Chapitre
11
Plus
tard dans la soirée il téléphona à
Angélica. Sa voix était claire et enjouée.
Elle lui raconta qu'on lui avait donné une pilule le matin
et que, subitement, vers 14 heures, la forme lui était
revenue.
-
Tu sais Jean, c'est comme si je n'avais jamais rien eu, c'est
la première fois de ma vie que j'éprouve cette sensation.
C'est formidable. Aussi, je quitte l'hôpital demain, je
prends l'avion-taxi et hop!.
En
posant le combiné sur son socle il ne pouvait s'empêcher
d'entendre le Tahua'a lui dire,- c'est comme si, il ne lui
était jamais rien arrivé-.
Le
lendemain matin fut consacré au nettoyage et à la
vérification des matériels. Dans son faré,
Leverrier travaillait sur ses fiches, quand Tumu et Tuti vinrent
le voir pour prendre les instructions qui concernaient les acteurs
de compléments polynésiens.
-
Au fait Tumu, pourquoi le Tahua'a hier, a-t-il mangé cru
l'il de la chèvre?.
-
Mais monsieur Jean, parce que l'oeil est la nourriture des dieux. Décidément, pensa-t-il, nous vivons dans des mondes
si différents qu'ils nous sont parfois invisibles. Son
travail achevé, il voulut se donner du bon temps. D'abord
la plage, bronzer et puis le bain dans le lagon. Il y avait du
monde sur la plage. L'équipe d'abord qui s'était
placèe au meilleur endroit. Les nouveaux arrivés
ensuite dont les peaux blanches contrastaient avec le bronzage
des techniciens et des acteurs. Leverrier salua tout le monde
et s'étendit sur le sable fin et chaud, près de
ses collègues. La lumière était si éblouissante
que presque tout le monde avait mis des lunettes de soleil. Ruth
l'anglaise, après maintes séances au soleil de Moorea
qui l'avait d'abord brûlée puis cuite et pelée,
commençait à avoir un beau bronzage cuivré
qu'elle entretenait assidûment.
Justement,
il était question d'elle et de son retour vers l'Europe
qu'elle semblait souhaiter, compte tenu pensa Leverrier, qu'elle
n'avait pas encore trouvé chaussure à son pied.
C'est qu'elle était difficile pour ses choix amoureux.
Celui-là était vulgaire, l'autre trop gros, le suivant
pas assez beau. Ne trouvaient grâce à ses yeux que
les mannequins et le réalisateur. Mais à leur sujet
elle savait que c'était impossible pour elle. Restaient
les locaux mais Angélica avait déjà mis la
main sur le plus beau de sorte qu'il ne lui restait que la possibilité
d'un heureux hasard. Il vint en effet, sous la forme d'un jeune
et beau polynésien en vacances, qui, l'ayant aperçu
sur la plage, vint se placer à deux pas d'elle. C'était
un garçon joyeux et qui avait le talent de faire rire les
filles. Elégant et insouciant par nature, il prétendait
être le fils d'un riche commerçant de Papeete, ce
qui, pour la belle Ruth, ajoutait à son charme. En se sentant
conquise d'avance, elle le regardait avec des yeux de chienne
fidèle. Pour Leverrier, que le manège intéressait
un peu, la conclusion lui paraissait imminente.
Il
avait été convenu que toute l'équipe se rendrait
dans l'après-midi à l'aérodrome de Moorea-Temae,
pour accueillir comme il convenait de le faire Angélica,
la miraculée. Quand l'avion-taxi tout vrombissant se rangea
près du bâtiment, toute l'équipe anxieuse
fixait la porte du petit avion d'où sortirait Angélica.
Tous l'avaient vu partir de l'hôtel, pâle et défaite.
Ils redoutaient qu'elle apparaisse fatiguée et marquée.
Or, leur surprise fut totale quand ils virent apparaître
Angélica superbe souriante et bronzée, comme s'il
ne s'était rien passé durant ses six jours d'absence.
Ils se précipitèrent sur elle en exprimant leur
joie.
A
partir du retour d'Angélica les journées de tournage
se succédèrent dans une ambiance joyeuse. Ruth avait
fini ses prises. Elle commençait à regretter son
départ, d'autant plus que le jeune Polynésien, dont
le nom, Téméharo, était celui du dieu principal
de la famille des Pomaré dont il faisait partie, l'avait
rendue folle pendant l'extase d'une seule nuit. Elle avait téléphoné à Londres pour avoir un délai de plus mais son agence
l'avait sermonnée fermement, car du travail l'attendait
là-bas. C'est donc triste, et à mi-larmes, qu'elle
fit ses adieux. Elle partait bronzée et en grande forme
mais elle laissait son coeur dans les îles.
Téméharo enhardi par son succès auprès d'un top model se
vantait de prouesses imaginaires auprès d'Angélica.
Mais la jeune femme, sachant la fin du tournage proche, s'était
déjà débarrassée de Pahero'o de sorte
qu'elle tenait le jeune Polynésien à distance. Celui-ci
insistait assez lourdement ce qui provoquait chez les techniciens
coups d'oeil et quolibets. Il y eut un moment où Angélica s'absenta. Pierre, qui ne loupait jamais une occasion de rire
un peu, s'approcha de Téméharo.
-
Dis donc mec, qu'est-ce que tu leur fais aux femmes, pour qu'elles
soient dans l'état où t'as laissé Ruth?.
-
Mon vieux, elles sont toutes folles de moi. Quant à Ruth mon vieux,
je l'ai marquée de mon sceau, comme ça. Et il fit
un geste puissant, comme s'il bouchait une bouteille de vin.
-
Messieurs les " pue-la- sueur ", chapeau bas, nous avons affaire
à un spécialiste.
Ils
rirent tous de bon coeur, en faisant le même geste que Téméharo.
Puis ils réclamèrent des détails que le jeune
homme s'empressa de fournir. Leverrier qui observait la scène
de loin constatait la futilité et l'indécence des
propos, tout en pensant qu'ils faisaient parties de l'ordinaire
des choses.
Chapitre
12
Le
dernier jour du tournage fut consacré à deux scènes
ultimes qui furent jouées par les acteurs avec brio. Cela
ne surprenait personne, et encore moins Montana. Il avait su si
bien tirer des protagonistes la quintessence de leur rôle
que ceux-ci apparaissaient naturellement disposés pour
leur personnage. La fin des prises de vues fut saluée avec
des hourras!. L'avion du retour ne partant que le surlendemain,
il restait une bonne journée pour les emplettes aux souvenirs.
A
l'hôtel, Leverrier et Montana réglèrent rapidement
les derniers détails du départ. Il restait à Leverrier
quelques heures de détente avant la nuit et il hésitait
entre la plage et les adieux qu'il s'était promis de faire
au Tahua'a. Il se décida pour le Tahua'a, en pensant que
si ce tournage avait pu finir sans dépassement, la production
lui en était redevable. Il avait bien tenté plusieurs
fois d'en parler avec Montana et avec les autres, mais il n'avait
rencontré que de l'incrédulité face à
l'assurance têtue de ceux qui prétendaient que, seul,
le médicament administré à l'hôpital,
avait vaincu la maladie d'Angélica. Elle même d'ailleurs
assurait que ce n'était qu'après avoir absorbé
l'anti virus qu'elle s'était sentie beaucoup mieux. Tant
d'incompréhensions l'avaient découragé d'en
parler si bien qu'il avait observé depuis une distance
silencieuse avec ses collègues.
Il
prit avec sa voiture, le chemin de la Vée de Paoroa. Il
faisait très chaud en cette fin d'après midi malgré
la chute du soleil dans une traînée de nuages gris
et noirs. Quand il s'engagea sur le chemin forestier qui conduisait
au faré de Maui, un grondement de tonnerre lointain l'avertit
qu'un orage menaçait la vallée. Des éclairs
plus puissants que mille flash, éclairaient soudainement
les sous-bois, faisant jaillir de l'ombre des fleurs aux couleurs
étranges. Une forte odeur de terre mouillée et fumée
envahissait l'atmosphère quand après une courbe
du chemin il aperçut le faré avec son toit de tôle
ondulée. C'était la seule habitation de la Vée.
Il vit le Tahua'a assis sur un fauteuil d'osier placé sur
la terrasse couverte et qui semblait l'attendre.
-
Je viens te faire mes adieux, Maui. Nous partirons après-demain
pour la France. Je tenais à te remercier pour ce que tu
as fait pour nous. Sans toi, nous allions vers un désastre.
Ce qui me chagrine le plus, c'est l'incompréhension des
autres et leur refus d'admettre que c'est grâce à
toi que les choses se sont arrangées.
La
pluie se mit à tomber brusquement. Les gouttes d'eau, précipitées
du ciel avec force, tambourinaient le toit de tôle avec
un bruit sec, avant de se répandre en cascades, toutes
autour du faré. Le Tahua'a se taisait. Les yeux fermés,
il semblait communiquer par la pensée avec des forces invisibles
et présentes à la fois. Parfois et subitement des
éclairs blancs sculptaient son corps et son visage de lumières
et d'ombres, pendant que le tonnerre assourdissait la nature environnante.
Cela dura ainsi jusqu'à l'accalmie bienfaisante qui fit
ouvrir les yeux du Tahua'a.
-
Etranger, je te remercie de ta visite. Je l'attendais, car je
savais que tu avais un problème d'incompréhension.
Je trouve cela normal. Il en est ainsi de tous ceux qui veulent
témoigner de quelque chose. L'incrédulité
est le propre de votre civilisation et de votre culture, souvent
axée sur le désir et sur la jouissance. A toi seulement
qui a le coeur pur, il t'a été donné de voir
ce que les autres ne voient pas. De ce point de vue, tu es à
présent un initié aux mystères de nos mythes.
Observe maintenant, ce que sont devenus nos îles et notre
peuple, et regarde ce qui reste de notre culture. Tout juste de
quoi satisfaire les touristes qui nous écrasent sous leurs
billets de banque. Il ne nous reste à présent, que
les larmes de l'amertume et l'amitié de ceux qui croient
en nous. L'ami, tu as été le témoin d'un
mystère. Tu dois le garder pour toi. Il y a des choses
qu'il est inutile de dire au monde, elles sont taboues. Seuls
les initiés les savent. C'est le choix des dieux.
Leverrier,
une fois sa surprise passée, constatait qu'il avait bien
des choses ˆ apprendre de ce peuple maori, découvreur intrépide
qui, parti d'Havaï, la terre originelle, avait colonisé
presque toutes les îles des mers du sud. Il se proposait
pour plus tard de revenir ici, afin d'en savoir plus sur ce peuple
si attachant. Il fit ses adieux au Tahua'a et reprit le chemin
de l'hôtel. La pluie avait cessé et le ciel, dégagé
des nuages avait repris sa belle couleur bleue. L'atmosphère,
nettoyée par la pluie, faisait apparaître les lointains
si proches qu'ils en semblaient surnaturels.
Chapitre
13
Le
surlendemain, toute l'équipe, après avoir fait ses
adieux aux collaborateurs locaux , aux compagnes et aux compagnons
d'un séjour, se retrouva dans le grand hall de l'aéroport
de Papeete. Il y avait le monde habituel des touristes qui jacassaient
entre eux, des fonctionnaires qui rentraient en Métropole
et des militaires, reconnaissables à leurs cheveux courts.
L'équipe restait soudée en attendant l'embarquement.
Pierre tenait sous son bras une petite pagaie sculptée
qu'il avait acheté chez un Chinois de Papeete. Il expliquait
à Camille le marchandage qu'il avait fait avec succès
pour cet achat. Raymond et Paul plaisantaient avec l'hôtesse
chargée de l'enregistrement des bagages, Montana et les autres
affichaient des mines souriantes, tous heureux de rentrer chez
eux.
Quand
il furent installés à leur place dans l'avion, l'angoisse
du départ qui saisit parfois les passagers fut à
peine ressentie par eux, tant était grande leur joie du
retour. Seul, Leverrier semblait mélancolique. Non pas
à la manière de ceux qui regrettent les joies passées,
mais plutôt comme ceux qui ont vécu un amour inachevé.
Au
moment où le Boeing s'arracha du sol avec toute la puissance
de ses réacteurs pour prendre de la hauteur, il se sentit
collé à son fauteuil. Comme il se trouvait près
d'un hublot, il pu voir Papeete, puis un grand morceau de paysage
avec la mer, enfin, au lointain Moorea, l'île jumelle. Aussitôt,
son esprit fut envahi d'une multitude d'images du tournage. Pierre qui faisait le pitre, les techniciens, obsédés du
sexe. Montana et ses deux amazones et puis Jimmy, narcissique
jusqu'à l'obsession et David l'homme secret. Enfin les
filles, Ruth perpétuelle insatisfaite et Angélica,
qui fut aimée d'une statue de pierre. Incroyable!.
Tout
ce petit monde du roman-photos, évoluait dans sa tête
en mélangeant les séquences. Les scènes d'amour
heurtaient celles de jalousie, qui étaient elles mêmes,
remplacées par des fous-rire, dans une ronde ininterrompue
d'images.
Ce
monde futile et nécessaire, qui devait faire rêver
des femmes et des hommes à propos d'une histoire romanesque
photographiée sous les cocotiers parviendrait-il à
faire comprendre, à travers des photos, l'humanité
d'un peuple et ses espérances, il en doutait. Certes, le
réalisateur avait sa part de responsabilité mais
la nature même du scénario rendait l'hypothèse
douteuse. Comparé à l'histoire du Tiki amoureux
et à ce qu'il avait mis en mouvement, le roman-photos de
Moorea lui paraissait dérisoire. Bien sûr, personne
n'avait voulu admettre la vérité du Tahua'a, pourtant
Leverrier en était certain, puisqu'il en avait été
le témoin. Il se sentait maintenant à des kilomètres
de ses collègues, séparé par une connaissance
particulière qui lui serait toujours propre.
Par
le hublot il pouvait voir l'atoll de Tétiaroa, anneau blanc
avec au milieu, un magnifique lagon turquoise. Autour de l'île
le Pacifique, immensité liquide bleue, infini dans sa grandeur.
Leverrier était songeur. Il pensait à la sacro sainte
vérité. L'allégorie plaisante d'une jeune
femme nue, à la longue chevelure et qui sortait d'un puits
sans fond, s'offrait à son souvenir. Cela le fit sourire.
Hubert
SERRA.
FIN