Chapitre
6
Le
lendemain, les prises de vues eurent lieu au motu Fareone. La
journée était bien commencée lorsque Angélica se plaignit d'une migraine persistante. Leverrier lui donna de
l'aspirine, et l'on pu continuer de tourner. Le soir, elle ne
parut pas à table, préférant s'aliter à
cause de sa migraine revenue. Montana alla lui rendre visite pour
lui demander des nouvelles de sa santé. Il trouva Pahero'o à son chevet, ce qui ne l'étonna pas. Ils discutèrent
de son mal de tête tenace et capricieux car quand il les
quitta Angélica n'avait plus de migraine.
Au
motu Fareone, les prises continuèrent sans Angélica,
qui avait demandé de se reposer. On changea un peu le plan
de travail de façon à réaliser des séquences
sans elle. Sergio Montana était soucieux pendant que se
préparaient le décor et les accessoires pour une
série de scènes importantes qui devaient être
photographiées à la tombée du jour et durant
la nuit. Quand Sergio était comme ça, c'est qu'il
était saisi par une sorte d'angoisse créatrice.
Bien qu'il prît un soin extrême à la préparation
de ses réalisations, jusqu'à en dessiner chaque
plan, il était assailli de doutes sur la part de parti
pris qu'il mettrait malgré lui dans la mise en scène
de chaque plan. Il tenait à créer et non à
se servir de clichés, ce que l'on reprochait le plus, aux
romans-photos ordinaires. Dans la pratique ce n'était pas
son choix personnel qui distinguait un roman pour une adaptation.
C'était plutôt un choix sélectif, à
l'usage d'une clientèle féminine, dont le magazine
s'assurait les droits de reproduction. L'adaptation et les dialogues
étaient généralement confiés à
des spécialistes féminines censées connaître
et comprendre, la nature romanesque des lectrices du journal.
Montana n'était chargé que de produire et de mettre
en images, avec un souci naturel d'autocensure pour les prises
de vues. Montana savait que le roman-photo avait un avenir limité.
Trop confiné aux seules situations romanesques, il lui
manquait la vigueur, la rudesse, l'âpreté et la violence
de la vie. D'un autre côté la télévision
lui faisait une concurrence qui annonçait son déclin.
Sergio pensait à tout cela, pendant qu'on installait des bûches
sur la plage afin d'y mettre le feu. Les projecteurs étaient
en place et l'on entendait dans le lointain le ronronnement rassurant
du groupe électrogène. Afin de préparer la
première scène, il appela les acteurs et les invita
à s'asseoir près de lui. Ruth arriva la dernière
en courant.
-
Ma chérie, pose ce que tu as de plus précieux dans
ta personne sur le sable, et écoute-moi s'il te plaît. L'ironie de Montana avait fait rire les autres, mais il en fallait
bien plus pour troubler l'Anglaise qui posa sur le groupe un regard
condescendant.
Montana expliqua à chacun ce qu'il avait à faire puis il
se livra à une critique du scénario.
-
Je me demande comment le journal a pu laisser passer une histoire
pareille. Aucun portrait intéressant de femmes.
-
Qu'est-ce que c'est qu'un portrait intéressant de femme?.. demanda Pierre.
-
C'est simple répondit Raymond qui voulait faire de
l'esprit, c'est une femme qui a un il sur le patrimoine
et un autre sur la braguette du monsieur et qui veut conserver
les deux.
Cela
fit rire l'équipe mais Montana sembla ne pas avoir entendu.
Il continua son explication.
-
C'est surtout un roman d'hommes. Le rêve masculin, toujours
lié à la liberté par la mer. Et puis cette
constance à vouloir toujours créer un monde nouveau
comme s'il y avait une impossibilité de coexistence, avec
ses semblables. Une fois de plus, c'est le roman de la fuite en
avant. Il faut dire que c'est une caractéristique des histoires
modernes. C'est facile.
-Tout
de même, reprit Leverrier, je vous trouve bien sévère,
patron. Térii le héros à des desseins qui
semblent plus nobles. Il obéit à un appel mystérieux
qui lui enjoint de revenir sur la terre de ses ancêtres
afin de trouver l'île mystérieuse, inconnue des cartes
et des satellites, pour y créer une descendance qui incarnerait
la pureté morale des origines.
-Toujours
pareil, le signe, les signes. C'est une façon détournée
d'avouer sa propre faiblesse à résoudre ses problèmes.
Quand il y a impuissance, on s'en remet aux dieux, à la
providence, aux signes, aux charlatans, répliqua Montana qui avait varié le ton. Les autres écoutaient, attentifs
à cet échange.
-
Toutefois, je vous concède que Térii est un meneur
d'hommes et qu'à ce titre son talent est sincère.
Voila pourquoi cette histoire tient tout de même debout.
On
prévint Montana que tout était prêt pour la
première scène. Il mit les acteurs en place, et
l'on commença les prises de vues. Soit qu'il fut en excellente
forme, ou que les acteurs firent de leur mieux Montana retrouva
son sourire. Les photographies, à travers leur version
en polaroïd semblaient parfaites, et tout fut expédié
avec une maestria qui mit toute l'équipe de bonne humeur.
-
Patron, tout cela me paraît bien bon, fit remarquer
Leverrier qui redoutait, par habitude, les mauvaises humeurs de
Montana.
Les
autres en ajoutèrent en prétendant que l'on jouait
un roman-photo, comme une scène de cinéma et qu'ils
avaient eu l'impression d'avoir en face d'eux une caméra
au lieu d'un Hasselblad.
-
Soit, répliqua Montana. A part qu'au cinéma on bouge
et on cause et cela fait une belle différence.
L'atmosphère
était à l'optimisme et l'on termina les prises de
vues dans une ambiance de créativité joyeuse. Comme
il se faisait tard, l'équipe rentra à l'hôtel,
fourbue mais satisfaite du travail accompli.
Le
lendemain matin il y avait repos et Leverrier en profita pour
avoir des nouvelles d'Angélica. Elle le reçut dans
sa chambre dont les persiennes de bois étaient encore fermées
malgré le soleil matinal. Etendue sur son lit et revêtue
d'un pyjama bleu ciel, les cheveux huileux et le visage marqué
par l'insomnie, elle eut un petit sourire pour lui. Il y avait
dans la pièce une odeur de parfum de femme, mélangée
aux senteurs d'oranges et de tiaré. Leverrier avait du
mal à reconnaître la jeune fille au magnifique teint
bronzé qu'il avait quitté la veille. Il avait devant
lui une femme ordinaire, malade et sans artifice.
-
Comment vas- tu?, lui demanda- t-il avec un ton paternel.
-
Je ne sais pas ce qui m'arrive. J'avais pourtant l'impression
d'être très en forme, de plus tout est magnifique
ici, tout le monde est très charmant avec moi et puis d'un
seul coup une grande fatigue, plus de goût à rien.
J'ai pris plusieurs médicaments que j'avais emmenés
avec moi de Paris, mais cela ne m'a rien fait. J'ai l'impression
d'être une loque.
Leverrier la consola du mieux qu'il pu et l'assura de la visite de l'équipe.
Après avoir raconté les scènes d'hier, il
la quitta en l'embrassant. Aussitôt, il se rendit à
la chambre de Montana. C'est Olga qui lui ouvrit. Tiens, ce n'est
pourtant pas son jour ne pu-t-il s'empêcher de penser. Montana était dans la salle de bain. Il lui fit un rapport sur
la santé d'Angélica.
-
Je crois qu'il faut faire venir un médecin dit-il,
en concluant.
-
Soit, mais je tiens à le voir après sa visite.
Ils
mirent au point le plan de travail de la soirée qui ne
nécessitait pas la présence d'Angélica. Un
médecin vint vers la fin de la matinée et resta
plus d'une demi-heure dans la chambre de la jeune femme. Quand
il sortit, Montana et Leverrier lui demandèrent de les
accompagner jusqu'au lobby de l'hôtel afin de faire le point.
Avec
son teint basané, ses cheveux noirs qui frisaient naturellement,
des mains fines et soignées, le docteur Desbordes n'avait
ni l'allure d'un natif de l'île ni le physique d'un européen.
Il ressemblait plutôt à un indien de l'Inde. Il s'exprimait
en français avec un léger accent qui montrait sa
parfaite maîtrise de la langue. Il expliqua avec un renfort
de vocabulaire médical l'état d'Angélica.
Puis il émit une hypothèse sur la nature de ses
troubles tout en souhaitant des examens approfondis en milieu
hospitalier.
-
Elle semble souffrir d'une sorte de langueur qui vient peut- être
d'une fatigue ou d'une défaillance immunitaire. Les examens
nous le diront. En l'état actuel, elle ne peut absolument
pas assurer son travail.
Montana et Leverrier cloués par le diagnostic restaient muets.
Montana surtout qui, outre ses fonctions de réalisateur
photographe, avait en charge la responsabilité du devis
du tournage. Il pensait à ce qui allait se passer si la
jeune première se trouvait dans léimpossibilité
de tourner. Son rapatriement, son remplacement, des semaines perdues,
tout cela coûterait cher et il lui faudrait téléphoner
au journal pour annoncer la catastrophe et demander une conséquente
rallonge pour ce dépassement du devis. Il imaginait les
discussions futures et son moral l'abandonnait.
-
Je repasserai demain, prévint Desbordes.
-
Attendez, si vous pensez que des examens à l'hôpital
sont nécessaires docteur, il vaut mieux commencer tout
de suite. Montana, quittant la torpeur qui l'envahissait,
réagissait comme un chef face au désastre. Leverrier acquiesça et tous les trois préparèrent le
transfert d'Angélica à l'hôpital de Papeete.
Montana affréta un petit avion-taxi et deux heures plus
tard, à l'aérodrome de Moorea-Temae, toute l'équipe
souhaita une meilleure santé à la jeune femme. Pour
la circonstance et pour lui soutenir le moral on avait permis
à Pahéro'o, son chevalier servant, de l'accompagner.
Leverrier regarda le petit avion décoller en croisant ses
doigts. Pour un pépin, on est servi pensa-t-il, tout en
suivant du regard l'évolution de l'avion qui prenait la
direction de Tahiti dont les pitons étaient environnés
de nuages.
Chapitre
7
Les
prises de vues du soir commencèrent dans l'angoisse. La
surprise de l'hospitalisation d'Angélica passée,
les uns et les autres s'inquiétaient de l'avenir immédiat.
Le sort du tournage dépendait de la santé d'une
fille dont on ne savait même pas de quoi elle souffrait.
Tout de même disaient Olga et Camille, se trouver dans un
endroit aussi bath, après avoir fait la moitié du
tour de la terre, et où tout invite à l'éclatement,
et se retrouver sur un lit d'hôpital, avouons que c'est
rageant. Seule Ruth semblait calme, le visage empreint de sérénité,
alors que les autres avaient la mine soucieuse.
On
démarra le groupe électrogène et les projecteurs
éclairèrent au bord de la plage le champ des prises
de vues de lumières roses et blondes. Le ciel s'était
assombri, devenant soudainement violacé par-dessus la mer
émeraude. Légèrement plus haute que l'horizon
la lune ronde et blanche se reflétait en une longue traînée
miroitante sur le lagon. L'air était doux et parfumé.
On mit le feu aux bûches mises sur la plage et Montana plaça
les acteurs en situation.
-
On va commencer une scène où Tirii demande à
un Ari'i, un vieux chef local, le chemin maritime qui les conduira
tous à l'île mystérieuse et inconnue des cartes
et des satellites. L'Ari'i exigera d'abord avant de lui révéler
le secret, qu'il soit initié puisqu'il est un descendant
des grands prêtres, aux mystères des cultes anciens.
Il devra sacrifier aux dieux et surtout demander la protection
d'Hina, la déesse lune, sans qui aucun navigateur ne peut
trouver l'île. Etant capable, quand elle est courroucée,
de changer les étoiles de place afin d'égarer les
marins trop hardis.
-
Patron, pendant que nous y sommes, nous pourrions aussi sacrifier
aux dieux pour demander la guérison d'Angélica.
Après tout, Pascal a bien fait un pari sur Dieu en France,
nous pourrions en Polynésie en faire un sur Ta'aroa-le-grand,
Maui, Uru, Hina et quelques autres, proposa Leverrier. Cela
détendit un peu l'atmosphère, et les prises commencèrent.
L'homme qui jouait l'Ari'i, le chef suprême, était
un polynésien assez corpulent. Il s'était tressé
une couronne de feuillages qu'il avait placée sur sa tête.
Il était difficile de lui donner un âge. Peut être
cinquante, soixante ans. Vêtu d'un simple paréo qu'il
avait noué autour de sa taille il en imposait par son allure
majestueuse. Tumu et Tuti, avaient dessiné de superbes
tatouages sur ses avants bras de sorte qu'il apparaissait à
la lumière du feu de bois dans le décor naturel
de la plage comme la résurgence des chefs d'autrefois.
Il avait réagi aux propos de Leverrier en hochant la tête
et en faisant remarquer que les histoires des dieux ne pouvaient
être prises à la légère et qu'il fallait
rester prudent dès que l'on parlait d'eux.
Pierre,
Paul et Raymond, en techniciens futés et affranchis, essayèrent
bien quelques moqueries au sujet des idoles de bois, mais leurs
plaisanteries tombèrent à plat, tant l'ambiance
et l'atmosphère portaient à la réserve. De
plus, ils avaient décidé de rire de tout si bien
qu'ils mélangeaient dans leurs propos leurs succès
féminins dans les bars de Papeete, leurs relations avec
des locaux et leurs impressions sur les murs du pays. Toutefois,
comme ils amusaient le monde, Montana laissait faire.
Le
clair de lune était total si bien que l'on y voyait comme
en plein jour. De plus, par un effet particulier, tout le firmament
brillait de milliards d'étoiles qui rendaient la nuit éclatante.
Eclairés d'une lumière bleutée les cocotiers
de la plage accentuaient le charme tropical du décor. On
fit de belles prises durant cette nuit-là.
Le
lendemain, Leverrier téléphona à l'hôpital
de Papeete pour prendre des nouvelles d'Angélica. Elle
lui avoua ne pas aller mieux que l'avant-veille. Sa voix était
devenue rauque, l'angoisse y était sûrement pour
quelque chose, parce que son moral défaillait. Elle souhaitait
retourner en France et pleurait en le lui disant. Leverrier la
rassura de son mieux et lui promit de venir la voir. Puis il se
mit en rapport avec le médecin qui était le chef
du service où elle était soignée.
Le
docteur Jallabo était Chef de clinique et jouissait à
Papeete, d'une notoriété certaine. Bien qu'il dirigeât
à l'hôpital un service médical spécialisé,
il possédait une importante clientèle privée.
C'était un docteur à la mode. Aussi la conversation
fut brève.
-
Angélica à un abaissement général
de son tonus naturel non expliqué. Pour l'instant, rien
n'est dangereux mais il ne faudrait pas que cela se prolonge.
D'un autre côté, les examens que nous lui avons faits,
n'ont rien prouvé, ce qui nous laisse dans l'expectative.
Nous allons la garder en observation encore deux jours. Il se
peut qu'elle soit infectée par un virus indécelable
par nous. Nous attendons d'ailleurs de recevoir un nouvel anti
virus à large spectre, nous espérons le recevoir très
vite. Si son état ne s'améliore pas, nous vous la
rendrons. A charge pour vous de la faire rapatrier en France.
Pour nous, elle n'a rien pour l'instant.
Quand
il posa le téléphone sur le combiné Leverrier était perplexe.
-
Si j'ai bien compris elle est malade mais elle n'a rien. Il faudra
que je me fasse expliquer ça par le docteur Desbordes.
Quand
il eut fini son rapport à Montana il le vit s'affaler dans
un grand fauteuil et hurler un merde retentissant. Puis, comme
Montana se prenait la tête entre ses mains et appuyait ses
coudes sur ses genoux il observa le silence comme son patron.
Cela dura un certain temps, pendant lequel Leverrier envisagea
des solutions possibles. Tout àcoup, Montana se dressa
d'un bond de son fauteuil.
-
Leverrier, il faut sortir le plan "ORSEC". Quand les choses
n' allaient pas très bien ce plan était toujours
un sujet de plaisanterie dans l'équipe. Ce jour-là,
la drôlerie était absente. Il fallait agir et c'était
souvent dans ces occasions-là, que Montana se montrait
supérieur à tout le monde. Regardant sa montre il
calcula l'heure qu'il pouvait être à Paris et téléphona
aussitôt au journal pour les informer de la situation et
leur expliquer son plan de rechange. La conversation dura longtemps,
mais quand elle fut terminée, Montana apparut souriant
et décontracté.
-
Réunissez tout le monde. Faites-le nécessaire, dans
une heure je veux voir toute l'équipe, les acteurs et les
Polynésiens devant la piscine de l'hôtel. Et
il le laissa préparer la rencontre.
Tout
le monde était au rendez-vous une heure plus tard. Bien
que l'on fût près de midi, ceux qui avaient travaillé
une partie de la nuit ne semblaient pas fatigués outre
mesure. C'est que leur bronzage gommait sur leur visage les signes
de la fatigue. Montana parut dans un costume blanc, ce qui provoqua
un murmure d'admiration dans l'équipe.
-
Nous avons un pépin majeur et imparable. Angélica est à l'hôpital et ne va pas bien. Les médecins
ne savent pas ce qu'elle a malgré toutes sortes d'examens.
Ils m'ont suggéré de la faire rapatrier en France,
ce qui remet en cause tout le tournage. J'ai donc décidé
de la faire partir avec Leverrier par le prochain avion, dans
cinq jours. Elle sera remplacée par un autre modèle
qu'il ramènera dans huit jours. Ceux qui ont terminé
leur travail pourront partir par le prochain vol. Nous referons
les plans avec la nouvelle jeune première dans huit jours.
Pendant ce temps-là, il y aura vacances pour ceux qui resteront
ici. En ce qui concerne la monnaie et compte tenu du cas de force
majeure de l'arrêt du tournage, les jours chômés
seront réglés à cinquante pour cent.
Tout
le monde parut satisfait des propositions et tous regagnèrent
leur chambre par petits groupes, tout en commentant la situation.
Seuls Tumu et Tuti restèrent à l'écart, et
attendirent que Montana et Leverrier fussent séparés
des autres pour s'approcher d'eux. SUITE...