ce n'est pas vraiment amusant, mais en journaliste averti, j'ai suivi attentivement les décomptes quotidiens de victimes " depuis le discours officiel du premier Mai, date décidée par Bush pour marquer la fin de la guerre en Irak ". Le malaise des médias était perceptible dans l'incohérence permanente des chiffres : il y a quinze jours exactement, un correspondant de Bagdad avait donné le chiffre de 65 soldats de la coalition tués depuis ce fameux 1er Mai, puis ce chiffre est redescendu miraculeusement à trente - trente deux pour y rester malgré l'annonce chaque matin d'une ou de plusieurs nouvelles victimes. Et puis ce matin enfin la BBC est revenu à la vérité : 70 soldats sont morts en deux mois et demi, un par jour à peu près, comme si un calcul diabolique présidait à ces tueries modestes mais ravageuses auprès des opinions publiques américaines et britanniques.

A ces macabres décomptes s'ajoutent les scandales des mensonges qui ont précédé la décision elle-même d'aller là-bas, massacrer quelques dizaines de milliers de personnes soupçonnées de menacer la sécurité du monde entier sans la moindre preuve et alors que toute la communauté mondiale était convenu de poursuivre et d'intensifier les contrôles sur place. On a oublié ce passage en force des anglo-américains contre l'avis de toutes les majorités de l'ONU et contre l'avis des inspecteurs qui travaillaient encore sur place sans rien trouver. Soudain, ils ont dû plier bagage, ayant sans doute reçu un ordre sans réplique de ces autorités qui n'ont légalement aucune autorités sur eux. Tellement ils étaient pressés de foncer, de catapulter leurs chasseurs-bombardiers, de lancer leurs gerbes continues de missiles sur des cibles ridicules, l'important étant de terroriser le peuple, c'est à dire de développer une terreur encore plus grande que celle qui provenait du pouvoir de Saddam. Pour vaincre Saddam, il fallait se montrer encore plus cruel que lui, encore plus impassible face aux destructions, aux morts et aux blessés. Dont acte. Mais il fallait surtout consommer ces missiles à plusieurs millions de dollars pièce.

Blair et Bush ont donc tenté cette opération médiatique qui me fait penser au mariage de Coluche, une cérémonie que les columners de Murdoch vont être chargés de mettre en scène pour tenter de passer l'éponge pour étouffer un scandale naissant. Ce soir j'ai envoyé un mail sur le site de la World BBC dans un forum qui sollicitait l'avis des téléspectateurs. J'ai dit en substance que si Washington et Londres avaient le désir sincère de sortir de l'impasse dans laquelle ils se sont enfermés, il ne leur restait plus qu'à retirer toutes leurs troupes d'Irak, de présenter leurs excuses au monde entier, de mettre G.W Bush en examen comme Nixon pour forfaiture. Alors seulement l'ONU pourrait déployer là-bas des forces de stabilisation crédibles auprès des populations qui se cherchent une structure de gouvernement. A défaut de cet humble attitude, la situation ne saurait que s'envenimer davantage, malgré les grands mots du Chef du Parti Travailliste britannique. Ce dernier en a mis plein la vue à ces congressmen qui ne savent plus sur quel pied danser face à la colère populaire montante et aux échéances électorales qui vont avoir lieu au beau milieu du scandale de leur complicité mais aussi de la crise budgétaire que le triplement du coût de cette guerre a déjà commencé à susciter. Mais cette rhétorique ne suffira pas d'autant qu'elle ne fait qu'effleurer le sujet en le délimitant dans ce champ clos des pays satellites de l'occident.

Bien sûr que nous sommes tous d'accord pour mettre fin au despotisme à travers le monde, à régler le problème palestinien (et irlandais en passant), à démocratiser le Moyen-Orient et à transformer l'Irak en un vaste pays prospère et pacifique. Et le reste ? Dont le gros morceau demeurera longtemps encore la Chine ? Le peuple chinois, ou nord-coréen, ou ouzbek, ou tadjik, de la Biélorussie plus proche de nous, ou enfin de tous ces pays où la démocratie est et restera encore longtemps un vain mot. Messieurs Bush et Blair vont-ils s'en prendre à tous les Mugabe, les Dostoms et les Taylor du monde, ou bien vont-ils continuer de choisir leurs objectifs en fonction de tout autres considérations ? S'en prendront-ils seulement aux Emirats, où l'on tranche encore les mains et les têtes à coup de sabre ? A leurs amis despotes de luxe, tombant leurs gandouras à cols dorés dès que leur 747 personnel a franchi les limites de l'espace de leur pays et sabrant le champagne non-stop jusqu'au lugubre retour pour cause de réunion de famille ? Et les peuples de Somalie, d'Ethiopie, du Yemen, d'Amérique Centrale où l'oppression des peuples indiens se poursuit dans le silence le plus complet, d'Afrique et d'Asie où les Birmans, les Indonésiens, les Philippins et des dizaines de peuple se résignent sous des régimes de nations bananières ?

Blair, Tartuffe, arrête ton charre, tu es venu à Washington parce que le torchon brûle et tu as le culot de venir revendiquer la légitimité de tes conneries ! Car tu ne dois pas être méchant, au fond, pas aussi vénal que ce clan qui entoure le président américain et qui n'a en vue que les milliards de dollars que génère la guerre elle-même et sa continuation à trois milliards et demi la journée. Tu dois être sincèrement emmerdé pour t'être laissé aller à jouer ton petit Churchill ou ta petite Thatcher, ça fait si bien dans les manuels d'histoire de passer à la postérité avec une petite guerre de gagnée agrafée au revers du col. C'est raté, car même tes poilus en prennent plein la gueule malgré leur bonne volonté à ne pas se montrer aussi veules et aussi mentalement décalés que ces pauvres GI's auxquels on n'a jamais rien demandé de plus que de ramper dans la boue et remonter en une minute leur fusil d'assaut, et zou, en route pour la guerre. Comme jadis mon grand-père qui conduisait les trains de 14, les casques à pointe de Guillaume ne savaient même pas dans quel pays ils se battaient, en Irak les officiers américains lancent leurs troupes dans des zones de peuplement dont il ne connaissent que les coordonnées du GPS. Des extra-terrestres se baladent dans les rues des villes irakiennes et s'étonnent qu'on ne les aime pas davantage, eux qui n'aiment rien parce qu'ils ne connaissent rien et n'ont aucune envie de rien connaître. Je les plains sincèrement ces piou-pious engoncés dans leurs gilets pare-balles inutiles sous un soleil écrasant, un soleil tellement cruel qu'il doit passer pour complice de ces poches de résistance faites de guerriers parfaitement adaptés, eux, à ce climat pour dromadaires.

Mais toi Tony, tu vas aussi avoir chaud malgré ta faconde humaniste et malgré les standing ovations. Il faudra bien revenir au pays où les échéances t'attendent. Ne crois surtout pas avoir effacé d'un coup de parlotte magique le contentieux que tu as déchaîné il y a quelques mois envers la majorité de ton peuple et même contre la plupart de tes amis. Déjà à cette époque tu te comparais à Churchill, non mais, tu plaisantes ! Toi aussi, le mieux que tu puisses encore faire, mais ton culot est allé trop loin, ce serait de faire ton mea culpa et de rendre ton tablier. Ca te laisserait une chance de laisser un souvenir intéressant dans les manuels d'histoire, celui d'un homme puissant qui a su reconnaître sa faute en se retirant du jeu. Dioclétien est l'un des empereurs parmi les plus célèbres, tu sais pourquoi ? Parce qu'il en a eu marre, il ne comprenait plus rien au conséquences désastreuses de son excellente politique. Alors il a pris sa retraite, il a démissionné et passé le reste de ses jours dans sa Croatie natale, cultivant son jardin et regardant l'Adriatique. Alors si tu es tellement convaincu d'avoir raison contre tout le monde comme tu n'arrêtes pas de le prétendre, alors jette les gants avant que les gens ne te jettent. Aviss.

Samedi 19 juillet 2003

La faim des fins.


Oui Catherine1, il y a beaucoup de mégalomanie dans ce que j'exprime tous les jours dans ce journal. Tenez, ce matin, très tôt, c'est à dire bien avant que les radios se mettent à cracher leurs messages, leurs " informations " et leurs commentaires, j'avais décidé de parler de la destruction du continent auquel j'ai consacré la plus grande partie de mon affection et de mes énergies : l'Afrique. J'allais tenter de montrer comment l'occident, enfin ce qui passe sous ce concept c'est à dire une bande de gangsters hétérogène et préoccupée surtout de combler ce qui s'appelle l'égoïsme, chose que je ne comprends même pas, impuissance qui devrait m'interdire de m'exprimer sur quoi que ce soit tant il s'agit d'une carence essentielle. Et puis j'apprends que ce jour d'aujourd'hui se trouve être le Jour de la Faim dans le monde ! Phénomène qui frappe en priorité, paraît-il, précisément l'Afrique. Alors l'invité dont j'ignore encore le nom nous vient directement de la FAO, le bidule genevois qui gère ce concept sinon son règlement concret. Tout ce que je peux dire c'est que son accent trahit son origine africaine, et je suis d'autant plus triste de l'entendre parler de chiffres, de pourcentages, de tout ce vocabulaire technique directement imposé par l'Occident métaphysique, celui-là même qui se fout éperdument de la souffrance réelle des peuples, précisément en ciblant tout sur des épiphénomènes - oui j'ai le culot de dire des choses pareilles - comme la faim, les maladies et toutes les différences qui séparent des millions d'occidentaux qui font trois repas par jour, roulent en automobile climatisée et habitent des maisons confortables et assez grandes en général pour contenir un clan entier de Fangs ou de Baoulés. Bref, nous avons passé plusieurs siècles à définir la mort et la souffrance des Africains selon les impératifs de nos intérêts, aujourd'hui nous continuons en bons Tartuffes qui prétendent se sentir coupables ou responsables, mais qui, en réalité, comme je le dis plus haut, se foutent totalement du bonheur de ces peuples aujourd'hui comme hier. Le plus drôle est que ces peuples, malgré la faim, malgré la maladie, malgré la mort à trente cinq ans, sont encore mille fois plus heureux que nous ne saurions jamais l'être. Au point qu'il ne fait aucun doute que tout l'affairement du monde riche autour de l'Afrique ne trahit que sa jalousie et surtout sa volonté de se mêler comme jadis le colonialisme, de la vie des Africains, de mesurer et enfermer leur destin dans les mêmes carcans que ceux dans lesquels notre histoire nous a coincés.

Non, la tragédie est ailleurs et personne n'en fait état, centrant tout sur ces symptômes secondaires des destins : lorsqu'on a faim ce n'est pas parce qu'il manque de quoi manger, mais qu'il manque l'appétit pour créer, chercher et cultiver de quoi remplir son estomac. Qu'avons nous fait en quatre siècles criminels dans ce continent le plus beau du monde, pour autant qu'on puisse établir des comparaisons esthétiques entre des paysages, mais j'ai un faible pour les souvenirs resplendissants qui me restent de cette forêt primordiale dans laquelle j'ai eu le bonheur et le privilège d'errer voici plus de cinquante ans, à l'époque où les forêts avaient encore une apparence qui les rattachait à leur destin aux allures d'éternité. Qu'avons-nous fait et que continuons-nous de faire avec les mêmes complices que ceux qui chassaient les esclaves pour le compte des blancs qui se cantonnaient dans les villes côtières ? Nous anéantissons systématiquement l'écosystème naturel le plus sophistiqué que les êtres humains avaient réussi à confectionner en fonction d'une réalité qui sait donner autant que prendre dans les bonnes proportions des pratiques de sagesse et d'expérience ancestrale. Comment les Africains peuvent-ils avoir faim alors qu'un hectare de forêt vierge produit le double de la même surface cultivée intensivement ? Sachant que l'Afrique est pratiquement incultivable à quelques zones près, zones qui sont aujourd'hui l'enjeu de violence particulièrement gratinées. Ca y est, je sais son nom, au bon monsieur qui s'occupe de la faim dans le monde depuis les allées fleuries de Genève et qui parle à la radio ce matin, il s'appelle Jacques Diouf, un nom qui le classe presque automatiquement dans des origines sahéliennes du type de notre agrégé de grammaire récemment décédé dans un manoir normand. On l'appelait entre nous, le poète normand. Mais pour savoir de qui je parle, il faudrait déjà avoir aimé au moins une fois les nègres et la négritude, je dis aimé et non pas comprendre ou soutenir dans les tribunes internationales.

La colère me rend un peu incohérent, la tristesse et la honte brouille ma raison analytique si tranchante d'habitude et je vous prie de m'en excuser. Mais je vais être plus clair encore : ce qui a tué, qui tue et qui va achever l'Afrique si rien n'arrive dans notre propre civilisation, c'est le piétinement de ces petits organismes sociaux, nomades ou sédentaires (lorsque les blancs se sont enfoncés dans les forêts à 6 heures précise2 , c'est à dire au temps de Brazza, la plupart des Africains n'avaient pas de statut fixe. Ils vivaient dans un entre-deux qui les a préservés de nos infamies sociales et politiques). Oh, ne croyez pas que j'ignore l'aspect parfois barbare que revêtaient les mœurs des peuplades dont le destin avait encore l'allure d'un destin, c'est à dire la beauté de l'aventure quotidienne. Je sais que d'un village à l'autre, d'un hameau Baoulé à un autre Bété ou même de la même tribu mais d'un autre clan, les agressions étaient monnaie courante, elles étaient même le jeu préféré dès la nuit tombée. Mais si on faisait un calcul arithmétique de ce que représentaient ces pratiques en nombre de victimes et les assassinats de masse dont nous avons été et sommes encore les spécialistes, il n'y a pas photo. Tenez, si l'occident ne fourrait pas son nez à longueur d'année dans les affaires africaines sous prétexte d'humanitarisme alors que ces humanistes ne songent qu'aux immenses richesses des " Mines du Roi Salomon ", film culte des années 50 qui a révélé aux Américains les nouveaux horizons pour leurs cow-boys, avec quel résultat ! Un peu d' " African Queen " en supplément pour compenser le trait trop brutal de vérité du film qui ne nous montre que des flibustiers risquant leurs vies pour quelques pierres de couleur. Vérité actuelle pourtant, partout où ces pierres affleurent encore aujourd'hui, vérité d'une guerre qui a duré plus de trente ans en Angola seulement parce qu'on ne voulait pas se partager le pétrole et les diamants, à l'occidentale. Si la Belgique n'avait pas inventé des " ethnies historiquement ennemies " alors qu'il y avait entre Hutus et Tutsis une très fine structure de relations d'égalité, évidemment imperceptible par ces paysans flamands ou ces industriels wallons affamés de cuivre et d'or. Il était tellement plus simple de dresser ceux qui semblaient être les dominants contre les petits Hutus comparables à des pygmées dans le pays des mille collines, de leur donner tous les moyens de dominer réellement à l'occidentale tout en anéantissant d'un coup un équilibre millénaire. Dire qu'aujourd'hui encore ces deux peuples s'entretuent parce que le colonisateur l'a fomenté de loin, de la manière la plus raciste qui soit, démontrant dans leurs actualités cinématographiques l'évidence de la supériorité de la " race " Tutsie sur la " race " Hutue. Ecœurant, écœurant comme le style britannique de colonisation, au fond la même technique qui a consisté à ne toucher à rien et à manipuler des roitelets choisis pratiquement au hasard pour gérer les intérêts du colonisateur. Résultat, il n'est pas un seul de ces pays choisis comme proie par les belgo-britanniques qui n'ont pas vécu plus ou moins longtemps après leur indépendance des cauchemars génocidaires inouïs. Jusqu'à la petite Sierra Leone que l'on croyait tellement pieuse, gérée depuis Londres par les églises évangéliques tant le gouvernement britannique, ignorant les immenses gisement de diamant de cette zone, se fichait de ce qui pouvait bien se passer dans cette pièce mal rapportée de l'Empire. J'ai déjà analysé tout cela et je suis fatigué de répéter toujours les mêmes choses, mais le fait est que je n'ai jamais les mêmes lecteurs et qu'il faut répéter, inlassablement ressasser la, les mêmes vérités. Et pourquoi pas en profiter pour placer un petit cocorico là où la France a fait prévaloir le modèle républicain de gestion des colonies, malgré les dents longues de nos familles de prédateurs d'ivoire et de forêts ? Comment expliquer qu'aucun pays colonisé par la France n'a vécu de cauchemar comparable à la guerre des Mau-Mau, à la guerre du Biafra, aux massacres de l'Ouganda, du Malawi, de l'Apartheid, combinaison abominable de la ruse britannique et du cynisme néerlandais (voir aussi le génocide qu'a constitué la conquête de l'Indonésie, conquête à laquelle Rimbaud en personne a failli participer s'il n'avait, in extremis, décidé de déserter devant l'horreur de ce qu'il voyait).

Faut-il encore ajouter l'expérience, si on peut appeler cela expérience, du Libéria, cette fabrication américaine originairement destinée à renvoyer sur leur continent TOUS ces blacks dont la révolte ne saurait tarder et dont la revendication intolérable à l'égalité avec les blancs était devenue une fatalité à laquelle ces bons évangélistes n'ont pas échappés malgré les capuches blanches et les gouverneurs ivres de sang, malgré les arbres de Chicago dont les branches étaient alourdies pas les cadavres des noirs pendus dans la joie publique. Billy Holiday chantait " Strange Fruit ", Fruits Etranges de la civilisation démocratique et chrétienne la plus méritante du monde. Oh, nous avons eu nos Bokassa et nous avons nos Bongos, mais sachez que les ordres de grandeurs ne sont pas comparables. Quand on pense que le Soudan ex-Britannique est encore en guerre civile, trente ans plus tard, redevenu épicentre actif du trafic d'esclaves au sens le plus pur du terme, et que les Rhodésie sont entrés à leur tour dans des turbulences qui ne sont pas prêtes de se calmer sous la baguette magique de Sir Carrington, celui dont on avait dit qu'il avait saisi la magie de l'Afrique et réussi à réconcilier blancs et noirs sous la bannière décolonisée de l'Union Jack. Erreur, Jack, il faut refaire tous les calculs. Quelques miles plus à l'Ouest, l'ancienne colonie allemande de la Namibie s'en tire mieux, un peu comme le Cameroun, la Tanzanie ou le Togo. Comme quoi les bourgeoisies françaises et allemandes du dix-neuvième siècle avaient quand-même d'autres idées de l'humanité que les aristocraties britanniques ou portugaises. Car il vaut mieux clore là le chapitre et ne pas s'attarder sur le sort du Mozambique, de l'Angola et des quelques îles dont hier encore Sao Tomé vient de subir un coup d'état à peine sanglant.

Omar Bongo vient de manipuler la constitution de façon à s'assurer la présidence à vie, j'ai lu ça hier sur le site Internet de la BBC. Ayant passé trois ans au Gabon, déjà sous la présidence d'Omar, je me sens plutôt rassuré, ce rusé compère ayant toujours su gouverner selon ses moyens fluctuants et sans verser trop de sang, même si la mort ne tolère aucun chiffre. Envolée lyrique des ONGistes qui me fait toujours doucement marrer, mais qui a sa raison moralement rédhibitoire. Omar a développé son pays lentement, doucement dirais-je, sans déchirer son territoire comme le firent les préférés du Grand Charles comme Houphouët Boigny qui fit carrément raser la seule grande richesse de la Côte d'Ivoire, sa forêt comparable à l'Amazonie et aujourd'hui rapetissée à la hauteur maximale d'un bananier vieillissant. Phénomène curieux mais logique, au fur et à mesure que l'on abat les grands êtres de ces forêts magiques (c'est autre chose que les forêts de Harry Potter), le paysage prend une densité de maquis corse. L'espace devient impénétrable et seuls les bulldozers peuvent encore faire régner la loi des cultures intensives de cacao et de café, ces richesses qui symbolisent les deux formes marchandes les plus ridicules du bonheur des occidentaux et la dépendance retrouvée de ces anciennes colonies du désir des mangeurs de chocolat et des buveurs de café. D'autres pays comme l'ex-Zaïre ou la Tanzanie ont échappé jusqu'à présent à la mise en coupe réglée du pays, les colonisateurs ne s'étant intéressés qu'aux régions pourries de minerais rares et de pierres précieuses. D'autres encore comme l'Ethiopie, la Somalie ou la Guinée ex-Espagnole, se défendent comme ils peuvent de l'invasion de la patte d'éléphant occidentale, celle qui écrase les nids de fourmis comme les mœurs et les cœurs humains.

Et pourtant l'Afrique est comme la femme, elle est l'avenir de l'homme. Oui, je sais, je l'ai déjà dit, mais peut-être plus mal ? Et il s'agit là d'une vérité qu'il faut marteler jour et nuit afin qu'un faible écho parvienne à quelques oreilles attentives, car il en existe. Ce n'est pas la rapacité des colonisateurs qui a détruit ce continent, c'est leur imbécillité, leur vide ontologique et ludique. Je me souviens de ma famille de pilleurs d'acajou à Abidjan, empesés dans leurs costumes dix fois changeants par jour et tout entier tournés vers le robinet de dollars qui remplissait les comptes suisses, et surtout les haricots de mouton et les millésimes de Bordeaux servis tous les jours à la table commune. Allez voir dans mon petit roman auto-biographique, il y a là un tableau qui ne manque ni de verve hilarante ni de cette tristesse qui ne m'a plus quitté depuis ma dernière promenade entre les immenses futaies sombres et silencieuses qui n'acceptaient les spectateurs que la nuit tombée pour les concerts les plus raffinés du monde, celui de la nature encore vivante, et qui n'était pas encore contrainte de glaner sa subsistance dans une petite caisse en bois tractée par deux fers à repasser alimentés par l'huile de coude de ces infirmes qui, dit-on, ont faim.

Faim ? Certainement. Mais pas de ce que nous pensons, pas de nos faims à nous, pas des smokings et des Château Margaux même si beaucoup d'Africains ne songent qu'à nous imiter pour mieux se moquer de nous. Monsieur Diouf, vous faites très Harvard, mais au fond de vous-mêmes vous rigolez bien, non ? Je ne vous accuse pas de vous moquer des souffrances de vos compatriotes, mais je suis sûr que vous êtes initiés à des mystères bien plus profonds que les cocktails de l'Unicef au profit des enfants affamés du monde. D'après le ton de votre voix, je sais que vous avez dépassé la cinquantaine, et que vous avez encore connu une toute autre Afrique que celle d'aujourd'hui. Alors cessez de faire semblant d'épouser les théories de l'occident de la Bourse aux céréales de Chicago. Souvenez-vous de Jean Ziegler, le député socialiste suisse, il doit habiter à un saut de puce de votre domicile genevois, et de la découverte qu'il fit en Amérique Latine quand il a compris que Nestlé donnait son lait en poudre aux mères indiennes pour les rendre nestlé-dépendantes et non pas pour nourrir leurs enfants. Alors empêchez tous ces requins de venir secourir les affamés en les empoisonnant de leur produits et laissez vos frères pêcher les tilapias et les poissons-chat, cultiver leur igname au pied de l'arbre d'eux-seuls connu, et faire macérer leur légumineuses ou le lait des palmiers pour en faire la bière ou le malamba, la liqueur de leur joie de vivre, la seule chose à laquelle ils tiennent vraiment. Si cette joie venait à disparaître, ce serait tout l'espoir de joie du monde qui se perdrait corps et biens, c'est cela votre responsabilité d'Africain, mais disant cela, je ne nie ni ne renonce à mes propres responsabilités. La faim dans le monde c'est essentiel, la vraie faim, celle des fins.

1 Lectrice anonyme du Forum de France-Culture sur lequel il m'arrive parfois de sévir et qui, dans un mail, tout en me complimentant fort agréablement, émet cette réserve sur ce qu'exprime mon écriture, mégalomanie et auto-satisfaction. Je reconnais évidemment entièrement ce diagnostic, mais je l'assume comme chaque personne libre devrait le faire sans hésiter, chaque " honnête homme ", ce que je prétends être et rester jusqu'à mon dernier souffle.
2 Allusion au mystérieux personnage aveugle du film de Tavernier " Coup de Torchon ", chef d'œuvre en la matière, ce fou qui parcourait les trains en demandant l'heure et en concluant des réponses qu'ils étaient en train de pénétrer dans la forêt vierge. Allusion au beau livre de Joseph Conrad sur le Cœur des Ténèbres, sachant que le soleil tombe pile à 6 heures quel que soit l'endroit où vous vous trouvez entre les tropiques du Cancer et celui du Capricorne ? Je l'ignore et répète que je donnerais cher pour en parler avec les auteurs et les acteurs de cette œuvre prodigieuse.

Lundi 21 juillet 2003

David Kelly


Aujourd'hui ce nom éclipse tous les autres dans l'archipel de la Grande Bretagne. Or, la BBC se livre en ce moment à une étrange campagne d'un chauvinisme surprenant pour un peuple qui s'est toujours réclamé de la plus grande universalité : votez pour le plus grand des Anglais ! Shakespeare, Newton, Churchill, Nelson, La reine Elisabeth Première, Victoria, qui est le plus grand, la plus grande ? Pour qui allez vous voter ? Si ce vote avait lieu aujourd'hui, ce matin, je pense que les Britanniques répondraient David Kelly, ce savant qui a refusé de se taire au sujet des mensonges fabriqués par le gouvernement de Tony Blair pour accélérer et rendre irréversible la décision d'entreprendre la guerre contre l'Irak. Refusé au point de se suicider pour l'injure qui lui est faite. S'il s'avère bien qu'il s'agisse d'un suicide.

Cette campagne de publicité qui révèle avant tout le désespoir ressenti par les Anglais devant leur isolement de plus en plus grand par rapport à l'Europe, recoupe à l'envers mon vieux projet de faire tout à fait le contraire, à savoir réexaminer à la loupe tous ces totems de nos cultures, les faire revivre à travers une nouvelle critique de leurs œuvres, déconstruire cette nasse culturelle dans laquelle nous sommes tous pris depuis notre enfance sans que jamais personne ne nous ai demandé d'approuver toutes ces œuvres portées au pinacle, embaumées dans les Académies et qui, finalement structurent profondément notre façon de penser et d'agir. Tenez, prenez Shakespeare, l'homme qui a peint l'enfer sur terre, même dans le royaume des enfants, l'homme qui demeure le pilier central de toute culture, de toute étude, qui constitue le béaba du savoir littéraire et philosophique anglo-saxon, qui est-il vraiment, et que reflète son œuvre et quelles finalités dissimulent ce monopole qu'il exerce aujourd'hui sur toutes les connaissances littéraires, lyriques et morales dans les pays de langue anglaise ? Il est vrai qu'il imite bien la réalité, tout en forçant le trait, nécessité du genre, tout en poétisant au besoin par des moyens louches, par des artifices de théâtres de Foire du Trône ou de Grand Guignol les intrigues les plus réalistes. Or tout le cynisme du comportement de ces peuples qui aujourd'hui représentent en condensé ce qu'on a baptisé du nom de libéralisme sauvage, la manifestation de l'économie comme jungle sans pitié, toute cette volonté bien dissimulée qui surgit aujourd'hui de dominer le monde - qui peut encore douter d'une telle volonté de la part du clan des républicains américains ? - tout cela c'est dans Shakespeare, c'est du Shakespeare. Les coalisés nous ont joué une pièce de Shakespeare dont David Kelly a pris, il y a quelques heures, le rôle du père d'Hamlet, le fantôme qui va pourrir la vie du prince Blair, comme chaque soldat tué là-bas à Bagdad chaque jour, va pourrir la conscience (mais en a-t-il une ?) de Georges W. Bush.

Mais nous, de quoi nous nourrit-on dans nos lycées de la République libre, fraternelle et égale ? On nous fait admirer les jeux de miroirs de la Cour de Louis XIV, on nous balise la conscience avec des histoires à dormir debout où Agamemnon doit tuer sa propre fille uniquement pour gagner une bataille, et cela parce qu'un charlatan l'en a convaincu ! Le père d'Hamlet qui sort de sa tombe pour raconter la vérité sur sa mort, des situations tragiques qui tournent autour de miracles en tout genre, des contes de fées pour un public dressé à croire à n'importe quelle sornette de prêtre, voilà ce qui fait le fond de nos cultures. Ce n'est pas un vote pour le plus grand Français, disons même Européen, qu'il faudrait organiser, mais un vote contre les pires d'entre-eux. Mais cette histoire de suffrage dissimule bien entendu cet esprit médiatique à la petite semaine où la véritable critique n'a aucune place, où on vous demande seulement de choisir entre des noms sans véritable connaissance à l'appui, sans le minimum de culture requis pour juger et voter : c'est une injure faire à l'acte même de donner son suffrage. Une injure qui reflète fidèlement ce que pense les puissants d'aujourd'hui du suffrage réel, politique, petite mécanique manipulable dont on fait ce qu'on veut puisque de toute façon le sérieux de la connaissance fait défaut. Depuis trois semaines, Tony Blair s'époumone à faire comprendre à ses auditoires faits de journalistes, qu'il ne peut pas " livrer ses sources secrètes ", qu'il ne peut pas dire la vérité vraie sur tout l'affaire irakienne. Alors, Monsieur Blair, quelle vérité êtes-vous donc autorisé à nous dire ? Sur la base de quelle vérité avez-vous conduit des soldats à la mort ? Vivant, David Kelly voulait seulement se défendre d'avoir menti aux ordres du gouvernement. Mort, son plaidoyer se transforme en accusation, celle d'avoir subi des pressions indignes, de véritables tortures mentales : ses souffrances vont condenser les souffrances de toutes les victimes de cette aventure mexicaine, et celles-ci vont peser lourd sur l'avenir des dirigeants.

Regardez et écoutez le, le Blair, se prenant pour Churchill, seul face aux dangers du monde, seul conscient de ces dangers, prenant sur lui au risque de l'impopularité les décisions les plus dures. Il se prend pour un personnage de tragédie et il nous prend pour les gogos qui prennent les tickets à l'entrée de son théâtre de marionnettes, au fond satisfaits et heureux de ne rien savoir des tenants et des aboutissants de la pièce qui va se jouer. Or le dernier acte traîne en longueur et l'apothéose ratée nous renvoie au texte original : comment tout cela devait-il se terminer dans le scénario prévu ? Où est le happy-end attendu ? Mais il n'y a pas de happy-end dans les grandes tragédies et on est prié d'accepter le pire faute de quoi on risque de passer pour un plouc qui ne comprend rien de la réalité tragique de l'existence. Toute notre culture, cette vaste bâtisse dont personne ne connaît plus les couloirs secrets et les culs de basse-fosse où sont murés les grandes voix de notre passé, cette culture est à revoir, à démonter pièce par pièce comme le Concorde qui va finir ses jours dans un musée allemand. Mais cette culture, contrairement au Concorde, elle doit encore voler, faire voler nos consciences vers le futur et c'est pour ça qu'il est de nécessité absolue de faire une révision générale, d'en finir avec le tout-reçu des grands tirages du commerce. Et c'est tout pareil dans les autres domaines de la culture. Tenez, Michel-Ange ou Raphaël, vous aimez ? Vous tombez en pâmoison sous le plafond de Saint-Pierre ? Vous admirez ce Dieu qui tend la main à l'Homme d'un air paterne ? Moi pas. Pas plus que ces centaines de Vénus-vierges qui peuplent les Offices et les productions italiennes de la Renaissance. En revanche, j'aime la cruauté des traits allemands de la même époque, les portraits sans pitié des commandes bourgeoises de Hambourg ou de Göttingen. Cranach, Dürer, Baldung Green, oui, et aussi les Bosch plutôt que les Rembrandt. Un jour j'ai passé une heure devant la Ronde de Nuit en me demandant quel intérêt avait cette immense toile noire parsemée de visages photo-graphiques. Narcissisme des marchands d'Amsterdam, talent de la main qui sait reproduire ? Parlez-moi de la lumière de Vermeer, des visions surréalistes de Van Gogh, mais 110 millions d'Euros pour un auto-portrait médiocre de Rembrandt. Bon. Et l'architecture ? Ce fameux Bauhaus qui n'a jamais rien été d'autre que le prodrome de nos HLM, de la ville en cubes, de l'anti-naturel dont l'anti-nature de l'industrie ne pourrait désormais plus se passer.

Ne vous gênez-plus, regardez donc toute la scène politique, nationale ou internationale comme de vastes pièce se théâtres réussies ou ratés, car elles ne sont rien d'autre. Les réalités qui surgissent, tragiques, sanglantes ou parfois aussi réjouissantes et consolantes, ces réalités sont mises en scène de longue main et produisent actes sur actes, scènes sur scènes. Mais la culture qu'il faut pour bien entendre les textes qui vont avec, et ceux qu'on veut nous imposer pour les approuver par le suffrage universel, celle-là non seulement fait défaut, mais là où elle est pétrifiée sous les dômes dorés et dans les diplômes à belles lettrines, elle nous trompe, elle ment comme mentent les gouvernements : elle est le mensonge même inscrit dans le cahier des charges de la pédagogie et des médias. Il faut bien admettre que l'état contraint encore aujourd'hui quelques médias à faire dire des messes et des cérémonies religieuses chaque dimanche. Oui, l'état impose le mensonge lui donnant ainsi son ultime crédibilité. Je reviendrai sur cette démocratie qui pense devoir mélanger les croyances religieuses aux opinions politiques, simple aveu d'un passé que l'on croit un peu trop vite révolu.

Mardi 22 juillet 2003

Dynasties d'hier, dynasties d'aujourd'hui et fascisme.


Dynastie, du grec dynasteia : puissance. Le latin en personnifiera la signification qui deviendra : prince souverain, maître. Aujourd'hui quelques érudits se servent encore du mot dynastes pour désigner les tenants du pouvoir et de la souveraineté, mais le mot dynastie s'est en quelque sorte laïcisé et ne signifie plus que lignage, descendance. On peut appliquer le mot dynastie à tous les Dupond ou Martin à condition qu'ils soient célèbres, c'est du moins ce que dit le petit Larousse : succession de personnes appartenant à des familles célèbres. Dans ce léger décalage peut se lire toute l'histoire du passage de la dynastie du sang à celle du pouvoir politique ou de celle de l'argent. Il existe aujourd'hui une dynastie des Ford, des Rockefeller, des Bush ou des De Wendel dont aucune ne doit rien à du sang noble estampillé par l'Eglise comme d'origine divine. La plupart des grandes familles qui associent encore leur nom à une puissance financière ou politique ne remontent pas plus loin qu'au dix-neuvième siècle des Bonaparte, peu avares de titres quand il s'agissait de s'inventer une noblesse à leur botte. Le Lucien Leuwen de Stendhal est un régal du plus grand comique où les familles de parvenus, dont Lucien est lui-même issu, s'imposent à coups de largesses illimitées à des crève-la-faim à dix quartiers de noblesse. Les analyses des politologues historiens à la mode ne s'attardent que rarement sur l'importance de cette contradiction dans l'histoire des deux derniers siècles. En général on s'arrête aux concepts de bonapartistes opposés aux légitimistes, ce qui ne veut finalement rien dire ou seulement qu'il existe deux clans d'opinions dont l'un demeure fidèle à l'esprit de Napoléon, ce jacobinisme de droite paysanne, et les autres qui demeurent attachés à la dynastie du sang sans pour autant en partager, voire seulement en connaître les valeurs et surtout la condition sine qua non pour en revendiquer l'appartenance. Les légitimistes sont devenus des sortes de nominalistes de la trace de sang royal.

La dynastie est donc, originairement, le lieu de la dynamis c'est à dire de la force. Rien a priori n'implique qu'un lignage dût en découler et que le temps doive enregistrer pour la descendance une puissance établie pour l'éternité. La dynastie au sens monarchique du terme est donc inséparable de l'accumulation primitive de puissance sous une autre forme que la force physique ou l'intelligence, c'est à dire sous la forme de puissance économique. Les lois judaïques se distinguent de toutes les autres par la clause de l'année sabbatique et des lois qui s'y rattachent. La plus extraordinaire de ces lois est la restitution périodique à chacun de la part issue du partage originel des richesses de la tribu. Tous les cinquante ans on peut repartir à zéro, mais évidemment cette loi est tombée en désuétude, du moins pour la majorité des Juifs. Elles comprennent aussi la libération des esclaves tous les sept ans si ce dernier accepte de laisser à son maître sa femme et ses enfants qui, eux continuent de faire partie du patrimoine du maître. Il a aussi bien sûr le droit de refuser la liberté. On peut distinguer une sorte de communisme en germe dans cette disposition juridique du Talmud. A l'exception donc de ce cas particulier, les dynasties se sont formées à partir de la capitalisation de la puissance, sous toutes les formes possibles.

Le cas des grandes dynasties royales est cependant différent puisqu'elles s'appuient très tôt sur la consanguinité. Je ne peux pas être formel à ce sujet, mais il me paraît évident que la consanguinité ne joue qu'un rôle mineur voir inexistant chez les Anciens. Un fils adoptif peut prendre la place de tous les autres enfants, la progéniture en tant que telle ne possède aucun droit de succession acquis à la naissance ni même un rang social déterminé. Dans les républiques grecques et romaines, les enfants sont de véritables candidats à la succession et les restent jusqu'à la décision finale. L'exemple célèbre de Marc-Aurèle montre que son fils biologique aurait pu perdre son pouvoir au bénéfice d'un général qui avait la confiance de l'Empereur, si ce dernier n'était mort opportunément, assassiné ou non (il n'existe aucune certitude à ce sujet) par son fils Commode. L'importance du sang dans la transmission de la souveraineté est donc une invention chrétienne, du moins logiquement liée à la théologie de la transsubstantiation et donc à la possibilité pour un sang humain de participer du divin. Le Droit Divin n'a pas d'autre fondement que la possibilité pour l'Eglise de conférer à une lignée consanguine un caractère divin par la pratique du sacre. Mais, malgré l'appui de l'Eglise Catholique, on a vu plus haut qu'aucune souveraineté de peut tenir sans la puissance, sous quelque forme que ce soit. Et revoilà l'Eglise.

En effet, il faut se souvenir que le déclin de l'Empire romain ne s'est pas réalisé en un seul jour et qu'en fait à partir du deuxième siècle jusqu'au septième (limite généralement admise, mais il faudrait aller à mon sens beaucoup plus loin, jusqu'au douzième siècle au moins), l'impératif du rétablissement de l'Empire demeure le moteur principal de l'histoire dont l'épicentre vacille entre Rome et Byzance, entre l'Empire d'Occident et l'Empire d'Orient dont seul Justinien parvint à refaire l'unité, mais une unité qui n'aura duré guère plus d'une saison. Or à partir de Constantin, l'empereur qui a décidé de christianiser totalitairement son Empire, c'est l'Eglise qui tirera depuis Rome et Constantinople les ficèles de cette histoire. La première grande idée de l'Eglise sera l'invention de la monarchie moderne, c'est à dire non plus celle d'un despote ou d'un tyran d'une république indépendante à tous égards, mais celle d'un élu dont la mission est de fédérer la multitude des pouvoirs locaux, toujours dans le but de refaire cette unité impériale destinée à devenir l'unité de la Chrétienté. Cela signifie dans les faits qu'un roi désigné et sacré par l'Eglise n'a nul besoin de puissance réelle, ni en forces armées ni en puissance économique : sa couronne symbolise l'unité d'un certain nombre de souverainetés réelles et naturellement opposées les unes aux autres. L'essentiel dans cette combinaison est le fait que les princes alliés qui ensemble forment le domaine royal soient également chrétiens et se soumettent par conséquent aux " conseils " des représentants du pouvoir central de l'Eglise. La dimension du territoire de cet élu et sa puissance n'ont aucune importance réelle, et tant que les grands féodaux pourront manœuvrer pour maintenir ce domaine " royal " dans sa plus petite surface, le pouvoir réel du Roi restera à l'image de ce domaine. A partir du cinquième siècle, c'est à dire après la débâcle de la dernière invasion de la Gaule par Attila, toute la politique de Rome va consister à unifier pour commencer les tribus franques sous la " royauté " de l'un de leurs chefs qui deviendra par l'onction des Saintes Huiles, le fédérateur de la plupart des autres chefs de tribu non moins puissants militairement ou économiquement. Ainsi naît la dynastie consanguine, génial moyen de rationaliser les développements possibles des relations entre véritables détenteurs de force. Ainsi naît aussi la noblesse européenne en un sens égalitaire, mais seulement aussi longtemps que le Roi symbolique n'empiètera par sur la puissance et les possessions de ses suzerains. Il faut bien comprendre que la suzeraineté ne signifie nullement autorité politique, elle n'est, dans sa définition originelle, que la communauté symbolique des tribus, un peu sur le modèle du centralisme des Douze Tribus d'Israël à l'époque de David et de Salomon. Les Chevaliers de la Table Ronde sont des égaux et la couronne du Roi Arthur n'est que le symbole de la mission commune que l'Eglise leur a confiée, la quête du Saint Graal.

Cette géniale invention servira à unifier tous les grands royaumes d'Europe, à l'exception de l'Italie et de l'Allemagne, la première parce que les princes italiens n'étaient pas dupes de la manipulation vaticane, le pape possédant une grande partie d'entre ces principautés, l'autre à cause de sa révolte précoce contre Rome et malgré les astuces de Luther pour instaurer l'équivalent du droit divin princier sans le sacre garanti par Rome. On comprendra ainsi beaucoup mieux des épisodes inextricables de notre histoire, d'abord le déroulement de la guerre de religion au seizième siècle, puis celui de la Fronde, cauchemar des historiens, et enfin le négatif de tout ce développement qui finalement aboutit à la séparation de l'Eglise et de l'état, la seule et unique exception culturelle française digne de ce nom. Deux épisodes pour éclairer le problème : comment s'en prendre à la Reine Catherine de Médicis acquise aux Protestants mais prisonnière du Duc de Guise, défenseur des Catholiques ? Le sang royal ne se peut verser. Pendant la Fronde, l'ennemi juré du jeune Louis XIV, le cardinal de Retz, alors simple archiprêtre de Notre-Dame, vient rendre visite au Roi à Saint Germain où il est reçu avec la plus grande et hypocrite courtoisie. Le sang de l'Eglise ne se peut verser. Deux rationalités se chevauchent mais le dernier mot restera toujours à l'Eglise, au moins jusqu'en 1905, date fatale à la puissance du Vatican qui ne désespérait pas, deux lustres plus tôt de reprendre le contrôle du souverain français , quel qu'il soit.

Cette affaire de sang aura bien servi. Deux Dynasties en quinze cent ans pour gouverner la France ! Et non seulement pour la gouverner, mais d'abord pour la construire, pour unifier un véritable guêpier de grands et de petits seigneurs, chacun aussi conscient de sa puissance que l'autre et nullement enclin à se rendre dépendant de qui que ce soit. Deux cardinaux ont mis fin à la résistance des derniers chevaliers de notre noblesse. Richelieu et Mazarin scellèrent le destin d'une France hexagonale, où l'on ne parlerait bientôt plus qu'une seule langue et où l'on paye déjà l'impôt au Receveur de sa Majesté, au Fermier Général des domaines royaux qui n'avaient désormais plus d'autres frontières que celles que nous connaissons aujourd'hui.

Alors question : maintenant que cette consanguinité miracle ne s'exerce plus que symboliquement dans quelques pays européens et réellement dans quelque royaumes perdus d'Asie et d'Afrique, que va devenir le principe dynastique ? A l'évidence la tendance impériale demeure bien vivante, elle porte le nom laïc de mondialisation. D'autre part subsistent aussi des puissances non fédérées par cette machine monarchique si pratique. Qui va en somme remplacer le Vatican et le travail des papes ? Le Président Wilson, que Freud pensait fou, a pourtant bien vu ce problème et inventa l'idée d'un Vatican mondial qui devint la SDN, la Société des Nations, puis deux guerres terrifiantes plus tard l'ONU, l'Organisation des Nations Unies. Au fond, nous nous retrouvons devant le même problème que dans les premiers siècles des premières dynasties carolingiennes, un centre prestigieux, un espace capable de réunir presque tous les seigneurs de la terre, et pas de véritables moyens propres, aucune capacité à agir autrement que sur le mode diplomatique. La consanguinité, cependant, n'a pas disparu, elle s'est transformée en ce qu'on pourrait appeler l'auto - reproduction de la classe oligarchique internationale. La privatisation accélérée de l'éducation aux dépens d'un secteur public en rapide décomposition dans tous les pays du monde (constatable déjà aujourd'hui) permet à cette classe de reproduire des générations formées dès la naissance à la volonté de puissance, volonté qui a le projet d'anéantir toute volonté spirituelle au profit de la reproduction des dynasties anciennes, dynasties qui n'ont été, en réalité, qu'un avatar de la stratégie religieuse. A la logique de la transmission d'un sang " pur " se substituera la logique d'un savoir " pur ", d'un langage " pur ", d'un encodage de plus en plus précis de la pensée et de l'expression. Deux phrases sur la récente évolution des marchés suffiront comme signe de reconnaissance pour la caste dominante, quant au déchet, aux marginaux ou aux rebelles, il y en aura toujours, mais la précarité de leur existence ne leur laissera aucune chance ni de se faire reconnaître par les masses, ni de fonder à leur tour des dynasties puissantes.

Cependant, ces nouveaux dynastes qui se dissimulent désormais derrière les sigles des grandes compagnies transnationales, n'ont pas perdu du vue l'usage qu'ils pouvaient faire de la religion, mais cette fois en tant que mécènes des pasteurs du troupeau de salariés et de sans-emplois qui survivront selon l'une ou l'autre forme d'évergétisme, comme toutes les plèbes du passé. L'Abbé Pierre en est une véritable caricature, au même titre que les mères ceci ou cela. L'évergétisme a été le troisième terme de la souveraineté antique, la nécessité reconnue par les compradores grecs et latins de nourrir à leurs frais de vastes populations directement dépendantes du blé et des jeux qu'ils leurs distribuaient légalement. Dans l'Empire romain, il y avait une loi du blé qui pendant des siècles a nourri gratuitement des millions de plébéiens et dont les premières crises de paiement du quatrième et cinquième siècles provoquèrent la chute définitive de l'Empire romain, une désagrégation comparable à ce qui se passerait aujourd'hui si les Caisses de Retraite, de Sécurité sociale ou de chômage cessaient brutalement de procéder aux versements mensuels des indemnités de tel ou tel ordre. Est-il utile de souligner que cette crise a déjà commencé et que, contrairement au message que les compradores modernes veulent faire passer, ce n'est pas le blé qui manque, mais la volonté républicaine de maintenir une cohésion dont le capitalisme n'a plus besoin. Ses milices se préparent à prendre la relève des forces de police soumises à des lois et à des procédures, mais ceux qui ont vécu un peu avant 1940 ou qui ont une culture solide sur l'histoire du nazisme me comprendront sans difficulté. Hitler n'a jamais eu le moindre problème interne sérieux et les quelques mouvements de résistance comme la Rose Blanche ou le cercle des Junkers, n'ont jamais constitué une véritable menace pour la stabilité et la cohérence d'une société formatée dans les écoles du Reich en vue de la domination du Reich.

En résumé, le symbole d'un sang sacré qui transmet de générations en générations la puissance d'une dynastie (nous avons vu qu'il s'agit là d'un pléonasme), est désormais passé dans les sagas fantasmatiques qui entourent la recherche scientifique. Les possibilité ouvertes par le clonage laissent percer la menace d'un véritable retour du dynastique pur, de ces despotismes entourés de robots soumis de l'intérieur par le sur-moi religieux. Mais il ne s'agit là que de bavardages qui entretiennent la menace et matérialisent pour les consciences apeurées la possibilité d'un fascisme fondé sur la biologie. Mais tout cela est inutile et un tel projet irait à l'encontre du désir profond de l'essence de la domination, essence qui repose dans la pathologie sociale sado-masochiste. En réalité, ce sont les contenus de la formation de l'homme nouveau qui vont les cloner sans qu'il soit besoin de faire appel à la biologie incertaine et coûteuse. Hitler a formé en deux générations des robots presque parfaits, le racisme dont il a fait usage n'ayant joué qu'un rôle psychosociologique de reconnaissance réciproque. Lorsque les vrais décideurs auront décidé de tomber le masque, et voyez comme Monsieur le Baron Seillère néglige de manière parfaitement arrogante de cacher son jeu de futur monarque, alors c'est que les lois que l'on a commencé à torturer ces derniers mois auront perdu tout leur pouvoir de faire contre-poids à la volonté de puissance aveugle et cynique des nouveaux compradores industriels. Monsieur Sarkozy est devenu le maître de l'amalgame, celui qui d'une phrase dit le même et son contraire sachant que sa claque médiatique saura donner la bonne interprétation. Ce soir encore j'ai presque éclaté de rire si le sujet n'avait pas été si tragique : le bon Monsieur Raffarin commentait la baisse de la rémunération du Livret de la Caisse d'Epargne en disant, sans rire, que cette mesure " assurerait la pérennité de l'épargne des Français ". Exactement comme la castration des retraites assure leur avenir et celui des Français. Décidément, le fascisme avance vite dans notre pays. Si ça se trouve, le salut européen viendra de pays où une certaine tenue morale demeure indéniable, j'ai parlé de la Grande Bretagne, de l'Allemagne et de la Scandinavie. Lorsque Jacques Chirac se rapprochera à nouveau des Berlusconi et des Aznar, le signal sera donné pour la création des futurs régiments de chemises brunes. Il sera temps d'émigrer…de l'autre côté du Rhin !

Jeudi 24 juillet 2003

L'histoire secrète du Protestantisme et l'Europe.
La fin du quinzième siècle et le début du seizième ont été l'époque de ce qu'on a appelé les guerres de religion. Au Lycée nous avons tous appris que, tout d'un coup, sans crier gare et sans raisons apparentes, l'Europe s'est retrouvée coupée en deux partis religieux, les Catholiques et les Protestants. Bien entendu on ne nous avait pas caché l'apparition en Allemagne, en Suisse, mais aussi en France, de trois personnages qui furent les fondateurs de ce schisme interne à la Chrétienté. L'Allemand Luther, le Suisse Zwingli et le Français Calvin, originaire de Picardie (qui ne devint citoyen genevois qu'après avoir été contraint à l'exil) mirent sur le marché théologique de tout nouveaux canons qui menaçaient directement toute la liturgie et du même coup tout l'appareil religieux que l'Eglise catholique avait mis plus de quinze-cent ans à construire.

Ce n'est que plusieurs décennies plus tard, lorsque mes impératifs culturels personnels, intimes, eurent besoin d'avoir recours à la science historique, que je fus conduit à rechercher le pourquoi de ces événements. Pourquoi l'Europe de Charles Quint se voit-elle brutalement déchirée en deux camps religieux, cette Europe toujours en recherche d'unité impériale où les guerres permanentes n'étaient que des querelles de succession, destinées à régler les alliances matrimoniales entre cours princières, à savoir les mariages qui devaient mélanger les sangs dont nous parlions encore il y a peu. A partir du moment où le caractère sacré d'un lignage ne peut plus être contesté, dès qu'il se pose comme une évidence universelle, une alliance matrimoniale peut opérer toutes sortes de modifications juridiques. La nationalité d'origine du futur souverain peut perdre toute son importance, au point de voir des dynasties germaniques s'emparer par mariage de l'empire britannique. La reine actuelle est encore et toujours d'origine allemande, même si cette lointaine origine territoriale n'a pas beaucoup de sens dans la logique de ce que venons de décrire. Le sang des Hanovre participe du sacré, le lieu où ses possesseurs exercent leur souveraineté est donc parfaitement contingent. Même universalité dans le temps : le sang qui coule dans les veines de l'actuel Comte de Paris, ultime héritier de la couronne de France n'a rien perdu de sa vertu essentielle qui lui confèrerait le cas échéant le pouvoir le plus légitime qui soit. Bien entendu, pour que cette légitimité puisse s'exercer, il faut et il suffit que le Christianisme reprennent tous ses droits idéologiques au plan sociologique. Dans l'exemple français, une pareille hypothèse porte plutôt à sourire, or ce retour du monarchique semble être devenu un phénomène beaucoup plus fréquent qu'il n'y paraît du fait des bouleversements historiques qui anéantissent ici et là les souverains en place. De la Yougoslavie en Afghanistan en passant par des dizaines de nations orphelines de tout gouvernement stable (voyez l'Afrique, l'Asie et toute la zone moyenne-orientale) les peuples sont en mal de gouvernement et chaque jour voir débarquer tel descendant authentique, tel héritier légitime qui, historiquement, n'a pas moins de droits à mettre en avant ni d'opportunité immédiate à prendre en main, ne fût-ce que symboliquement, son droit à se saisir des rênes du pouvoir. Il y a quelques jours on a vu débarquer à Bagdad le dernier rejeton du Roi Fayçal, vague cousin du Prophète choisi jadis par les Anglais pour appliquer leur politique pétrolière tout en manifestant les signes extérieurs de la monarchie la plus classique. Le fameux et honni parti Baas est le résultat de cette politique désastreuse, que l'on a vu appliquée aussi en Afrique et partout où les Britanniques avaient à affronter ce problème de manipulation politique. Du Biafra au Sri-Lanka, alias Ceylan, la politique de Londres aura été ce qu'on a fait de pire en matière de colonialisme et le niveau d'implication de la Grande-Bretagne dans l'affaire irakienne prouve bien le sentiment qui domine dans la conscience historique des Anglais.

J'ai donc cherché à comprendre la révolution protestante, révolution d'autant plus mystérieuse pour moi que la Réforme ne change rien à la réalité dans laquelle j'ai entamé mon propre destin. Temple, Synagogue et Eglise coexistent dans le même quartier de ma ville natale, et le Concordat lisse parfaitement des relations décrites jadis comme une guerre permanente. Comment comprendre ce schisme sanglant qui mit l'Europe à feu et à sang pendant au moins trente années plus celui qui continuera de couler de plus belle après la Révocation de l'Edit de Nantes en 1685, un siècle presque après sa promulgation par Henri IV. Le secret de la révolution protestante se dissimulait tout entier dans cette Révocation et nous verrons pourquoi, mais les causes invoquées par les historiens chargés de vulgariser l'Histoire reposaient toutes sur le caractère intolérable qu'avait prises les ponctions opérées par Rome sur les richesses des pays du nord. Il est vrai que le début du seizième siècle, qui par ailleurs s'annonçait comme un siècle prospère était marqué par une intensification pénible du ratissage général des bien, de la vente des indulgences et surtout d'un courant financier qui flottait tous ces trésors vers la capitale de la Chrétienté où l'on peut encore admirer aujourd'hui les œuvres d'art qui forment les signes extérieurs de la richesse de la Papauté. Bref, l'Eglise elle-même, n'avait pas su se retenir de profiter outrageusement de son pouvoir temporel et de s'enrichir au point de devenir une menace pour les structures politiques à une époque où le capitalisme connaissait ses premiers grands développements.

Cependant, il fallait partir de l'origine géographique de cette Réforme avant d'aborder son extension à travers l'Europe et comprendre la résistance à laquelle elle allait se heurter aussi bien en France que dans toute l'Europe du Sud. L'Irlande symbolisant déjà le point de rencontre irréconciliable des deux formes théologico-politiques au point de perdurer jusqu'à notre époque. En quoi l'Allemagne se présentait-elle comme le terreau le plus fertile à la naissance du Protestantisme ? Réponse : le nombre et la qualité des principautés comparés à la situation des vassalités françaises. Autrement dit, l'Allemagne n'existait pas autrement que sous la forme d'un hamas, d'une galaxie de royaumes vaguement fédérés par un empire plus symbolique que réel. Charles Quint n'était pas parvenu à unifier ce puzzle infini de petits états, aussi souverains les uns que les autres, comme il avait réussi à unifier l'Espagne sous la puissance castillane dont la Reconquista avait propulsé Madrid à la hauteur d'une véritable capitale. L'Allemagne de Luther ne possède aucune capitale, aucun pouvoir centralisé, les roitelets fourmillent et se côtoient dans les cours sur un pied de parfaite égalité. On est loin même des cours d'un Henri IV où les Grands Seigneurs demeurent relativement insolents vis à vis du souverain légitime, mais où ce dernier représente déjà un pouvoir central réel inscrit dans une dynamique de développement planifié de longue date par des rois étroitement conseillés par l'Eglise dans une stratégie d'unification, Louis XI est généralement considéré comme le premier souverain qui œuvre sans relâche à l'affaiblissement de ses vassaux quitte à s'en débarrasser par la violence quand cela s'avère nécessaire. Derrière ces plans impériaux, il y a toujours l'Eglise Catholique qui n'a jamais abandonné l'idée d'un Empire Catholique, d'une Rome ressuscitée sous les couleurs vaticanes. La " Fille aînée de l'Eglise " semblait donc prête à se soumettre à ce plan en offrant à l'Eglise une homogénéité politique dont le catholicisme était pour ainsi dire la molécule de base et le roi le représentant du Pape.

De l'autre côté du Rhin il en va tout autrement car l'histoire de la Germanie a privé le territoire de tout centre stratégique concret. Les souverains du Saint Empire Germanique n'étaient que des marionnettes élues par des Princes tout-puissants qui ont combattu pied à pied la constitution d'un véritable pouvoir central, combat qu'illustre la naissance de l'Autriche comme succédané d'un véritable centre impérial de l'aire germanique. La guerre menée par les princes allemands contres les Habsbourg, guerre qui fut paradoxalement à l'origine de la naissance de la puissance prussienne et du futur état allemand central, stérilise pendant deux siècles cruciaux toute tentative de créer un Royaume allemand, cependant que la France est déjà, dès le début du Dix-Septième siècle un état centralisé dont la noblesse est maintenue captive à la Cour même du Roi Soleil pendant que ses administrateurs construisait la France jacobine dont la Révolution de 1789 n'aurait plus qu'à enregistrer en tant que réalité politique définitive. Or l'Eglise agit en Germanie ne varietur, c'est à dire qu'elle tente d'appliquer auprès des Princes allemands la même politique qu'elle pratique avec succès en France. Mais ce qui marche si bien à Paris, échoue au point de provoquer un schisme doctrinal dont les Princes ont besoin pour consolider leur indépendance à l'égard aussi bien de l'Empereur d'Opérette inventé par Rome (qui a eu, en passant, le tort d'en humilier à Canossa le seul qui aurait pu fédérer la Germanie, à savoir Henri IV ) que de Rome elle-même dont les ambitions apparaissaient ainsi au grand jour. Luther fut l'instrument idéal des princes pour mettre un point final aux tentatives impérialistes du Vatican, et sa Réforme donna des résultats qui dépassèrent tous les espoirs de ces féodaux qui refusaient l'idée même de créer un Royaume qui transcenderait leurs souverainetés et leurs pouvoirs locaux. La Bavière d'aujourd'hui, celle du nain réactionnaire qui a des prétention à la Chancellerie lors des futures élections législatives, est une sorte de reliquat de cette histoire des principautés devenus des Länder après de dures unifications locales qui furent aussi sanglantes que les guerres menées par Frédéric le Grand contre l'Autriche vendue à Rome.

On arrive ainsi à ce qui se passe alors en France, car la noblesse de Gaule n'est pas insensible à ce qui se passe en Allemagne et comprend très vite que la Réforme religieuse est un moyen d'une exceptionnelle efficacité pour contrer le centralisme autoritaire de la dynastie des Bourbons en passe de se saisir de l'autorité centrale telle que l'exercera le Grand Louis. La deuxième moitié du Seizième siècle devint alors l'histoire de l'échec de la Réforme en France, malgré quelques succès importants dont la promulgation de l'Edit de Nantes par un Huguenot converti au catholicisme par opportunisme, un geste qui lui valut quelque trente-neuf attentats dont l'ultime signé Ravaillac et qui mit fin à cette sorte de trêve d'une guerre qui n'avait de religion que le nom. Autour de Catherine de Médicis, véritable agent de l'Italie catholique, se tissent deux camps rivaux, les Guise contre une noblesse hétéroclite menée tantôt par Condé, huguenot par opportunisme, tantôt par les Montmorency, les Rohan ou les La Rochefoucauld, des noms que nous retrouverons dans un tout autre contexte, celle de la Fronde, secret dévoilé des véritables motivations de la noblesse, à savoir empêcher l'Eglise représentée par les Cardinaux Richelieu et Mazarin de parachever la création de l'état centralisé appelé France et soumis à une monarchie que nous connaissons sous le nom d'absolue. Or le travail de taupe mené par les prélats qui ont précédé Richelieu et Mazarin et qui ont su éviter en France les conséquences d'un schisme doctrinal intérieure au Christianisme, était déjà trop avancé partout dans les Provinces pour que ce dernier sursaut de la Fronde ne vienne remplacer l'échec du Protestantisme français. L'échec était si évident que Louis XIV n'eût pas la moindre crainte ni le moindre scrupule à liquider l'Edit de Nantes, engagement qui possédait pourtant un caractère sacré puisqu'il portait la signature d'un Roi dont le sang était aussi sacré que celui de son descendant.

Voilà, j'espère avoir été assez clair dans l'exposition de cette thèse sur le Protestantisme français, thèse qui, comme on a pu le voir, possède toute sa valeur pour tous les autres pays d'Europe et qui, j'en suis sûr, sera garante de la répugnance des autorités européennes pour toue forme d'inclusion dans notre future constitution de références religieuses. A Bruxelles personne n'est dupe de l'inextricable imbroglio dans lequel on s'enferrerait si Dieu devait être invoqué dans le cadre de la naissance de l'Europe, car il faudrait par la suite rendre compte de la nature propre de chaque dieu particulier, de chaque doctrine dont on sait qu'elles ne furent que des instruments de domination politique devenus obsolètes. Rome paye ainsi la facture pour la trahison de ses propres principes moraux et nous, nous sommes débarrassés de tout danger de voir ressurgir des schismes dont la finalité aujourd'hui comme hier serait à l'évidence de détruire l'unité, et cette fois celle de l'Europe.

Samedi 26 juillet 2003

Le Jansénisme, ce protestantisme catholique.


Approfondissons ce que nous avons seulement mis en chantier hier en lançant dans le jeu quelques grosses quilles qui devraient faire très mal à ceux qui prennent les peuples pour des gogos depuis quelques siècles. Qu'avons-nous postulé en quelque sorte d'inimaginable ? De proprement scandaleux diront la plupart ? Une chose simple dans le fond, c'est que le schisme qui a déchiré la Chrétienté au seizième siècle et provoqué des guerres et des massacres d'une rare cruauté, n'avait aucun fondement moral mais seulement une finalité politique, celle de préserver la féodalité européenne des pouvoirs centraux. En Allemagne et dans les pays nordiques, cette opération a pleinement réussi. Au point qu'il fallut attendre trois siècles pour que les principautés germaniques se fondent finalement en une seule nation, et encore, la véritable unification de l'Allemagne ne se fera que sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Nous avons ajouté qu'une grande partie de la noblesse française a tenté sa chance et qu'elle n'a pas été si loin de la réussite, mais en France la centralisation était déjà " consciente d'elle-même " au sens où la monarchie préparait depuis quelques siècle l'unification du pouvoir, ce qui devint la monarchie absolue. De Saint Barthélemy en Dragonnades puis en camisades, la monarchie s'est débarrassé facilement de ces huguenots qui sont allés enrichir l'Allemagne de leur intelligence, de leur courage mais surtout de leur sens de l'honneur, laissant à Paris et en province une noblesse pensionnée selon le degré de faveur à la Cour. N'étant pas historien professionnel, je ne peux pas affirmer qu'il n'existe pas quelque part une comptabilité de toute l'énergie créatrice perdue par la France à cette époque qui a duré tout un siècle, le vieux Louis XIV vouant une haine de plus en plus morbide au mouvement de la Réforme. Pourtant les pertes que représentent ces émigrations successives furent immenses, une véritable perte de substance qui allait peser lourd dans les décennies à venir.

Je sens monter chez beaucoup de mes lecteurs une indignation sans doute légitime : peut-on réduire ainsi une révolution doctrinale aussi importante que la réforme protestante à une manipulation politique ? J'ai d'autant moins la prétention d'affirmer une telle caricature de la vérité que je sais qu'il y avait, dans ce pays depuis des siècles, une tradition religieuse qui conduisait doctrinalement vers les eaux de la Réforme. L'hérésie a toujours été une sorte de fleuve parallèle au catholicisme orthodoxe et il n'y aucune solution de continuité entre les Ariens et les Manichéens et les Cathares des onze et douzième siècles ou les Calvinistes du quinze et seizième. De Valdo à Lefèvres d'Etaples puis à Calvin, il y avait dans notre pays un mouvement de révolte qui s'insurgeait notamment contre l'interdiction de lire la Bible, d'où le mouvement des Bibliens, comme il existait en Allemagne et avant Luther des sectes prônant la libre interprétation des Saintes Ecritures que l'imprimerie mettait enfin à la disposition d'un large public. Si bien que le message de Luther lui-même n'apportait rien de bien neuf car sa revendication fondamentale qui fait de l'individu son propre juge et qui lui confère le droit singulier d'interpréter les Saintes Ecritures était déjà en vogue avant le Concile de Nicée. Combien de " réformés " avant la lettre furent assassinés, massacrés avec l'appui des empereurs et de leur administration après que Nicée eût mis fin à toute controverse sur le fondement trinitaire de la divinité ? La Réforme n'a jamais été que l'apparition d'une forme d'hérésie entre les autres, et si elle a eu le destin qu'on lui connaît, c'est parce que le contexte politique le lui a en quelque sorte offert sur un plateau : la Réforme arrangeait avant tout les Princes allemands, privés d'une grande partie de leurs revenus par le clergé et menacé d'une centralisation qu'ils voyaient se développer de l'autre côté du Rhin.

Par ailleurs, l'Eglise ne possédait aucun secret particulier en France pour dissimuler ses abus et mettre un frein au scandale d'un clergé vénal, paresseux et enclin à se représenter lui-même comme l'essence même du pouvoir politique. Le livre de Jansénius qui dénonçait les manipulations doctrinales des casuistes pour légitimer n'importe quel crime, n'importe quel péché, livre habile fondé sur les textes des Pères de l'Eglise, d'Augustin à Thomas, ouvrit un front intérieur au catholicisme, un schisme qui venait encore aggraver le contexte de la persécution des protestants. On n'a pas assez étudié le regroupement doctrinal qui s'est effectué lors de la Fronde et montré combien les Jansénistes étaient proches, autant du point de vue doctrinal que politique des Protestants qui commençaient alors à fuir la France. La Noblesse menacée dans sa substance par le régime de plus en plus centralisé mis en place par Richelieu, montrait son opposition à cette réalité devenue inéluctable par tous les moyens. La religion était un moteur exceptionnellement efficace et les familles qui osèrent faire peser une menace sur le dauphin et s'en prendre directement au successeur de Richelieu, possédaient pour la plupart d'entre-elles des accointances avec les réformés et/ou avec les jansénistes. On pourrait dire que le Jansénisme fut en quelque sorte le chant du cygne de la Noblesse française bientôt condamnée au camp de concentration de Versailles et à la perte de tous leurs pouvoirs seigneuriaux. On retrouvera une partie de ces familles et leurs descendants parmi les activistes de la Révolution Française, ce qui n'était pas un hasard ni un trait de leurs vertus humanistes.

De l'autre côté, les molinistes, disciples de Molina mais dont la plupart étaient de simples jésuites, jouaient la carte de la monarchie absolue, selon la doctrine stratégique du fondateur de la Compagnie de Jésus, l'Espagnol Ignace de Loyola. (1491-1556. Dates intéressantes par rapport à notre thèse non seulement parce qu'elles recouvrent exactement la période dure de la naissance du protestantisme, mais parce que Loyola monta sa combine, non pas à Madrid comme on aurait pu s'y attendre, mais à Paris : Paris est le berceau de la Compagnie de Jésus et ses sept compagnons furent presque tous des Français. Or la stratégie religieuse de cet ancien mercenaire brusquement illuminé, recoupait en bien des points celle de la monarchie centralisatrice. Le but de la Compagnie était simple : rendre à Rome toute sa puissance et pour ce faire (à l'instar d'une société secrète contemporaine qui s'appelle l'Opus Dei) prendre le pouvoir de former les cadres des états qu'il fallait chercher à inféoder plus étroitement à Rome. D'où des relations rapidement idylliques avec le pouvoir et des faveurs qui en firent rapidement les maîtres de la Sorbonne et, bien entendu, les ennemis acharnés des jansénistes. On peut ainsi mieux discerner les vrais courants sous-marins de notre histoire et en particulier celle de ce siècle tant vanté et pourtant l'un des plus cauchemardesque que la France ait connu. Son importance, elle, n'est pas surestimée, car le dix-septième siècle français modélise en quelque sorte les développements ultérieurs en Europe.

A partir de la mort de Louis, on peut établir une relation fonctionnelle entre l'échec de la Réforme en France et sa réussite dans tout le reste du Saint Empire Germanique, dont il faut exclure l'Italie et l'Espagne qui furent les ruines formant la base du sauvetage de l'Eglise, avec sa Fille Aînée, bien entendu. Cette relation sera une relation d'opposition quasi automatique, en tout cas épidermique au point de finir en coalition générale et répétée sous le règne de Napoléon dont le seul crime est d'avoir sauvé la France des Girondins, c'est à dire de la régression vers le féodalisme qui persistait et fleurissait partout ailleurs. Les exceptions sont des confirmations éclatantes de notre thèse : Russie et Autriche. Le premier monarque auquel Pierre le Grand rendit visite fut Louis, il voulait la formule magique pour faire de la Russie une nation unie sans poursuivre la politique classique depuis Ivan le Terrible et qui consistait à massacrer régulièrement les boyards. Il n'aura pas la chance de vivre la réussite de ses efforts mais l'impulsion qu'il donna à l'unification de son pays suffit à créer la Russie que l'on connaît aujourd'hui, y compris ses abcès de fixation qui persistent encore de nos jours dans le Caucase musulman . Les Autrichiens, quant à eux, sauvèrent la mise aux Jésuites, chassés de partout, car ils avaient des problèmes d'unification de loin plus délicats que le rassemblement en une seule nation des tribus gauloises. Leur catholicisme intégriste se comprend à la lumière de l'enjeu que constituait la liquidation des féodalités hongroises, tchèques et balkaniques, pour n'en citer que les plus importantes. La Compagnie de Jésus eût donc carte blanche à travers tout l'Empire pour catéchiser radicalement le pays, car là aussi, il fallait compter avec des hérésies masquées par le politique et des politiques masquées par le religieux.

Très compliqué tout cela. Mais il ne manque que cette nuance introuvable qui tout d'un coup, lorsqu'il la découvre, délivre le peintre de toute sa peine et de toutes ses souffrances. Cette nuance c'est le rapport avec les masses. En gros nous avons analysé principalement les strates supérieures des sociétés de l'époque dite moderne (de la Renaissance à la Révolution Française) et leur comportement vis à vis des remous doctrinaux du Christianisme. Or le Tiers-état ne peut pas ici constituer le tiers-exclu, au contraire, il est le Tiers en tant que Troisième Personne de la Trinité, l'esprit des doctrines ou leur alibi. Car, en définitive, tout tourne autour de la domination de ces masses, de la forme donnée aux républiques qui prétendent gérer le vivre-ensemble des peuples, un vivre-ensemble qui, partout alors, n'est plus qu'un vivre pour quelqu'un d'autre. Lorsque Luther entame sa flamboyante croisade contre le clergé catholique des seigneuries allemandes, les paysans sont en ébullition et sur le point de former une rébellion qui aurait bien pu devenir la première grande Révolution européenne, bien avant les constitutionnalistes anglais ou les sans-culotte parisiens. La nouvelle doctrine de la liberté de penser, de considérer par soi-même les textes fondateurs des Lois et par conséquent le pouvoir de comparer le discours seigneurial avec l'action du seigneur, le discours pastoral avec l'action des prêtres et des prélats, tout cela est en harmonie pratique et théorique. Luther surfe sur une vague de colère paysanne déjà catalysée par d'autres personnages plus radicaux et qui n'hésitent pas à prendre ouvertement le parti des pauvres, des exploités et des trompés. Le plus célèbre d'entre-eux, Thomas Müntzer fut à la fois l'un des fondateurs de l'anabaptisme et le chef du parti de paysans et des bourgeois. Il fut l'ami de Luther qui profita de sa célébrité et de son charisme pour se faire lui-même connaître avant de le trahir sans scrupules. Müntzer avait fondé une République libre et démocratique, un communisme spontané qui fit le bonheur de quelques unes de ces cités de l'Est, puis, lorsque la trahison de Luther ouvrit toutes grandes les portes morales à la répression princière, il se battit jusqu'au bout sur les murs de Mülhausen avant d'être décapité comme un vulgaire assassin en 1525. Dix ans plus tard, un autre Thomas mourut de la même manière, Thomas More, prêtre catholique et philosophe qui refusa d'enregistrer le Nième divorce du Roi Henri VIII, le monarque qui provoqua la rupture de la Grande-Bretagne avec Rome et fut à l'origine de la religion anglicane. Allez donc jeter un coup d'œil sur l'histoire de ces années mouvementées qui firent perdre la couronne anglaise à l'Empire Catholique et Romain, ce n'est pas triste et c'est assez éloquent pour donner d'un coup à cette spéculation qui vous paraît peut-être un peu folle, toute la crédibilité qui semble lui faire défaut. Il faut ajouter que Thomas Morus de son vrai nom, était un Saint dans le vrai sens du terme. Le grand cinéaste Fred Zinemann en a fait un portrait rutilant dans son film intitulé " A man for all season ", titre intraduisible que l'on pourrait rendre tout au plus par " un homme à toute épreuve ". Le fait en l'occurrence que More se soit trouvé du côté de l'Eglise de Rome ne change rien au problème, au contraire, car l'Angleterre fait également partie des exceptions car elle construisit paradoxalement son unité sur son schisme avec Rome. Il en reste la conséquence lointaine mais bien sanglante des problèmes irlandais qu'on ne peut pas détacher de ces choix théologico-géographiques et politiques. Rappelez-vous, mais il vit et sévit encore, le pasteur nord-irlandais Yann Paisley qui représente encore aujourd'hui l'extrémisme fanatique d'une poignée de Protestants qui ne savent même plus pourquoi ils le sont, ne faisant qu'enregistrer le fait lors de leur naissance. Blocage existentiel de toute pensée, prise en main dès le berceau par la haine de l'autre, l'autre né catholique et par conséquent bon à tuer.

En Irlande comme dans l'Allemagne du seizième siècle, les enjeux sont le peuple et les privilèges de la caste protestante qui possède les trois-quarts de la richesse du territoire et dont les privilèges dépendent du maintien de l'Ulster dans le giron britannique anglican. Depuis bientôt vingt ans, le seul argument qui sans cesse vient retarder les accords de paix, les référendums sur l'indépendance et tout ce qui pourrait mettre fin à cette situation de guerre dans laquelle se succèdent les générations, est le désarmement de l'IRA, l'organisation " terroriste " catholique. Les Protestants ont évidemment beau jeu d'accuser les catholiques de refuser de désarmer puisque eux-mêmes jouissent de la protection permanente des troupes spéciales dépêchées par Londres. L'Irlande d'aujourd'hui me semble constituer le sujet de thèse le plus à même de délivrer toutes les vérités sur le soubassement politique de toute religion, de sa réduction au jeu de la domination de l'homme par l'homme. Ce n'est pas un hasard que cette expression qui dit que l'homme est un loup pour l'homme provienne précisément de Londres où cette vérité ne semble même plus semer l'effroi dans les consciences : le libéralisme c'est ça. Avec ou sans religion, avec ou sans l'approbation de la femme de ménage qui n'a pas d'autre choix que de déléguer son espoir à une réalité transcendante et post-mortem. A suivre, si j'en trouve le courage, tant je me sens écœuré par le cynisme de l'homme. Si encore je comprenais ce moteur principal qui s'appelle l'égoïsme, le culte de l'amour de soi, mais là encore il me manque une case et j'ai beau lire et relire Rousseau, il ne me convainc pas une seconde sur cette thèse de la primauté de l'amour-propre qui n'est qu'un concept je dirais statistique, c'est à dire de la nature des concepts qui transforment les hommes en bêtes sauvages ou automatiques comme le font les philosophes du comportement et du dressage. On verra bien. Ciao !

Lundi 28 juillet 2003

" L'Axe du mal " : Politique et Religion


Qu'on le veuille ou non, c'est le dernier mot de l'Histoire. Personne avant George W. Bush, à ma connaissance, n'avait résumé le problème de son temps comme l'affrontement entre le Bien et " l'axe du mal ". Même Churchill n'avait pas osé se servir de cette expression théologique pour désigner le nazisme, du moins pas à ma connaissance. Le média US chargé de mondialiser le point de vue américain, CNN, passe régulièrement un spot qui rassemble en quelques images bien connues les lieux de la planète et quelques visages par lesquels est censé passer cet axe du mal. On peut donc y voir des plans de masses enturbannées, des murs graphés du mot Revolucion, les troupes de Kim Jung Ill au pas de l'oie , la tête de Fidel Castro, de Ben Laden et celle Kadhafi, bref tous les fantasmes du Pentagone qui passent tous sous le même concept du Mal. A l'époque où cette même grande puissance travaillait la main dans la main avec les monstres et finançait généreusement des gens comme Mobutu, le Bien était du côté du Mal et, il faut quand même rappeler que Ben Laden lui-même, le diable en personne s'il faut en croire le Président des Etats-Unis, a été formé et financé par les actuels anges exterminateurs du mal.

Dans ce retour à un langage médiéval on peut distinguer deux phénomènes inquiétants. D'abord celui de l'amalgame. Les Américains ont l'art de faire des " packages ", c'est à dire des regroupements de phénomènes passibles d'un même traitement. Il faut donc leur trouver un point commun pour les désigner, le mot et l'idée de terrorisme est tout trouvé puisque la communauté internationale a dégagé dans ses prises de positions un consensus spontané contre cette stratégie de lutte qui caractérise les situations désespérée où des minorités qui se considèrent comme des avant-gardes sans bénéficier de l'appui d'un état, n'ont pas d'autre choix tactique que le terrorisme. Avec le terrorisme on ne discute pas, on va même plus loin puisqu'on exclu ses acteurs de tous les droits de la guerre. Guantanamo est une illustration de cette coupure qui transforme l'un des camps en armée " angélique ", qui ne reçoit ses ordres que de Dieu, et l'autre en démons exclus de la protection qu'offre le droit à tout être humain. Il est pourtant curieux de constater que l'administration américaine se sert de deux poids et deux mesures. Dans l'affaire palestinienne, les terroristes ne souffrent pas de la même condamnation métaphysique que les talibans ou bien, désormais, les combattants qui poursuivent la lutte en Irak. La nature du problème que constitue la sécurité d'Israël contraint les " anges " à assouplir leur comportement à l'égard des " démons " terroristes palestiniens et même à encourager des négociations où tout soudain les terroristes d'hier deviennent des interlocuteurs valables. Mais l'avantage est acquis qui permet de mettre dans un même sac tous les adversaires du Bien américain : on pourra désormais traiter en terroristes aussi bien les Cubains qui soutiennent encore Fidèle Castro, les masses qui défilent à Pyongyang et, bien entendu, tout Irakien qui n'aurait pas déposé ses armes le Premier Mai 2003, date officielle de la fin de la guerre dirigée contre la tyrannie de Saddam Hussein à défaut d'armes de destruction massives. Amnesty International va avoir du travail devant la multiplication des Guantanamo en Irak même où l'occupant est tout-puissant, où l'Ange exterminateur a tous les pouvoirs de justice, de vie et de mort. Le pays est assez vaste pour pouvoir y dissimuler des camps de concentrations aussi facilement que des armes de destruction massive.

Le deuxième phénomène résume le précédant dans une formule lapidaire : G. W. Bush vient de réinventer la Grande Inquisition. Les terroristes seront traités comme ont été traités les hérétiques, c'est à dire par une justice parallèle à celle du droit commun qui ne dépendra plus en rien des autorités politiques. Résultat : le terrorisme dépouille l'individu non seulement de tous ses droits personnels, mais aussi de la protection juridique des autorités nationales dont il dépend. Les hérétiques sont et seront dorénavant des apatrides, ce qui permet à l'Inquisition de juger n'importe qui n'importe où selon des lois ou selon une absence de lois qu'autorise la relation directe entre le représentant de la Divinité et le coupable, représentant l'axe du Mal. Autrement dit nous sommes de retour dans une situation où le pouvoir régalien exécute sa justice hors de toute procédure légale. A peu près à l'époque où Charlemagne faisait massacrer des communautés entières de Saxons qui refusaient de se convertir au Christianisme.

Reste à comprendre pourquoi cette nouvelle Inquisition naît aujourd'hui, dans le contexte de la "globalisation ", quel rapport il peut bien y avoir entre l'évolution réelle de la société humaine et ce retour brutal à une barbarie que l'on pensait révolue. Dans les deux textes qui traitaient des relations entre l'évolution de l'Europe et la Réforme, on a compris quel rôle était dévolu à la guerre contre les hérésies. Ce rôle consistait essentiellement à protéger et à sauver d'un côté le processus d'unification des nations (Louis contre les Protestants), de l'autre rendre le pouvoir au centre de la Chrétienté, Rome. Les hérétiques avaient, comme aujourd'hui les intégristes, tous les arguments pour se référer à une " pureté " doctrinale ou morale originelle corrompue par le comportement de l'appareil romain, qui de son côté avait tout intérêt à encourager des unifications politiques qui se feraient sous son égide. Hier comme aujourd'hui par ailleurs, des ensembles politiques s'emparent d'argumentaires théologiques pour justifier des manœuvres d'essence purement politiques. La chasse de Bush aux terroristes n'est guère différente, mutatis mutandis, de la persécution des " terroristes " huguenots du dix-septième siècle. La confusion ou l'amalgame des intégristes musulmans et des communistes cubains ou coréens démontre avec éclat que toute l'affaire est politique. L'écroulement du grand sanctuaire politique du communisme avait confirmé, non pas la justesse ou la légitimité de l'idéologie qui a triomphé, mais la possibilité pour Washington de se poser en nouvelle Rome du monde, un monde dans lequel personne ne songerait plus à discuter ses ordres et son pouvoir. Or, comme au seizième siècle l'Allemagne, l'espace musulman est devenu aujourd'hui le maillon faible où les hérésies se manifestent parce que les gouvernements de cet espace se retrouvent dans la même position que les princes allemands dont l'intérêt étaient d'un côté de soutenir Rome en bénéficiant de son réseau idéologique, de l'autre d'éviter à tout prix un processus d'unification auquel conduirait une telle option. Si les princes des Emirats traînent les pieds au point de se voir accuser de complicité dans l'attentat du 11 septembre, c'est qu'elles n'ont aucun intérêt à voir se mettre en marche un processus d'unification qui ne pourrait se faire que sous la forme démocratique. Il ne faut jamais oublier que le grand échec de la formation de la Grande Nation Arabe rêvée par Nasser, puis par les différents chefs du parti Baas (dont Saddam Hussein) ne tient pas à une impuissance chromosomique de l'Islam, mais bien à la mauvaise volonté de ceux qui possèdent par hasard les plus grands richesses de la région, à savoir ces petites dynasties choisies au hasard par les chercheurs de pétrole et confortées par de prétendues filiations avec le fondateur de l'Islam.

C'est ainsi qu'apparaît un nouvel aspect de toute cette affaire irakienne, tellement difficile à comprendre si on se réfère au soutien occidental dont Bagdad a bénéficié tout au long de sa guerre meurtrière avec l'Iran. Les connaisseurs, cependant, savent que l'affaire du Koweit a été un piège fomenté par les Princes du pétrole, à cette époque tout puissants à Washington. Ce piège a été de laisser croire à Saddam Hussein, l'ennemi mortel des Emirs, que l'Amérique n'interviendrait pas en cas de conquête par Bagdad de cet immense puit de pétrole qu'est le Koweit, conquête qui, au demeurant avait des justifications historiques solides puisque le Koweit faisait affectivement partie de la wyllaya turque de Bassorah. Au demeurant, les Irakiens s'étaient fait une raison de l'indépendance du Koweit, mais ne cessèrent jamais de revendiquer un second accès à la mer jusqu'à ce que les conséquences de la victoire contre l'Iran ne vinssent modifier d'un coup l'équilibre de la région. En fait, grâce au soutien sans faille que l'occident lui a fournit tout au long des huit ans de guerre contre Téhéran, soutien politique et technologique, l'Irak était devenu une nation puissante et dangereuse, capable de déstabiliser toute la région comme au temps de Nasser. Les complicités de l'occident étaient allé si loin que Saddam Hussein put un moment penser faire de son pays une puissance nucléaire, c'est à dire une puissance capable de tenir tête à Israël et de remettre en question tout le contexte géopolitique de la gestion pétrolière. Le rêve de la Nation Arabe n'était pas mort comme on peut dire qu'il l'est bien aujourd'hui. Vous aurez remarqué au passage que pour finir d'étrangler l'URSS par le Sud, c'est à dire par l'Afghanistan, l'Amérique démocratique n'a pas hésité un seul instant à financer et former ce qui est devenu d'abord une force militaire et gouvernementale, celle des Talibans, puis un vaste réseau intégriste qui recouvre non seulement le Pakistan et l'Indonésie, mais toutes les zones devenues musulmanes dans un lointain passé, du Soudan jusqu'à la Nigéria et au Cameroun. Washington a élevé en son sein la première force au monde qui a eu l'insolence de venir attaquer l'Amérique sur son propre sol. Le terrorisme est le résultat de sa propre action politique.

Et maintenant ? L'histoire risque d'être cruelle pour cette nation qui a représenté le progrès de la démocratie contre le fascisme, car l'Amérique a maintenant des ennemis dans tous les camps musulmans. D'un côté les forces religieuses proches de l'Iran et celles qui forment les intégristes sunnites d'Al Qaeda. De l'autre les forces nationalistes qui ont perdu tout espoir de voir naître un jour une Nation Arabe démocratique et progressiste. Les journaux télévisés nous montrent tous les jours des Irakiens qui n'appartiendraient ni à l'un ni à l'autre de ces deux camps, or il faudra bien déchanter car l'équation qu'il faudra résoudre pour former le futur état irakien est bien plus qu'un casse-tête chinois, il ressortit à l'impossible. Il ne sert à rien de présenter le parti Baas comme un nid de jouisseurs sadiques à l'instar de Coussai, le fils aîné de Saddam (à propos, que dira-t-on des rejetons des dynasties saoudiennes, Koweiti ou Qatardi lorsque les révolutions démocratiques les auront balayées ? Les montrera-t-on sous leur vrai jour de play-boys dépensant outrageusement les richesses de leurs pays où la paupérisation commence à galoper ? Pour l'instant on ne dit rien.). La guérilla qui a commencé en Irak (ce n'est pas moi qui utilise ce mot, c'est le nouveau général américain chargé de faire le ménage dans le Golfe) montre que le parti Baas compte aussi des hommes courageux, décidés à rendre coup pour coup. Et c'est parmi eux que l'occupant devra forcément recruter les forces de police susceptibles de rétablir l'ordre dans le pays, une nouvelle manière de nourrir ses propres assassins.

En résumé, il y a eu une longue histoire européenne dans laquelle l'action politique était inséparable de l'action religieuse, que la relation soit de complicité ou d'opposition. Aujourd'hui l'Europe a fait l'immense progrès de séparer ces deux domaines de l'existence humaine de telle sorte que cette dépendance réciproque a pris fin. Cette évolution est allé avec une expérience historique qui a également mis fin au désir hégémonique, que ce soit à l'intérieur de l'Europe ou par rapport à la place de l'Europe dans le monde. Ce que nous avons essayé de décrire tout au long de ces trois dernières chroniques, était précisément cette relation entre l'instinct hégémonique et la religion. Les derniers développements de la réalité américaine laissent penser que ce pays semble vouloir entrer dans le cycle des luttes pour l'hégémonie, et le domaine religieux se trouve comme par hasard dans les tenants et dans les aboutissants de son parcours. Il est possible, et nous l'espérons tous, que cette aventure criminelle qui n'a pas seulement détruit un pays et son régime, mais des relations internationales essentielles et jusqu'ici garantes de la paix et de la limitation des excès encore présents dans certaines régions du monde, que cette affaire ne soit qu'un épisode passager dû à une administration mal élue, ce qui fut réellement le cas puisque le total de voix du Vice-Président Gore dépassait celui de G.W.Bush qui ne doit son mandat qu'à la complexité du système électoral américain. L'an prochain, tout ce que nous avons vécu depuis quelques mois ne sera peut-être plus qu'un mauvais souvenir, après tout l'Amérique a eu d'autres Présidents catastrophiques, et elle s'est chaque fois relevée de fautes commises sous leur responsabilité.

Mercredi 30 juillet 2003

L'Usure de l'Être (suite)


Il m'est venu aujourd'hui une étonnante intuition. Vous savez, certains d'entre-vous tout au moins, que l'Usure de l'Être est le titre d'un ouvrage d'ontologie dont la première version est stockée quelque part sur une disquette, mais dont je suis si peu satisfait que j'avais décidé de tout reprendre sur ce site, au jour le jour. La dernière livraison doit se trouver encore dans Journal 7. Les circonstances et le principe de réalité ont rendu ce projet difficile à tenir, d'autant que je ne tiens pas à enfermer la Chronique de ce site, ce qui fait sa vie, dans une spécialité et dans un langage réservé à quelques professionnels de la philosophie. Non pas que je ne fais pas tous les efforts nécessaires pour rendre ce texte abordable à qui en ferait l'effort, mais la philosophie a sa structure conceptuelle, carcan dont il est difficile de s'arracher, même si le concept est au cœur même de la critique de cet essai, c'est à dire même si le concept est lui-même en accusation

Donc je songeais ce soir à reprendre ma spéculation là où je l'avais laissée, ce qui me paraît tout d'un coup impossible pour des raisons bêtement technique, à savoir que je ne dispose pas momentanément du dernier chapitre qui se trouve sur un CD-Rom que j'ai prêté. Mais qu'à cela ne tienne, c'est parfois un bonheur de devoir résumer l'essentiel d'une thèse qui a priori se présente comme un Himalaya intellectuel, mais les grandes idées nécessitent peu de mots et voici donc les grands lignes de ma thèse, si on peut appeler cela ainsi car le mot thèse est en réalité un terme militaire, un thésis en Grec, est une position prise à l'ennemi, or la structure militaire de la pensée occidentale est le résultat d'une escroquerie ancienne dont précisément il s'agit de se débarrasser. Le concept lui, est l'équivalent d'un fusil d'assaut ou d'un missile nucléaire. J'ironise à peine en vous proposant de telles comparaisons, car l'histoire a fait couler assez de sang au nom des " thèses " dont l'agglomération par cooptation dans les pouvoirs de l'idéologie occidentale a permis non seulement sa pérennisation à travers deux millénaires, mais encore un prestige moral scandaleusement usurpé. Martin Heidegger a très jeune compris le sens et l'immense pouvoir de cette manipulation métaphysique, mais ce personnage controversé était en réalité coincé entre l'Université qui lui demandait de forger de nouvelles thèses anciennes, et la réalité historique du nazisme qui allait frapper de plein fouet d'un nihilisme pratique l'ensemble du système de la pensée. L'Usure de l'Être est une expression à double-sens qui signifie à la fois l'usure de l'Être en tant que concept, mais aussi l'usure en tant qu' intérêt à terme que l'Histoire du concept aurait pu rapporter à l'humanité si l'on considère cette conceptualité comme un placement ou une méthode en vue d'une fin.

Ce qui m'a donc frappé de plein fouet ce soir, c'est que ce titre n'apparaît pas à un stade quelconque de ma vie, mais plutôt à un moment où je sens l'usure me gagner comme elle gagne toute chose. Or la problématique de l'Être comprend au moins la relation entre deux termes : moi ou la conscience, et l'autre ou le monde. Le Concept de l'Être se présentant comme un tiers venu troubler une intimité naturelle entre deux parties en somme de la totalité de l'Être, de ce qui est. Je dis troubler car la question de la vérité qui demande cet outillage conceptuel, apparaît à un moment précis du temps historique, et se présente comme une remise en question de l'intimité naturelle entre l'homme et son monde, intimité que l'on peut encore humer dans ce qui subsiste dans les mœurs simples et aujourd'hui enviées par tous, de quelques peuplades primitives situées dans l'arc polaire ou au cœur de l'Amazonie.

De la situation dans l'être, je peux dire deux choses : je peux dire que je suis l'être, mais je peux aussi plus modestement dire que je ne suis qu'une partie de l'être. Le problème provenant précisément du fait que l'être est un concept qui exige pour ainsi dire la multiplicité qui lui permet de construire des raisonnements sur des fondements logiques, c'est à dire en fait de vulgaires habitudes conventionnelles de langage. La Logique, les logiques ne sont rien d'autre que des conventions fragiles, les unes fondées sur des hiérarchies de significations comme le Singulier, le Particulier et l'Universel, les autres sur des calculs véritatifs fondés sur l'axiomatique mathématique. Elles fonctionnent évidemment aussi comme des codes réservés aux clercs dont l'initiation se fait précisément par des jeux aléatoire d'oppositions de thèses dont la qualité est jugée selon la logique. A la Sorbonne de l'ancien temps, l'essentiel n'était pas d'être dans un vrai moral ou spirituel, mais de triompher par la logique formelle, quelles qu'en soient les conséquences réelles. Je renvoie encore une fois aux Provinciales de Pascal qui déconstruit avec un humour extraordinaire la casuistique, cette science du mensonge logique.

Sans donc ce besoin artificiel de se présenter comme un concept, l'Être est l'Être, et de dire par exemple de l'Être : -" j'en suis " - revient au même que de dire que je suis l'Être. D'ailleurs le fait qu'on ait jamais hésité à faire de Dieu l'Être même, suprême, réel et unique, montre que rien n'empêche qu'une telle substantivation puisse s'opérer à notre bénéfice. Nous sommes l'Être et nous en sommes la vérité. Que la vie en société ait posé des problèmes dialectiques de traitement du mensonge, puisque le mensonge semble consubstantiel à la vie en commun sédentaire, celle qui détermine l'homme à tendre à la possession de l'espace et des biens aux dépens d'autrui, ne nous contraints pas à éterniser cette fausse quête de la vérité et du Bien qui font le fond de commerce des religions et des idéologies commerciales. En écrivant cela il me vient à l'esprit que cette possibilité ouverte depuis toujours, écorne quelque peu la thèse heideggerienne qui fait de l'histoire de la métaphysique la fabrication du sujet et la légitimation de sa domination du monde. La " thèse " de l'arraisonnement du monde, c'est à dire de la transformation du monde en mathésis universalis exploitable et corvéable à merci en prend un coup, je le reconnais, me sentant une fois de plus enclin à me tourner vers les " thèses " personnalistes dont l'idéalisme intégral ne touche en rien à l'intégrité de l'être, c'est à dire à son caractère unaire. Car dans la thèse de Heidegger, ce romantisme décalé comme me l'a signalé un lecteur récemment, la dualité homme-monde qui va de soi, en réalité dépend également d'une pure convention logique du multiple dans l'UN. Dès que l'on se conçoit comme autre que le monde, tous les mensonges de l'altérité sont possibles, car altérité = différence, et les différences autorise toutes les constructions sociales que l'on veut, et en particulier les sociétés de castes, les nôtres.

Je, l'Être, suis usé. Mais je, l'Être, c'est un concept, et c'est mon concept qui est atteint par l'usure. Cette usure de la partie conceptuelle de l'Être que je suis me délivre aussi du mensonge de la dialectique et me rend au dit initial de Parmenide et à la sérénité qu'il délivre. Alors il reste cette question embarrassante : faut-il faire ce chemin de croix du concept pour s'en délivrer ? Depuis Hegel, ça se pense beaucoup, mais rien n'est sûr et parfois je me dis que l'arsenal conceptuel qu'il m'a fallu pour parvenir où j'en suis ressemble à ces armures du siècles des Du Guesclin où il fallait une grue pour charger le chevalier sur sa monture. Mais en regardant de plus près les images de ces soldats américains qui parcourent les rues de Bagdad, je me demande si on ne revient pas tout doucement à ces armures conceptuelles qui manifestent seulement la peur de la mort, c'est à dire la peur du multiple.

Vendredi, 1er août 2003

La chose humaine

L'Être est usé. Je suis usé, mais, comme je l'ai dit hier, le phénomène est double, ou ambivalent. D'un côté je suis fatigué, épuisé et prêt à me confier à l'unité finale, de l'autre je suis dans une situation où je palpe mes bénéfices. Quels sont-ils ? La meilleure métaphore que je trouve là immédiatement, c'est la rentrée de la récolte. Toute ma vie j'ai cultivé à l'extérieur, j'ai glané, cueilli, chassé, j'ai parcouru la terre et les climats sans trop savoir pourquoi. Poussé par la nécessité et la curiosité face à toute cette extériorité. Quel sens avaient toutes ces choses dont je dépendais si étroitement ? Manger, boire, satisfaire à ces pulsions sexuelles, refuser qu'on me prenne pour autre chose que ce que je suis, et c'était bien là la tâche la plus ingrate, car le monde que je rencontrai était ainsi fait qu'il semblait presque jamais vouloir me connaître du tout a priori. A priori a ici un sens précis : avant tout jugement, simplement parce que ma présence implique connaissance. Je ne veux même pas dire reconnaître car je n'avais aucune raison de prétendre à une re-connaissance, car pour cela il faut d'abord avoir été connu dans la lumière d'une certaine gloire. Non, non. Je dis bien connaître car la chose que j'étais, un homme, bipède, éduqué, honnête, gentil et souriant, parfois en mauvaise santé, il est vrai, mais homme quand-même, cette chose était connue de tous, répertoriée et classée dans une hiérarchie des choses qui, ma fois, me plaçait, que je le veuille ou non, dans cette partie dite " élevée " des choses du monde qu'on appelle l'humanité. Et pourtant, je n'ai pas souvent rencontré d'autres hommes, donc des choses pareilles, à peu près égales dans le classement hiérarchique des choses, qui témoignaient spontanément me connaître en tant qu'homme, en tant que ce que je viens de décrire. Toujours il a fallu que j'intervienne pour corriger les erreurs ; que je rappelle à ceux qui n'étaient rien de plus que mes semblables dans la taxinomie que j'avais apprise à l'école et aussi au catéchisme, que j'étais comme eux, et que par conséquent ils n'avaient pas à me traiter comme ils semblaient vouloir le faire, et le plus souvent le faisaient. En effet, officiellement, dès le 4 janvier 1941, date de ma venue en ce monde, j'avais été classé parmi les " êtres " dits humains, libres, fraternels et égaux en droit. Je m'en tenais là, et ne voyais donc aucune raison de laisser quiconque déroger à mon égard à cette définition et aux devoirs qu'elle imposait à mon égard. Imposer mon être réel, celui qui était communément admis comme me définissant, m'a donc pris l'essentiel de mon temps, car il était étonnant de constater que ces erreurs de jugement se répétaient sans cesse. Ou disons, pour être plus précis que dans chaque nouvelle situation ou dans chaque nouveau rapport, il fallait que je produise des preuve de ce que j'étais, alors qu'on pouvait simplement me regarder, me voir, m'entendre parler et bien constater que j'étais un bipède correspondant aux paramètres inscrits aussi bien dans les manuels de biologie que dans la Déclaration des Droits de l'Homme. Soit, n'exagérons pas, il m'est arrivé parfois d'avoir droit aux égards normaux dus à la chose que je suis, et comme je ne suis pas manchot, j'obtiens souvent un peu plus que ce qui est réservé aux choses habituelles définies comme êtres humains. Mais ma nature a toujours fait que je n'ai pas abusé des positions dans lesquelles j'aurais pu, à mon tour, me tromper sur l'être des choses humaines sur lesquelles on prétendait me confier ce qu'on appelle de l'autorité. ( Bof, c'est difficile à lire, OK. Mais allez donc lire du Mallarmé et vous m'en direz des nouvelles, ou Valéry ! Vous reviendrez vite chez moi, vous verrez.)

La vie est curieuse car tantôt on y arrive, les choses se passent normalement et on tient sa place dans le monde avec sa véritable identité d'homme. Et tout d'un coup on tombe brutalement sans savoir tout de suite pourquoi dans une autre catégorie. En ce qui me concerne il m'a toujours fallu beaucoup de temps pour comprendre les tenants et les aboutissants de ce qui m'arrivait, de ce qui par temps clair et calme venait tout d'un coup bouleverser mon existence simple. Aussi ai-je passé beaucoup de temps à défaire les écheveaux de causes et d'effets qui, à tel moment, m'ont causé tel dommage, plongé dans des situations difficiles, parfois dramatiques, même l'une ou l'autre fois proche de la tragédie. Certains événements désagréables m'ont demandé plusieurs années de recherches, pour la plupart inconscientes, oui, j'ai pratiquement toujours compris les choses qui m'arrivaient comme ça, d'un coup, des années plus tard, en me réveillant un matin , ou bien en éteignant une cigarette. C'était le fameux :- " ah mais c' est bien sûr ! ", il y a douze ans quand ils m'ont viré du collège, ils avaient bien monté leur coup, c'était un complot en bonne et due forme. Quel imbécile j'étais et demeure. Ils avaient une raison à eux pour me virer, pas une raison qui correspondait à un fait qui m'aurait diminué dans la définition du bipède libre etc…donc pas une faute, mais seulement le fait que j'avais cessé de partager leur croyance et que ça se voyait tellement que l'exemple que le bipède gentil mais athée donnait aux autres bipèdes collégiens était devenu intolérable et dangereux. Aussi m'ont-ils tendu un piège avec des cigarettes, sur la possession desquelles régnait un vague interdit, mais vague, non explicite, juste ce qu'il fallait pour pouvoir interpréter la Loi de telle ou telle manière. Vous imaginez ? Quelle pauvre méthode. Quel idiot je fais, mais n'y voyez pas une faiblesse d'esprit, peut-être une certaine lâcheté, une naïveté structurelle, que vous avez sans doute déjà détecté avec toutes ces définitions de l'homme, des hommes et de leurs qualités de bipède égaux, fraternels etc… C'est vrai, il y a des choses que je prends au pied de la lettre et que j'applique scrupuleusement. Parfois mes réactions embarrassent, je le reconnais, elles forment comme des gros grains de sable dans les rouages qui me sont confiés sous des conditions qui, hélas, vont à l'encontre des définitions pourtant simples auxquelles je me tiens.

Or, si je trouve toujours des réponses, même avec des retards de plusieurs années, c'est que je n'arrête jamais de m'inspecter intérieurement. Le présent, qui n'a rien de différent du passé en ce qui concerne l'être que je suis - en fait chacun de nous vit une sorte d'éternité, il est toujours le même, se sent toujours pareil et si le monde change autour de lui, lui ne pense pas changer ou plutôt lorsqu'il lui arrive de changer, cela fait partie de son être éternel, il est " changeant " et il le sait bien, depuis toujours - le présent donc se présente souvent tout d'un coup comme une fraction de passé, on peut appeler cela une anamnèse, et la coïncidence illumine alors toute la série des actions qui entourent et le présent, et ce passé qui lui ressemble tellement. Avec l'âge, ces coïncidences sont de moins en moins accidentelles et l'impression de revivre le passé s'impose souvent comme pur vécu, comme expérience réelle. Comme si les présents qui sont entrés en moi se mettaient en ordre, se rangeaient comme des puzzles qui lentement forment un tout. Cela, c'est le bénef de l'Être, la sérénité n'est rien d'autre que le sentiment qu'en soi-même tout se met en ordre, tout s'éclaircit pour de bon : on a tout compris, ce qui vient de soi, de cette chose qui se détache du reste sous le mot MOI, et ce qui vient d'ailleurs, car il y a un ailleurs, il y au moins les autres MOI.

Car l'être qui semble être dehors pendant que vous existez, cet être soit il est toujours déjà en vous (les idéalistes pensent des choses comme celles-là), ou bien elles y entrent d'une façon ou d'une autre et s'installent dans ce qu'on appelle la mémoire, mais ça aussi c'est un concept, un mot qui ne veut rien dire d'autre que la persistance des choses à l'intérieur de l'être. D'une certaine manière on pourrait se décrire comme une surface ou une forme, actuelle, de telle ou telle grandeur, grosseur, laideur ou je ne sais quoi, contenant tout ce qui a été vécu et tout ce qu'on vit : il y a une symbiose dont nous n'avons conscience que dans de rares cas comme les climax de bonheur, de terreur ou bien, ce qui vient plus tard et de quoi je vous parle précisément en ce moment, cette réconciliation avec soi-même. N'allez pas me reprocher le mot symbiose, il est clair, il signifie interpénétration totale, ou compénétration, identification d'une chose à une autre : par exemple lorsqu'un liquide coloré se mélange avec de l'eau il se fait une symbiose, les deux choses se consubstantialisent si on peut se servir de ce vilain néologisme. Ben oui, lorsqu'on dit que quelque chose est consubstantiel à autre chose, cela veut dire que les deux choses en forment une seule, comme la Trinité forme Dieu (dans la fable chrétienne de Nicée). Dans les grands moments de la vie, l'unité se recréé pour quelques instants, on réintègre ce que les mots ont dynamité.

Vous pensez bien que tout cela est épuisant, usant. Car d'abord tout ce qui se déroule dans la vie se déroule dans le chaos le plus total. Comme nous devons, dans les circonstances actuelles, vivre ensemble, vivre en société comme on dit, il se trouve que la plupart des bipèdes humains à qui vous avez affaire, ne vous considèrent que comme des choses extérieures comme les autres, des choses qui peuvent leur être profitables, agréables ou tout le contraire. Le premier boulot de l'existence c'est donc d'abord de résister aux abus, aux erreurs commises à votre égard, au rétablissement de la réalité, dans un sens comme dans l'autre. Vous pouvez avoir le plus grand mal à vous dérober à une passion qui s'empare de quelqu'un pour vous pour des raisons que vous ignorez parfaitement et qui ne vous concernent d'ailleurs la plus part du temps jamais. Mais le plus fréquemment, c'est évidemment le contraire qui arrive, je ne vais pas me répéter. Et il faut aussi gérer les relations avec les autres choses que les autres bipèdes que l'on nomme les semblables. Il y a un monde ambiant qui fait partie de la scène dans laquelle vous souffrez, jouissez, vous ennuyez etc, etc.. Et ce monde ambiant entre aussi en vous pour y demeurer comme tout le reste, et cela tout le temps de votre existence, alors réfléchissez un peu. Un jour de votre vie d'enfant, vous rencontrez la forêt, une rivière, des prés et des fleurs, des fruits et des animaux et tout cela fait une ronde autour de votre regard, de votre odorat, votre toucher, votre ouïe, bref de votre sensibilité .

Alors à quatre ou cinq ans vous ne vous dites pas : -" ça c'est le dehors, mais moi j'ai un dedans qui est différent " - non, non, d'une certaine manière vous avalez tout ça, et tout ça s'installe en vous sans rien vous dire, ou bien on peut aussi dire que vous êtes dedans dans ce que les philosophes appellent l'immédiateté ou encore plus savamment la certitude sensible. Cette situation du petit enfant est indicible malgré toutes les analyses psychologiques, toutes les expériences psycho ceci et psycho cela : c'est toujours un adulte qui parle sur l'enfant, qui prétend des choses à la suite d'une mise en scène qu'il a lui-même imaginé et dont il a spéculé d'avance le résultat. Je pense par exemple à toutes ces histoires de schèmes qu'on a inventé pour pouvoir déterminer plus exactement quel sort il convient de réserver socialement à telle ou telle classe d'enfants. C'est comme les QI qui ont été inventés parce qu'il n'y avait plus de place dans les écoles parisiennes et qu'il fallait trouver un moyen de trier la masse, et bien sûr de faire un tri convenable, c'est à dire qui n'affecte pas la progéniture des gens biens, des gens reconnus par beaucoup d'autres et qui semblent être plus que ce qui est requis pour être homme.

Donc, pour en revenir avec ces premiers contacts entre l'enfant et le monde des choses autres que les choses-hommes, il arrivera un jour, lorsque vous serez déjà devenu un candidat au savoir scolaire, que votre instituteur donnera des noms à des parties de cette ambiance primitive, il vous dira que telle chose de la classe des arbres est un chêne, parce que les feuilles sont découpées de telle et telle manière, que le bois est comme ceci et comme cela, il vous dira des tas de choses en mots que vous n'aurez peut-être même jamais l'occasion de vérifier par vous-mêmes, mais peu importe, ce qui se passe c'est que l'ambiance de votre enfance éclate en mots, elle est d'abord déshabillée par l'analyse, puis rhabillée comme vous l'avez été vous-mêmes , car vous n'avez pas toujours été défini par des mots comme bipède, libre, égal, fraternel, omnivore et je ne sais quoi encore. On vous en avait collé d'autres, ou parfois aucun, dans certaines civilisation il arrive encore aujourd'hui qu'on vous foute carrément la paix, si si, la paix. Or, pour en revenir au monde ambiant, cette ambiance change constamment, les choses qui vous entourent se transforment, disparaissent parfois, et il faut suivre ces changements à l'intérieur de vous-mêmes, les comprendre, les accepter et les reclasser en vous pour pouvoir continuer. Le problème est donc double : de ce que vous êtes, vous êtes sûr, quoi qu'il en soit, et quels que soient les mots dont on vous a affublés et quelle que soit la place qu'on vous a octroyé parmi les autres choses bipèdes parlantes et pensantes. Alors bien sûr vous commencez à connaître la musique, vous savez que le mensonge emploie toujours les mêmes méthodes pour dynamiter la vérité, pour diviser afin de régner, mais le cœur y est de moins en moins du point de vue esthétique. Vous ne supportez plus cette comédie qui n'en finit pas, et malgré toute la sérénité que vous offre l'intelligence du tout que votre obstination a acquise, vous n'avez plus envie de jouer. Et jouer, c'est vivre. Plus envie d'être. D'être un être. Vous aspirez à devenir l'Être sous la forme la plus simple, le retour à l'unité définitive, l'indistinction absolue, la dissolution dans toutes les formes de l'autre et du dehors. Il y en a qui appellent cela pompeusement la mort. Mais la mort c'est un mot, c'est aussi un mot, une idée, et une idée précise, celle de la cessation définitive et éternelle de la présence de quelque chose, comme si une telle cessation avait jamais été expérimentée ! La mort est aussi une invention linguistique, comme le mot " homme ", " enfant ", " chose ", c'est un bruit pratique, un phonème, dont on peut se servir pour désigner certaines situations de certaines choses, leur état à un moment donné. Jules est mort. Ce qui signifie que du point de vue de ceux qui survivent, Jules a cessé d'être dans le présent : ce n'est pas lui qui a disparu, mais c'est le monde qui a disparu pour lui. D'où le deuil, les jérémiades etc.. alors que personne n'a encore été y voir, personne n'en est revenu pour dire si la mort existe, c'est à dire s'il est vrai que toute présence disparaît parce que les fonctions vitales du corps s'arrêtent d'accomplir leurs cycles. Je vais peut-être vous paraître vraiment idiot, mais tant pis j'en prends le risque. Lorsqu'on fait bouillir de l'eau, elle disparaît en fumée, en vapeur, elle semble bien détruite à tout jamais alors qu'il suffit qu'un léger changement intervienne dans la température pour que cette eau reparaisse sous sa forme initiale, sans aucun changement, sinon peut-être une purification et encore, pas certaine si le phénomène a lieu dans le même milieu. Mais il y a bien des choses qui disparaissent non ? Si je brûle du bois, il part dans le néant à tout jamais, non ? Non, le feu a seulement transformé le bois en gaz et en énergie, parfaitement récupérable. Enfin il y a ce principe de la conservation de l'énergie, et puis aussi l'entropie, cette théorie de la perte tendancielle de cette énergie. Mais là aussi, personne n'a été y voir autrement que dans les livres et les expériences spéculatives.

La civilisation est comme l'homme dont je viens de parler. Elle est passée par tous les stades des éclatements et des rassemblements, comme disait Empédocle des cycles de l'amour et de la haine. Comme Empédocle, la civilisation a envie de se jeter dans l'Etna pour se fondre avec l'UN. Mais ce serait faire peser la balance dans un sens qui n'est pas celui de l'UN, car l'UN ne fait rien, ne conçoit rien, ne fait rien éclater avec des mots. Et puis l'UN c'est nous, c'est chacun de nous avec le monde unique que nous portons en nous, le soignant, le nettoyant, le frottant pour qu'il brille chaque jour un peu mieux, pour qu'il puisse coexister chaque jour un peu mieux avec le monde des autres. Car nous ne sommes pas seuls à être l'Être, nous ne sommes pas seuls à former l'UN. Rappelez-vous le mur de brique des monades de Leibniz, c'était une belle métaphore. Le seul problème que pose tout mur, c'est la nature du mortier qui tient entre-elles ces briques indépendantes et uniques. Leibniz pensait que c'était Dieu, et beaucoup d'idéalistes avec lui. Mais je ne pense pas qu'on en ait besoin, car la fiction du mur ne provient que de cette autre fiction hélas concrétisée par l'histoire mais qui sera dissoute aussi facilement qu'elle se sera constituée, à savoir la société. Le problème du mortier est celui des relations de dépendance réciproque. Depuis longtemps l'homme, et ça aussi c'est un bénéfice de toute l'opération conceptuelle si douloureuse, a inventé un monde technique qui l'a déjà libéré de la dépendance la plus dégradante, celle de la superstition, mais qui est appelé à le libérer encore bien davantage de tous les soucis que lui cause l'obligation de vivre ensemble. On dit que pour que les choses humaines puissent survivre, elles doivent échanger, commercer dit-on. Cela peut être vrai dans une situation de pénurie où l'acquisition des biens fait le tri des forts et des faibles, des intelligents et des idiots, des bons et des méchants. Mais la pénurie est aussi un mot, comme le mot mort. Pourtant dans ma génération on a connu la pénurie, pensez : la guerre ! Mais cette pénurie était pour ainsi dire voulue, planifiée, créée artificiellement comme elle l'est encore aujourd'hui. Lisez dans la presse qui dit que des millions de choses humaines meurent de faim, et en même temps que nous avons des surproductions invendables qui nous créent des soucis parce qu'on n'arrive pas à les vendre alors qu'il suffirait de les donner à ceux qui, paraît-il, meurent de faim. En ce moment on rigole bien à la télé : le journal commence par des incendies, la sécheresse, la fin du monde pour demain. Et puis tout d'un coup on se retrouve dans un vignoble où un monsieur élégant et fort bien nourri vous dit dans les yeux que le millésime 2003 sera comparable à celui de 1976. Alors vous parlez de ses bénéfices à lui ! Dans un autre domaine, l'Europe exige de chaque pays un budget sain : crédit = débit. Bon on peut un peu dépasser, mais pas trop sinon gare. Et puis tout d'un coup on apprend que l'Europe dépense des milliards à travers le monde pour " stabiliser " la situation en Bosnie, au Kossovo, en Afghanistan, bientôt en Irak et au Libéria, sans parler des dizaines de pays où l'argent européen est distribué pour faire vivre des affamés. C'est bien, c'est même très bien, mais alors il faut bien trouver cet argent quelque part, non ? Le Ministère de l'Education Nationale a besoin de quelques trois cent millions d'Euros pour la rentrée 2003, et il ne les a pas et ne les aura sans doute pas. Pendant ce temps le même pays qui manque de ces trois cent millions en dépense dix fois plus pour entretenir des présences militaires à travers le monde pour toutes sortes de raisons. Et encore la France est un exemple minable, prenez l'Amérique, qui dépense des milliards de dollars pour des guerres qui coûtent de plus en plus au lieu de rapporter. Comment ils font, les Américains ?

Voilà j'arrête là pour aujourd'hui, assez joué avec les mots. Les mots sont-ils des choses ? Un philosophe a écrit un livre qui s'appelle " Les Mots et les Choses ". On y apprend en gros que la chose dite humaine est une invention récente, avec tous ces attributs dont je parle plus haut. Soit. Mais cette chose humaine a toujours existé, avant le livre de Monsieur Foucault, et en tant que chose elle était déjà dotée d'attributs sur lesquels on pouvait se reconnaître en tant qu'homme et ça, ça n'a pas changé.

Lundi 4 août 2003

Les choses difficiles.


Drôle de titre. N'est-ce pas ? Un peu idiot d'ailleurs car il n'existe pas beaucoup de choses faciles, surtout dans le traitement des mots. La facilité et le confort c'est ce que nous cherchons tous, tous les jours, sans exception. Je ne veux pas me poser en Plutarque ou en Père la Vertu car c'est de moi que je parle pour commencer. Mais comme c'est sur soi-même que l'on se trompe le plus et le plus souvent, je m'en vais enquêter. Et pour commencer, je vais me situer.

Pour faire le point, il faut des coordonnées. Il faut des points de repère pour faire la triangulation qui vous situe. Alors de quels points est-ce que je dispose pour déterminer celui où je me trouve moi-même ? Je vous propose donc de procéder par niveaux en allant du général au singulier, c'est à dire le mien. Mon plan d'existence. Après cela on parlera peut-être de moi si on en a encore le courage. Alors quels sont les niveaux les plus généraux ? Je répondrais : les grandes régions du monde qui comportent chacune une unité culturelle qui la différencie radicalement des autres et qu'on ne peut pas confondre les unes avec les autres. Un exemple simple, les deux Corée. Au Nord la Corée communiste dont nous avons une image extrêmement pauvre et répétitive, ce qui est principalement dû au fait que les images de ce pays sont rares. Je peux vous révéler, par exemple, que les images que les télévisions du monde entier débitent tous les jours ou presque sur les installations nucléaires de ce pays datent d'au moins quinze ans sinon plus. Je me souviens de ma rage de Chef d'Edition lorsqu'il fallait ressortir à chaque incident les mêmes éternelles images de ces quelques pseudo savants penchés sur des appareils censés être des éléments de centrale nucléaire. Aujourd'hui encore, sur la BBC, sur CNN, ils ressortent ces mêmes images !!! Et alors le passage en revue des troupes au pas de l'oie avec le leader sur le podium, toujours et éternellement les mêmes images. La seule fois où j'ai vu des images des rues de Pyongyang c'était lors du deuil fantastique organisé lors de la mort de Kim Ill Sung. J'ai dû voir, regarder, tout un peuple pleurer en beauté et en ordre, debout le long des rues où passait le cortège funèbre, et il est vrai qu'il y avait un accord entre les images classiques des petits soldats en rangs impeccables et ces gens, endimanchés, hurlant élégamment leur douleur. Je me souviens, tous les commentateurs disaient que c'était la plus incroyable mise en scène qu'ils avaient jamais vu, pendant que dans les quartiers qu'on ne voyait pas et à la campagne, mouraient des femmes, des hommes et des enfants seulement parce qu'ils n'avaient rien à manger. Mais ça, je ne l'ai pratiquement jamais vu, sauf quelques images de l'Unicef montrant essentiellement des enfants visiblement mal en point. Ce cas est intéressant car il symbolise facilement tout une aire géopolitique dont on peut dire au moins ceci : il est si difficile et si dangereux d'y aller que ce sont des zones géographiques blanches dans mon esprit, vides, sans contenu. En revanche1, je me souviens d'une expérience extraordinaire, une soirée diapo sur la Chine, vue par des amis dont la femme était chinoise et qui ont passé deux mois dans le pays en voyageant par ci par là. J'ai été bouleversé par ce que j'ai pu voir, car ça ne correspondait en rien ni à ce que les images médiatiques donnent à voir de ce pays, ni de ce que l'imagination et la culture que l'on peut avoir donne à penser. J'ai vu, non pas un grande puissance menaçante et reflétant en plus grand l'image du Palais de Pyongyang, mais j'ai vu un jardin d'enfants, mal tenu, sale et ridicule. Comment aurais-je pu penser que la Chine de Mao était en réalité l'un des pays les plus superstitieux du monde, et que les grottes de Bernadette Soubirous regorgent partout où des millions des gens vont brûler des cierges comme dans la plus vulgaire abbatiale de Saint Machin ?!? Et pourtant c'est bien ça, le peuple chinois est un peuple de grenouilles de bénitier. Bon cela n'apparaît certainement pas dans les images que l'on nous montre de Pékin ou de Shanghai, mais ce qu'on peut voir et filmer à la campagne en dit assez long sur ce sujet. Le communisme a peut-être détruit toutes les libertés auxquelles nous sommes habitués, mais en tout cas pas celles-là, que nous connaissons hélas aussi, ce qui nous rapproche peut-être plus de cette civilisation soit-disant si différente qu'on ne le pense. Bref, l'autre jour j'ai songé faire un tour en Russie. Naïf comme personne, j'allais presque prendre le billet de train Paris-Moscou sans prendre la précaution de me renseigner sur les conditions de séjour. Hé bien je suis mort de rire en apprenant par Internet que non seulement il fallait payer une somme incroyable pour obtenir un visa, mais qu'il fallait pratiquement tout acheter à l'avance : les chambres d'hôtel, les billets de transports, et surtout donner jour par jour l'itinéraire de ses déplacements, bref, ce n'était pas la Russie que j'aurais visité mais l'URSS, avec ses Nathalie et ses hommes du KGB en loden. Merci.

Voici donc en gros un de ces points de repère : l'ensemble des pays où on ne peut ni entrer ni sortir ni circuler librement. Attention, cette zone n'est pas homogène, il existe partout de ces pays où il est aussi dangereux d'essayer d'entrer que d'y faire du tourisme, prendre des photographies et parler avec les autochtones. On peut aussi classer dans cette espace de non-liberté de circulation, les pays dangereux parce que livrés à l'anarchie, les républiques bananières du genre Congo où Libéria, entre-autre, mais je ne vous conseille pas d'aller vous balader la nuit dans les rues de Lagos ou même d'Abidjan, villes de pays pourtant bien notés… Cet ensemble ne me concerne en rien, je ne veux même pas en entendre parler, c'est déjà assez pénible de savoir qu'ils existent. Donc, comment dire, je me désidentifie, pardon pour le néologisme, de ces zones de peuplement, et donc sans doute par voie de conséquence de ses peuples eux-mêmes. Bien entendu cela ne vaut pas pour les représentants de ces pays que je rencontre ici ou ailleurs, mais disons que je ne laisse rien passer lorsqu'il est question de parler de leur pays, de leurs mœurs etc… Inutile d'ajouter que je ne mettrai jamais les pieds dans aucun de ces pays, même si on me déroulait un tapis rouge à mon arrivée. Cela vaut, je pense, pour le Japon d'où j'ai reçu des témoignages fiables et rédhibitoires quant à un évident racisme culturel. Les occidentaux sont des poissons rouges. Bon cela reste à vérifier, mais comme pour la Chine et la plupart des pays de l'Extrême-Orient, y compris l'Inde, il flotte quelque chose de médiéval, qui peut d'ailleurs parfaitement coexister avec l'hyper technologique, comme c'est le cas et au Japon et en Inde. Bon, de toute façon vous savez que je ne fais de toute façon jamais de tourisme, mais il se pourrait que je me décide à aller vivre ailleurs, pourquoi pas ? Ici c'est pas vraiment le pied.

Deuxième point de repère, l'ensemble anglo-saxon dont j'exclurai le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande pour manque d'informations sérieuses, j'en dirai cependant quelques mots. Nous nous contenterons donc de l'Amérique et de la Grande-Bretagne. Alors là les choses sont plus délicates, bien que l'évolution de ces dernières années me facilite les choses : l'anti-tabagisme de ces pays, l'hystérie anti-tabagique dans des pays où le trafic de cocaïne et autres drogues forme le trois ou quatrième poste de la croissance, c'est sans moi. Je n'ai rien contre la drogue, mais contre l'hypocrisie et la bêtise. Il y a aussi la violence et l'insécurité, mais je sais par expérience que nos médias véhiculent, consciemment et inconsciemment toute une paranoïa sur ce sujet. J'ai vécu assez longtemps en Californie pour savoir, non pas qu'il ne s'y passe rien, car il suffit de s'en référer à la fréquence des passages de voitures de police toutes sirènes hurlantes pour savoir qu'on ne vit pas dans le Oberland bernois. Sans parler des chiffres statistiques qui confirment bien que les Etats-Unis sont un paradis pour les tueurs. Mais on peut vivre à l'écart de ce monde, je crois, même si mon expérience professionnelle m'a enseigné que le banditisme n'est pas, comme en Europe, un milieu, mais plutôt une mentalité répandue un peu partout. Je ne vais pas refaire tous les développements que j'ai déjà fait ailleurs sur la banalisation de la délinquance dans le capitalisme : aux States, c'est : pas vu, pas pris, pas de témoins, pas de châtiment. Pour le reste tu te démerdes. Les seuls patrons que j'ai eu à San Francisco, des restaurateurs, se sont avérés n'être que des trafiquants de drogue qui blanchissaient leurs dollars en montant ici et là des boîtes, comme dans le plus banal des thrillers qu'on peut voir depuis cinquante ans. Bof. Voilà le vrai problème, la culture anglo-saxonne, surtout revue et corrigée par Hollywood, est une culture de beaufs. L'esprit peut y être extrêmement vif et courageux, voire d'une délicatesse érudite tout à fait étonnante, mais sa rareté la rend invisible, et les représentants de la culture universitaire, les savants eux-mêmes, me paraissent encore plus " agrégés " que les Français, ce n'est pas peu dire. En-dessous d'un PHD vous n'êtes rien, vous n'êtes tout simplement pas un interlocuteur valable, pas de temps à perdre avec vous. Cet esprit est très largement développé chez nous en Europe, et fait partie à la fois de la réification de la culture mais aussi de son déclin comme cœur spirituel. Les savants, les intellectuels sont tous devenus des " chercheurs ", des mineurs de fond du savoir, priés d'exploiter en profondeur, ou au moins de faire semblant, mais ce phénomène fait précisément partie de l'américanisation de notre propre société. Mais tout cela n'est rien, ou disons que ce n'est pas plus important que les phénomènes qui " coagulent " des ensembles qui deviennent pour ainsi dire imperméables. La personne que je suis n'a aucune place dans ces univers devenus tellement homogène que toute poétique, c'est à dire tout événement aléatoire en est exclu. Les clowneries des saltimbanques qui fourmillent sur les côtes californiennes ou de Floride n'ont rien de poétique, ce sont des clochards qui intègrent à leur manière le dynamisme de l'idéologie qui domine tout. J'ai aussi fréquenté cette frange d'Américains " bien-pensants ", c'est à dire qui partagent quelques valeurs dites de gauche comme le pacifisme ou la défense de la consommation du cannabis. Tout cela est toujours en dernier ressort de type associatif et il y a quelques chefs-d'œuvre du cinéma comme les films de Jarmusch qui le montrent à merveille : la solitude des individus qui sont devenus par hasard des personnes, c'est à dire des hommes libres est intégrale, totale, tragique.

Reste à présent ce amas de pays appelées démocraties. L'Europe en contient la majorité puisque ces démocraties sont le résultat d'un événement quasi miraculeux qui s'est produit pendant et après la deuxième guerre mondiale. Le destin de l'Allemagne aura toujours été de préserver l'Europe de toute hégémonie totalitaire. Le phénomène de la barbarie nazie appartient tout entier au paradoxe qui a fait que c'est cette barbarie qui nous a protégé à la fois de l'hégémonie stalinienne, et à la fois relativement de l'américanisation sans phases et sans phrases. Depuis l'Antiquité, la Germanie a joué ce rôle de repoussoir de tout embrigadement définitif sous une souveraineté centralisée. Les Germains ont arrêté net l'extension de la romanité au-delà de la ligne Oder-Neisse (déjà !). A la fin du quinzième siècle, les Germains déjà à moitié allemands ont bloqué net l'extension de la romanité catholique dans toute l'Europe, y compris en France et à l'exception, comme nous l'avons déjà souligné de l'Italie et de l'Espagne pour des raisons bien compréhensibles de dépendance politique directe. Sans la Réforme, rien n'empêchait Rome de fonder une culture unaire et de ce fait totalitaire sur l'ensemble des territoires de la vieille Europe et des nouvelles Europes qui naissaient ici et là dans les empires. Pourquoi cela ? Parce que la remise en question des dogmes et des doctrines a évité l'extermination de l'athéisme, son anéantissement définitif. L'athéisme serait devenu l'équivalent de ce qu'est aujourd'hui le nazisme dans une échelle de valeur que le droit aurait verrouillé sans recours. L'absence de foi était déjà, au Moyen-Âge la preuve de l'existence du mal. La vie exemplaire d'un Sebastian Franck montre clairement que même à l'intérieur d'une doctrine qui avait alors conquis son espace social et politique, le protestantisme, il restait impossible de s'autodéterminer hors des appareils de production et de contrôle de ces doctrines et de ces nouvelles pratiques religieuses, c'est à dire hors des Eglises. Franck fut persécuté jusqu'à la fin de sa vie parce qu'il avait fini par refuser toute allégeance à l'Eglise Réformée.

D'où un univers d'opposition théoriques et pratiques (politiques et sociologiques) qui laissaient de l'oxygène à ce qui constituait le pire pour les uns et les autres, à savoir l'athéisme. Au fond, le siècle des Lumières a été le siècle où la possibilité d'une pluralité de vérités dogmatiques est devenue une pensée légitime, événement qui légitimait la pensée elle-même dans toute son indépendance vis à vis de toute croyance. L'athéisme obtenait enfin droit de cité. La haine qui naît ici et là pour ce siècle qui accoucha de la Révolution la plus essentielle de ces deux millénaires, provient uniquement de cet effet de bande au sens du jeu de billard. Mais on peut aussi voir les choses autrement et évacuer le hasard pour affirmer que les malheurs internes du Christianisme n'ont jamais été que l'effet d'une lutte constante entre les possesseurs d'un monopole spirituel qui s'identifiait avec le monopole de la souveraineté et ceux qui contestaient à la fois l'honnêteté de l'argument spirituel et la légitimité de la souveraineté qui en découlait. Par hasard tout à l'heure, en cherchant quelques éléments sur d'Holbach, l'un des premiers grands athées de notre philosophie, je tombe sur cette phrase qui aurait pu figurer quelques lignes plus haut : " Par leurs querelles, les théologiens ont eux-mêmes nourri le scepticisme à l'égard de leurs religions "2. On ne peut pas mieux corroborer mon développement et je vous encourage à vous reporter à la lecture de tout ce chapitre sur le siècle des Lumières. Ce qui ne figure évidemment pas dans cet ouvrage académique, c'est le statut quasi satanique, nazi comme j'ai dit plus haut, de cette liberté de l'esprit qui va jusqu'au déni d'une vérité innée de Dieu en chaque être humain.

Si l'on considère d'un point de vue calme la carte mondiale des religions, on constate que l'Europe demeure la seule zone où l'athéisme coexiste pacifiquement avec toutes sortes de sectes de croyants. Dans les faits, la plus grande partie des ensembles humains, de la Chine à l'Australie anglicane, demeure unilatéralement intégrée à l'une ou l'autre croyance, sans d'ailleurs que ces croyances aient beaucoup de relations de cause à effet pratiques avec la moralité de ces groupes. Un tueur de métier de Los Angeles ou de NY peut très bien aller chanter le Gospel le dimanche, la doctrine évangéliste lui permet de s'octroyer lui-même l'absolution. Coexister signifie vraiment un élément fort des mœurs d'une société, car cela signifie qu'autour d'une table de famille peuvent se retrouver sans conflit automatique des personnes croyantes et non croyantes, fait inimaginable encore il n'y a pas un siècle un peu partout dans le monde. Il existe aussi des zones ambiguës où le religieux n'a pas le même sens que celui qui est encadré par nos opinions doctrinales, théologiques ou philosophiques. Faut-il appeler religion des pratiques animistes qui attribuent aux morts un statut actif dans l'existence des vivants. Faut-il appeler par exemple religieux les pratiques chamanistes ou bien encore les disciplines corporelles que s'infligent les tenant du Yoga ou de mille autres pratique d'arts martiaux ou thérapeutiques ? La théorie du Yin et du Yang a-t-elle un fond religieux ? Je ne le pense pas, et pour être clair, je veux limiter le religieux proprement dit à tout ce qui dépend du monothéisme, c'est à dire à la croyance en une transcendance créatrice de la réalité, pour être bref. J'ai moi-même passé trois ans dans un pays africain, le Gabon, où j'ai assisté à des cultes syncrétiques dont j'ai surtout retenu l'effet d'agrégation des personnes présentes sous l'effet des drogues et de la musique. Religere, relier, véritable finalité de la religion. Le Gospel américain lui-même, n'est qu'une légère transposition de ces mœurs classiques dans toute l'Afrique noire. Le problème de la Foi proprement dite demeure fort loin des préoccupations de ces peuples qui sortent de la petite église en bois pour jouer au cricket avant de se préparer pour quelque cérémonie vaudoue.

Donc, l'Europe est un espace où je peux exister pour cette seule raison que l'histoire l'a débarrassé de l'intolérance fondamentale envers les athées. Mon passé, cependant, est loin de me conforter dans cette position . Mes déboires avec les Jésuites de mon collège, pour cause d'athéisme précoce, celles qui découleront ensuite et qui sont loin d'avoir produit tous leurs effets du fait que je suis originaire et que je vis encore dans cette région concordataire qu'est l'Alsace, la vérité du caractère réellement subversif de l'athéisme, c'est à dire son rôle révolutionnaire dans tous les domaines du social, tout cela fait que je me retrouve depuis toujours comme de guingois dans l'existence. Il ne faut pas se leurrer, croire en Dieu n'est qu'un paradigme abstrait de la croyance en tant que telle, c'est à dire de la faiblesse inhérente en l'homme qui le porte à préférer toujours la paresse intellectuelle et la sécurité grégaire à l'effort de l'esprit et au courage de la solitude. L'athée n'est pas seulement seul parce qu'il se refuse à s'imaginer un Père fantasmatique qui s'occupe de son éternité, il est seul parce qu'il refuse toute sorte de croyance, il n'opine jamais par simple adhésion mais toujours par suite d' une claire argumentation qui le porte vers une conviction qui, quelle que soit sa fermeté du moment, peut toujours se modifier sous l'effet d'arguments plus convaincants. Un homme qui refuse la croyance est un homme suspect a priori car il est imperméable à toute rhétorique, à toute séduction et à toute flatterie. La première croyance qui intéresse les détenteurs de l'autorité n'est pas celle qui concerne une divinité issue des fables de notre histoire, mais celle qui donne à un autre homme l'autorité du divin : croire qu'un autre homme vous est supérieur est le seul résultat recherché par la théologie chrétienne, née comme on le sait dans une société d'hommes libres où cette supériorité n'était jamais l'objet d'une conviction, mais toujours l'attestation d'une situation concrète, sans cesse remise en question par le défi et la suspicion. Relisez Jules César de Shakespeare, vous y noterez cette extraordinaire familiarité entre celui qui n'est que Consul et qui n'est que soupçonné de vouloir se saisir du statut de divin et son futur assassin Brutus. Les deux hommes sont des égaux, quels que soient les mérites militaires de César qui semble même avoir une dilection particulière pour son neveu traumatisé par la pompe dont s'entoure Jules et par les signes qui indiquent qu'il aspire à une position taboue dans la société républicaine romaine, celle d'Empereur. La version de Shakespeare fait au fond de César un homme trahi par l'amitié, mais la description du comportement de César ne laisse guère de doute sur ses intentions liberticides. Au demeurant, César était coupable depuis longtemps, depuis qu'il avait franchi le Rubicond, signe d'une volonté claire de s'emparer du pouvoir selon son bon vouloir de général triomphateur et non pas d'attendre la reconnaissance du Sénat et de la Chevalerie. Le texte de la pièce montre d'ailleurs assez habilement combien César est conscient du danger qu'il court, mais ce danger fait partie de la supériorité qui donnera la foi au peuple, s'il gagne la partie. Tous les tyrans sont joueurs, et tous les peuples qui aiment les tyrans le sont aussi, la foi dans le hasard est une foi comme une autre, aussi conne et aussi malhonnête.

Oui, l'Europe, je peux. Et puis à voir à quelle allure tout le monde se ramène par ici, j'ai l'impression que je ne suis pas le seul. Même les Américains et les Anglais les moins débiles et qui ont de l'argent, viennent vivre chez nous, de préférence d'ailleurs en France, allez savoir pourquoi. Les arguments les plus pitoyables qu'emploient aussi bien les racistes que ceux qui militent pour l'intégration des sans-papiers c'est toujours le bide, la bouffe, comme si la faim était le seul moteur du comportement humain. Quelle lamentable mépris pour l'homme que de le réduire à un lécheur de vitrines de MacDo, avec tout le reste, confort, sécurité etc.. J'aime pas les etc.. mais parfois il faut bien raccourcir parce qu'on a pas toujours le temps de dresser la scène en entier ni l'envie de se répéter à l'infini. On aura compris que l'Europe ce n'est pas seulement la prospérité, j'aimerais d'ailleurs comprendre ce concept de marchand de chaussures, c'est un espace libéré par l'Histoire, par les histoires les plus atroces que l'humanité aient connues. Regardez un de ces documentaires sur les tribus des montagnes de la Thaïlande ou du Laos, pauvres comme Job et pourtant rutilants même dans le boulot des rizières, capables de fabriquer des vêtements traditionnels un million de fois plus sophistiqués et plus beau que mille Dior. Ces gens-là n'ont que peu d'Histoire, ils ont la leur, celle de leur tribu avec quelques mauvais moments à passer contre tels ou tels bandits nomades, mais jamais, du moins jusqu'à l'apparition du communisme et de la guerre froide, ces humains ne sont passé par là où nous, Européens, sommes passés. Le projet métaphysique judéo-gréco-romain a vraiment fait subir à l'humanité de ce continent tout ce qu'on a pu imaginer de pire : nous n'avons plus rien à ajouter à la barbarie à laquelle nous sommes parvenu au vingtième siècle. Moi je suis né sur un tas de ruines, de ruines de tout, mais surtout de ruines de la conscience humaine. Longtemps après ma naissance, je me suis un jour demandé comment les survivants à toutes ces horreurs, aussi bien d'ailleurs les responsables que ceux qui pensaient et qui pensent aujourd'hui encore n'avoir été que des témoins, comment ces humains peuvent encore s'assumer aujourd'hui comme tel.

C'est ce qu'on appelle boire la coupe jusqu'à la lie. Les Européens ont perdu le bonheur de vivre quelque part il y a deux et quelque milliers d'années pour s'enfoncer toujours plus profondément dans la démence et la folie meurtrière, et tout ça avec la bénédiction des papes et des représentants de la vertu. Ceux qui auront le courage de lire tout mon Journal du début à la fin, finiront par comprendre à quel point je conçois cette histoire comme un cauchemar permanent dont les enjeux n'étaient pas non plus seulement déterminés par la quantité de matière véhiculé par le péristaltisme. Non, les prêtres, comme les nazis, voulaient tout, ils voulaient dominer les ventres et les esprits, les têtes et les cœurs, et encore, seulement ceux qu'ils aimaient, ceux qui avaient la " grâce ". Saint Augustin dit tout cela dans le texte, il suffit de savoir lire. Les indiens Jivaros ont été dispensés pendant longtemps de St Augustin, jusqu'à ces dernières années, mais là-bas dans leurs forêts qui sont devenus des espaces exploitables et domesticables, on va leur en mettre une double ration, comme aux paysans brésiliens. Et au résultat il y a une sorte de galaxie vide, l'Europe est un trou noir dans le monde, où la mauvaise conscience meurt dans les maisons de retraite, laissant les nouveaux venus se faire un destin de brocanteurs. La guerre froide a été la grande chance pour ce continent de trouver enfin quelque chose qui le neutralise, qui le neutralise au sens de paralyser, de l'empêcher de recommencer ses éternelles conneries et de repenser à ce bonheur perdu il y a si longtemps. Restons calme cependant, car tout ça ce présente avec une double-face absolument ambivalente. Les plus chanceux dans le new deal d'après-guerre ont été les Allemands et les Nippons, c'est eux qu'il fallait acheter à n'importe quel prix. Ces peuples sont donc devenus en grande majorité des sortes d'hédonistes qui confondent le bonheur avec la puissance de consommation et de circulation. C'est une ironie de l'histoire que de constater que le vieux rêve allemand de coloniser le sud, l'Italie en particulier qu'ils aiment tant, se réalise depuis quelques décennies grâce à leur richesse. D'un côté l'épicurisme à la petite semaine, de l'autre une jeunesse agitée, déchirée entre l'imitation du modèle parental et la conscience de la vanité de ce monde. D'abord la jeunesse à laquelle moi j'ai appartenu, et qui ne s'est pas gêné pour envoyer dire aux anciens ce qu'ils pensaient d'eux et de leur magistrature. Ce fut la beat-generation, ces intellos anglais et américains qui entrevoyaient au moins avec lucidité le no-future de leur existence et puis les résistants aux guerres coloniales, et puis les Soixante-Huitards qui ont fait leurs adieux à ce que les humanités leurs avaient encore laissé entrevoir du bonheur perdu de l'Antiquité.

Après ça, ils ont presque tous craqué. Ils ont rejoint le monde que leurs aînés leur avait préparé, ce monde du vide publicitaire et de l'hypocrisie politique et sociale qui finissait enfin par tout accepter, maintenant que l'Europe n'était plus le pivot du danger et que ça se passait ailleurs, au-dessus d'eux. Même moi je suis rentré dans le rang. Longtemps ballotté par la bourlingue la nostalgie du solide m'a pris, et le solide c'est beaucoup de chose, c'est une femme et des enfants, le retour au pays, les efforts titanesques pour ruser et tromper ceux qui m'attendaient au tournant depuis si longtemps. Et faire semblant de marcher droit tout en jouant au plus fin : la vertu pouvait encore servir d'arme pour se protéger de ce qui se profilait déjà de la barbarie américaine libérale. Il fallait être le meilleur à tous les égards, et je l'étais, mais pas dans la dynamique du marché, mais dans les valeurs qui fondaient à vue d'œil dans la République. Le travail ne servait à rien, ou plutôt le monde qui se forgeait déjà usait de son pouvoir d'empêcher la vertu de s'exercer.

Voilà où j'en suis, le point est fait. Mais les choses sont difficiles pour moi, car finalement j'ai je sentiment d'avoir échoué, d'avoir été éconduit de tout, renvoyé dans ma solitude de beatnik et gentiment escorté vers la sortie de l'action. C'est pendant ma première période d'exil à l'intérieur de mon entreprise, mon premier placard, que j'ai commencé ce journal, comme un réflexe face à l'anéantissement dont j'étais menacé et à quoi ils sont parvenus quelques années plus tard. Et je continue d'écrire presque tous les jours comme si je travaillais dans un vrai journal, dans un vrai média. Bien sûr je ne dispose pas de tous les outils dont un observateur de la réalité a besoin, mais je peux vous dire que cela n'a pas beaucoup d'importance, car personne n'en a plus. Les images que ma direction refusait d'acheter parce qu'elles coûtaient trop chers, je les ai sur les grandes chaînes comme CNN, et les informations des agences de presse se bousculent sur Internet, parce que ce que l'on montre et que l'on révèle n'a plus aucune importance. La réalité secrète est bien secrète, au point que la Grande-Bretagne est aujourd'hui bouleversé parce qu'elle prend conscience d'avoir été floué par ce secret, secret qui se révèle être du vent. Le Dr Kelly s'est " suicidé " pour du vent. Mais cette affaire est du plus grand intérêt, parce qu'elle marque la première fracture entre les cousins anglo-saxons. Le peuple britannique n'est pas encore devenu une tribu américaine sans foi ni loi et les suites de l'affaire irakienne vont contraindre Londres à faire un choix qu'il refuse de faire depuis des années, devenir européen ou rester le cousin préféré de la plus grande puissance mondiale. S'il s'avère que les Européens du continent ont eu raison de s'abstenir de se solidariser d'une guerre aux causes troubles, les Anglais changeront enfin d'attitude vis à vis de l'Europe, et ce jour-là, le trou noir va prendre des couleurs. Je ne mourrai peut-être pas dans le merdier dans lequel je suis né et j'ai vécu.

1 Désolé pour ceux qui ont déjà lu les autres volumes d'Antémémoire, car j'ai déjà relaté cette anecdote. C'est le risque du genre. Mais je serais beaucoup plus bref étant donné que ce n'est pas le sujet principal.
2 Histoire de la Philosophie 2, Le Siècle des Lumières, Ed. Pléiade Gallimard, Paris 1973, page 605.

Mercredi 6 août 2003

LIBERIA

Ecoutez résonner ce mot. Il ne veut pas signifier directement ce dont il veut donner le sens, c'est à dire la liberté, mais seulement indiquer quelque chose, un lieu, où la liberté pourrait avoir une chance d'être donnée ou rendue à des êtres humains. Et de fait, on sait que la création de cet état est le fruit d'une campagne aux tenants et aboutissants extrêmement complexes aux Etats-Unis au début du dix-neuvième siècle. D'un côté des associations de noirs américains encore très loin de l'émancipation, c'est à dire de l'abolition de l'esclavage, de l'autre des philanthropes américains conscients de la situation morale intenable de ces êtres humains à l'époque même, mais aussi dans l'avenir. Pour les détails de l'histoire de la création du Libéria, je vous renvoie à n'importe quel Quid qui vous renseignera sur la colonisation de ce territoire coincé entre la colonie britannique du Sierra Leone et la colonie française de la Côte d'Ivoire, avec une petite frontière avec la Guinée. Cette colonisation aboutira dans les années cinquante (1950) à une situation surréaliste mais dont personne ne parlera jusqu'à ce que commence la boucherie qui n'a pas encore pris fin.

Firestone. Tout le monde connaît cette marque. Dans ces années cinquante, on avait coutume, dans les milieux coloniaux européens d'appeler ce pays Firestone au lieu de Libéria, parce que la plus grande partie de ce pays plat comme la Côte d'Ivoire voisine, était vouée à l'hévéa au profit de cette marque américaine. Depuis la proclamation de l'indépendance du pays, son gouvernement était entièrement entre les mains des familles américaines descendant toutes des quelques 30 000 noirs des Etats-Unis qui avaient tenté l'aventure. A l'origine, il faut encore préciser que le Libéria ne devait être qu'une étape d'un plan beaucoup plus vaste de retour général de tous les noirs d'Amérique vers leur continent d'origine, plan qui s'est arrêté à Monrovia. Or le pays lui-même, cette forêt dense et riche, était habité par des autochtones répartis selon les géographes et les ethnologues en quelques 22 tribus. Les choses allaient si bien, comme dans les autres colonies d'ailleurs à cette époque, que le Libéria avait un budget excédentaire même si la substance du pays était exploitée, comme ailleurs, par des capitalistes américains. Deux noms ont dominé la vie politique du Libéria jusqu'à ce que commence la véritable guerre d'indépendance de ce pays, celui de Tubman et celui de Tolbert, tous deux descendants de familles américaines. En fait, le pays était aux mains des immigrés qui n'étaient rien moins que des colonisateurs comme les autres à la différence de la couleur de leur peau.

Au début des années 80, les choses se gâtent et les tribus écartées du pouvoir et spoliées de la richesse locale, commencent à s'organiser en vue de chasser du pouvoir le clan des " familles " de Monrovia qui se comportaient à leur égard exactement comme les blancs français de l'autre côté de la frontière de la Côte D'Ivoire. Un nom à retenir, celui du sergent Doe, qui fut le premier autochtone à s'emparer du pouvoir. Bien sûr, derrière tous ces bouleversements se dresse la scène de la guerre froide encore bien chaude, et l'action de certaines forces anti-coloniale comme le colonel Kadhafi qui tirait déjà des ficèles ici et là. Charles Taylor symbolise le retour au pouvoir des familles américaines, mais le déséquilibre entre un pays livré à l'anarchie et une capitale qui ne gouvernait plus qu'elle-même, a rapidement contraint Taylor à chercher des solutions à l'extérieur, notamment au Sierra Leone où il a fomenté une rébellion qui fut un génocide avant de reconquérir la capitale dans l'état dans lequel elle se trouve à l'heure qu'il est.

Voilà, je voulais seulement mettre quelques précisions au point pour tous ceux qui ne comprennent absolument rien à un conflit, ou qui se contentent de juger d'après les convoitises qu'exercent les richesses certes immenses du Libéria, tant en minerais divers, qu'en or, diamant et cultures agricoles, sans parler d'une forêt que la politique du caoutchouc a partiellement épargnée. Rien à dire sur Charles Taylor, sinon qu'il se trouve dans une situation intéressante pour le droit international et son application sur le continent africain. Il semble que le président de la Nigéria lui ait offert un asile politique sûr, mais les hésitations du despote ne semblent pas montrer qu'il ait une grande confiance dans ces offres qui arrangeraient tout le monde. Par ailleurs, son départ serait loin de tout arranger, et là comme ailleurs, c'est tout un pays qu'il faudra reconstruire sur des bases incertaines et fragiles.

Jeudi 7 août 2003

Qu'est-ce qu'être athée ?

Ce texte est ce qu'on appelle un texte cardinal. Il n'exprime ou représente ni des hypothèses, ni des spéculations philosophiques, ni des jugements esthétiques, politiques, sociologiques ou historiques, et il exclut toute sémantique du doute ou du jeu. Il dit.

Ce texte répond donc à une question sur la nature de ce qu'on appelle l'athéisme, tenant fermement compte du fait que la science des mots, des concepts et leur usage, leur définitions et leur classement dans des taxinomies, appartiennent depuis très longtemps à d'autres. Pas à moi. Sur la définition de l'athéisme que vous allez lire, il faudra donc prendre en compte le fait que c'est moi qui parle. Je m'empare entièrement du mot athée et j'y applique ma seule et unique volonté, à partir de ma seule et unique conscience, ou plutôt de la singulière relation qui existe entre ma conscience et les mots. En d'autres termes, je dis.

Des codex antiques et médiévaux jusqu'aux dictionnaires les plus récents, en passant par les grands classiques comme Littré et Grimm, je ne veux rien tenir ni prendre en compte. Ce qui n'est pas facile je vous le concède puisqu'il existe des règles de la formation des mots ainsi qu'un " consensus " minimal sur la signification des mots et des parties qui les composent. Par exemple dans athée, le a est ce qu'on appelle un a privatif, c'est à dire une négation, mais une négation qui a toute une histoire, histoire qui provisoirement va se terminer ici, dans ce texte à prétention apodictique.

Oui, autre précision : le fait qu'une affirmation soit apodictique signifie qu'elle ne souffre aucune contradiction, qu'elle est le plus vrai possible, c'est à dire à l'abri de toute contestation. De telles affirmations n'existent évidemment pas, puisque le langage lui-même est de nature axiomatique et conventionnelle, mais l'affirmation d'une vérité apodictique, elle, peut exister. Saint Anselme est convaincu du caractère apodictique de sa démonstration de l'existence de Dieu, de la fameuse preuve ontologique. Libre à lui, le langage est aussi le lieu de la liberté. C'est le lieu où se joue le sens sous la peau des significations, qui telles des peaux vivantes muent au gré du temps et de la relation que l'homme entretient avec l'Être par le moyen du langage, relation qui peut se réclamer, elle, du nom de sens.

Or c'est bien de sens qu'il s'agit ici et non pas de signification. Lorsque je pose la question de savoir ce qu'est l'athéisme, ce qu'est un athée, ou encore ce qu'est être un athée, question plus précise et plus intéressante, je questionne le sens de ces mots et non pas leur signification : une signification est toujours le produit d'une définition lexicale soumise à une ou des autorités. Définir c'est affecter des attributs à un sujet comme on attribue un logement à un fonctionnaire ou à un soldat. Cette opération peut aussi se limiter à la paraphrase, c'est à dire au fait d'éclairer la signification d'une chose par une lumière provenant d'un autre angle. Les " Académies " sont chargées de veiller à la définition des mots, à en donner une signification qui reflète la convention qui peut l'entourer à un moment de l'histoire. L'Académie Française ne fait pas qu'ajouter des mots nouveaux au Dictionnaire dont elle est responsable, elle doit revoir les options de significations qui ont été prises autrefois et les remettre dans le courant de son emploi contemporain, tout en rappelant les usages passés. C'est un phénomène très curieux, mais la plupart des mots qui demeurent plus ou moins inchangés dans leur forme à travers le temps, changent en revanche partiellement ou totalement de signification, phénomène lié au changement de sens qui s'est produit dans la pratique du langage.

Ceci dit, nous commencerons par donner ici la signification courante du mot athée, celle du petit Larousse qui reflète fidèlement en bref, tout ce que les grands recueils de mots prestigieux nous donnent par ailleurs. Larousse dit : athée = qui nie l'existence de Dieu, de toute divinité. Je vais donc immédiatement livrer une petite escarmouche avec Larousse sur cette définition qui, bien entendu relève d'une convention idéologique, d'un accord politique autour de l'usage d'un mot. Avant de continuer cette lecture, il faut avoir bien compris que les mots ne sont pas innocents, ils produisent des effets dans des champs importants, dans la vie sous tous ses aspects, dans l'histoire et dans le destin des générations qui se succèdent en les utilisant. Dans cette définition de Larousse se cache, mal, un mensonge dangereux et qui révèle tout de suite l'ambiance d'agression qui caractérise le champ sémantique1qui entoure ce mot. Elle dit en effet que l'athée " nie " toute existence de Dieu, de toute divinité. Or, rien ne permet de donner un contenu actif ou passif à la construction en deux partie de ce mot : a qui veut dire sans, et théos qui signifie en Grec Dieu. Cette dernière signification est elle-même grossière et repose sur des traductions qui elles-mêmes transforment le sens du mot théos. Mais nous n'entrerons pas dans le débat philologique autour de cette traduction autrement qu'en parvenant à imposer le sens que nous donnerons à ce mot athée. Dire, donc, qu'un athée " nie " quelque chose est un abus de langage, ou plutôt une option aléatoire mais grossière puisque grammaticalement ça ne peut pas marcher. Si je disais antithée au lieu de athée, on pourrait plus justement approuver la définition du Larousse, car dans le préfixe anti, il y a une position active vis à vis du suffixe, position que le a privatif ne possède en aucune manière. Encore qu'il doit exister d'interminables discussions casuistique sur la valeur de ce a privatif, discussions dans lesquelles nous n'entrerons pas pour y perdre notre temps.

Athée peut donc signifier tout au plus : " sans dieu ", ou encore " pas de dieu ". Dans le paragraphe précédant, il aurait encore fallu ajouter, mais tout vient à point pour qui sait attendre, que le fait d'attribuer une action à cet adjectif (qui peut aussi être un substantif, puisqu'on peut dire : un athée), lui confère automatiquement un complément d'objet, en l'occurrence Dieu ou la divinité. D'où je peux déjà conclure qu'avant qu'on n'ait produit ou fabriqué ce mot de athée, on avait déjà introduit dans le langage le mot théos, le mot Dieu ou divinité. La privation signifiée par le a repose donc sur un consensus préalable autour du mot théos. Ce qui nous permet d'entrer pour de bon dans le champ sémantique où est cultivé ce mot de athée, en révélant que l'athée est de facto dans une position défensive.

Voyons cela de la manière la plus simple possible. Admettons que je naisse dans un milieu où il n'est jamais question de dieu ou de divinité, que ce mot soit totalement absent du vocabulaire et que le champ sémantique dont il se nourrit n'existe pas. Je vous fait remarquer qu'il existe de par le monde des centaines de cultures d'où ce mot et l'idée à laquelle il se réfère n'existent pas du tout. Les " religions " sommairement qualifiées du sobriquet d'animistes, ne connaissent aucun dieu ni aucune divinité. Pour la plupart d'entre-elles, l'au-delà de la mort est simplement le lieu où continuent d'exister les esprits des personnes décédées, mais il n'existe aucune théo-logie ni aucun être transcendant qui soit totalement étranger aussi bien au monde vivant qu'au monde des morts. On peut d'ailleurs supposer sans craindre de se tromper grandement que toutes les " religions " qui ont précédé le monothéisme, y compris cette invention catholique du " polythéisme ", reposaient sur de semblables représentations. Lorsque je parle d'invention catholique, je me contente d'évoquer un effet secondaire du monothéisme qui a été de laisser croire que la différence entre polythéisme et monothéisme n'est jamais qu'une différence arithmétique. En réalité les deux formes religieuses n'ont sans doute rien de commun l'une avec l'autre, sinon le fait que leur véritable finalité concerne la gestion de la société, sur des bases évidemment radicalement différentes. Dans " Mythe et Pensée chez les Grecs "2, J.P. Vernant décrit brillamment la fonction réelle du polythéisme dans la société, dans les sociétés grecques. J'ajouterais qu'il nous manque un Vernant pour le monothéisme, mais là les choses sont beaucoup plus simples et ce petit texte est une contribution à l'analyse de la fonction du monothéisme dans l'histoire occidentale.

Etre athée ne peut donc se dire ni d'un païen, ni d'un infidèle hérétique ou pas, ni de qui que ce soit qui n'ait pas été initié à l'idée d'une existence d'une entité divine unique. On ne peut devenir athée qu'à partir d'une connaissance préalable de la notion de Dieu, d'une connaissance dérivée d'une initiation ou produite par un enseignement, ce qui vient donc confirmer le petit mensonge grammatical du Larousse qui attribue au a privatif une puissance de négation : l'a-théisme peut en effet se définir comme négation de l'existence de Dieu, comme négation de l'existence d'un être dont la notion n'est pas moins une fiction poétique que la mythologie qui a mis en scène une pluralité de divinités chacune attachées à un aspect ou à une fonction de la vie personnelle et sociale des sociétés pré-chrétiennes. Or les choses ne sont pas si simples, du moins l'énoncé n'est pas assez précis pour nous, car ce qui se passe dans l'initiation ou l'enseignement du monothéisme n'est pas exactement la transmission de générations à générations d'un récit (la Révélation) qui fait entrer l'existence dans la dépendance d'un certain ordre : création, chute, rédemption etc.. L'objet réel de cette pédagogie concerne une faculté, celle de la croyance. Autrement dit la Religion n'a pas pour objet premier de fabriquer un récit historique qui, dans le cas du monothéisme prend la place d'un ensemble de récits mythologiques qui permet aux sociétés et aux individus de choisir leur propre place par rapport à cet ensemble, mais de rationaliser pourrait-on dire la crédulité, forme primitive de la croyance. Le monothéisme n'invente pas à proprement parler une tendance naturelle (socialement naturelle) de l'individu à se laisser persuader par toutes sortes de moyens, il scelle pour ainsi dire juridiquement le statut d'une forme de la crédulité qui prendra les noms de croyance ou de foi.

C'est une opération psycho-politique (qui aura d'ailleurs ouvert du temps de Platon un large débat autour des sophistes, spécialistes de la manipulation de la crédulité de leurs concitoyens) destinée à garantir la légitimité ontologique au plan politique de l'action de contraindre les citoyens à croire. Si croire, ou si la foi est une dimension réelle de la psyché à laquelle correspond en effet un objet réel, alors il devient possible de se servir de cette " faculté " pour faire admettre n'importe quoi à n'importe qui. Pour bien comprendre ceci, il faut concevoir une différence absolue entre la crédulité et la croyance. Qu'est-ce que la crédulité ? Le Larousse parle de " trop grande facilité à croire " et de grande " naïveté ". L'opinion qui s'interroge sur le grand nombre de personnes qui se déclarent croyant ou théiste, et qui s'adonne à des religions, conclut toujours par l'argument de la crédulité . Les religions tirent leur succès de la crédulité des masses ignorantes et naïves. L'autre argument, plus sophistiqué, est celui de Marx qui parle d'opium du peuple. Cet argument fait de la croyance non pas le résultat d'une trop grande crédulité, mais d'une sorte d'opération psychologique de compensation, de substitution d'une tendance par une autre. La religion a, dans ce cas, une fonction de stabilisation interne d'un état mental en souffrance, elle agit sur cette souffrance comme un sédatif psychique qui endort la douleur de vivre, en la remplaçant notamment par une consolation projetée dans l'au-delà d'une existence sans autre issue. Il n'y a pas là, à proprement parler, de crédulité ou de croyance, mais de choix nécessaire, de fatalité psychologique qui, lorsqu'elle est remise en question en tant que telle aboutit aussi nécessairement à la révolte. Toutes les révoltes populaires depuis le Haut-Moyen-Âge jusqu'à nos jours commence toujours par un rejet de cet opium et s'en prend infailliblement à ceux qui le dispensent.

La crédulité est toujours liée à des situations où se manifestent le mensonge ou/et la menace. Ce qui signifie qu'elle n'existe pas en tant que dimension ou qualité séparée du caractère ou de l'esprit d'un individu. En général la crédulité est une conséquence logique de la peur, peur qui annihile plus ou moins l'autonomie de jugement, tandis que la croyance est un engagement actif du jugement qui implique son autonomie. L'individu crédule ne croit que parce que la conjoncture dans laquelle il se trouve le lui impose, alors que le croyant a structurellement choisi d'opter pour telle vérité et en a fait une base définitive de son action et de son jugement. Cela dit, la crédulité est certainement à l'origine de la grande majorité des états de croyance : la croyance est la plupart du temps une option qui ressortit soit à ce que Marx appelle l'opium, soit à une décision de complicité spirituelle avec ceux qui règnent grâce à la croyance. Pour le Christianisme, la crédulité a certainement joué un rôle immense dans la mesure où il s'est répandu sur la foi d'un mensonge qui prétendait précisément apporter la fin des menaces et de la peur et qui affirmait l'universalité d'une pratique fondée sur l'égalité et l'amour. La doctrine chrétienne s'annonçait comme une solution absolue et qu'il était impossible de critiquer à cause de l'absolue positivité de son message et de ses promesses. L'histoire du Christianisme, telle qu'on peut la bricoler avec les rares documents de vérité que l'on possède, montre que la doctrine pure était vécue tant qu'elle n'était que la vitrine d'une secte minoritaire. Dès que les luttes doctrinales ont commencé, c'est à dire dès que le pouvoir spirituel s'est engagé dans la lutte pour le pouvoir temporel, il fallut adapter la doctrine aux nouvelles données de l'existence de l'Eglise et donc remettre en question les fondements qui avaient séduit si rapidement les peuples latins et orientaux. La doctrine devint un ensemble de dogmes comparables à des lois régissant cette fois la croyance. A partir du concile de Nicée, il n'importait plus que l'on crût simplement en l'existence de Dieu, à sa bonté et à son amour, ni que l'on acceptât de vivre selon les canon du Christ, à savoir dans la pauvreté et en pratiquant la charité. Il fallait encore que cette croyance comprenne et admette des nuances précises sur la nature du Christ par rapport au Père et au Saint Esprit, c'est à dire qu'elle tempère son enthousiasme spontanée en soumettant son jugement à celui d'autres hommes, en dépit de l'axiome fondamental de l'égalité et du refus de la soumission à autrui. Rappelons que l'abolition de l'esclavage était une partie essentielle de la doctrine primitive de la secte chrétienne.

Il semble que nous nous soyons éloignés du sujet principal qui demandait à définir l'être-athée. Nous avons commencé par le distinguer de l'être-païen ou infidèle, puis par tenter de rendre compte des notions de crédulité et de croyance en en déterminant la nature, nature qui demeure toujours liée, non pas à une qualité innée de l'individu, mais toujours à une relation avec autrui dans un contexte précis. La conclusion la plus importante à laquelle nous sommes parvenus, est que la croyance est une attitude liée au jugement, mais non pas à sa faiblesse comme l'est la crédulité, mais à sa nature égale pour tous. Il ne faudrait néanmoins pas en conclure hâtivement que la foi en Dieu est donc rationnelle puisque le jugement est lié à la croyance. Non, nous avons précisé que la croyance était une option liée à des circonstances réelles où domine la nécessité pour chacun de gérer ses propres intérêts : la croyance est une solution ou une condition pour exister le mieux possible dans une société entièrement dominée par les représentants des doctrines auxquelles il faut faire foi. Depuis que les Empereurs et les Rois ont adopté le Christianisme comme " croyance d'état ", le meilleur jugement que l'on puisse faire pour survivre sans s'exposer sans cesse au danger, est d'opter pour la croyance. Croire ou mourir peut bien résumer le dilemme qu'affrontent les hommes depuis Constantin.

Il n'y a pas la place ici pour développer la nouvelle psychanalyse qui reste à inventer pour décrire l'intériorisation de la croyance aussi bien au plan de l'ontogenèse que de la phylogenèse. Il est certain que la lutte des doctrines n'a jamais cessé au niveau de ceux qui exercent le pouvoir spirituel et par suite de ceux qui exercent la souveraineté politique car les arguments doctrinaux, les dogmes pouvaient aussi bien servir d'armes à ce niveau-là que de carcan légal pour les peuples dominés. Du temps de Rome, la culture générale des citoyens était largement suffisante pour alimenter un débat qui allait jusqu'au conflit armé : les premières et les plus sanglantes guerres de religions datent des cinq premiers siècles du Christianisme. Elles opposent des types de croyance précisément définies et qui donnaient lieu partout dans l'Empire à des discussions savantes et documentées. Pendant les premières décennies du Christianisme, Ariens, Manichéens, mais la liste est longue de sectes dont certaines existent encore aujourd'hui notamment au Moyen-Orient comme les Nestoriens, ont vécu en paix leurs différences et les premiers conciles étaient des rencontres d'universitaires théologiens qui se toléraient réciproquement. Cette liberté d'interprétation a cessé avec le lien qui s'est créé entre les sectes chrétiennes et le pouvoir politique. En revanche, le déclin du pouvoir de Rome dans l'Empire et la disparition de son administration a provoqué une déculturation rapide qui a permis au clergé allié aux seigneurs d'imposer des croyances dont les nuances n'avaient plus aucune importance, sauf lorsqu'elles ressurgissaient sous forme d'hérésies actives ou de sectes qui, à l'instar des Templiers, finirent par acquérir un pouvoir temporel menaçant pour l'ensemble du système. Certains historiens se révoltent contre l'image d'un Moyen-Âge sombre, d'une époque obscure et barbare, mais cette obscurité existait bel et bien sous la forme du monopole du savoir et de la culture par quelques clercs protégés par les guerriers. Charlemagne a bel et bien dû réinventer l'école pour sortir son époque d'une crédulité totale et donner son prix à la croyance ou à la foi. Son prix, c'est à dire son pouvoir réel.

Etre athée c'était alors choisir de mourir, en brigand rebelle ou en citoyen honorable, mais l'occident que nous connaissons jusqu'au début du vingtième siècle ne pouvait tout simplement pas tolérer l'athéisme. La France fut l'exception qui entama sa psychanalyse plus tôt qu'ailleurs, analyse qui ne laissait pas d'intéresser quelques grands esprits à l'étranger, mais rarement jusqu'à partager, même avec Voltaire, l'affirmation d'une négation totale de croyance en une divinité. La Révolution Française est restée une révolution bourgeoise uniquement parce qu'elle s'est refusée à exclure de la pensée collective toute idée de transcendance. De concessions en concessions, la croyance redevint le ciment social malgré le degré de rationalité atteint par les artisans de ce bouleversement. Athée lui-même, Napoléon trahit son ambition personnelle en préférant trouver des accommodements avec le Ciel plutôt que de faire table rase de ce qu'il méprisait profondément. Trahison qui a mon sens lui fut fatale parce qu'elle exposait en même temps son mépris pour son propre peuple. Il fît la même erreur de bourgeois que Robespierre en pensant que la religion était une donnée indéracinable de la nature humaine. Bien sûr il avait surtout compris le profit qu'il pourrait tirer de la collaboration du clergé au lieu de son hostilité. Mitterrand a fait la même erreur en se laissant impressionner par quelques centaines de milliers de manifestants dans les rues de Paris : ce fut sa grande faute politique que ni moi ni l'histoire ne lui pardonnerons, et le destin ultérieur de l'école est la preuve éclatante de cette faute. Sa réforme était le seul moyen de sauver l'école menacée par des décennies d'incurie et de complicité concurrentielle avec l'école confessionnelle.

Malgré le Dix-Neuvième siècle rationaliste, malgré toutes les lois qui font de la France le seul pays avec le Portugal où l'état et la religion demeurent séparés, il demeure aujourd'hui encore tout aussi dangereux d'être athée et de l'affirmer que jadis. En réalité, l'aspect religieux de l'affaire n'a plus aucune importance : l'athéisme est devenu le symbole ou l'essence même de toute rébellion, de toute subversion, de tout désaccord radical avec ce qui est, car ce qui est l'est de par une longue histoire commune entre le pouvoir politique, entre la Cité, et le pouvoir religieux, Rome et ses représentants. Croire est le produit de cette complicité, croire n'importe quoi, n'importe qui. Croire à la qualité d'une marque de lessive ou aux qualités d'homme d'état de Chirac, tout cela est du domaine de la croyance, aujourd'hui gérée par les instituts de sondage qui surveillent les croyances et mesurent la crédulité. Etre athée, c'est ne rien croire, et ne rien croire c'est refuser tout dieu et tout maître. Et cela, cela est tout simplement inacceptable et il faudra réintroduire la peine de mort pour ceux qui, ne se réfugiant pas derrière les grands mots comme agnostique ou théiste, ou dans le doute, s'affirment athées, simplement athées.

Moi je suis athée.

1Champ sémantique : espace du sens, ou bien encore structure générale de la compréhension.
2Mythes et pensée chez les Grecs, Jean-Pierre Vernant, Edition FM / Maspero, Paris 1974.

Vendredi 8 août 2003

Qu'est-ce qu'être athée ? II


J'ai décidé de reprendre ce sujet en une seconde partie à cause du sentiment de n'avoir par été assez clair. L'abondance des éléments à traiter, la fatigue causée par la chaleur et l'absence, me semble-t-il de ces constructions qui viennent tout spontanément lorsque je choisis un thème, ne me rassurent pas sur la qualité de mon texte d'hier. Du moins ai-je l'impression qu'il manque quelques éléments pour mieux comprendre le fond de ma pensée.

En allant droit au but, je dirais presque ceci : l'athéisme est l'état naturel de tout jugement. Autrement dit, la croyance ou la foi sont des artifices produits par des conditions nouvelles d'existence, des conditions non-naturelles, c'est à dire sociales. Hier, au lieu de tourner autour du pot, j'aurais tout aussi bien pu dire que la crédulité n'est rien d'autre que la peur elle-même, elle est la suspension du jugement sous l'effet de la menace. Elle est le rire du courtisan qui imite le rire de son seigneur sans même s'en demander la raison, elle est mimesis, imitation apeurée de ce que juge ou fait l'autorité, là où elle existe et là où fait défaut le courage de s'y opposer. Être athée c'est donc toujours d'abord s'opposer au plus grand danger, celui de faire bande à part dans un contexte de croyance générale.

Dans ma hâte d'hier, j'ai omis beaucoup de choses que certains ne me pardonneront pas de n'avoir pas mentionnées. Il en va ainsi du rôle joué par la science dans la " réhabilitation " de l'athéisme. Il est clair qu'à partir de l'époque dite moderne, se dresse une force qui en grandissant et en se mettant au service de la technique et donc des contenus facticiels de l'existence, rend progressivement à l'absence de croyance sa légitimité et son droit à s'opposer à tout ce qui se présente comme production de la crédulité, c'est à dire de la peur. La mort de Dieu, prononcée par Nietzche dans le siècle où la science se déchaîne, est un blasphème face auquel se dresse un autre consensus qui prend progressivement la place de l'ancien, celui de l'utile et de l'agréable. Dans sa dernière encyclique, le Pape Jean Paul II s'en prend expressément à l'utilitarisme et au pragmatisme, considérés donc comme les deux adversaires de la moralité et de la foi chrétienne. Or on oublie trop fréquemment que le développement de la science en cette fin du second millénaire est un recommencement, un retour à une société préoccupée de savoir plutôt que de pouvoir. Les philosophes pré-socratiques étaient pour cela nommés des " physiciens ", parce que leurs recherches ne reposaient pas sur des bases mythologiques mais sur l'observation et l'expérimentation du monde qui les entouraient. Leurs buts étaient de même nature que ceux des savants contemporains, ce qui avait pour conséquence que leurs travaux étaient finalement utiles au progrès technologique sous tous ses aspects, ceux de la vie quotidienne, l'agriculture ou l'architecture et l'urbanisme, mais aussi ceux des applications militaires. On sait par exemple, que la stratégie militaire des Grecs leur permettaient d'opposer des forces infiniment plus faibles à des masses de Perses privées de cohérence tactique et stratégique. C'est aussi l'histoire de la défaite d'Azincourt où les Anglais en minorité et fort peu armés en comparaison des forteresses humaines qui galopaient lourdement contre eux, remportent une victoire facile et rapide grâce à la nouvelle arme légère et souple qu'était l'arc.

Autrement dit, le retour de la science sur la scène humaine a entamé un processus de dissolution de cette déformation du jugement qu'est la crédulité. Kant lui-même a été contraint de reconnaître que l'entendement était par lui-même incapable de produire une croyance vérace, impuissante à produire une preuve de l'existence de Dieu, preuve qu'il faudra aller chercher dans les harmoniques du jugement aux prises avec le réel. Dieu ne pouvant être démontré par la Raison Pure, son existence doit être garantie par le jugement, et encore par un jugement troublé par le sublime, simple signe d'une puissance supérieure à l'entendement. Gageons que la dissipation du mystère de l'éclair d'un orage, a produit plus d'athées que le dégoût d'un clergé corrompu, merci Benjamin Franklin, par ailleurs révolutionnaire de premier rang..

En passant, se pose une question qui ne manque pas d'intérêt quant à ses conséquences philosophiques : cette question demande si c'est la technique qui dépend de la science ou si c'est l'inverse. On sait que la thèse centrale à ce sujet de Martin Heidegger est que la science est une exigence de la technique, autrement dit que l'option de l'occident ne serait pas celui de la science mais celui de la technique, technique qui requiert la science comme simple auxiliaire. La science serait dans un statut ancillaire par rapport à une option tout différente de celle du savoir ou de la recherche fondamentale, mais qui ne porterait que sur l'arraisonnement du monde par l'être humain occidental, arraisonnement qui peut se traduire par la fameuse formule de Descartes : l'homme est appelé à devenir maître et possesseur de la nature. Cette digression n'est pas tout à fait hors-sujet car elle contient une opinion contestable, on pourrait donc classer l'affirmation de Heidegger dans la catégorie des croyances, ce qui fait surgir d'un coup toute la problématique du jugement dans les théories philosophiques. Il est vrai que l'histoire contemporaine semble corroborer concrètement les développements heideggeriens sur le développement du technique. Peut-on rester athée par rapport à la philosophie ?

Rude question, car on se rapproche du problème de la distinction entre un jugement et le fait de croire. Faut-il croire pour juger ? La réponse n'est pas si difficile que cela, même s'il semble aller de soi qu'on ne peut pas juger sans ce que l'on nomme dans le jargon juridique une " intime conviction ". Mais voilà, la conviction n'est pas la croyance, quelles que soient les ressemblances sémantiques, et malgré le fait apparent qu'il faille être convaincu pour juger. C'est qu'il ne s'agit pas du tout du même champ de la pensée ou de l'action humaine. Contrairement à la croyance, la conviction n'a aucune prétention à la vérité, elle implique un choix volontaire et la conscience d'une possibilité d'erreur. L'intime conviction n'est que le dernier degré d'un raisonnement qui produit une action ou une décision. La croyance est un phénomène (mais on ne peut pas appeler cela un phénomène, mais tout au plus une idée) passif, au sens où il ne demande aucune participation volontaire du sujet.1 Les mystiques qui ont tenté de contourner ce redoutable problème qui compromet la nature même de la foi, reconnaissent dans la foi la douleur du doute. La foi n'est pas vraiment la croyance en l'existence de Dieu, mais le désir de son existence provoqué par le manque que creuse l'absence de sens de ce que Heidegger nomme l'ek-sistence, l'être hors de lui-même, le fait d'être à la fois dans l'être mais de n'en pas être l'interlocuteur tel que la théologie l'avait promis dans sa logique. Sainte Thérèse d'Avila était dans le château de sa conscience comme Sœur Anne qui ne voyait rien venir, et cette absence cruelle pour une croyance de degré supérieur, ne pouvait que mener à une forme de psychose, interprétée comme extase mystique, comme epectase, c'est à dire comme désir mortel d'identification à l'Être-Dieu. Grégoire de Nysse résume cela ainsi :
" L'Être n'a besoin de rien car rien ne lui manque, mais les étants ont besoin de lui parce que rien n'est en-dehors de lui "
Pas étonnant dès lors que la psychanalyse lacanienne s'intéresse de près aux mystiques comme Maître Eckart ou Thérèse, car leur quête est en réalité quête du maître intérieur, du moins de ce maître que précisément on a fini par représenter sous la forme d'une hyper conscience, du vrai sujet caché comme Dieu en soi et tout-puissant dans la gestion du désir et de la volonté, de l'inconscient.

L'écart qui existe entre la conscience et l'inconscient, cette statue de Commandeur intérieure, cet écart procède tout entier de l'économie de la crédulité et de la croyance, c'est à dire de la puissance à fantasmer un substitut du désir réel, de s'arrêter sur le chemin de la connaissance de soi par un subterfuge mis en scène par une société de plus en plus totalitaire, par une société où la survie dépend non seulement d'une dépendance réciproque matérielle, d'un jus in solidum qui s'appelle solidarité, mais d'une communauté des croyances, de ce qui porte désormais le nom banal et médiocre d'idéologie. Le Sur-Moi n'est pas cette force de refoulement du désir qui porte sur les satisfactions sexuelles et la passion de l'appropriation de l'objet de cette satisfaction dans l'ordre de l'ontogenèse, mais la force de refus du silence de l'Être dont nous sommes, qui nous a en lui et dont nous semblons avoir besoin. Mais ce besoin est factice, il est une invention historique, une fable (de celles que selon Platon il est bon de raconter aux enfants) de substitution qui a bien été contraint à substantiver l'Être pour en faire un Autre, le Père du réel, le Dieu créateur, tueur et rédempteur. Les mystiques ont tous su que l'Être n'avait pas besoin d'eux, leur foi les a malheureusement maintenus dans cette illusion d'une altérité de l'Être qui creusait un abîme de plus en plus profond entre eux et lui. Maître Eckart était sur une voie intéressante pour notre propos, comme toute la théologie dite négative, car son projet était de vider l'âme de toute croyance, de toute représentation et de tout le champ sémantique fabriqué autour de la crédulité, pour laisser parler l'Être directement, pour lui donner le monopole de la Parole silencieuse. Une foi sans foi, cette prétention ontologique à la connaissance canonique du champ ontologique.

Etre athée, c'est donc aussi ne pas être dupe. Dupe des jeux de mots pascaliens, dupe des théodicées thomasiennes ou augustiniennes, dupe de toutes les formes dérivées que la métaphysique occidentale a produites au cours de ces deux derniers millénaires. Les penseurs les plus proches d'une philosophie athée, et il ne s'agit certainement pas de personnage comme Nietzsche, les rationalistes français du Dix-Neuvième siècle, n'ont pas réussi à se débarrasser du mythe théiste. J'en ai donné les raisons dans un texte assez récent et elles sont faciles à résumer : ils étaient des idéalistes absolus pour lesquels toute altérité se jouent à l'intérieur de la conscience toute puissante, mais toute-puissante parce qu'elle était la réalité de l'idée divine, pourtant séparé de Dieu par les degrés de la connaissance rationnelle qui en serait le paradigme ou l'idée absolue. Cette position ne pouvait que s'emmêler de manière complexe et inextricable avec le problème de l'individuation ou de la pluralité des consciences autonomes qui demandaient un ciment qui les relient dans la grande conscience divine. Dieu était, comme déjà chez Berkley, une nécessité logique incontournable. Alors qu'il suffisait de lire à l'endroit l'Ethique de Spinoza pour contourner cette petite difficulté.

Etre athée, c'est donc aussi gérer ses convictions avec intransigeance et honnêteté. La question de l'être est le propre de chacun de nous et nous n'avons pas le choix que d'avancer sur la base de ces convictions, mais en écartant toute croyance reçue d'ailleurs. Le récit social n'a aucune raison de posséder la moindre valeur de vérité parce qu'il est social. L'idée selon laquelle c'est précisément la teneur sociale qui donne à une idée sa valeur de vérité est habilement et cyniquement exploitée par les pragmatistes. Elle peut dès lors naviguer entre deux eaux, mais jamais dans l'athéisme qui lui est essentiellement antinomique puisqu'elle dépend encore plus étroitement de la croyance, même si celle-ci porte sur des vérités scientifiques qui ont toutes les apparences d'un vérité objective. Voyez Newton, sa théorie avait toutes les qualités requises pour rassembler les croyances et entraîner les convictions, et pourtant l'homme n'a pas cessé pour autant de poursuivre sa recherche, comme si l'intime conviction lui échappait sans cesse, ce qui est le destin même de toute conviction.

Ceci n'est pas encore la conclusion de cet article. Comme disait Boris Vian dans sa chanson sur le savant génial qui voulait exterminer d'un coup toutes les autorités du monde, j'y retourne immédiatement. Mais ce sera pour demain. Bonne journée.

1Nous sommes là au cœur de la distinction grecque fondamentale entre Sophia et Phronesis, c'est à dire entre deux formes de la sagesse qui sont en fait complémentaires. La Sophia porte sur la science de l'Être, elle est sagesse théorique ou théorétique et ne s'occupe d'aucune façon des aspects facticiels de l'existence. Au contraire, la phronesis est la sagesse pratique, celle qui doit précisément reposer sur la conviction (et bien sûr l'expérience) et qui doit gérer au mieux la Cité et la vie morale. Cette sagesse n'admet pas davantage de croyances que la sophia même si elle doit en dernier ressort s'en remettre à la conviction pour produire ses effets.

Samedi 9 août 2003

Qu'est-ce qu'être athée ? III

Je viens d'apprendre sur les ondes de France-Culture - qui soit-dit en passant offre un programme d'été de grande qualité, dû sans aucun doute au fait qu'il est confié à des " intermittents de la radio " qui remplacent les statutaires qui se dorent au soleil, comme tous les autres, y a pas urgence…- j'ai donc appris que les Kurdes se reconnaissent entre eux selon la forme de leur moustache. Moustache tombante des deux côtés de la bouche, extrême droite, moustache fournie et passant sur la bouche, Kurde de gauche. Je me souviens, dans les années soixante commençantes, nous avions l'habitude entre nous de repérer les nouveaux porteurs de moustache, artifice esthétique qui avait pratiquement disparu après la guerre, et nous nous disions in petto mais d'une seule voix : encore un facho. Le Front National se formait dans l'inconscient collectif des Français. Nous n'arrivions par à oublier LA moustache qui avait bercé le destin de l'Europe entre 1933 et 1945. J'ajoute que la forme des moustaches (voyez José Bové) est toujours relative à une esthétique intérieure, exactement comme les formes des automobiles qui reflètent avec une effrayante exactitude l'esprit de leur propriétaires. Il se pourrait qu'il ne s'agisse là que d'une phénoménologie de bazar. Peut-être, mais en certains temps, ces signes sont des repères efficaces. Comment un croyant peut-il s'exhiber sans barbe si le Coran (ou plutôt quelque hadith1) ne lui en intimait l'ordre formel ? Le petit jeune qui vient d'être condamné à mort en Indonésie ne porte pas de barbe, comme quoi il y a des accommodements avec le Ciel lorsqu'il s'agit de tuer. Il n'y a qu'à comparer l'allure de Karl Lang avec celle de son caudillo Le Pen pour constater que les opérations de camouflage ont commencé.

Bon, ne nous éloignons pas de notre sujet, quoique tout cela en fasse étroitement partie, car il faut que la crédulité aille vraiment très loin pour en arriver à admettre que le salut de l'âme passe par le port d'une moustache ou d'une barbe ! Il serait même très intéressant de développer ce phénomène qui implique une esthétique commune : la communauté se définit aussi et d'abord par l'uniformité vestimentaire et capillaire. Ceux de ma génération, et de celles qui la précèdent, savent quel fut le calvaire des jeunes qui, dans les années cinquante, ont tout d'un coup décidé de laisser pousser leurs cheveux, se mettant ainsi de facto en marge de l'esthétique collective. Les cheveux longs avaient une signification immense : ils manifestaient ouvertement le refus des croyances de la communauté, crime impardonnable et que l'on ne pardonna pas. A tel point que les attardés de cette esthétique, qui ne sont que les imitateurs factices de cette attitude profondément morale, se couvrent de ridicule et n'échappent pas aux crayons des caricaturistes. Merci Cabu !

Ainsi découvre-t-on au détour de n'importe quel aspect de la vie sociale des preuves visibles de la croyance en tant que phénomène social qui nécessite un " signalement " de reconnaissance. La laïcisation de cette pratique est le fait du capitalisme individualiste qui construit des sortes de pyramides hiérarchiques des atours du quotidien qui aboutissent à une autre forme de servitude, celle du goût pour les marques. Porter des baskets d'une certaine marque revient à s'agréger à des ensembles sociaux qui partagent une même culture, une culture qui se réduit en définitive à cet accord sur la prééminence de certaines marques et à l'obligation subliminale de s'y soumettre. Il s'agit-là rien moins que de la forme contemporaine de la croyance, et l'athéisme qui correspond à ce comportement fait litière de toute reconnaissance de cette sorte. J'avais essayé de vous représenter combien la croyance n'avait pas d'objet en soi, mais était son propre objet (cela est-il compréhensible ?), ce qui signifie que le capitalisme est parvenu à substituer aux objets normaux de l'idéologie la marchandise elle-même. La réification2 a repris en main la problématique de la croyance, de la foi, c'est à dire de la soumission et de la peur. Les spécialistes du marketing sont les nouveaux prélats de la religion du capitalisme, ainsi bien évidemment que les artisans de la publicité qui sont chargés de transférer de l'humain à la marchandise les mécanismes psychologiques qui géraient au paravent crédulité, croyance et foi. Aujourd'hui il se produit un véritable transfert des valeurs morales, esthétiques et religieuses à la marchandise elle-même. En analysant même superficiellement le langage publicitaire, vous y retrouverez tout le langage de la théologie, toutes les arguties sur les grandes questions de la théodicée, voire, dans les formes les plus avancées, la question de l'Être elle-même. La publicité a même repris à son usage personnel le langage biblique, c'est à dire l'affirmation prophétique soutenue par le mensonge para-scientifique. Toute une logomachie évangélique reprend la question de la relation entre le temps et le corps, car il s'agit de montrer que la maîtrise des éléments fondamentaux est désormais acquise. Le capitalisme montre sa capacité à stopper l'horloge du temps pour la peau des femmes, esquisse d'un véritable pouvoir divin.

Dans la publicité, mais là aussi je vais me répéter quelque peu, il se passe deux sortes de phénomènes. Le premier est l'affichage d'un message d'optimisme permanent sur les victoires quotidiennes remportées par la technique ; chaque nouveau spot publicitaire est un message du " front " de la recherche. Le second phénomène induit par la mise en scène de ces messages, est une véritable recréation du monde, c'est à dire une représentation du monde futur qui doit correspondre en tant que nouveau paysage aux victoires obtenues chaque jour sur le front des laboratoires et des usines. Dans le répertoire stylistique de ces mises en scène, on peut distinguer en gros deux tendances. La première correspond au capitalisme pur et dur, celui qui construit les lignes de TGV, les gratte-ciel et les autoroutes, ceux qu'on appellent les bétonneurs. Ces derniers présentent tous leurs marchandises, quelle qu'elles soient, du parfum au yaourt, dans un décor futuriste aujourd'hui facilement accessible à l'image dans les grandes villes qui se sont déjà alignées sur cette esthétique à travers une architecture aussi autoritaires dans ses réquisits que celle qui a produit les églises et les cathédrales du Moyen-Âge. L'autre tendance est l'écologique. Celle-ci procède à un lissage différent de la réalité, elle met ses marchandises en scène dans un monde le plus naturel possible, c'est à dire le plus éloigné du précédant. La publicité pour une eau de source ne tolère en aucun cas la vision d'un gratte-ciel ou même d'un arrière-plan urbain, ce qui n'est pas le cas pour les produits laitiers, par exemple, qui choisissent souvent de se rapprocher du contexte réel du consommateur en les mettant en scène dans leur lieux de vie, appartements, rues, voire même des ambiances repoussoir comme des ruines industrielles ou un terrain vague. Dans les deux cas on annonce un " lissage " du monde correspondant aux anticipations eschatologiques véhiculées par la marchandise promue. Le jeune garçon qui boit du yaourt dans un terrain vague sous les yeux tristes de son " copain " frustré est une synthèse de la victoire sur le monde et sur autrui grâce à la marchandise.

Etre athée c'est donc aussi un dur labeur de déchiffrage, dès lors que la conscience ne possède pas spontanément ou par son histoire personnelle, le talent de double-vision que cette lecture exige. Il y a donc, en apparence, deux formes au moins d'athéisme aujourd'hui. L'ancienne, celle qui porte sur les besoins spirituels de l'être humain et les réponses attendues autour de la question de la mort. Une autre sur ce que je qualifierais un peu ironiquement la " potabilité " des objets de ce monde, leur valeur au regard de la santé et du confort du corps, la première se chargeant de la santé et du confort de l'âme. La réalité est certainement plus complexe et l'histoire qui tresse en quelque sorte l'Eglise, l'Etat et le Capitalisme correspond globalement à la même histoire de la crédulité, de la croyance et de la foi. Au total un athée se heurte à trois fronts : selon sa génération il a plus ou moins affaire à l'Eglise et à ses messages qui ne peuvent plus si facilement trouver une homothétie avec les autres messages qui encombrent la vie quotidienne. De ce côté il est devenu rare que se manifestent encore des relations d'autorité entre les représentants de cette Eglise et ses ouailles, il ne reste que quelques bras morts de l'intégrisme où certaines familles continuent de faire éduquer leur progéniture avec plus ou moins de succès. Par rapport à l'état la situation évolue dans le même sens malgré les volontés affichées de " restaurer l'autorité républicaine " (on ne sait pas trop ce que cela veut dire, mais…ça fait bien comme message publicitaire), autrement dit l'état n'a plus le contrôle de la situation : contrairement à ce que disait le général De Gaulle, c'est bien à la Corbeille que se fait désormais la politique du gouvernement. Le troisième front est le véritable lieu de confrontation entre un athée et l'ensemble crédulité, croyance et foi. La crédulité commence avec la peur qui entoure la question de l'emploi, n'importe quel discours de DRH est accueilli avers respect et obtient l'adhésion à n'importe quel baratin sur l'entreprise et sa mission. La croyance est l'option cadre, dirais-je, celle qui permet à la classe moyenne de se sentir dans une position moralement légitime même lorsqu'elle doit constater tout au long du temps qui passe que le discours patronal n'est qu'une vaste tromperie dont elle se rend complice. Quant à la foi, elle n'est exigée que des savants de l'économie qui gèrent les dogmes et la doctrine du capitalisme lui-même, gestion qui est la source des productions médiatiques et du rituel d'intoxication pédagogique et culturel. Car comme l'Eglise, le capitalisme n'a oublié aucun secteur de distribution de croyances, et le cinéma par exemple est un vecteur essentiel de la distribution de la foi, et aussi de la compréhension des transformations qu'exigent le déclin de l'Eglise et de l'Etat. Hollywood produit ainsi une majorité écrasante de films où il s'agit précisément de rendre crédible et acceptée la nouvelle situation créée par le déclin de l'Eglise et de l'Etat. Dans un bon thriller américain, le héros gagne toujours seul, envers et contre le mal, contre les autorités chargées de la combattre et souvent elles-mêmes de connivence avec le mal.

Voilà en gros ce que c'est qu'être athée, ou plutôt ce qu'implique l'être-athée. A cela je ne peux qu'ajouter ceci : l'être-athée est l'être naturel, inné de l'homme. Tout se joue donc sur les circonstances qui forment la personnalité et sa capacité à conserver sa nature authentique et de refuser toutes les pédagogies du mensonge. Cela n'est pas donné à tout le monde, mais pourtant le progrès scientifique produit ses effets de bande malgré lui et ses commanditaires. Les jeunes dont le futur est de toute façon obéré par l'absence de perspectives n'ont plus aucune raison d'écouter quelque message que ce soit. Ils restent encore sensibles aux messages publicitaires car il en va de leur situation concrète dans le monde, dans leur environnement immédiat, mais ils en ont conscience et c'est cela qui compte. L'avenir de la société est bien un avenir athée, mais il reste encore d'immenses forces aux mains des détenteurs des pouvoirs temporels et aujourd'hui, si on ne vend plus d'indulgences pour l'au-delà, on vend l'espoir d'un emploi, ce qui est, mutatis mutandis, la même chose.

FIN

1Hadiths : dogmes et règlements rédigés par des supposés témoins des paroles quotidiennes du Prophète, mais dont on ne possède aucune preuve. Le Coran est la seule parole authentique de Mahomet. La plupart des lois qui régissent l'intégrisme islamique ne sont que des hadiths dont on ne sait rien quant à leur authenticité historique. 2Réification : concept inventé par le baron Georg von Lukacs, philosophe hongrois marxiste, mais d'abord critique littéraire et esthétique. Il avait compris dès les années trente que l'aliénation qui est au cœur de l'analyse de Marx dans ses travaux de jeunesse (Les Manuscrits de 1844) demandait à être modernisée. Il avait génialement compris que la marchandise, en réalité, prenait progressivement la place de toutes les choses de l'esprit. Réification vient de res, la chose, on peut dont traduire réification par chosification, mais cette interprétation laisse de côté l'aspect propre au capitalisme, son essence, à savoir la marchandise. Car la chose, la res, a toujours été au centre du collectif ou de la communauté, mais sous les espèces de la pensée de l'Être, ce qui est incompatible avec la pensée de Lukacs.

Dimanche 10 août 2003

2003-2103 : dernier siècle pour l'humanité ?


Hard Talk hier matin, une rediffusion d'une interview dont j'avais raté la plus grande partie avec regret car elle paraissait passionnante a priori. A posteriori les choses changent un peu, mais le sujet demeure intéressant. Mon bon Tim Sebastian se " payait " Sir Martin Rees. Un nom peu connu de ce côté-ci du Channel, mais célèbre en Grande Bretagne en tant qu'astronome et futurologue. Autant j'ai du respect pour les astronomes, autant je hais littéralement tous ceux qui prétendent nous planifier le temps à venir. Et Sir Martin n'y va pas de main morte puisque dans son dernier bouquin, selon Tim, nous ne passerions pas le siècle : oui vous avez bien lu, la fin du monde (humain) est pour très bientôt. Sans mon admiration pour Tim, j'aurais zappé sur le champ, mais il devait y avoir anguille sous roche, alors j'ai écouté l'intégrale.

Première thèse : la science progresse sur une pente qui la met à la portée de plus en plus de monde, elle se démocratise au point que bientôt n'importe quel pékin pourra se fabriquer sa bombinette atomique dans un coin de son garage, sans parler des dingues qui peuvent cultiver à domicile et à des coûts ridicules des potages de virus ou de bactéries ravageuses. Bref, la science quitte définitivement le cercle fermé des savants agrégés et diplômés qui travaillent dans les centres agréés et en relation avec les décideurs politiques et sociaux. Sir Martin reconnaît qu'on peut aussi considérer cette évolution comme un progrès, mais que les risques sont plus grands que les avantages. Mon commentaire là-dessus est qu'on n'a encore rien vu de cette démocratisation de la science, sinon dans la fabrication des explosifs, mais les maximalistes russes faisaient déjà ça au dix-neuvième siècle. Quant au clonage raélien, on sait qu'il s'agit d'une vaste escroquerie qui aurait rapporté beaucoup d'argent, mais aucun clone. Le seul danger de ce type est le transfert du pouvoir de la recherche de l'état aux entreprises privées, ce qui est pratiquement réalisé avec les résultats que l'on connaît, notamment dans l'agroalimentaire, les vaches folles, les OGM et la possibilité de breveter des découvertes touchant à la vie et à la santé.

Deuxième thèse : la technique est de plus en plus autonome dans son fonctionnement. La plupart des opérations de mesures et de calcul sont effectuées par des robots et l'intelligence artificielle nous promet pour très bientôt des machines capables de se gérer elles-mêmes et non seulement de se régénérer elles-mêmes, mais d'améliorer leurs performances sans l'intervention humaine. Vieille menace largement répandue dans les romans de science-fiction et Sir Martin reconnaît que tant que la machine restera incapable d'avoir une relation cognitive avec son environnement, il ne pourra rien se passer de bien inquiétant. En clair, la machine la plus intelligente est incapable de distinguer un pot de fleur d'un veau et le restera encore longtemps. Nous sommes là sur le terrain de l'ontologie, et ces savants anglo-saxons n'y comprennent pas grand chose, tant pis pour eux. Ils n'arrivent pas à admettre que l'idée d'une machine qui pourrait juger de manière autonome n'a aucun sens, précisément parce qu'elle n'a aucune relation d'existence avec le monde : comme le disent d'une certaine manière les Grecs, les machines n'appartiennent pas au monde, à la physis, et ne peuvent pas sortir de leur statut d'instrument conçus et animés par les mains humaines. Pour la bonne raison qu'elles sont teknè, étrangères au mouvement autonome de la nature. Soit, mais pour rester dans mon orthodoxie personnelle, cette thèse n'a pas beaucoup de sens étant donné que les mains de l'homme, elles, sont bien sorties du mouvement autogène de la nature. L'outil ou l'instrument doit être considéré comme un prolongement de la main, au même titre qu'un brin de paille tenue dans un bec d'oiseau sert d'instrument pour fabriquer le nid. Rien d'étrange ni n'étranger à la nature en tant que telle, même si, même si nos instruments demandent le plus souvent des transformations de la matière originelle. Il en va d'ailleurs de même pour le moindre nid de guêpes qui transforment, comme les abeilles, la poussière en ciment à l'aide de leur salive ou leurs excréments en cire pour les mêmes objectifs. En résumé, cela signifie tout simplement que le progrès technique appartient à la modification qu'apporte l'homme à sa manière d'être dans le monde, sa manière de l'habiter. L'habiter-le-monde est le sujet le plus intéressant de la philosophie et très peu de penseurs y ont seulement fait allusion, exception remarquable faite de Mardin Heidegger. Pour lui, l'homme habite le monde " en poète ", extraordinaire découverte qui n'a fait qu'un petit pet dans le monde intellectuel. Le danger supputé par Sir Martin est donc nul car quelles que soient les qualités de fonctionnement dont pourraient se doter à terme les machines, elles n'auront jamais accès au désir d'habiter, or le désir d'habiter est la racine du jugement et de la décision. Que peut faire une machine privée de ce désir ?

Le troisième danger paraît plus sérieux. Le monde paraît de plus en plus livré, pour le fonctionnement de son métabolisme - cela comprend tout ce qui gère l'action humaine de production-consommation, de recherche, d'exploration, d'exploitation, bref le cadre en action de la vie quotidienne des humains - à l'informatique. Tout est informatisé au point qu'on pourrait y voir une sorte de délégation de pouvoir sur l'action. Avec l'invention des virus, et l'hypothèse de l'apparition d'un monstre avide de destruction qui maîtriserait la production d'un virus absolu, on peut imaginer des catastrophes en chaînes aboutissant à un chaos proche de ce que les anglo-américains affectionnent d'appeler le doom, l'Apocalypse. Or comme le fait remarquer Sir Martin au début de son entretien avec Tim, le processus scientifique est ambivalent dans ses conséquences car il produit ses anticorps en même temps que ses poisons. Le progrès n'est jamais unilatéral et la science suit des voies plus universellement orientées qu'on ne croit. D'autre part, il a bien fallu admettre qu'il n'est pas si facile de dire que les savants du projet Manhattan (la première bombe atomique) auraient dû s'opposer à sa fabrication et tirer un trait sur le projet. Le seul argument alors évoqué fut le fait que l'adversaire était sur la même voie de recherche, et que cela ne laissait qu'une faible marge de choix. Mais Tim et Sir Martin auraient aussi pu reconnaître que la dissuasion née de la prolifération et du développement de la puissance de feu nucléaire a, en réalité, produit pour la première fois dans l'histoire humaine le renoncement explicite à la guerre. La bombe d'Hiroshima a mis fin à la course aux armements, événement unique dans l'histoire si on excepte la comédie du Concile de Trente qui rendit illégale l'usage de certaines armes en déclarant un désarmement partiel. Mais l'Eglise catholique n'avait elle-même qu'un pouvoir temporel très limité et le désarmement promulgué se limita à la mise au rancart de quelques dizaines de milliers de piques, ces lances qui étaient déjà dépassées du point de vue stratégique, datant des Grecs qui formaient des phalanges d'hoplites dont le dispositif en carré faisait une sorte de hérisson difficile à atteindre, formation qui avait encore cours au seizième siècle dans les armées où la phalange formait ce qu'on appelle aujourd'hui la bataille, le centre du dispositif de l'armée en campagne. Les armes à feu avaient déjà mis fin à la prépondérance de cette tactique.

Autrement dit deux choses : à virus dangereux, contre-virus possible, la recherche dans tous les domaines scientifiques suivent toujours des voies et des rythmes quasi identiques. Il faudrait étudier les phénomènes étranges qui, au début des grands conflits que nous avons connus depuis 1870, faisaient qu'au début des attaques, les belligérants possédaient des arsenaux mystérieusement identiques quant à la puissance de destruction et des armées de force pratiquement égale. A un bouton de guêtre près avait-on dit à la veille de 1914. Par ailleurs, une paralysie générale du " métabolisme " mondial ne devrait pas avoir forcément les conséquences apocalyptiques qu'on lui prête. De même que la bombe atomique a assagi pour quelques décennies au moins l'espèce humaine, il se pourrait bien que l'arrêt du fonctionnement aveugle de tout ce qui bouge à la surface de la planète n'ait en définitive que des effets bénéfiques à termes. Cela contraindrait dans tous les cas de figure les être humains à reconsidérer leur situation globalement, à faire une trêve dans tous les mécanismes producteurs de bien et de mal et à les contraindre à imaginer de nouvelles méthodes de survie et de partage des richesses. Ressourcement nécessaire à un moment où le temps prend l'allure d'une course aveugle, expression généralement utilisée dans les colonnes des journaux. Tout arrêter pour réfléchir et repartir à zéro a toujours été le rêve de quelques rêveurs poètes comme l'ancien rédacteur en chef de Charlie-Hebdo, Alain Fournier, inventeur du projet 2001.

Conclusion : Sir Rees ne nous fait pas peur. Pas plus peur que les astrophysiciens qui n'excluent pas une collision aux conséquences définitives entre la planète et un astéroïde. Mais ce qui m'étonne le plus dans ces genres de constructions paranoïdes c'est le sens que revêt le concept de fin ou de mort. Ni Tim, ni Sir Martin ne semblaient savoir de quoi ils parlaient en évoquant un doomsday, hantise des sectes évangélistes grands amateurs de la tradition johannique et donc des évocations de l'Apocalypse de St Jean. A aucun moment ces deux personnages de l'intelligentzia britannique n'ont évoqué le sens que pouvait avoir la disparition de l'espèce humaine. A peine s'ils ont mentionné leur curiosité de savoir par quoi nous serions remplacés si un tel remplacement avait un sens, et, bien entendu au passage la question de savoir si l'univers avait des chances de contenir d'autres intelligences comparables à la nôtre, question à laquelle Sir Martin a répondu que si une telle hypothèse devait se confirmer il y aurait de grandes chances que ces intelligences soient mécaniques, que les seuls extra-terrestres imaginables seraient des machines intelligentes. Conclusion qui déchire d'un coup le voile du désir profond de toute la philosophie pragmatique des anglo-saxons, celui de voir l'homme lui-même devenir une machine de plus en plus perfectionnée. La pauvreté de cette conclusion illustre la pauvreté de la pensée empiriste et pragmatique et les contradictions dans lesquelles elle se contorsionne. D'un côté un concept vide de l'existence, de ce qui est à perdre dans une évolution désastreuse, de l'autre un concept de l'homme qui révèle un véritable désir de désastre tant elle méprise la trivialité non-scientifique de son être-là. Double désir contradictoire de transformer l'homme en Surhomme mécanique et de continuer à vivre, terme dont l'élucidation n'a aucun intérêt puisqu'il est et demeure purement fonctionnel. Heidegger disait en substance : -" tout fonctionne et fonctionne de mieux en mieux, et tout ce fonctionnement n'a toujours qu'un seul but, celui d'amener un nouveau fonctionnement ". Si la vie se réduit à cela, alors vivement le doomsday, n'importe lequel, après tout quelle différence ? Enfin, les deux hommes souriant de complicité se déclarent d'accord face à la nécessité pour les savants de se réunir et de se mettre d'accord. Bon, mais d'accord sur quoi ?

Lundi 11 août 2003

Médias : Les degrés du mensonge. I


Il y a longtemps que je refrène l'envie de m'en prendre aux médias, et en particulier aux médias français qui m'ont cependant nourri pendant plus de vingt ans, aucune reconnaissance du ventre, et pour cause ! Ce n'est pas que je me prive ici et là de remarques au vitriol sur la question, mais elle mérite un traitement méthodique, un éclairage qui informe vraiment sur la vérité du fonctionnement des médias selon l'esprit " national " et qui donne des pistes sur une réforme possible du système.

Je vais donc commencer par vous faire vivre une journée dans un média télévisuel. N'ayant jamais travaillé que très occasionnellement pour la presse écrite je m'abstiendrai de le faire pour elle, mais dans ce secteur il y a bien d'autres choses à dire qui viennent compléter le paysage médiatique français. Nous appellerons donc cet objet le PMF, à ne pas confondre avec le Pari Mutuel Français, quoique…

Nous sommes donc dans une rédaction X d'un BRI de province (Bureau Régional d'Information), bureaux qui furent créés dans 22 régions au début des années soixante lorsque le Général de Gaulle s'est mis en colère face à une presse écrite locale majoritairement hostile (même à droite) et qu'il fallait donc construire un outil pour faire passer son message, ce fut la création de FR3, devenue France3 qui a fusionné avec France2, autre pièce qui a survécu à l'explosion de la Supernova ORTF en 1974. 8h30 ou 9 heure, selon le caractère du Rédacteur en Chef, les journalistes arrivent et se rendent directement à la Conférence de Rédaction. Ils se partagent en deux groupes, le premier qui sait ce qu'il va faire dans la journée, son travail étant planifié d'avance ou en cours d'élaboration. L'autre groupe forme l'escouade qui va fabriquer l'actualité du jour et qui ne sait encore rien sur ce qui l'attend. Autour d'une grand table, se pose alors la question rituel : qui a des propositions à faire ? De mon temps, il y a de cela une douzaine d'années, mes collègues arrivaient tous à la dernière minute sans avoir lu la moindre ligne de journal, en ayant tout juste écouté la radio locale dans leur voiture. De plus il n'y avait comme source autonome d'information qu'une version désolante de l'AFP qui tombait sur un télex que personne ne consultait jamais car l'édition acheté par le BRI était la moins chère et ne s'occupait que des grands titres nationaux. Aujourd'hui il se peut que les choses aient changé et que l'AFP se soit quelque peu décentralisée, mais cela m'étonnerait étant donné le rapport qualité-prix d'une telle opération.

La question cardinale était toujours suivie d'un long silence, silence qui avait deux raisons. La première était l'ignorance du " menu " véritable, que le Rédacteur en Chef avait préparé de longue main sous l'autorité du Directeur de la Station. La deuxième raison est plus triviale, c'est que personne ne veut spontanément travailler et comme toutes les ré et il s'agit surtout d'éviter certains sujets difficiles qui demandent des connaissances et la consultation d'une longue documentation. Par exemple, le journaliste lambda va se précipiter sur l'incendie de forêt, car ce genre de reportage ne demande aucun travail préparatif ou presque. La documentaliste a déjà préparé tout ce que la presse écrite a produit sur le sujet les derniers jours avec toutes les indications comparatives etc.. Mais quand il s'agit d'un sujet politique, économique ou social, il en va tout autrement. Ces secteurs demandent d'abord une culture que la plupart des journalistes ne possèdent pas, des connaissances précises, théoriques et historiques, mais aussi un courage éditorial qui est ce qui fait le plus défaut à l'homme en général et au journaliste en particulier.

Mais le ReC (Rédacteur en Chef une fois pour toute) a tout prévu. Si le journal doit s'ouvrir sur un sujet " délicat " c'est à dire qui touche directement à la politique, il a déjà choisi le collègue qui s'en chargera et dont il est " sûr ". Personnellement j'ai été écarté de la politique au bout de quelques semaines, un placard que j'ai vécu pendant dix ans. Ce domaine avait été confié à une collègue dont le caractère était particulièrement " plastique " et sans dangers, mais ses débuts furent rudes car du point du vue du métier, la politique est sans doute le domaine le plus difficile à traiter. La docilité vaut mieux que la compétence, règle première de toute rédaction moyenne française, qu'elle soit régionale, nationale ou internationale.

Si la journée s'annonce vide, comme c'est le cas cinq jours sur sept en région, il faut inventer des sujets que l'on pêche dans les colonnes des journaux locaux et plus rarement soi-même. Les sujets (un sujet est un thème de reportage) sont donc péniblement listés dans un ordre et selon un timing qui doit correspondre à la longueur précise du JT (Journal Télévisé). Depuis l'introduction de la publicité, ce timing est devenu une affaire de secondes et une personne est payée pour assurer tout au long de la journée le respect de ce timing. La script note le menu et passe sa journée à courir d'un journaliste à l'autre pour faire la balance, mais les temps sont donnés dès le matin. Tel sujet : une minute trente, tel autre une vingt etc… Dans mes débuts à la fin des années soixante dix, la moyenne de longueur des sujets était d'environ deux minutes et chaque journaliste disposait en moyenne de deux jours pour le produire, c'est à dire le tourner, le monter et le mixer (mélange de l'image, du son et du commentaire). Dès l'apparition de la vidéo, tout cela fut bouleversé et il fallu se soumettre à une " modernisation " du travail qui n'était rien d'autre qu'une augmentation vertigineuse de la productivité. Pour ne donner qu'un exemple, la vidéo a permis de réduire le temps de production d'un documentaire de 52 minutes de trois mois à trois semaines, et encore, les trois semaines n'étaient jamais garanties. Aujourd'hui on va encore beaucoup plus vite, au dépens de la qualité de l'information et de son objectivité, bien entendu.

Revenons à la conférence. Chaque journaliste a reçu sa mission. Ils descend alors dans la news room où il possède une petit bureau personnel où il prépare sa documentation avant de partir avec l'équipe désignée (caméraman, preneur de son, assistant) ou tout seul, depuis que les écoles de journalistes forment des polyvalents c'est à dire des supermen qui font tout de A à Z tout seul, y compris le montage et le mixage, ce qui est tellement aberrant qu'on a été contrainte de freiner ce processus et de revenir à des conditions plus raisonnables. Mais il n'a pas beaucoup de temps, car il est déjà presque neuf heures et demi et qu'il doit rapporter la première mouture de son reportage pour onze heures et demi au plus tard pour le journal de midi. Lorsque j'ai commencé dans le métier, il n'existait pas de journal de midi, cette formule fut imposée sans augmentation d'effectif ni de salaire au début des années quatre-vingt au dépens des conditions de travail des journalistes et surtout de la qualité du produit. Il faut se représenter avec précision ce que peut représenter un reportage pour lequel vous avez en tout et pour tout deux grandes heures qui comprennent : la documentation, le déplacement sur les lieux parfois très éloignés du sujet, le retour, le montage et le mixage du produit. Et pourtant cela s'est fait sans autres réactions qu'une augmentation alarmante du stress et des tensions dans les rédactions dont les conférences se terminent parfois dans le sang (vécu). Il aura fallu presque six ans de ce régime pour que les syndicats se décident à lancer la fameuse grève de 1990 qui dura plus d'un mois et qui eût pour résultat la première augmentation substantielle des salaires. A noter ici que les salaires de l'audiovisuel régional sont extrêmement bas. Bas par rapport aux salaires des Stations nationales, mais bas aussi dans l'absolu : en 1984, je gagnais nettement moins qu'un mineur de fond ou qu'un carrossier de chez Peugeot avec ma culture, mon expérience et Bac + 6. Même phénomène de mépris de la République pour ce métier que pour celui des professeurs. Seules les vedettes nationales du petit écran tirent leur épingle du jeu de la manière évidemment la plus scandaleuse : selon certains bruits de couloir de la Maison Ronde de l'ex-ORTF, Léon Zitrone serait resté pendant toute sa carrière un intermittent du spectacle, faisant payer à l'état chaque prestation au prix fort. Aujourd'hui le système est tellement pourri que la plupart de ces vedettes (JL Delarue, Ardisson etc…) possède leur propre maison de production et vendent leurs produits aux chaînes, clés en main à des tarifs invraisemblables. Cela permet aux chaînes d'éviter la maladie mortelle des entreprises, c'est à dire l'embauche et les contrats à durée indéterminé, source d'ennuis interminables dont la pire est le sens de l'indépendance que donne un statut de CDI.

Retour à notre journaliste qui vient de remettre son sujet à la script pour le journal de midi et qui va devoir, soit retourner sur les lieux de son tournage pour compléter son sujet pour l'édition du soir, soit refaire simplement un montage plus élaboré qui corresponde au timing du JT du soir. Vers Six heures, en général, le journaliste rentre chez lui, frustré, mécontent de son travail et atterré à l'idée que son sujet va être l'objet de la critique générale de ses collègues et de son ReC. A ce sujet, il y a eu un autre grand changement depuis l'introduction de la vidéo et surtout depuis le retour des socialistes au pouvoir. Avant 1981, tous les reportages étaient visionnés en commun AVANT la diffusion. Le ReC prenait alors la décision de diffusion, d'annulation ou de modification, moment insupportable pour les journalistes qui se voyaient alors traités comme des écoliers par leurs pairs. Cette pratique a disparu avec Mitterrand, il faut le souligner, et la censure a donc également dû se mettre au changement. Nous y viendrons dans le prochain texte. Reste que le journaliste risque le même traitement le lendemain matin lors de la Conférence de Rédaction, dont certaines commencent par la critique des sujet de la veille, moment des règlements de compte personnels aussi bien que des mises en garde à peine voilées des autorités. Mais là aussi les tensions sont devenues tellement vives que la plupart des rédactions ne songent plus un instant à s'auto - critiquer, l'autocensure suffisant largement ainsi que les règlements de compte de couloir. Demain, je vous propose d'entrer dans le détail de la journée d'un reporteur, de vivre avec lui le drame de son métier au quotidien.

Mardi 12 août 2003

Médias : les degrés du mensonge. II

La journée d'un reporteur commence dans la tension psychologique. Il est évident que plus un journaliste a d'ancienneté dans le métier, plus cette tension a une tendance naturelle à diminuer, mais elle peut aussi subir une évolution inverse et se transformer en un stress permanent qui finit par se traduire par des pathologies psychiques ou psychosomatiques. Tout dépend de la faculté d'adaptation aux impératifs d'une vie professionnelle qui exige des compromis et des compromissions en permanence. Ici se pose la délicate question des liens qui unissent la santé physique et la santé morale, morale et non pas psychologique ou mentale. Je ne doute pas un instant que le sentiment de culpabilité lié à une pratique même devenue automatique de la compromission et du mensonge ne provoque de multiples formes de pathologie. Non moins que le contraire qui consiste dans la résistance au compromis et à la complicité avec le mensonge. Statistiquement la profession de journaliste est comparable quant à son " bilan de santé " avec celle de professeur ou d'instituteur. Dans ces deux métiers il n'existe que peu d'espaces de neutralité morale et/ou caractérielle. Dans les deux cas, l'essence du travail effectué consiste à la formation et à l'information, c'est à dire à des relations avec autrui qui consistent en affirmations dont il faut prendre la responsabilité et assumer plus ou moins directement les conséquences. La hantise du journaliste qui se réveille le matin est donc : vais-je faire un bon sujet, ou plutôt que vais-je publier aujourd'hui sous mon nom et comment vais-je être jugé ? La position du journaliste est plutôt plus stressante que celle des enseignants, dans la mesure où le tribunal se forme quotidiennement où il doit rendre compte de sa compétence et de son talent chaque jour. Un enseignant habile à manipuler ses élèves, peut restreindre la critique aux visites d'inspection, somme toute assez rares et assez prévisibles pour éviter le pire.

Pendant la conférence de rédaction le journaliste moyen manœuvre en général pour passer à travers, c'est à dire pour faire partie du lot des journalistes qui demeurent en stand by, c'est à dire passe leur journée à leur bureau à préparer d'autres sujets ou à ne rien faire. Mais un bon ReC a tout prévu, c'est à dire a prévu le destin de chacun de ses subordonnés. Je fais remarquer ici que ce mot qui s'est imposé dans les rédactions du monde entier, n'a pas de contenu légal en France. Le métier de journaliste est, selon la Convention Collective et la Charte du Journaliste, un métier libéral, c'est à dire que chaque journaliste est maître de son travail, ce qui signifie d'abord qu'il n'existe aucun lien de subordination entre les chefs et les rédacteurs. Les ReC ne sont en principe que des coordinateurs du travail individuel et, de fait, les gestionnaires des carrières. Depuis la seconde guerre mondiale, il s'est parallèlement développé deux situations parfaitement contradictoires : d'un côté le syndicalisme a conforté dans les textes conventionnels la position déontologique du journaliste, cependant que de l'autre s'est développé une hiérarchisation tout à fait comparable à la discipline militaire ou entrepreneuriale. L'obéissance aux ordres est devenue monnaie courante d'abord dans la presse privée où la situation des journalistes est précarisée par un droit au licenciement beaucoup plus favorable aux patrons que dans le secteur public ou semi-public. Cependant, la politique de recrutement dans le service public a pris un tournure désormais répandue dans toutes les entreprises, celle du contrat précaire, pige ou Contrat à Durée Déterminée. Mais nous en avons déjà parlé. Retour à notre journaliste qui vient de recevoir sa mission et les précisions concernant son ou ses collaborateurs, caméraman etc... Le count down commence.

Prenons comme exemple un conflit social dans une entreprise X et appelons notre journaliste François. Premier souci de François, se renseigner sur l'événement en cours et sur l'historique de l'entreprise en conflit. Si la documentaliste existe, et si elle fait bien son travail, il lui faudra environ un quart d'heure pour obtenir un petit dossier de quelques articles concernant cette entreprise en particulier, dossier qu'il va consulter dans l'automobile qui va le mener sur le lieu du reportage, à condition qu'il ne travaille pas seul, c'est à dire qu'il ne soit pas l'un de ces polyvalents qui filment, enquêtent, commentent, montent et mixent leur produit. Pour commencer le téléphone. Ah le téléphone, l'horreur, le cauchemar, la corvée la plus pénible, enfin jusqu'au jour où on connaît à peu près tout le monde par son prénom, ce qui prend au moins une bonne dizaine d'années et beaucoup d'eau dans son vin. J'ai même fini par appeler le caïd de la Région par son prénom, moi, barré des affaires politiques mais quand même utilisé de temps en temps par défaut. Au début, quand il était encore Maire de Strasbourg, il me réservait toujours un accueil glacial et haineux, mes interviews tournaient court. Et puis il a changé, je ne sais pas pourquoi, j'ai fini par l'appeler Marcel. Quand il est mort brutalement d'un cancer j'ai même éprouvé un sentiment de tristesse. Remarque en passant : quand j'ai commencé à FR3 en 1979, il existait un règlement national qui avait valeur légale et qui contraignait tous les journalistes de la chaîne à une rotation dans les BRI tous les deux ans. Comme ça pas de familiarité avec le personnel politique et pas le temps de devenir copain. De Gaulle avait de la suite dans les idées. L'une des fautes de Mitterrand a été de laisser dépérir cette mesure de vertu grecque et de laisser l'anarchie s'installer dans les régions, les journalistes devenir de petits potentats et des potes de tout ce qui avait de l'argent et du pouvoir. Un vrai journaliste ne doit pas connaître son interlocuteur autrement qu'à travers son action. Aujourd'hui tout se passe autour des tables de restaurant, c'est tellement mieux !

Le RDV en poche, il fallait compter sur le retard de l'équipe. Le preneur de son avait toujours du mal à se réveiller. Une fois il s'est endormi pendant une interview : je posais mes questions et tout d'un coup j'ai vu la perche tomber doucement vers le sol en même temps que la tête de mon ingénieur du son se pencher, les yeux fermés. Il faut savoir que face à la précarité des carrières qui s'annonçait, il avait acheté une ferme, et travaillait environ 20 heures par jour tout en gardant son poste à FR3 à mi-temps, c'était déjà beaucoup trop pour ses forces. Anecdote quand tu nous tiens ! Arrivé sur les lieux c'était une routine dont les règles étaient claires : on ne mettait pas les pieds dans l'entreprise, on faisait tout avec les membres du piquet de grève et les seuls interlocuteurs étaient invariablement les représentants syndicaux qui s'opposaient eux-mêmes à ce qu'on interroge les salariés lambda. Il arrivait très rarement que la Direction souhaite " s'exprimer " et il fallait se débrouiller avec ça. Le responsable des images faisait son boulot, tantôt en solitaire " sachant ce qu'il avait à faire " et tantôt, mais plus rarement en harmonie avec le rédacteur. La déontologie télévisuelle fait du caméraman un journaliste à part entière, contrairement aux usages allemands, et il peut donc faire ce qu'il veut et ne pas faire ce qu'il ne veut pas. Il peut aussi saboter délibérément un reportage en refusant des images essentielles, ce qui m'a valu pas mal d'ennuis, mais il fallait être du même bord et tout s'arrangeait. Le produit final n'apportait jamais rien de neuf par rapport à l'article du journal paru dix heures plus tôt le matin. Plutôt moins, ce qui est le cas pour toute la télévision française qui ne produit que des résumés de résumés. Mais avec des images et du son.

Le reste de la journée se passe à se battre pour trouver une salle de montage et un monteur qui ne vous soit pas hostile a priori, les monteurs étant une catégorie professionnelle de caractériels. Il faut dire qu'il y a une bonne raison à cela car au début des années 80 on leur enleva le titre de Chef-Monteur, histoire de maintenir les salaires à un niveau raisonnable par rapport au budget fondant chaque année. Une dernière bagarre pour avoir une place dans la salle de mixage et un preneur de son et le produit était " dans la boite ". Il ne reste plus qu'à rentrer chez soi pour oublier ce qu'on a fait au plan du métier, c'est à dire rien. Il faut dire qu'en une heure et demi, voyage compris, il est difficile de " couvrir " (le mot est très juste car il s'agit d'une couverture que l'on jette sur l'information pour la cacher) un événement qui met en jeu des destins humains. Les rares fois où j'ai pu transgresser les règles non écrites de ce genre de reportage, j'ai eu un blâme car des intérêts stratégiques pour la chaîne avaient été mis en danger par mon témoignage. J'ai toujours répondu vertement à mon ReC qui était lui-même honteux de faire ce qu'on lui ordonnait en haut lieu.

Bref, plus de souffle, plus d'enthousiasme, plus d'idées morales fondamentalement sacrées, aucune conscience de la finalité réelle de ce travail. Seulement la carrière et l'imitation talentueuse, c'est à dire productrice d'émotion artificielle -" ah c'est très bon ça, coco, il faut faire pleurer dans les chaumières " - et de divertissements. Mais je suis convaincu que personne n'est dupe de ces produits qui se ressemblent tous, tous télécommandés dans des stratégies politiques dont les fantassins ne sont même pas conscients. La " couverture " de cet été de canicule est la plus incroyable comédie que j'ai pu voir dans ma carrière, il suffit de zapper d'une chaîne à l'autre pour voir exactement les mêmes points de vue, la même forme et le même fond. Je peux vous parier à un contre dix que les Français sont déjà prêts à verser l'impôt sécheresse 2003. Comme me disait ma copine hier, Chirac va annoncer une baisse de trente pour cent d'impôt l'an prochain et un impôt sécheresse de 32 % remboursable en vingt ans ! Je rigole, mais pour conclure c'est plutôt mieux non ? Pour un sujet aussi sérieux. Demain on parlera plus sérieusement des arrières plans de toute cette comédie. A moins que le hacker qui s'acharne sur mon site et sur mon ordinateur ne parvienne à ses fins. Sa dernière attaque a raté, mais nous avons eu chaud.

Mercredi 13 août 2003

Médias : les degrés du mensonge. FIN

Je peux vous le jurer croix de bois croix de fer, je ne l'ai pas fait exprès, mais la BBC vient tout droit à moi pour achever cette trilogie sur le journalisme contemporain avec une actualité brûlante, surtout pour Monsieur Tony Blair. C'est en effet ce matin que s'ouvre l'enquête d'une haute personnalité sortie d'on ne sait où et désigné par on ne sait qui sur le " suicide " du Dr David Kelly, ce scientifique qui a mis le feu aux poudres en déclarant à la BBC que le gouvernement britannique avait largement exagéré sa présentation des dossiers des services secrets sur les fameuses armes de destruction massives irakiennes. Tromper la Chambre des Communes et le peuple britannique, voilà une accusation que l'on prend, semble-t-il, très au sérieux de l'autre côté du Channel. Rappelons quand-même brièvement l'enjeu : il s'agissait pour Blair de convaincre son Parlement que Saddam Hussein était un démon capable de déclencher le feu de l'enfer en 45 minutes, menaçant ainsi le monde de ce dont nous parlions l'autre jour un peu prématurément, le fameux Doomsday, Apocalypse en Français. Le truc a marché à merveille, et la Chambre a voté la guerre à une majorité quasi africaine. Londres a donc envoyé un contingent se faire dorer au soleil irakien, ce qui était un comble avec le soleil qu'il y avait déjà à cette époque sur l'Europe toute entière. A noter en passant que Blair n'a pas, de ce point de vue-là, exagéré : le nombre de bidasses qu'il a envoyé casser de l'Irakien était assez ridicule comparé aux 140 000 GI's américains. C'était donc un geste symbolique, un geste dont on n'a pas fini de parler Outre-Manche, d'autant que la situation sur place devient un peu surréaliste. Les British occupe une partie du Sud et se comportent sur place un peu façon Greenpeace pendant que les Américains cassent du terroriste présumé un peu partout dans le reste du pays, accumulant la haine d'un peuple affamé et humilié. Cela doit rappeler de bons souvenirs aux gros pétroliers texans qui crevaient de jalousie quand l'Angleterre s'attribuait l'Irak sans leur demander leur avis, exemple d'effet à long terme d'actes produits dans l'instant. Ils doivent être en train de se dire que l'Albion redevient perfide à leur égard, vu le pactole que représente ce pays. Bref, l'histoire bafouille comme d'habitude, mais nous somme là pour parler des médias, et le cas en question est un modèle du genre, car depuis Thatcher on n'avait pas vu de gouvernement britannique s'en prendre à la BBC, sacro-sainte Institution de la crédibilité universelle. La fille d'épicier1 avait carrément voulu lui faire le coup de Giscard, démantèlement, appauvrissement drastique du géant de service public, de quoi mettre un terme à cette maladie britannique de l'information claire, nette et objective, ce qu'il est difficile de nier comparée à nos misérables stations françaises, ce dont il va être question plus bas.

En gros, le modèle du BRI que je vous ai très grossièrement décrit ces derniers jours peut s'appliquer sans grand changement aux chaînes nationales et internationales, du point du vue du fonctionnement. Mais il va de soi que les enjeux ne sont pas les mêmes et, ce qui est beaucoup plus important, Paris est le sommet de la pyramide médiatique, c'est donc de là que partent les signaux qui donnent le ton à l'ensemble de l'appareil médiatique. Mais c'est un étrange ballet, très complexe et qui demande une initiation dont je ne pourrais, hélas, que vous donner une idée très grossière. Les salles du Trésor sont bien gardées. Cela dit, et avant de continuer je vous invite à lire, si ce n'est pas déjà fait, le petit livre de Serge Halimi, " Les Nouveaux Chiens de Garde ", dont je ne donnerai que la substance, mais elle vaut le détour.

La grande différence entre une chaîne nationale et une station régionale, ce sont d'abord les moyens, bien entendu. Là où le budget est ridicule - moins de cent millions de francs pour France3 -Alsace - les cordons de la bourse nationale sont plus souples et si l'actualité vous contraint à vider la caisse pour cause de guerre irakienne ou yougoslave, on peut toujours tirer des douzièmes sur l'année suivante, c'est à dire inventer de l'argent qu'on n'a pas. Le système français de financement de l'audiovisuel est étrange. D'après mes informations, les choses se passent ainsi : d'un côté le gouvernement perçoit le montant de la redevance, argent qui devrait aller directement dans les caisses des chaînes qui pourraient gérer cet argent comme elles l'entendent en gonflant leur budget grâce aux rentrées publicitaires, certes limitées par le CSA pour éviter une " concurrence déloyale " mais qui représentent désormais une partie essentielle de la marge de manœuvre des chaînes. Conséquence en passant : les chaînes nationales de service public (France2 - 3 et 5) sont, comme leurs concurrentes privées, à la merci des annonceurs. Il est donc malvenu de faire de la peine aux entreprises qui arrosent tous les jours le budget pour faire pousser les petites plantes pleines d'images et de sons. Or, pour l'établissement du budget des chaînes, les choses se passent autrement, précisément parce que la publicité permet " d'ajuster " : les chaînes perçoivent chaque année un montant voté par le Parlement, comme ça, au bon vouloir de Monsieur le Gouvernement majoritaire. La Redevance, elle, passe directement dans les caisses de Bercy, devenant de l'argent aussi anonyme que l'était celui de la vignette automobile destinée, vous vous souvenez, à l'amélioration de la condition des personnes du Troisième Âge et qui servait, bien entendu, à tout autre chose, jusqu'à ce qu'un gouvernement mette fin à ce scandale un peu trop voyant.

Bref, le financement des chaînes est un outil politique total aux mains du gouvernement et on peut en conclure qu'une chaîne qui aurait le culot de faire de la peine au parti au pouvoir, pourrait se voir puni de cette manière si simple. On coupe le robinet et on contraint la chaîne à une sorte de service minimum. Autre conséquence, beaucoup plus grave, on contraint les chaînes à mettre toute la sauce sur la publicité, histoire d'alléger l'apport de Bercy : il ne s'agit ni plus ni moins que d'une privatisation masquée du service public. Conséquence évidente, les contenus des programmes ne peuvent pas s'en prendre objectivement à la réalité économique, sociale et politique du pays tout simplement parce que c'est leur survie et la qualité de leurs prestations qui sont en jeu. Il faut reconnaître que tout ce mécano s'est mis en place sous les socialistes après les premières privatisations du secteur, en précisant quand-même que c'est Giscard qui a démantelé l'ORTF, BBC à la française qui faisait du bon boulot, mais cher, très cher et très protégé par les syndicats. Lorsque j'ai commencé ma carrière à FR3, il n'existait pas le moindre spot télévisé sur ma chaîne qui aujourd'hui en diffuse pratiquement autant que TF1, bien sûr pas au même prix car la publicité se paye à l'Audimat : moins vous avez de téléspectateurs, moins votre publicité sera chère. Le même spot diffusé sur TF1 rapportera à France3 peut-être le dixième du prix payé à la chaîne de Bouygues. J'ajoute qu'il est totalement impossible de mettre son nez dans ces affaires de financement et de publicité, ce sont quasiment des secrets d'état, ce qui fait que j'avance un peu dans du sable mou, mais grosso modo mon schéma se tient. L'anecdote en passant2 : la première publicité introduite en douce sur France3 fut la " promotion " de la météo par un assureur bien connu dans le milieu agricole et pour ses affinités non dissimulées avec le Front National. Or, en tant que Rédacteur, j'ai été amené comme tous mes collègues à faire la météo qui venait en général à la fin du JT. Le jour J, j'ai déclaré à mon ReC que je refusais de faire la météo dans ces conditions, la déontologie figurant dans ma Convention Collective m'interdisant de faire quelque promotion publicitaire que ce soit. C'est écrit en caractère gras dans notre Charte. Surpris et amusé, mon RdC n'en crut pas ses oreilles et passa au sujet suivant, mais lorsque le soir venu je quittais la cabine des brèves dix secondes avant la météo, le Chef dut se précipiter au micro pour me remplacer et parler du climat à venir. Dès le lendemain je fus menacé de licenciement, mais la dure réalité juridique me protégea cette fois au grand dam du Directeur et de toute la hiérarchie. J'ai bien rigolé, d'autant que j'étais dans un placard depuis si longtemps que quelques années de plus ne changeaient rien pour moi. Mais lorsque j'ai donné ma démission pour passer sur Arte, le soulagement fut à la mesure de tout ce qu'ils m'en avaient fait baver, le mot n'est pas trop fort, pendant dix longues années. De temps en temps il faut régler ses comptes, ça soulage.

Le financement n'est pas tout, pas tout à fait tout, même si c'est l'essentiel : lorsque j'ai commencé dans la carrière, les journalistes parisiens des chaînes nationales touchaient pratiquement deux fois mon salaire. Depuis, les choses se sont légèrement améliorées, mais les inégalités provoquent aujourd'hui encore des grèves très régulières car les salaires ne montent pas ici et là à la même vitesse, ce qui fait que le différentiel stagne lamentablement. Si vous voulez être journaliste, ne choisissez pas l'audiovisuel, sauf si vous avez un piston en or massif, à Paris les rédactions sont bourrées de fils et de neveux, le népotisme est devenue l'une des plaie de notre République médiatique. Un petit jeu intéressant : il faut toujours regarder les génériques des films avec attention, et ce depuis la création du cinéma. On a des surprises étonnantes en constatant que le personnel du PAF et du cinéma réunis se reproduit biologiquement, autre caractéristique du centralisme culturel français, et ça ce n'est pas le jacobinisme, mais le népotisme parisien, point. Donc après le financement vient la politique éditoriale, c'est à dire la fabrication du Journal quotidien, versions matinale, 13 heures, vespérale et nocturnes, des versions qui ont chacune leur nuance éditoriale et leur ton spécifique car elles visent chacune des cibles différentes. Exemple : la bonne émission de William Lémergie (il faut de temps en temps dire du bien aussi) s'adresse aux gens qui bossent, ceux qui se lèvent tôt et ne s'en laissent pas trop compter. Je pense que c'est une des meilleurs émissions du service public, bien qu'il ne faille pas aller s'imaginer que le ReC, en l'occurrence William, ait les mains libres pour dire ce qu'il veut, ce serait trop beau. Et puis il y a aussi pas mal de démagogie dans la franchouillardise , appelons ça de la Lémergogie, allez ! Mais il y a un JT correct, une interview en général assez forte et des séquences rigolotes tout plein dans une ambiance d'équipe, ce qui a disparu pratiquement partout dans le PAF. Dans le temps, si on ne riait pas sur un plateau (écrire plato) avant le JT, le journal ne valait rien. Depuis vingt ans on se prend au sérieux sauf dans les petites chaînes qui montent et qui ont retrouvé le secret, Canal et la 6. Mais quel avenir pour Canal ?

A midi, changement de décor et de clientèle et pareil pour le soir et le minuit, là où il en reste car l'info coûte cher, c'est le caviar de la télé, raison pour laquelle l'information télévisée française ne vaut pas un clou comparée à celle des Allemands, des Anglais ou même des Néerlandais. Mais ce n'est pas la seule raison, les autres causes de ce désastre sont politiques et financières : un journaliste moyen de n'importe quelle chaîne française, excepté quelques privilégiés de Canal +, ne dispose absolument pas du temps nécessaire pour investiguer, comme on dit. Il doit, il est contraint de faire vite, de résumer, de " traiter " les sujets sur une longueur telle qu'il est pratiquement impossible de dire quoi que ce soit d'intéressant. Mais là n'est pas encore l'essentiel, la grande question est : qui fait le menu, c'est à dire que met-on dans les JT ? A Paris la sub-lecture des JT est éclairante : dès le matin, ce sont les titres de quelques quotidiens nationaux comme Le Monde, Libération et Le Figaro qui font la manchette des journaux télévisés. Serge Halimi nous explique cela très bien dans son bouquin, il y a à Paris une sorte de super conférence de rédaction à laquelle participent dans certains bistrots bien connus, quelques personnalités qui " font " l'actualité et qui en donnent les clés, ce qui est bien plus grave. Je ne citerai pas de nom, je crois que Serge est toujours en procès et je n'ai pas les moyens d'en soutenir un second contre qui que ce soit. Alors, camembert. Cela dit, ces personnages de l'ombre, qui prennent des petits déjeuners ensemble, se téléphonent et papotent gentiment, décident aussi de l'ordre hiérarchique de l'information. Si Libé " ouvre " sur l'incendie de Petaouchnok, il y a de grandes chances pour que les équipes de télé soient sur place une heure après la sortie du journal. Les " parrains " de l'info sont de tous les bords politiques, ça mange pas de pain, de toute façon le final cut3 reste toujours le privilège du ReC de la chaîne, et de son patron évidemment.

Mais pas seulement du menu et de l'ordre d'importance des sujets du jour, mais des analyses et de l'interprétation politique, c'est là que gît le renard le plus intéressant pour qui veut connaître le fonctionnement de notre information nationale. Quand Le Monde décide de descendre Mitterrand pour telle affaire, tout le monde emboîte le pas et pas de discussion. Les discussions, elles, ont lieu là où nous l'avons dit plus haut, parfois au saut du lit en réponse au coup de téléphone affolé du patron de telle chaîne qui voudrait bien savoir ce qu'il faut penser de ceci ou de cela. Pour être l'interlocuteur d'un tel homme, il faut porter un nom et surtout avoir l'entregent nécessaire pour faire passer les messages. Quand on compare les photographies de quelques personnages parisiens bien connus entre 1981 et 2001, on se rend compte qu'on mange beaucoup dans ce milieu, et bien, bonne santé et peau bien lisse. C'est ainsi que le PAF pense faire et défaire les gouvernements. Je n'ai jamais cru à l'influence décisive de la télévision et des médias en général sur l'opinion des peuples et donc sur les résultats des élections, et je ne changerai pas d'avis. Mais ce poison permanent qui fait vomir ceux qui ont quelques lumières sur ce qui se passe réellement, nous ridiculise au plan international. Je ne veux pas répéter ici ce que j'ai entendu dans plusieurs pays voisins et amis, mais ce n'est pas flatteur. Nous sommes parmi les plus mauvais, juste avant Ceaucescu, non je rigole, mais il n'y a pas de quoi être fier.

Bon, il faut rester objectif, nous le resterons donc. Il y a de bons produits d'information télévisés en France, nous ne sommes pas plus bêtes que les autres. Le Hic réside dans deux domaines : le type de chaîne et les horaires de diffusion. La 3 a fait des progrès considérables depuis dix ans, mais ses meilleurs produits sont diffusés à des heures impossibles, ce qui est un phénomène général sauf pour quelques petits qui gênent mais dont les " parts de marché " ne menacent pas encore les gros. Et puis, pour les très bons produits, il faut payer, c'est clair. Pour avoir la petite chaîne info permanente de TF1 qui fait du bon boulot, il faut payer. Alors information à deux vitesses, comme tout le reste, la santé, l'éducation etc, etc… ? La question est posée et la réponse donnée, c'est oui. Pour recevoir CNN et la BBC, je paye, pour recevoir Bloomberg au lieu de me contenter de la bourse de TF1, je paye. Ah la bourse ! Là aussi on rigole, car une analyse boursière vaut de l'or pour certains, que de publicité masquée sous les froncements de sourcils de X ou de Y et derrière les analyses de l'économiste de service !

Nous arrivons au terme de ce petit voyage dans les médias français. Je n'ai rien dit sur les journaux, sinon de leur rôle essentiel par rapport aux chaînes de télévision qui, pour la plupart n'ont aucune source d'information autonome et originale, si on oublie les quelques pigistes qui proposent tous les jours des sujets régionaux (selon des contrats à mourir de rire) et les quelques coups de téléphone rétribués à l'élastique. Il faut quand-même parler de ce sujet des sources, car c'est aussi important que tout le reste : en tant qu'ancien ReC - Adjoint, j'en connais un rayon. C'est pas difficile : il y a un véritable marché mondial des images et des informations qui y correspondent, notamment une bourse d'échange à Genève qui permet aux chaînes de faire des échanges compensatoires. Mais il existe aussi des dizaines d'agences privées qui travaillent sur le terrain partout dans le monde et ces agences coûtent cher, résultat : le plus riche a les meilleurs images et les meilleurs tuyaux, il n'y a pas de miracles. Lorsque j'ai collaboré au petit 8 ½, l'un des tout premiers " tout-images ", c'est à dire journal sans présentateur, j'ai sué sang et eau pour obtenir le minimum vital pour traiter l'information internationale et franco-allemande, ce qui était notre ligne éditoriale. J'ai honte lorsque je repense aux sources dont je disposais, mais pas du produit que nous diffusions à l'époque, car le travail et le courage compensent bien des pauvretés concrètes. Je reste fier de ce petit journal qui a été sabordé parce qu'il faisait de l'ombre à des très gros et gênait les Allemands eux-mêmes, nos co-éditeurs ! Bof. De toute façon la conclusion qui s'impose est simple : dans les années à venir, il faudrait presque dire des mois, la véritable information sera hors de prix et restera réservée à l'aristocratie de l'argent et de la politique. L'information des peuples passera par les Murdoch et les Bouygues. A propos de Murdoch, un dernier éclat de rire, de temps en temps ça fait du bien, le " tycoon " de la presse britannique est bien embêté pour ne pas dire autre chose, car il a fait soutenir le projet de la guerre en Irak par les millions d'exemplaires de tous ses journaux à quat' sous, et le résultat est que les Anglais se sont massivement opposés à cette guerre envers et contre leur " Churchill " de pacotille. Ciao !

FIN

1Je donne ce détail uniquement parce que fils d'épicier moi-même, il prouve que nous avons quelque chose en commun, Thatcher et moi. N'allez pas y voir un quelconque mépris pour l'épicerie, sauf peut-être pour l'épicerie en politique.
2Celle-là aussi je l'ai déjà raconté dans ce journal, mais il y a si longtemps qu'elle vaut la peine de la rappeler, et puis ça me fait un tel plaisir narcissique, seul salaire pour ce travail quotidien, que je ne vais pas me gêner…
3concept du cinéma, le final cut est le montage final d'un film, après plusieurs versions, le metteur en scène décide en général de celle qui sera retenue. Pardon aux initiés, mais on m'accuse sans cesse d'écrire en Chinois, alors voilà.

Jeudi 14 août 2003

La mort sous le soleil de Paris

150, des centaines, des milliers, on ne sait pas combien de personnes âgées sont mortes, victimes de la canicule, mais j'ai entendu ces trois estimations sur des antennes diverses, et ceux qui ont vécu cette canicule ne peuvent pas croire que le soleil de ces trois derniers mois n'a fait que quelques dizaines de morts.

L'opposition s'empresse, semble-t-il, d'attribuer au gouvernement la responsabilité de ce que tout le monde appelle déjà une hécatombe. Alors question : qu'aurait pu faire le gouvernement en la circonstance ? Porte-t-il une responsabilité quelconque dans cette tragédie qui a fait mourir prématurément un nombre certainement important de Français dont le seul défaut était leur âge ? Qu'aurait-il pu, qu'aurait-il dû faire pour éviter cette hécatombe ?

J'avoue que je m'interroge sans préjugés et voici les réponses que je trouve : primo, cette canicule a commencé réellement au mois de Juin, et cela dès le début du mois. Déjà en mai , la chaleur avait montré le bout de son nez, et déjà les météorologues lançaient des avertissements pour l'ensemble de l'été. A la mi-juillet, on ne pouvait plus douter, la canicule ravageait le pays du nord au sud et les premières victimes classiques, celles que le gouvernement (de droite) affectionne particulièrement, les exploitants agricoles, bénéficièrent par anticipation de la compassion de l'état et se voyait promettre d'avance des indemnités pour les hectares de maïs ou de tournesol qui n'arriveraient pas à terme. Les forêts brûlaient un peu partout, révélant hélas un manque chronique de moyens pour y pourvoir, encore qu'il soit difficile de faire ici des procès, une canicule comme celle que nous vivons ne faisant pas partie des événements chroniques sous nos latitudes. Il serait réellement irréaliste d'acheter et de stocker des moyens suffisants pour affronter de telles conditions, encore que, là aussi, les moyens manquent à chaque saison des incendies.

Secundo, on ne peut pas s'empêcher de penser que les responsables médicaux, des médecins, des directeurs d'hôpitaux et des syndicats de personnels de santé n'aient pas alerté le gouvernement dès la mi-juillet. On sait avec certitude que des conditions climatiques de ce type tuent les personnes âgées plus sûrement que n'importe quel autre cause. Les " pics " statistiques de mortalités se trouvent naturellement en été et en hiver, la canicule est donc non seulement une menace classique pour les agriculteurs et la végétation, mais c'est une tueuse bien connue. Conclusion : je mets ma main au feu que l'alerte a été donné, et à partir de là ? A partir de là il faut bien tirer des conclusions. Je viens d'acheter le Canard Enchaîné, mais je ne le lirai pas avant d'avoir terminé ce texte, c'est à dire en restant dans la pure spéculation. Je verrai ensuite si j'ai raisonné correctement.

Raisonner correctement signifie primo qu'au Ministère de la Santé il n'y avait personne au moment crucial, personne pour prendre des responsabilités inhabituelles et conséquentes, car la lutte contre une telle peste climatique est une guerre, une guerre qui demande de l'intelligence, de l'esprit de décision et des moyens. Evidemment des moyens, il n'y en a pas. Le budget est tel que n'importe quel sous-fifre du Ministère aurait souri si on lui avait demandé de débourser les millions d'Euros qu'il fallait à ce moment-là pour intervenir efficacement. Par exemple, en commençant par recenser toutes les personnes menacées. Difficile, non, coûteux, oui. Puis trouver, imaginer une solution : alors que faire ? Il y a des pistes simples. Lorsqu'une catastrophe menace un pays, une région ou une ville comme Paris, on évacue, ça s'est déjà vu plus souvent qu'on ne croit. On pouvait donc, dès le début du mois de Juillet préparer des convois de personnes âgées destinés à les transporter à des altitudes où la canicule est supportable. Il y a dans les montagnes françaises assez d'hôtels pour avaler la moitié de Paris sans indigestion. Autre solution, regrouper les personnes qui ne pourraient pas se déplacer dans des bâtiments climatisés et s'il le fallait climatiser dans les plus brefs délais les nombreuses maisons de retraite où agonisaient les gens du quatrième et du troisième âge.

Moi-même je n'ai que 62 ans, mais je peux vous assurer qu'à plusieurs reprises je me suis demandé si j'allais m'en sortir vivant. Le cœur est un organe qui ne supporte les hautes températures que jusqu'à un certain degré, et quand ce cœur est fatigué par une vie de travail et d'angoisse, il ne supporte plus rien du tout. Bref, les statistiques de mortalité routière vont faire la fierté du gouvernement vers le mois de décembre, et là aussi je remarque qu'aucun journaliste n'a fait remarquer que c'est sous Mitterrand que le trend de la mortalité routière a commencé à baisser fortement. En 1981 mourraient environ 12000 personnes par an sur les routes, avec une régularité écœurante. En 1995, ce chiffre était tombé à 8000, grâce entre autre au permis à point. Mais aujourd'hui la mauvaise foi permet à certains de s'attribuer des mérites qu'ils n'ont acquis qu'à la télévision. Pour les chiffres concernant la sécurité et la délinquance, même mensonge, dénoncé par le Canard Enchaîné il y a deux semaines qui montre comment on maquille les chiffres pour se faire tout beau.

Bref, on n'a rien fait. C'est cela le pire. Rien du tout. Les Parisiens, mais au fait pourquoi ne parle-t-on que des Parisiens ?, les personnes âgées et fragiles sont mortes et n'ont même pas de place dans les morgues et dans les Pompes Funèbres. Alors il reste une dernière question : une intervention de la part du gouvernement est-elle légitimement exigible de la part des citoyens de ce pays ? La réponse se trouve dans une expression dont se gargarisent les ministres de la santé de tous bords : politique de la santé. Cet été, à Paris et ailleurs en France, on a pratiqué une politique de la pathologie et de la mort.

Vendredi 15 août 2003

Piégé.

Je suis piégé, car étant très fatigué, j'allais m'octroyer un jour de vacance et vous laisser sur votre faim, lorsque je me suis rappelé à temps qu'aujourd'hui était une date infâme, pour employer le vocabulaire des réformés de la grande époque. Il était impossible de concevoir que je puisse faire coïncider une vacance avec l'assomption (refus du a majuscule et indignation de voir utilisé un mot aussi philosophiquement glorieux pour une pantalonnade comme celle qui concerne cette donzelle prénommée Marie, paraît-il). Donc, il faut que j'écrive coûte que coûte.

Et les sujets ne manquent heureusement pas, tant l'ambiance mondiale me paraît la plus étrange que j'ai jamais connue et aussi la plus dangereuse. Délétère serait le mot juste, pour désigner cette dérive dans laquelle semble s'installer l'humanité. Et vous êtes sans doute à mille lieux de vous douter pour quelle raison je pense ainsi. Car il ne s'agit pas des actions militaristes des coalisées, qui demeurent cependant toujours à redouter, mais plutôt et paradoxalement de leur inaction.

En effet, il y a à travers le monde des choses qui se passent et qui me font penser qu'il y a un énorme porte-avions qui circule à travers l'océan du présent à toute vitesse mais sans capitaine et sans véritable cap. De l'Afghanistan au Libéria en passant par le Moyen-Orient, une chose apparaît avec une angoissante évidence : les Américains ne contrôlent absolument plus rien nul part. Depuis la mise au rancart rapide du général Garner, le premier des officiers qui devait remettre sur pied l'Irak en quelques semaines, les successeurs se succèdent si je puis dire, et il ne se passe rien. Sauf, peut-être, l'écoulement du pétrole, dont personne ne parle, mais dont il faut bien supposer qu'il existe puisque on vient de saisir une cargaison clandestine de pétrole raffiné. Raffiné : donc les raffineries fonctionnent, et si quelques Irakiens malins arrivent à charger un cargo en douce sous la barbe des Anglais qui contrôlent le seul port du pays, cela signifie quand-même que le brut sort des derricks et des pompes et que la plus grosse partie s'écoule vers quelque part. Où ? Qui sait ? Pour qui ? Qui sait ? Les derniers propos que j'ai entendus à ce sujet par un sous-fifre du Pentagone disait que tout le pétrole serait vendu au profit du peuple irakien. Alors tout va bien.

Mais dans le pays lui-même, tout va mal, et de plus en plus mal. Les mois s'écoulent, et le peuple reste sans eau courante, sans électricité, sans revenus ni emplois, bref, c'est l'anarchie, ponctuée presque chaque jour par un attentat où un pauvre GI's y laisse sa peau, ainsi que quatre ou cinq Irakiens, toujours la proportion coloniale. Fait nouveau, véritable fait, les médias de la coalition n'en rendent plus régulièrement compte. Ainsi ce matin un soldat américain est mort au Nord de Bagdad dans un traquenard, seule la BBC en a parlé. Ca n'intéresse plus personne. Ces mensonges pas omission proviennent en fait des réactions qui naissent aux Etats-Unis eux-mêmes parmi les familles des soldats morts " en rab " si je puis me permettre une telle expression.

En Afghanistan les choses sont encore plus énormes : non seulement la coalition onusienne ne contrôle plus que Kaboul, mais c'est à Kaboul que les Talibans concoctent leurs attentats les plus meurtriers. Le Chef de l'état, M. Karzaï, fait de la figuration, sans doute intelligente et moralement irréprochable, mais il semble assis sur une poudrière. Au Libéria, c'est une véritable comédie qui vient de se jouer avec le départ en fanfare du hideux Taylor qui prend sur lui toute l'ignominie du monde pour permettre à son pays de retrouver la paix, tout en imitant Schwarzenhegger prononçant sont fameux " I'll be back " de Terminator, en Français : je reviendrai. Drôle de paix, à peine parti, le port de Monrovia où étaient stockée de l'aide alimentaire américaine pour secourir une population à bout de force, est littéralement razzié par des looters, des pillards qui passent sous les nez des quelques militaires plantés là en badauds avec 50 kilos de farine en équilibre sur la tête. Qui oubliera ces mêmes images tournées par toutes les chaînes du monde à Bagdad libérée, ce pillage intensif, qui a duré des jours et des jours sous le regard goguenard des soldats de la coalition qui répondaient invariablement aux journalistes intrigués qu'ils n'étaient pas là pour faire la police !

Retour à Monrovia. Quelques heures plus tard, quelques dizaines de GI's tout frais débarquent d'un gros hélicoptère en provenance des croiseurs que l'on distingue au large sur les images de la télévision depuis quelques semaines. Ca me rappelle toujours ce cours de science politique où l'on enseignait la technique de la parade des bâtiments de guerre au large des pays coloniaux menacés d'intranquillité : cela s'appelait déjà la dissuasion par l'étalage de la force. N'empêche, les Turcs avaient acheté au Deuxième Reich un ou deux vieux sabots des mers en ferraille qui sont encore arrivés jusqu'au Bosphore, mais qui n'en pouvaient plus et n'ont jamais voulu repartir, mais ça plaisait au Sultan qui pensait faire peur à son vaste empire en pleine décomposition. Bref, les images que CNN diffuse depuis ce matin mettent quand-même mal à l'aise. On peut y voir des soldats à peu près des clones de ceux d'Irak, baguenaudant ici et là avec l'air de n'avoir pas la moindre idée de ce qu'ils étaient venus faire dans cette galère. Et les interviews de l'Ambassadeur américain à Monrovia n'a rien de rassurant, disant des trucs dans le genre : - " oh j'ai parlé avec les rebelles et ils sont d'accord pour tout ", cependant que d'autres chaînes nous montrent les images classiques à base de Toyotas rouillées mais bourrées de rebelles qui n'ont pas l'air du tout de vouloir s'asseoir autour d'un pot pour faire un pow-pow et fumer le calumet de la paix.

Et puis, une tribu jadis très proche des milieux de Washington commence à se comporter bizarrement par rapport aux relations traditionnelles de proximité, de quasi intimité. L'Arabie semble être entrée dans un processus dont l'occident est de moins en moins dupe : d'un côté la Cour de Ryad (parler encore de Cour en 2003 !!) c'est à dire le pouvoir despotique de la famille du vieux Saoud mort sur un matelas bourré de dollars, affiche une alliance sans faille avec son protecteur de toujours, au moins depuis le premier Rockfeller. De l'autre, les observateurs, et en l'occurrence les meilleurs sont les Anglais qui n'ont jamais bien digéré la ruée US dans un secteur dont ils croyaient avoir le monopole. Ceux-là se rendent compte que non seulement le gouvernement saoudien est sous une pression grandissante de l'opinion et de la rue, qui ne tolère plus cette occupation flagrante de l'Amérique et l'utilisation qui est faite du territoire du Hedjaz pour mener la politique des pétroliers texans, mais que le gouvernement lui-même se dédouane en douce, dans sa politique intérieure et notamment dans l'idéologie que distille son système éducatif. Récemment j'ai dû constater que le Ministre de l'Education était fort mal à l'aise lorsque Tim Sébastian lui mettait sous le nez des manuels scolaires dans lesquels il était question de l'occident satanique et autres balivernes génératrices de haine. Bref, on se croirait revenu à des politiques au jour le jour, où d'un côté le chef indien parle de paix parce qu'il connaît son impuissance militaire vis à vis des Yankees, cependant que le sorcier rappelle les valeurs éthiques auxquelles les peuples autochtones de l'Amérique du Nord n'ont pas le droit de déroger.

Oui, oui, c'est tout à fait ça, Bush mène une politique qui doit ressembler à la guerre contre les Indiens au début du Dix-Neuvième siècle, c'est à dire à une série de massacres entre-coupés de négociations fumeuses avec l'une ou l'autre tribu, tandis que la majorité des Peaux Rouges continuaient de rassembler désespérément leurs dernières forces pour se suicider dans l'honneur. Et je n'ai pas encore parlé de la fameuse Roadmap, la feuille de route (ce qui laisse entrevoir le degré d'autonomie qui reste aux deux parties par rapport aux ordres de Washington), bref, le nième plan de paix pour Israël lancé par Bush avec tambours et trompettes et qui patine dans la semoule la plus complète. Bref, y-a-t-il un pilote dans l'avion ? Même à Wall-Street on se le demande, où on ne comprend rien à la fuite en avant dans la dette pratiquée par un président qui dépense en un jour deux semaines de budget et persiste à faire baisser les impôts de manière tout à fait drastique et pas du tout à la Chirac.

Voilà l'ambiance qui domine en ce moment dans les médias les plus sérieux du monde et les plus concernés. On ne comprend plus rien, ni à l'inertie persistante d'une armée dont on a des souvenirs tout à fait différents de sérieux et d'efficacité, ni à des actions diplomatiques sans queue ni tête. Le Président va faire une tournée en Afrique pour venir au secours des sidéens avec quinze milliards de dollars que le Congrès ne votera jamais et dont la petite partie qui arrivera saine et sauve dans les caisses africaine devra servir à encourager l'abstinence comme meilleure thérapie anti-sida. Enfin, Bush prend du ventre et quand il n'a pas de prompteur pour lui dicter son texte, il parle comme s'il venait d'avaler cent milligrammes de Valium. C'est ça, toute la politique mondiale marche au Valium parce qu'un chef d'état puissant est pour le moins un faible d'esprit qui ne sait rien faire d'autre que de lancer des opérations du style de celles de Napoléon III au Mexique, mais son armée, elle n'a rien de mexicain et j'imagine déjà les ravages que ces jeunes, chaque jour un peu plus rongés par l'angoisse, vont commettre ici et là, tant et si bien que le seul souci réel de Bush est de les mettre à l'abri de toute poursuite judiciaire partout à travers le monde. Cela sent très mauvais, je dirais même ça pue. Dans les tractations qui tournent autour de la mise à l'écart de Madame Carla Del Ponte, Procuratrice en Chef du Tribunal d'Arusha où elle continue de pourchasser les véritables responsables des massacres au Ruanda, ne visent qu'à mettre fin au danger de voir le Droit réellement appliqué partout dans le monde, même contre le Raminagrobis de Washington et ses sbires. Alors question : s'agit-il d'un phénomène strictement lié à l'incurie de l'administration Bush littéralement incompétente dans la plupart des domaines de sa politique intérieure ou extérieure, ou bien l'occident est-il fatigué partout où l'on jette le regard ? A voir comment s'est comporté le gouvernement Raffarin-Chirac cet été, on peut se poser la question.. A propos, j'ai lu le Canard Enchaîné, et j'avais bien raison de dénoncer ce qui n'est qu'une criminelle incurie de la part des autorités sanitaires de ce pays. J'ai entendu les protagonistes s'exprimer à la télévision, et j'ai entendu l'expression " enquête parlementaire ". Les paris sont ouverts sur l'avenir d'une telle enquête. A demain. Mais le 16 août est une date laïque, alors peut-être vais-je enfin laisser pour une fois mon ordinateur se reposer…

Samedi 16 août 2003

Le soleil et le cocotier.

Trois mille est le dernier chiffre que j'ai entendu au sujet du bilan des personnes âgées décédées à cause de la canicule. Ce chiffre dépasse de beaucoup, du double si je ne me trompe, le bilan de l'épidémie du SARS, cette pneumonie atypique qui a surtout frappé l'Asie et un peu le Canada. Le monde entier, à commencer par l'OMS, l'organisation mondiale de la santé de l'ONU qui a mis en place sur le champ un dispositif drastique conçu selon des critères sans pitié pour la politique, le commerce, les transports aériens et l'économie en général. Il est sûr que les bourses asiatiques ayant immédiatement répercuté la psychose qui s'est emparé de l'Extrême-Orient et du nord de l'Amérique, il n'était pas question de traîner des pieds. Résultat : l'épidémie à fait un minimum de victimes, et elle a été stoppée partout où elle avait commencé à faire des ravages en quelques semaines seulement.

La vie des vieux n'a pas d'influence sur la Bourse, hélas. Et cette histoire tombe plutôt mal pour certains comme notre Ministre des Finances, Monsieur Francis Mer qui déclarait la semaine dernière (cf le Canard Enchaîné du 6/8/03) : " Pour résoudre le problème de l'assurance-maladie, je ne vois qu'une solution. Tout simplement supprimer la dernière année de la vie. Parce que c'est celle qui revient le plus cher à la Sécurité Sociale ". Bien vu, une semaine à peine avant le Plan Blanc de son patron Raffarin. A la place de Monsieur Mer je me sentirais mal dans mes godasses. Trois mille " dernière année de vie ", voilà qui devrait faire du bien au trou de la Sécu. Mais cette remarque cynique de l'ancien PDG de la sidérurgie, qui a fait partie des négociateurs bruxellois qui ont liquidé le bassin lorrain où la France a bradé son acier en échange de l'agro-alimentaire, vaut de l'or pour les curieux. En effet, j'en ai déjà fait la remarque à propos de la politique dite " d'accompagnement à la mort " et qui consiste essentiellement à dissuader le malade en fin de vie de s'acharner à se soumettre à une thérapie coûteuse et douloureuse, mais surtout coûteuse. En feuilletant les colonnes dépenses de l'assurance-maladie, Monsieur Mer a dû faire la découverte de la courbe asymptotique du coût des soins d'un cancéreux pendant les semaines qui précèdent une mort inévitable. Vertigineuse réalité, qui a encouragé tous les ministres de la Santé qui se succèdent depuis vingt ans à développer les soins dits " palliatifs ", et les centres qui les dispensent. Le petit Kouchner n'a pas été le moins actif, loin de là, dans le harcèlement des hôpitaux et des personnels de santé pour qu'ils acceptent de se prêter à cette macabre et immorale mascarade, car il ne s'agit de rien d'autre que d'une euthanasie masquée. En Amérique, c'est un job bien payé (par les Assurances) pour ceux qui ont le courage, le cynisme et le talent pour aller de lit en lit convaincre les mourants qu'ils seraient bien plus heureux de mourir sans toute cette tuyauterie dans le corps alors que la mort est programmée sans erreur possible. Ne vous laissez jamais prendre par ce mensonge, car les soins palliatifs sont toujours présentés comme une mesure humaniste, destinée à rompre la solitude des mourants et à leur faire rejoindre le monde des macchabées dans une ambiance de rêve, alimentée par de bonnes doses de morphines. La loi est là-dessus d'une hypocrisie répugnante, car elle continue de s'opposer à l'euthanasie volontaire, alors que l'on sait que cette euthanasie se pratique dans tous les hôpitaux sous le charmant nom d'un cocktail qui s'appelle le PDL : mélange de Palfium, de Dolosal et de Lithium, administré par des infirmières qui, de temps en temps, portent le chapeau devant les tribunaux.

Mais je m'éloigne. Trois mille vieux sont morts cet été alors qu'il leur restait sans doute peut-être beaucoup plus qu'une année à vivre, et le gouvernement sort de sa torpeur post festum. J'ai indiqué avant-hier, avant les premier bilans, les mesures qui auraient pu et dû être prises dès le commencement de cette canicule pour une fois bien repérée par les météorologues et que l'on savait devoir durer assez longtemps pour faire les ravages qu'on sait. La mauvaise foi de ceux qui proclament aujourd'hui comme le Ministre de la Santé : -" qu'il n'a rien à se reprocher à aucun niveau " - est d'autant plus évidente que chacun de nous a des personnes âgées dans sa famille. Il est donc au contact de cette réalité dangereuse que ces personnes qui souffrent ne manquent pas de manifester par tous les symptômes que l'on connaît bien. Alors ? N'a-t-on rien fait sciemment ? Aurait-on en quelque sorte écouté le conseil à peine ironique de Monsieur Mer ? Ou bien les relations entre la société et ses vieux est-elle en train de changer ? Nous sommes peut-être en train d'en revenir à la solution du cocotier, histoire de préserver le budget, au fond c'est le même geste que celui qui soumet un vieux à une épreuve difficile afin de déterminer s'il n'est pas temps de mettre un terme à sa vie afin d'économiser les ressources de la tribu ?

Il y a une logique dans le gouvernement de Monsieur Raffarin, une logique qui s'en prend à deux catégories de citoyens : les vieux et les artistes, les bouches inutiles quoi. Quelle a été la première grande réforme qui a rempli les rues de la France pendant des semaines ? Celle de la Retraite, celle des dernières années de la vie des citoyens devenus improductifs. J'ai longtemps pensé que le mobile qui pousse les gouvernements de droite à détruire progressivement la retraite par répartition n'était qu'un moyen direct de contraindre les salariés à confier leurs économies aux banques et aux assureurs privées. Cette raison demeure évidemment valable, mais au vu de ce qui vient de se passer en France, et sans doute aussi ailleurs en Europe, je me demande si ce n'est pas beaucoup plus grave : nous perdons à vive allure le sens du caractère sacré de la vie et le respect de cette vie en chacun de nous, quel que soit notre âge. C'en est fait du Progrès qui vise avant tout au respect de la nature humaine et de la vie. L'argument que j'entends vaguement au loin, me dit que ce n'est pas vrai, mais que les vieux ne sont plus les vieux d'hier, et qu'à soixante ans on est encore un jeune homme, et que l'on peut continuer de produire et de contribuer à la richesse de la société. C'est bien beau, ce discours ridicule, cependant que les entreprises se livrent ouvertement à un rajeunissement continu de leurs personnels, et qu'arrivé aux alentours de quarante ans, on est classé parmi les papis, c'est à dire avant tout parmi les personnes qu'on ne peut plus embaucher.

C'est donc bien notre peau que veut se système pervers. Car il est pervers jusqu'au bout : en haut de la pyramide sociale se tiennent quelques vieux qui décident de tout, et qui décident entre autre de liquider les vieux dans leurs entreprises. Au milieu il y a des jeunes qui ont peut-être deux décennies devant-eux pour jouir d'une existence à peu près normale et pendant laquelle la force de leur jeunesse leur permet non seulement de travailler, mais de jouir et de se divertir juste ce qu'il faut pour oublier le jour où on les jettera à la casse. Et puis tout en bas, il y a les mourants en tout genre. Pour l'instant, le tableau est presque encore idyllique : les vieux sont sagement rangés dans leurs biens ou dans des maisons de retraite coquettes. Les moins chanceux errent dans des mouroirs sordides soumis au hasard du dévouement sans limite de quelques jeunes ou du sadisme de quelques autres qui n'arrivent plus à se divertir de la réalité de cauchemar à laquelle ils sont enchaînés dans le présent et dans leur futur.

Ce qu'il faut savoir et retenir, c'est que cet équilibre déjà fragile est sensible à des décimales de pourcentage. C'est par un grignotage constant et indéfini que les gouvernements fermement décidés et conscients de mener cette politique cynique et immorale vont parvenir au résultat final, à la politique du cocotier que le soleil de cet été meurtrier est venu éclairer d'un seul coup.