Chapitre 3

          Ce jour-là les prises de vues avaient lieu dans une grotte située près du lagon. Les techniciens avaient installé des projecteurs devant l'entrée et à l'intérieur de la grotte afin d'éclairer les parois et le lac intérieur dont l'eau noire semblait aller à l'infini des ténèbres. Chacun se mettait en place pour commencer la séquence quand il y eut un bruit de dispute vers l'entrée. Sergio, réalisateur et photographe à la fois, réclama le silence puis demanda ce qui se passait. C'était ses deux assistantes qui se chamaillaient pour savoir laquelle des deux devait lui apporter ce jour-là sa médecine. C'est que le beau Sergio, prenait chaque jour, vers onze heures du matin une pilule de fortifiant composée d'une multitude de vitamines. C'était l'occasion d'un cérémonial connu de tous. Une des deux filles arrivait à l'heure précise devant le maître pour lui présenter sur un petit plateau d'argent une pilule à côté d'un verre à pied rempli d'eau fraîche. Camille et Olga, les deux assistantes, semblaient accorder une importance singulière à ce service.
          Ce matin-là la journée ne s'annonçait pas bonne. Il y eut quelques pannes de flashs électroniques ce qui rendit les acteurs nerveux. D'un autre côté les techniciens semblaient ne pas se comprendre.
          - Passe-moi l'objectif cent-vingt demandait
Pierre à Paul.
          - Oui tu as le deux-cent-cinquante, passe moi le cent-vingt répliquait
Paul.
          - Mais non donne-moi le deux-cent-cinquante et je te donnerai le cent-vingt, répondait
Pierre. Le dialogue tournait à la confusion. Les uns criaient, les autres hurlaient dans cette grotte, qui répercutait le brouhaha en écho. La dessus, quelques explosions intempestives des flashs achevèrent le désastre dans un nuage de fumée.
          - Stop!.., hurla
Sergio, on arrête un moment. La fée Carabosse est avec nous. On laisse passer l'orage. Les emmerdements commencent.
          - Oui, c'est la loi de l'emmerdement maximum qui veut qu'une tartine beurrée tombe toujours du côté beurre, selon
Raoul Coutard, répliqua Leverrier.
          
Tumu et Tuti, les deux Tahitiens de l'équipe impressionnés par les gueulements, s'étaient vivement approchés de l'entrée où se trouvait Leverrier.
          - C'est pas Carabosse, dirent-ils.- Ce lieu est sacré, c'est les Tùpàpà'u, qui ont fait ça.
          -C'est à dire?
demanda
Leverrier.
          - Les fantômes, ils sont là tout le temps. ils rôdent. Il faut faire très attention.
          Ce n'était pas la première fois que l'on évoquait devant lui la présence possible dans des lieux sacrés d'éléments invisibles qui pouvaient troubler l'esprit des visiteurs non initiés. Il savait que toutes les divinités anciennes des îles avaient été enterrées mais n'avaient pas disparu. Elles avaient, dans la culture Maorie, des pouvoirs exceptionnels. Elles pouvaient à volonté faire souffler le Maràamu, le terrible vent du Sud. Elles pouvaient aussi, changer les étoiles du ciel, pour perdre les marins ou déplacer les îles flottantes par-delà le ciel visible.
Leverrier s'approcha du groupe en effervescence.
          - Il serait sans doute souhaitable et raisonnable que nous fassions une pause d'une heure, et que nous reprenions ensuite.
           Il y eut des sifflements admiratifs.
          -T'as vu comment y cause, le môssieur, dit
Pierre.
          Cela détendit l'atmosphère. Chacun décida de se décompresser par rapport à l'angoisse de la matinée. L'Américain décida de prendre un bain dans l'eau noire du lac intérieur et de nager jusqu'au bout de la paroi.
          -Tu sais
Jimmy, le peintre Paul Gauguin a nagé dans cette grotte il y a longtemps, il en a parlé dans un livre, lui dit Leverrier.
          - Et alors?
          - Et bien il prétend que le fond est très loin de ce que l'on peut imaginer.
          - Je verrai bien. Et, tel un jeune dieu grec il se dévêtit entièrement apparaissant nu et bronzé, les fesses hautes et les muscles saillants, prêt à plonger dans l'eau noire. Il fit un grand signe à tout le monde, comme un acteur sur une scène, et bondit dans le lac en faisant autour de lui un bouillon d'écume blanche et verte. Les filles de l'équipe n'avaient rien perdu du spectacle. Elles eurent des regards connaisseurs et admiratifs alors que
Ruth rongeait son frein.
          Paul, qui voyait
Sergio songeur, s'approcha de lui.
          - Alors Patron, ça va?
          - Oui, à part que nous nageons dans la médiocrité depuis le début. Mais ça c'est mon problème.
          - Ils ne sont pas bons?

          - Si, mais quelque chose ne va pas dans ce tournage. Quelque chose d'impalpable ou plutôt une sorte de poisse. Le mauvais œil quoi. Et, en disant ces mots il promenait son regard circulaire sur l'équipe.
Jimmy revint au bout d'une demi-heure, épuisé mais satisfait.
          - C'est vrai que le fond de la grotte est très éloigné. Je n'ai pas pu y arriver. Tant pis, mais quel bain. Waaou!. Il sortit de l'eau aussi légèrement qu'il y était entré et courut, nu comme au premier jour, vers les filles qui riaient en lui tendant une serviette de bain.
          Après la pause les prises de vues reprirent mais sans enthousiasme.
Leverrier se rendait compte que le patron n'avait plus cette maîtrise qui faisait de lui, le meilleur réalisateur du genre. Il mettait en scène et photographiait plutôt les situations que le sens des séquences. Or, l'image selon lui devait être plus un sujet de réflexion qu'une invitation à l'hypnose, à plus forte raison s'il s'agissait d'un roman-photos. Sergio le prétendait sans cesse. On se traîna ainsi jusqu'à la fin du plan de travail de cette journée grise.
          De retour à l'hôtel, chacun se réfugia dans sa chambre, conscient du malaise ambiant. Dans son faré,
Leverrier était occupé à classer des papiers, pour les prises du lendemain lorsqu'on frappa à sa porte. C'était Montana. Il s'affala sur un grand fauteuil d'osier sans dire un mot, le regard vague et songeur. Leverrier alla chercher une bouteille de whisky irlandais qu'il aimait particulièrement et versa une bonne dose d'alcool jaune dans un verre qu'il lui tendit.
          - Alors patron qu'est-ce qui ne va pas?...
          - Une difficulté d'être.

          - Des ennuis domestiques?... dit
Leverrier, qui n'ignorait rien de la situation ambiguë que formaient
         
Sergio avec ses deux collaboratrices.
          - Non. Plutôt une panne d'inspiration. Un effet d'impuissance intellectuelle. Je n'aurais jamais du accepter de tourner cette histoire. J'ai l'impression de mélanger le message, c'est-à-dire le cœur de l'histoire, avec l'aspect folklorique de ce que l'on voit ici. Les belles vahinés, les colliers de fleurs, bref, tout ce qu'il y a d'artificiel et de touristique. J'ai l'impression que quelque chose m'échappe. Tout ce que nous avons fait me semble trop apprêté, trop gentil, enfin trop mollasse.
          - Patron c'est de votre faute. vous n'avez pas voulu venir avec moi pendant le temps des repérages, de sorte que l'essentiel vous a échappé. Vous n'avez pas connu de Tahitiens qui vous eussent initié aux coutumes. Ou qui vous auraient raconté l'histoire des anciens dieux et des légendes maories. Ce peuple qui vous apparaît simple et doux avait, avant l'arrivée des blancs des dieux exigeants et féroces. Les missionnaires ont tué en eux la force créatrice des peuples marins.
          - Oui, sans doute avez vous raison. Il n'ajouta plus rien à son propos, se contentant de boire son verre par petites gorgées.

Chapitre 4


          
Le lendemain et les jours suivants les choses allèrent un peu mieux. Montana semblait plus inspiré. La fin de la semaine fut utilisée pour rassembler matériels et personnels afin de préparer le départ de l'équipe vers Mooréa, l'île jumelle.
          Sur le bateau navette, et à chaque fois qu'il faisait cette traversée,
Leverrier sentait monter en lui l'émotion du découvreur. Non pas l'angoisse de l'inconnu pour un monde hostile, mais au contraire, une perpétuelle admiration pour ce que la nature avait fait de plus beau dans le paysage marin. Il essayait ainsi de faire partager sa joie aux autres. Angélica, Jimmy et David qui étaient à ses côtés écoutaient ses explications, cheveux au vent, ivres de soleil, jouissant en connaisseurs de l'instant présent.
          Plus loin les techniciens qui avaient
Ruth à leurs côtés la faisaient rire d'une façon hystérique avec leurs histoires salaces. Enfin, bâbord avant, Montana, entouré de ses deux assistantes écoutait avec attention, les histoires que lui racontaient Tumu et Tuti les deux Tahitiens embarqués avec l'équipe.
          L'arrivée à Mooréa, l'installation de l'équipe dans les farés de l'hôtel qui avaient été retenus demanda une grande partie de l'après-midi.
Montana décida que le tournage n'aurait lieu que le lendemain matin. Tout le monde s'égailla dans les chambres, heureux d'avoir ce repos inattendu.
Angélica, qui ne devait pas tourner le lendemain matin, décida d'aller se baigner dans le lagon. Vêtue d'un paréo blanc à grandes fleurs bleues et noires, ses cheveux blonds ramassés en queue de cheval tenue par une broche à laquelle elle avait piqué des fleurs de tiaré, elle suivit la plage de sable blanc vers l'ouest. Elle souhaitait profiter seule des derniers rayons du soleil de la journée afin de bronzer les parties de son corps qui n'avaient pas été exposées au soleil. Un endroit l'attira davantage. C'était une sorte de petite anse bordée de sable rose très fin. Une première ligne de cocotiers offrait l'hospitalité d'une ombre douce. Une colline touffue fermait aux regards la vue sur le lagon couleur de jade. L'endroit sembla idéal à Angélica pour se baigner nue.
          C'est alors qu'elle la vit. Grande, grise, superbe dans la solitude du lieu, la statue semblait sortir de terre, telle une gardienne des solitudes marines. Sa première surprise passée, elle s'approcha pour toucher ce qui lui sembla n'être qu'un bloc de pierre. Elle constata que cette pierre était légèrement moussue, qu'elle était gravée, et que le haut avait été comme sculpté, pour représenter une tête avec deux grands yeux scrutateurs. Elle prit cela pour un monument oublié par les âges. Puis, désirant se baigner avant de s'exposer au soleil,
Angélica fit l'abandon de son paréo et, ne sachant où le placer, elle en couvrit la statue. Elle était entièrement nue, légère, se grisant des rayons dorés avant d'entrer dans l'eau tiède du lagon. Elle nagea quelques brasses puis revint s'allonger sur le sable blond, offrant son corps de jeune fille à la chaleur du soleil finissant. Elle ne voulait penser à rien mais l'effet bénéfique du soleil, ce travail où l'agréable était joint à l'utile, sa nature de femme, tout concourait à ce qu'elle songeât à l'amour. Elle y pensa en souriant, imagina, surgissant des flots de la mer, un jeune homme nu, à la longue chevelure noire et mouillée, le torse luisant, brûlé par le soleil du pacifique, qui la prendrait telle qu'elle était, sur le sable, avec infiniment de douceur et de force. Elle ferma les yeux, et sentit sur tout son corps, la caresse d'un vent léger. Naturellement, si le besoin devenait fort, il faudrait songer à quelqu'un d'autre, mais l'équipe n'offrait pas de perspectives intéressantes de ce côté-là. Les deux jeunes premiers aimaient les garçons et avaient l'air de bien s'entendre avec Leverrier. C'est dommage pensa-t-elle, à chaque fois qu'il y a des beaux garçons sur un tournage, il faut toujours qu'ils soient de l'autre côté. Il y a Sergio bien sur mais il a une garde d'amazones autour de lui. Quant aux techniciens, à part Pierre qui était mignon, elle ne voyait rien d'autre. Les Tahitiens lui paraissaient plus intéressants mais ils n'osaient s'approcher d'elle. Elle pensa à son petit ami qui était à Paris, mais cela lui sembla loin. Comme elle s'énervait d'elle même elle mit fin à ses réflexions en se levant et en exécutant quelques pas de danse qu'elle avait appris dans sa jeunesse.
          Le soleil avait viré du jaune au rouge, illuminant d'un seul coup les nuages de la voûte du ciel où commençaient à apparaître les étoiles de la nuit. Reprenant son paréo sur la statue, pour s'en revêtir elle donna une tape amicale au monument de pierre et reprit le chemin de l'hôtel.
          Les jours suivants elle revint se baigner au même endroit. Accrochant son paréo sur la statue, elle entrait nue dans l'eau tiède et jade du lagon et nageait tranquillement loin de tous les regards.

Chapitre 5


          
Montana dominait bien mieux sa réalisation. Des scènes splendides avaient été photographiées tant avec les acteurs principaux qu'avec les Polynésiens. Parmi eux un jeune homme qui faisait une figuration fut remarqué pour sa prestance et sa beauté. Grand, bien charpenté, avec de longs cheveux noirs qui tombaient sur ses larges épaules dorées, des yeux noirs et brillants, il plut à toutes les femmes du tournage. Ruth avait bien essayé de le séduire, mais il ne semblait s'intéresser qu'à Angélica laquelle prenait des attitudes de petite fille en riant au moindre de ses propos. Ruth, irritée du comportement de sa collègue, en conçut de la jalousie, qu'elle illustrait de propos aigres, dans les conversations.
          Le plan de travail comportait des scènes à photographier dans une clairière située le long d'une petite colline qui surplombait la mer. Avec l'aide de plusieurs Polynésiens on s'y rendit en force. Il fallut monter à dos tout le matériel. Cela prit du temps. Pendant ce temps là,
Montana, Leverrier, les techniciens, ainsi que Tumu explorèrent plus en détail les abords de la clairière. Ce qui frappa l'équipe, c'est de trouver plantées à même le sol une multitude de petites statues, hautes de soixante-dix centimètres environ, en pierre grise et grossièrement sculptées.
          - Tiens, j'en embarquerais bien une pour la mettre dans mon jardin, dit
Raymond.
          - Non non vous ne pouvez pas faire ça monsieur
Raymond, c'est dangereux, ce sont des tiki, les gardiens des lieux sacrés. Vous savez, il y a quelques années, un Américain en a volé un. Eh bien!, quand il a voulu l'embarquer sur son bateau, il a été foudroyé, raide mort!... C'est vrai, monsieur Raymond, c'était même écrit dans le journal.
          
Tumu semblait bouleversé, à l'idée qu'un tiki pu ainsi être emporté hors de l'enceinte sacrée. Son christianisme de surface ne résistait guère à l'appel profond des croyances de ses ancêtres. Le lieu était tabou. Il le savait, mais il éprouvait une certaine difficulté à en interdire l'accès pour le tournage. On se serait moqué de lui, car tous ces européens aux visages blêmes étaient dépourvus de sens religieux. Ils ignoraient le langage des signes et de l'invisible, préférant avant tout l'apparence de la réalité.
          Ils revinrent dans la clairière où le matériel avait été rassemblé.
Camille et Olga, les deux assistantes de Montana avaient préparé la première scène. Celle-ci devait avoir lieu près d'une sorte de plate-forme, faite avec des pierres grises. C'était ce qui restait d'un ancien marae expliqua Leverrier. Cet édifice sacré qui servait de siège à la religion ancienne, était un lieu de savoir et de pouvoir qui consacrait les anciens Ari i, les chefs suprêmes des Maoris.
          
Montana fit placer les figurants, il mit lui-même les acteurs principaux aux endroits qu'il avait prévus, fit allumer les torches, les fumigènes, les projecteurs et ordonna le silence. Le champ d'action ainsi illuminé, prenait une allure singulière. Les scènes créées pour le scénario entraient dans la scène réelle.
          L'instant était magique.
          
Angélica qui n'avait que quelques séquences à faire fut libérée assez tôt. Elle prévint le régisseur qu'elle allait sur la plage qu'elle connaissait en contrebas et qu'elle rentrerait à l'hôtel par ses propres moyens. Puis, suivie du beau Polynésien qui ne la quittait plus, ils descendirent vers la petite anse par un sentier de terre rouge et caillouteuse. Le jeune homme, qui s'appelait Pahero'o lui cueillit des fleurs en chemin, qu'il maria habilement avec du feuillage afin de réaliser une couronne qu'il posa avec précaution sur la tête de la jeune femme. Il s'en fit une de feuillage simple, qu'il plaça sur la sienne. Puis, insouciants, ils se prirent les mains et coururent en riant vers la mer.
          Le soleil commençait à perdre son ardeur quand ils vinrent s'allonger près de la statue de la plage.
Pahero'o expliqua à Angéliqua que cette pierre grossièrement sculptée était un tiki, une sorte de gardien qui, il y avait longtemps était vénéré comme un demi-dieu. Aujourd'hui abandonnés, les tikis n'intéressaient plus que les touristes, qui les volaient parfois. Angélica, allongée sur le sable chaud, avait passé ses bras derrière sa tête. Fermant les yeux elle savourait ce moment de grâce tout en espérant un baiser qui se faisait attendre.
          Enfin il vint, doux et voluptueux, l'enveloppant d'une irrésistible envie d'amour, ce qu'ils firent simplement comme deux jeunes amants. Puis les rayons du couchant qui coloraient de mauve et de rouge la plage et les rochers les décidèrent à se lever pour regagner l'hôtel.
          Dans la clairière, on avait profité du coucher de soleil pour réaliser quelques plans nécessaires au scénario. Les techniciens commençaient à ranger le matériel. C'était l'heure de la détente.
Montana fit remarquer qu'il n'avait plus vu Angélica depuis un moment.
          - C'est moi qui lui ai dit de partir après ses prises de vues, dit
Leverrier, ce qui provoqua un rire général.
          - Elle n'a pas du s'ennuyer avec le Tahitien qui ne la quittait pas, ils ont du continuer leur conversation en bas, dit
Paul en riant.
          - Non!... fit en écho
Raymond, ils l'ont plutôt approfondie. Et il fit un geste avec ses deux bras, qui se voulait obscène. Pierre en ajouta un peu en disant qu'elle avait du entendre le son des violons, ou plutôt du youkoulele. Camille et Olga gloussèrent dans leur coin et Montana hocha la tête en répétant, mais oui, mais oui.    SUITE...