Chapitre 1

          Il y en a qui ont de la chance. Par exemple, ceux qui savent joindre l'utile à l'agréable, et qui ne négligent rien, de ce qui fait les petits bonheurs quotidiens.
          
Jean Leverrier était de ceux là.
          Ce qu'il voyait ce jour là l'invitait au plaisir des yeux. Devant lui, la mer bleue, éclatante au soleil matinal du Pacifique et, plus loin, Moorea, l'île jumelle de Tahiti. L'arrivée du bateau dans les eaux turquoise du lagon, à travers la passe de Teavarua face à la Baie de Cook, constitue toujours un enchantement, pour les voyageurs.
          Ce jour-là, les mille couleurs de la nature en fête auréolaient d'une couronne resplendissante l'île surgie de la mer et dominée par le majestueux mont Tohiea qu'entoure une demi-douzaine de pitons verdoyants. Venu de la terre le parfum du Tiaré, la fleur sacrée de l'île, enveloppait le voyageur pour tout son séjour. Tandis que dans l'air éthéré des oiseaux colorés, ivres de soleil, tourbillonnaient sans cesse.
Accoudé au bastingage du bateau navette
Jean Leverrier ne perdait rien du spectacle naturel qui se déroulait devant lui. Ajoutant à la beauté du paysage le souvenir de ses lectures, il imaginait sans peine le formidable choc que dû être pour les marins du " Bounty " la vue de ses rivages et dont la révolte, au dix-huitième siècle, retentissait encore dans l'histoire de la marine anglaise.
          Une foule de clichés s'empara de son imagination.
          Il voyait le "Bounty" approché par des dizaines de pirogues à balanciers richement décorées et chargées d'une multitude de Tahitiens qui ramaient en cadence tout en ponctuant leurs coups de rames de chants rudement syncopés. Il voyait des hommes et des femmes, couronnés de feuillages et de fleurs, inondés d'un soleil qui faisait ressortir la couleur de leur peau, semblable au doré du blé mûr.
Il voyait un peuple nu qu'il imaginait bon et qui s'offrait aux découvreurs. Les femmes surtout, avec leurs épaules admirables, nues jusqu'à la ceinture, avaient dû affoler les rudes marins.
          
Leverrier avait de l'imagination. C'est qu'il en fallait beaucoup pour faire son métier. Il était régisseur de romans photos. Son travail consistait à rechercher des décors, extérieurs et intérieurs, pour le roman qui devait être réalisé dans la région et plus particulièrement à Mooréa. Il devait les soumettre ensuite au réalisateur qui choisirait ce qui lui conviendrait le plus.
          Agé d'une quarantaine d'années, il était assez bel homme. Avec ses tempes grisonnantes, sa haute taille et une allure de cow-boy distingué, il attirait le regard des femmes mais il n'y prêtait aucune attention. Son intérêt le portait plutôt vers les garçons.
          L'arrivée à Mooréa le tira de sa rêverie. Le bateau accostait le long d'un petit quai de bois. Les vacanciers des clubs de loisirs, revêtus de vêtements bariolés, se pressaient vers les escaliers de descente. Il y eut du bruit, une cacophonie de sons, et la vague de touristes grimpa dans des autocars qui devaient les emporter à destination, les pieds dans l'eau.
          A terre il loua une petite voiture découverte afin de faire le tour de l'île pour en avoir une idée. Tout en conduisant son mini bock il regardait le paysage, évaluant les points de vue photogéniques et les possibilités d'y situer des scènes du scénario.
          Il s'agissait en l'occurrence, de rechercher plusieurs endroits situés au bord des lagons, suffisamment déserts, afin de donner, sur un plan photographique l'illusion d'une plage déserte, située dans une île du Pacifique, vierge de toute souillure et que les héros de l'histoire avaient cherché longtemps, perdus dans l'immensité océanique.
          Outre le scénario,
Leverrier avait lu des ouvrages qui se rapportaient àla culture océanienne et notamment, des récits de légendes et d'épopées tahitiennes. Toutes ces lectures lui avaient semblé utiles pour s'imprégner de l'atmosphère si particulière des îles de la Société.
          Il avait ainsi appris comment Ta'aroa-le-grand, l'Unique, avait donné naissance au monde océanien en installant la voûte céleste et en stabilisant le socle terrestre. Il savait comment Maui, avait capturé le soleil avec un piège de cordes et de cheveux humains et pourquoi Hiro, le grand guerrier, avait coupé en deux, l'île de Huahine, avec sa pirogue.
          Il songeait à tous ces récits fabuleux, pendant qu'il longeait la côte, tout en admirant la beauté des lagons, turquoise ou émeraude. Il passa ainsi la baie d'Opunohu, continua jusqu'au Tipaniers, s'arrêtant de temps à autre pour photographier, avec un Polaroïd, un paysage remarquable. Il notait ensuite, l'endroit du site sur la carte de l'île ainsi que l'heure et la position du soleil.
          C'est en arrivant près de Matotea qu'il trouva la plus belle plage de sable blanc au bord d'un lagon bleuté, où l'on pouvait apercevoir des splendides poissons multicolores, évoluant dans une eau tiède et claire. Plus loin, un petit motu situé près de la barrière de corail qui séparait l'île de la grande mer extérieure terminait l'horizon marin.
          Mais ce qui l'intéressa d'avantage c'est que, près de la plage, et sous les cocotiers qui berçaient mollement leurs palmes, se trouvait une grande statue massive de pierre lisse et moussue. Légèrement penchée elle semblait évoquer la représentation archaîque d'une idole ancienne que les Tahitiens appellent un Tiki.
          Il en fit un polaroïd, puis, apercevant un sentier qui enfonçait la végétation importante à cet endroit et qui semblait monter vers une sorte d'esplanade, il le suivit pour déboucher, après une escalade qui l'avait essoufflé, sur une petite clairière déserte et silencieuse. Au milieu, se trouvait une construction carrée, en grosses pierres grises d'une hauteur d'un mètre environ et dont les côtés devaient mesurer dix mètres.
         
 Leverrier pensa qu'il devait se trouver devant un marae. D'après ce qu'il savait, il s'agissait d'un ancien lieu de culte qui servait au savoir et au pouvoir. C'est là que les cérémonies religieuses maories des temps oubliés se déroulaient. C'est là aussi, que les sacrifices avaient lieu, qu'ils soient humains ou d'animaux. Des fosses étaient creusées autour du monument pour recueillir les cadavres et les déchets.
         
 Leverrier regarda autour de lui et trouva l'endroit sinistre. Ces lieux de cultes avaient été abandonnés progressivement après l'arrivée des missionnaires chrétiens qui se moquèrent des idoles de bois et qui convertirent tous les habitants de l'île au culte d'un dieu mort sur une croix.
          Il prit quelques notes et plusieurs clichés.
          Redescendu sur la plage il continua ses recherches prit des photos et acheva son tour de l'île, après avoir été jusqu'au belvédère du mont Tohiea où le point de vue était grandiose. Il rendit sa voiture à l'aérodrome de Mooréa-Temae afin de prendre l'avion-taxi qui le ramènerait à Papeete.
          Sur l'île mère
Leverrier avait choisi l'hôtel Tahiti pour loger toute l'équipe du tournage pendant toutes les prises de vues qui se feraient dans l'île. Ce n'était pas un hasard. Ce vieil hôtel, construit selon l'ancien style colonial, et recouvert en son milieu d'un toit de feuilles de palme, offrait aux regards une architecture et une décoration polynésienne propre à satisfaire l'envie d'exotisme de l'équipe. C'était un hôtel sans façon où descendaient généralement artistes et équipes de tournage. Du faré qu'il occupait dans l'hôtel, il voyait la piscine et, à l'ouest, Moorea, dont les pitons déchiquetés, barraient l'horizon marin.
          Son travail de recherche était à présent terminé. Il pouvait présenter au réalisateur deux ou trois décors par séquence. Il avait le scénario bien en tête et il connaissait presque par cœur les répliques du texte. Il avait recruté des adjoints locaux pour l'aider, des figurants et des femmes pour confectionner chaque jour les couronnes de fleurs de Tiaré pour la tête et le cou, indispensables au tournage d'une histoire polynésienne.
          Ce roman, qui racontait l'histoire de chercheurs d'absolu, déterminés à créer un monde nouveau pur et sans haine, à partir d'une île inconnue des cartes et des satellites, mais connue seulement de quelques initiés, l'avait passionné.
          Au contact quotidien des polynésiens, il s'était senti proche de leur simplicité et de leur façon de vivre. Insensiblement, tout au long des semaines qu'il avait passées en Polynésie, tout ce qui faisait de lui un occidental avec son savoir, s'était dilué au fil des jours dans l'atmosphère enivrante du tiaré. Il s'était intéressé à la culture des maîtres du jouir et s'était fait expliquer l'invisibilité des choses. Ce qui ne peut- être vu, que par certains.
          Il avait le sentiment de vivre des moments de bonheur absolu. Parfois, il se prenait à espérer que l'équipe n'arrivât jamais et que tout restât ainsi tranquille, suspendu dans une attente délicieuse et éternelle.
          C'était le lendemain, que l'équipe devait arriver à Papeete.
Pierre, Paul, Raymond et les autres allaient débarquer. Il y aurait du tumulte, comme à l'accoutumée. En y songeant Leverrier se gratta la tête et sourit pour lui même.
          La lumière s'était assombrie. Dans le ciel de larges bandes roses et mauves se disputaient le soleil couchant. A présent les jardins de l'hôtel étaient éclairés, ainsi que la piscine où les derniers baigneurs terminaient leur bain. La nuit tahitienne commençait.

Chapitre 2

          Le lendemain Leverrier se leva de bonne heure. L'équipe devait arriver vers midi. Il soigna sa toilette et donna par téléphone des instructions à ses collaborateurs pour qu'ils arrivent avec le nécessaire et à l'heure à l'aéroport. Toutes réflexions faites, il n'était pas mécontent de revoir l'équipe. Il les imaginait, sortant de l'avion par le grand escalier de fer réservé aux gros porteurs, impatients dÕêtre à pied d'œuvre pour profiter au maximum, des avantages d'un tournage dans les îles du Pacifique.
          Il y avait beaucoup de bruit et de monde à l'aéroport international. Les agences de tourisme avaient envoyé, pour accueillir leurs clients, d'accortes jeunes hôtesses dont les cous étaient chargés de nombreux colliers de fleurs blanches. Elles les offriraient en signe de bienvenue et selon la coutume aux touristes fatigués et béats.
Leverrier pensa qu'il aurait du y songer, mais après tout, on était là pour travailler, et c'était bien ainsi.
          Le Boeing de l'UAT, qui arrivait de Los Angeles, fut annoncé. Il atterrit avec un grondement puissant, suivi d'un sifflement aigu de ses réacteurs. Enfin, il s'immobilisa près des portes du bâtiment central. Aussitôt, les escaliers de descente furent amenés, les portes de l'avion s'ouvrirent, et les premiers passagers apparurent.
          
Leverrier guettait, hors des espaces douaniers, l'arrivée de l'équipe. C'est d'abord Pierre qu'il aperçut en premier, avec sa dégaine de comique troupier. Puis Paul, coiffé d'un bob blanc. Raymond le machiniste, qui était déjà au pied de la passerelle, esquissait un pas de danseur de claquettes. Il crut reconnaître les mannequins, filles et garçons, dans un petit groupe. Enfin il vit le réalisateur, le maître du tournage superbe dans un costume mille raies bleu ciel, impérial et romain, entouré de ses deux collaboratrices, Camille et Olga.
          La rumeur, dans le petit monde du roman photos, disait qu'elles se partageaient les nuits du maître. L'une avait droit au lundi et au jeudi, l'autre au mardi et vendredi. Le maître se réservant le week-end pour d'autres soupirs amoureux et le mercredi comme repos bien mérité.
          Les formalités douanières terminées tout le monde se retrouva dans le grand hall. Il y eut les présentations et
Leverrier fit avancer ses deux assistants.
          - Voici
Tumu et Tuti qui nous assisteront pendant le tournage. Les filles sourirent aux deux Tahitiens puis tout le monde prit place dans les voitures qui prirent la direction de l'hôtel. Leverrier avait prévu une réunion du groupe en fin d'après midi. Estimant qu'il fallait bien quelques heures de repos pour récupérer la fatigue accumulée durant toutes ces heures d'avion, il avait placé dans chaque chambre un exemplaire du script ainsi qu'un plan de travail provisoire sans se faire trop d'illusions sur les capacités de lecture de l'équipe pour cette journée.
          Au début de la soirée tout le monde se retrouva au bar du Tahiti. Les visages étaient moins fripés et chacun avait l'air en forme. On discuta du scénario, des endroits de tournage, des défraiements, des costumes et de la figuration locale. Puis le réalisateur fit une déclaration qui réjouit tout le monde.
          - Vous avez trois jours pour vous bronzer le cul à la piscine. Je veux que tout le monde ait à peu près le même degré de bronzage quand nous commencerons à tourner. Pendant ce temps-là, j'irai avec
Leverrier faire le tour des décors intérieurs et extérieurs.
          Durant deux jours le réalisateur Leverrier et ses deux assistants visitèrent tous les endroits choisis pour le tournage. A part quelques uns,
Sergio Montana garda l'essentiel des décors. Il félicita son régisseur pour ses choix et tous les deux, mirent au point le plan de travail définitif. Pendant que Montana prenait des notes Leverrier l'observait. C'était vrai qu'il lui faisait parfois envie. Avec son visage romain, grand, le teint bronzé perpétuellement et des cheveux noirs avec juste ce qu'il faut de gris aux tempes, l'Italien avait le charme. Son léger accent en ajoutait encore, si bien que ses succès féminins étaient assurés. Sa réputation était grande dans le métier. Toutefois ses colères étaient célèbres et ses coups de gueule étaient craints de tous.
         
 Sergio Montana connaissait la nature complexe de son collaborateur. Son sens artistique des choses. C'est pourquoi il lui faisait confiance pour la préparation d'un tournage. Les repérages terminés ils revinrent à l'hôtel Tahiti retrouver l'équipe qui ne quittait la piscine que pour manger et dormir.
          Le lendemain,
Sergio s'entretint avec tous les protagonistes de l'histoire. Il y avait Angélica l'Allemande, Ruth l'Anglaise, Jimmy l'Américain, David le Français, tous mannequins, c'est à dire, plus portés vers la présentation des vêtements pour les collections ou les catalogues, que pour être acteurs. Si ce choix avait été décidé c'est que le journal, pour lequel le tournage avait lieu y tenait pour des raisons d'esthétique. Il leur expliqua brièvement leurs scènes puis les prit un par un pour parler d'un détail ou d'une attitude particulière à adopter lors d'une séquence précise. C'est surtout avec Angélica qu'il s'attarda. Elle devait jouer un des rôles principaux. C'était une très belle fille, comme on en voit dans les magazines. Blonde, élancée, gracile, ses grands yeux bleus lui donnaient l'allure d'une poupée moderne dont on aurait accentué le regard. Comme tout semblait baigner dans l'huile tout ce petit monde alla se coucher de bonne heure pour être en forme le lendemain matin.
          Les prises de vues eurent lieu un peu partout à Tahiti. D'abord dans des intérieurs, puis dans la nature. Les mannequins s'étaient prêtés facilement au jeu physique du roman photos.
Sergio Montana avait réussi à les mettre en confiance car pour plusieurs c'était la première fois qu'ils incarnaient un personnage qui n'était pas eux même. Pour Ruth, c'était toujours au moment où les réflecteurs, tapissés de papier d'aluminium, renvoyaient d'une manière éblouissante la lumière du soleil sur sa personne, qu'elle faisait apparaître sa mauvaise humeur. Non pas à cause de l'éblouissement qui l'obligeait parfois à fermer ses yeux mais plutôt parce qu'elle se sentait délaissée. C'est pourquoi elle profitait du moindre incident pour se faire remarquer. La perspective d'un bon mois de tournage, dans ces lieux paradisiaques, lui avait fait espérer une sorte de liaison romanesque et passagère avec les jeunes premiers du tournage. Hélas, ceux-ci étaient plutôt attirés par les jeunes polynésiens à la peau ambrée. Restait bien le réalisateur, le superbe Sergio. Mais avec les deux panthères qui ne le quittaient jamais il était difficile d'espérer quelque chose. Evidement , il y avait bien les machinistes Pierre, Paul et Raymond, les " pue-la-sueur ", comme les appelait souvent pour rire le réalisateur, mais leurs manières la choquaient. En se regardant le matin dans son miroir elle se voyait devenir verte et boutonneuse ce qui la rendait furieuse. C'est pourquoi elle envisageait naïvement d'avoir une relation assez vite afin de faire disparaître la cause de ses soucis.
Autant
Angélica était blonde, autant Ruth était brune. Ce n'était pas le parti pris du roman-photos qui veut souvent mettre en scène la blonde ingénue et la brune perverse qui avait décidé de ce choix. C'était simplement la volonté de l'auteur du roman dont l'adaptation était tournée à Tahiti. La déconvenue de Ruth, à propos des jeunes premiers du tournage, avait attiré l'attention des techniciens. Pierre, Paul et Raymond en riaient sous cape tout en échangeant des insanités.
          -Avec le nom qu'elle porte cela ne m'étonne pas qu'elle soit en chaleur la coquine. dit
Pierre.
          -En plus elle est gentille, répondit
Paul.
          -Oui, elle est gentille, mais elle s... pas, dit
Raymond qui terminait toujours ses phrases accordées aux femmes par cet aphorisme vulgaire.  SUITE...