La « pédagogie de l'alternance » affiche l'ambition d'être à la fois un dispositif de planification de la formation des apprentis et une assise théorique constitutive des pratiques de formation des enseignants et formateurs des Centres de Formation d'Apprentis. Ses choix et ses propositions se fondent sur l'analyse de l'interaction des situations de formation et des situations de production distribuées sur deux pôles nettement distincts, l'école et l'entreprise. Les différentes formes de l'alternance, en tant que dispositif, ont été distinguées par GROOTAERS, ANTOINE & TIMAN (1988) 1 :
L'alternance - articulation vise clairement à systématiser les liaisons entre les deux pôles de formation ( école / entreprise ) et à organiser formation et production à travers une planification rigoureuse et étroitement concertée.
A l'heure actuelle, l'alternance est prônée dans toutes les voies de formation professionnelle. Mais « stages en entreprise », « modules d'immersion professionnelle », « périodes en entreprise » dans le cas de l'Apprentissage, toutes ces concrétisations de l'alternance, loin d'aboutir toujours à une véritable articulation formation / production, consistent encore souvent, dans les faits, à juxtaposer les moments, les lieux et les objectifs de la formation.
formation par apprentissage et alternance Nous voudrions montrer que, dans le cadre de la formation par la voie de l'Apprentissage, loin de s'être constituée comme approche proprement pédagogique de l'acte d'apprendre en situation ( au sens où l'entendent les contextualistes - cf. l'apprentissage contextualisé ), la « pédagogie » de l'alternance n'a débouché, après vingt ans de réflexion et de propositions, que sur un « outillage » des situations d'alternance ( fiches et tableaux divers ). Ses options théoriques concernant le choix d'un arrière-plan conceptuel dans lequel inscrire des propositions pédagogiques adaptées n'apportent pas de réponse(s) spécifique(s) à la question « comment apprendre en situation d'alternance ? ». Elles s'appuient en fait sur le « discours pédagogique » dominant au sein de l'Éducation Nationale aux différentes époques considérées et n'avancent donc pas de propositions originales qui jetteraient les bases d'une pédagogie de l'apprentissage en situation d'alternance. On peut distinguer trois périodes dans l'élaboration de ce qu'on appelle « pédagogie de l'alternance » qui correspondent, sur le plan théorique, à
Répétons-le, dans tous les cas, les propositions proprement pédagogiques de la « pédagogie de l'alternance », c'est-à-dire les réponses qu'elle pourrait et devrait apporter à la question centrale « comment apprend-t-on en situation d'alternance ? », ne sont ni originales - ce que nul ne réclame, ni spécifiquement pensées à partir des véritables situations d'apprentissage en alternance - ce qui est, bien entendu, beaucoup plus « gênant ». A l'heure actuelle, la « pédagogie de l'alternance » est profondément occupée à formaliser l'aspect curriculaire des parcours de formation, elle est une planification de ces parcours; on peut donc regretter que cette centration exclusive sur des aspects formels occulte l'urgence véritable : la définition d'un cadre conceptuel propre à « l'apprendre en Apprentissage » et la conception et la mise en oeuvre d'orientations vraiment pédagogiques destinées à rénover les pratiques d'enseignement en vigueur dans les Centres de Formation d'Apprentis.
1. La genèse : le groupe « Émile - X. VISSEAUX » ( 1990 ) Coordonnés par l'Inspecteur Général de l'Éducation Nationale Émile - X. VISSEAUX, les travaux de la Cellule Interacadémique d'Animation Pédagogique de l'Apprentissage ont été formalisés dans un numéro spécial de la publication du Ministère de l'Éducation Nationale, Liaisons Pédagogiques, n° 11, daté de mai 1990 et titré « Apprentissage - Méthodologie de la pédagogie de l'alternance ». Ce document de 172 pages se présente comme « le fruit d'une décennie de recherches pédagogiques » et se veut « une instrumentation-support dans le domaine de la formation des formateurs » des Centres de Formation d'Apprentis. Il est organisé en quatre grands chapitres :
Les fondements théoriques La nécessité de privilégier l'induction dans les situations d'apprentissage ( cf. fiche technique n° 2, p. 26 ) constitue le « noyau dur » des propositions pédagogiques théoriques du groupe. Cependant la définition donnée de la pensée inductive
introduit, d'entrée, une zone de flou conceptuel qui va naturellement obscurcir toutes les propositions ultérieures. Rappelons que la définition communément admise est sensiblement différente :
En fait, la définition proposée par le groupe correspond à celle d'une autre opération mentale : la comparaison. L'imprécision qui conduit à faire admettre
n'est pas la seule. La définition de la pédagogie inductive qui doit être mise en oeuvre au CFA 3 opère un saut conceptuel encore plus radical :
Ici c'est l'équation
qui est posée. Le moins qu'on puisse en dire est que, d'un point de vue scientifique, les choses ne sont pas aussi simples. En fait, partis de la définition d'une opération mentale, d'une activité intellectuelle, les auteurs, emportés par leur souci d'ancrer les activités au CFA dans un « vécu professionnel », opèrent un saut qualitatif qu'on peut mesurer à travers les exemples qu'ils fournissent : Ces exemples, le second surtout, conduisent à s'interroger sur la nature du raisonnement inductif visé. Comment les apprentis peuvent-ils passer du démontage et du remontage d'un carburateur au « concept scientifique » dont la compréhension et l'acquisition est souhaitée ? En quoi le savoir-faire ( la connaissance procédurale ) « maîtriser la technique de la pâte levée » peut-il s'induire de la fabrication de brioches ? A tout le moins, ces exemples sont mal choisis. Plus exactement, ils sont l'illustration d'un certain flou conceptuel.
Ce sont en fait deux autres types d'apprentissage qui sont signalés par les exemples donnés : l'apprentissage par observation et par imitation, qui ne sont pas des apprentissages par raisonnement, mais qui, par contre, mettent tous deux l'accent sur la culture, notamment professionnelle, dans le modelage des apprentissages. En ce sens, c'est dans la théorie de l'apprentissage vicariant de BANDURA, et surtout dans les propositions de la cognition contextualisée et de l'enseignement ancré qu'une pédagogie de l'alternance pourrait se fonder. En effet, il est indéniable que les apports théoriques de l'enseignement et de l'apprentissage « ancrés » 5 pourraient et devraient constituer l'épine dorsale d'une véritable « pédagogie de l'alternance ». Dans ce modèle pédagogique, ce sont les situations et les scénarios authentiques, en tant que « macro-contextes » d'apprentissage, qui constituent des situations-problèmes à l'occasion desquelles les apprentis peuvent mettre en oeuvre des stratégies diversifiées de résolution de problèmes et s'approprier les concepts correspondants. Plutôt que de « limiter » les démarches au seul exercice de la pensée inductive 6, l'enseignement/apprentissage ancré permet aux apprenants d'acquérir des stratégies solides plus diverses qui demandent l'exercice du
Toujours dans le contexte de la justification du recours privilégié au raisonnement inductif dans les activités d'apprentissage au CFA, un autre argument est avancé par les auteurs :
En cela ils ont raison, tous les types d'évaluation menés dans les CFA l'ont montré. Mais il est fort surprenant qu'ils s'appuient sur ce constat pour privilégier, dans une « pédagogie de l'alternance », l'acquisition par les apprentis de stratégies de type inductif. En effet, Jean PIAGET, dans sa théorie des stades du développement 8, considère que le stade des opérations formelles ( terme englobant ) est celui de l'acquisition de deux capacités inférentielles : l'induction et la déduction. Dans l'expression « hypothético-déductif », forgée par PIAGET, le premier terme renvoie à l'induction et le second à la déduction. Comment alors peut-on invoquer le recours privilégié à une pédagogie de type inductif si, dans le même temps, on considère que les apprentis « ne manient qu'imparfaitement » ce type de raisonnement ? N'est-on pas autorisé, une fois encore, à voir dans cette proposition la marque d'une lecture et d'une interprétation assez « floues » de ce qui est censé constituer le socle conceptuel sur lequel reposerait une « pédagogie de l'alternance » ? Revenons enfin au « vécu professionnel », si souvent invoqué dans cette fiche technique n° 2. On néglige, semble-t-il, à vouloir assimiler à tout prix ce « vécu » au « concret », un fait capital et qui, à lui seul, mériterait un examen minutieux pour fonder une véritable pédagogie de l'alternance : le « vécu professionnel » de l'apprenti est lui aussi une construction mentale, dont l'expression est par conséquent très dépendante des conceptions et croyances de l'individu. En d'autres termes,
b. La « pédagogie par objectifs » La fiche technique n° 9, page 55, présente « les apports de l'analyse par objectifs pour la pédagogie de l'alternance ». D'entrée la confusion s'installe entre « analyse par objectifs » et « pédagogie par objectifs ». Il faut croire que le terme « pédagogie » possède, en lui-même, des vertus cardinales. Il serait même légitime d'affirmer qu'il permet un coup de force discursif qui clôt toute discussion sur ce qu'on qualifie ainsi. C'est pourquoi il convient de rappeler fermement, concernant la prétendue « pédagogie par objectifs », en dépit de la fortune considérable de l'expression dans la réflexion pédagogique française, l'avertissement de Daniel HAMELINE, dans son ouvrage fondateur sur le sujet :
L'expression « analyse par objectifs » renvoie en effet à une technologie éducative, celle-là même qu'on a pu définir comme une planification pédagogique ( instructional design, diraient les anglo-saxons ) préalable à l'acte d'enseigner et d'apprendre. Mais loin de s'en tenir à cette orientation, très souhaitable au demeurant, pour une clarification des effets attendus, des résultats escomptés d'un apprentissage, les auteurs affirment très nettement la prééminence inconditionnelle des objectifs sur toute autre considération :
En ce qui concerne l'arrière-plan conceptuel dans lequel s'inscrit la réflexion théorique des auteurs, toute ambiguïté est levée par la citation qui sous-titre cette fiche :
C'est bien dans une perspective béhavioriste qu'on se situe, et même dans celle, radicale, de l'enseignement programmé dont MAGER est, après THORNDIKE et TYLER, un représentant éminent. Il faut cependant bien considérer que l'apport de MAGER à la définition des objectifs pédagogiques est fondamental. Mais son comportementalisme catégorique lui a valu d'être la cible de toutes les attaques, notamment de la part des constructivistes ( cf. PIAGET ) et des cognitivistes. En effet, ses propositions sont incompatibles avec celles de ces deux courants, plus novateurs, et surtout moins inféodés à une logique entrepeneuriale 12. De plus, elles ont été la source d'un malentendu fondamental ( ... et d'amères déconvenues, surtout dans le champ de la rénovation pédagogique en France à la fin du siècle dernier ): la définition, même canonique, d'un objectif pédagogique n'a jamais pu remplacer le traitement didactique qui devait la précéder et le traitement pédagogique qui devait la suivre. Il pourra sembler discourtois, en outre, de trop insister sur un autre point : si les auteurs préconisent le recours à l'analyse par objectifs en tant que « moyen efficace d'analyse des données et d'aide à l'élaboration de la stratégie de formation », dans leur propre production d'objectifs pédagogiques, ils commettent les mêmes erreurs que celles qui sont le fait de presque tous les novices en la matière 13 :
c. « L'outillage » des situations d'alternance et l'instrumentalisation des enseignements généraux Le document « Apprentissage - Méthodologie de la pédagogie de l'alternance » est riche de propositions d'outils permettant d'analyser des situations de production et de certification ( référentiel de l'emploi, référentiel du diplôme 16 ), d'outils destinés à la planification du curriculum ( tableau de stratégie, document de liaison notamment ) et même d'outils visant la « catalyse de la relation pédagogique » ( fiche navette ). Dans ce domaine, même si une analyse critique des documents proposés doit également être menée, les propositions de la Cellule Interacadémique d'Animation Pédagogique de l'Apprentissage ont fourni un outillage qui conduit à une planification plus rigoureuse des moments et des contenus de l'alternance. On peut même considérer qu'il s'agit là de son apport principal. Quelques critiques sur le fond ont cependant déjà été formulées. Le numéro 128 de la Revue française de Pédagogie 17 est consacré à l'alternance. On y met l'accent sur une nécessaire didactique constructiviste / cognitiviste de l'alternance qui inverse la démarche didactique traditionnelle : il ne faut pas s'inscrire dans une logique de l'explication ( partir des cours, des définitions, etc. pour aller vers l'application ) mais, dans les enseignements professionnels, travailler à partir de situations-problèmes, authentiques, riches et complexes et donc s'inscrire dans une « didactique de l'explicitation ».
D'autre part, on peut lire sous la plume des mêmes auteurs
Cette position semble frappée au coin du bon sens. Pourquoi dénier aux apprentis le droit d'accéder à la culture, à une culture qui ne soit pas seulement professionnelle, pourquoi vouloir cantonner tout enseignement au CFA dans le strict domaine professionnel ? C'est pourtant bien cela que préconisent les membres du groupe « E.-X. VISSEAUX ». Dans la « fiche prospective n° 3 » 20, ils affirment fortement, en effet, la subordination des enseignements généraux aux enseignements professionnels :
Même si, par ailleurs, des précautions oratoires sont prises
cette « instrumentalisation » de l'enseignement général est pourtant manifeste dans les exemples proposés. Ainsi dans le modèle de tableau de stratégie fourni page 66, pour la compétence professionnelle « identifier les anomalies de fonctionnement d'une pédale de frein » :
ou encore, pp. 90 et 91 :
On obtient confirmation de cette dérive « instrumentaliste » des enseignements généraux sur un grand nombre de sites de présentation de Centres de Formation d'Apprentis sur Internet. Voici ce qu'on lit sur l'un d'eux, choisi parmi d'autres :
Ainsi donc on peut considérer, pour conclure, que dans le domaine pédagogique les propositions avancées par le groupe « E.-X. VISSEAUX » constituent un « patchwork » fait d'emprunts à des théories de l'apprentissage différentes, et divergentes, irréductibles les unes aux autres : le constructivisme de Jean PIAGET, le béhaviorisme radical de R. F. MAGER. Des approches nouvelles existent pourtant qui permettraient de fonder une véritable pédagogie de l'alternance : les apports conjugués de la cognition contextualisée, de l'enseignement/apprentissage ancré, de l'apprentissage collaboratif, de l'intelligence distribuée, entre autres, sont à même de nourrir une réflexion qui favoriserait la construction d'une assise théorique à la fois plus appropriée et plus solide. En ce qui concerne l'instrumentation destinée à rendre plus pertinente l'analyse des situations d'alternance, les propositions sont à la fois plus nombreuses, plus précises et plus appropriées. D'ailleurs, ce ne sont pas tant les outils en eux-mêmes qui réclament un examen critique mais bien plutôt l'usage qui en a été fait et les propositions effectives qui en sont issues. Dans ce domaine, c'est Michelle MAUDUIT-CORBON, membre déjà de la première Cellule, qui a poursuivi le travail engagé.
2. La consolidation des orientations initiales ( 1994 - 1998 ) 3. Les orientations actuelles ( 1999 - )
seconde partie à venir
NOTES
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