Le thème
général qu'on m'a donné pour cet exposé est « recherche
dans le domaine de l'enseignement des mathématiques d'un
point de vue épistémologique ». Cela ne semble pas
plus dangereux que pour tant d'autres matières scolaires.
Mais ne vous laissez pas tromper par l'apparence triviale de
cette question. Présenter des considérations
épistémologiques dans une discussion sur l'éducation a
toujours été de la dynamite. Socrate l'a fait et il a
été promptement condamné à la ciguë. Giambattista Vico
l'a fait au XVIIIe siècle, et les autorités philosophiques
n'ont pu assez rapidement l'enterrer. A notre propre
époque, il y avait Jean Piaget. Il a vraiment voulu rester
hors du champ de l'éducation mais a permis lui-même qu'on
l'y impliquât - et nous savons ce qui est arrivé à son
épistémologie aux mains de ses commentateurs et
traducteurs. Il semble que discuter de l'éducation d'un
point de vue épistémologique était une manière sûre de
commettre un suicide intellectuel. Récemment, cependant, le
monde de l'éducation a peut-être commencé à changer. Au
moins la discipline particulière qui est représentée dans
cette rencontre, la discipline qui est concernée par les
nombres, par l'arithmétique, et finalement par les
mathématiques, manifeste des symptômes qui indiquent une
volonté de changement.
Les changements
rapides dans les méthodes d'enseignement des mathématiques
survenus dans les dernières décennies - de
l'associationnisme simpliste aux « maths modernes » et au «
retour aux sources » - n'ont pas produit les miracles
prévus. Leur échec a engendré une disposition qui ne
nourrit plus d'enthousiasme pour de nouveaux gadgets.
Aujourd'hui, je pense qu'il est fondé de dire qu'existe une
désillusion plus ou moins générale. Cette désillusion
est saine et propice parce qu'elle nous rapproche du point
où nous serions prêts à réviser certaines des
présuppositions fondamentales des théories traditionnelles
d'éducation. Parmi ces présuppositions il y a notre
conception de l'enseignement et de l'apprentissage et, plus
fondamentale encore, la conception de ce qu'est « savoir ».
Il y a dix ou
quinze ans, il aurait été presque inconcevable de
soumettre des enseignants ou des chercheurs en éducation à
un exposé prétendant traiter d'une théorie de la
connaissance. Les enseignants s'intéressaient à la façon
de faire entrer la connaissance dans la tête de leurs
élèves, et les chercheurs en éducation se préoccupaient
de trouver de meilleurs moyens de le faire. Il y avait,
alors, peu d'incertitude - et même aucune - quant à ce
qu'était la connaissance que les élèves devraient
acquérir, et il n'y avait même aucun doute que, d'une
manière ou d'une autre, la connaissance pouvait être
transférée d'un professeur à un élève. La seule
question était de savoir quelle pourrait être la meilleure
manière de mettre en oeuvre ce transfert - et les
chercheurs en éducation, avec leurs tests critériels et
leurs méthodes statistiques sophistiquées, allaient
fournir la réponse définitive.
Quelque chose,
apparemment, a mal tourné. Les choses n'ont pas marché
comme prévu. Maintenant il y a déception, et cette
déception - je veux souligner ce point - ne s'est pas
limitée à l'enseignement des mathématiques mais en est
venue à toucher l'enseignement et les méthodes didactiques
de pratiquement toutes les disciplines. À ma connaissance,
il n'existe qu'une exception qui crée un contraste
remarquable : l'enseignement des savoir-faire physiques et,
plus particulièrement, sportifs. Il n'y a aucune raison
d'être déçu dans ce domaine. Dans ces mêmes dix ou
quinze ans où l'enseignement des sujets intellectuels s'est
quelque peu embourbé, l'enseignement des techniques du
tennis et du ski, du saut à la perche et du lancer de
javelot, a progressé presque littéralement par sauts et
par bonds. Le contraste est non seulement spectaculaire mais
il est également révélateur. Je reviendrai sur ce
phénomène ultérieurement quand, je l'espère, nous serons
en mesure d'évoquer une analogie qui, à ce point, pourrait
sembler tout à fait absurde
Si les efforts
éducatifs, en effet, échouent, les présuppositions sur
lesquelles, implicitement ou explicitement, ces efforts ont
été fondés doivent être interrogées et il semble
éminemment raisonnable de suggérer, comme l'ont fait ceux
qui ont formulé le thème de cet exposé, que nous
commencions en examinant la matière première dont
l'éducation prétend s'occuper, et qui est la «
connaissance ».
Ce chapitre
représente une tentative de faire trois choses. D'abord, je
reviendrai sur ce que je considère comme l'origine des
ennuis que nous avons connus avec la conception
traditionnelle de la connaissance. Cet examen historique
sera non seulement peu précis, mais également tout à fait
partial, parce que j'ai, sur le sujet, des idées plutôt
arrêtées. Cependant, vu le désordre dans la théorie de
la connaissance au cours des cinquante dernières années en
sciences « dures », ma tentative, j'espère, ne sera pas
considérée comme injustifiée.
En second lieu,
je proposerai une conceptualisation de la « connaissance »
qui ne se heurte pas au même problème et qui, d'ailleurs,
fournit un autre avantage parce qu'elle jette une lumière
utile sur le processus de communication. En tant
qu'enseignants, je l'ai dit il y a peu, nous sommes
déterminés à produire de la connaissance chez les
élèves. C'est, après tout, ce pour quoi nous sommes
payés, et puisque l'acquisition guidée de la connaissance,
qu'importe notre manière de la considérer, semble fondée
sur un processus de communication, nous devrions porter un
certain intérêt à la façon dont ce processus pourrait
fonctionner. D'après moi, c'est un aspect auquel on n'a pas
beaucoup pensé. Les enseignants ont consacré, et avec
raison, beaucoup de temps et d'efforts aux programmes.
C'est-à-dire qu'ils font de leur mieux pour établir quoi
enseigner et dans quel l'ordre. Le processus sous-jacent de
la communication linguistique, cependant, le processus sur
lequel leur enseignement est fondé, est habituellement
considéré comme allant de soi. On a accordé une confiance
naïve à la langue et à son efficacité. Bien que cela ne
prenne pas très longtemps à un bon professeur de
découvrir que dire les choses n'est pas suffisant pour «
les faire passer », il y a peu, ou pas, d'aperçu
théorique sur les raisons qui font que la communication
linguistique ne fait pas tout ce qu'elle est censée faire.
La théorie de la connaissance que je propose, bien que
certainement elle ne résolve pas tous les problèmes, rend
ce problème particulier vraiment clair.
Pour finir,
après avoir fourni ce que je voudrais appeler un modèle de
la « connaissance » qui intègre une vision spécifique du
processus de transmission de la connaissance, j'explorerai
brièvement une manière d'appliquer ce modèle à une chose
à laquelle nous sommes tous ici intéressés : comment
initier des enfants à l'art, au mystère, et à la
satisfaction merveilleuse des opérations numériques.
I
La nature de la
connaissance était un problème discuté avec chaleur dès
le 6ème siècle avant J.C. La discussion a été plus ou
moins continue, et si à bien des égards elle a été
pittoresque, elle a quand même été remarquablement
monotone. Le problème central est toujours demeuré sans
solution, et les arguments qui ont généré la difficulté
principale au départ sont tout à fait identiques à ceux
qui excluent encore aujourd'hui tout règlement de la
question.
L'histoire
commence par les premiers documents sur l'épistémologie
qui sont arrivés jusqu'à nous, les prétendus « fragments
» des présocratiques. Les idées que ces hommes ont
affrontées et qu'ils ont essayé de clarifier doivent avoir
surgi quelque temps avant eux, mais puisque nous n'avons
aucun document rédigé plus tôt, ces antécédents sont
extrêmement vagues. Les présocratiques, en tout cas,
montrent un degré de sophistication qui est peu susceptible
d'avoir été acquis en une ou deux générations. Bien
qu'elles soient fragmentaires, leurs déclarations ne
laissent aucun doute : vers la fin du Vème siècle avant
J..C., le processus de la connaissance a été
conceptuellement formulé dans un scénario global
relativement stable. De manière générale, les penseurs
qui se sont intéressés à l'activité de connaître ont
accepté tacitement le scénario selon lequel celui qui
connaît et les choses qu'il ou elle arrive à connaître
sont, d'emblée, des entités séparées et indépendantes.
Je veux insister
sur le fait que cette dichotomie ne coïncide pas avec la
distinction entre sujet sachant et connaissance du sujet.
Cette seconde dichotomie apparaît chaque fois qu'un acteur
se rend compte de sa propre activité ou quand un penseur se
met à penser à sa propre pensée. Ce deuxième problème,
celui de la conscience de soi, n'est pas le même que le
problème de la connaissance. Bien que les deux soient
reliés du fait qu'ils agissent l'un sur l'autre (par
exemple, dans une analyse de la pensée réflexive, que nous
aborderons plus tard plus tard dans notre discussion), je
veux ici traiter seulement de la première. Les
présocratiques, de toute façon, ont tenu pour avérée la
capacité des hommes d'être conscients de savoir. Ce qu'ils
ont commencé à se demander c'était comment il était
possible pour un individu de connaître le monde. C'est dans
cette quête que le scénario cognitif qu'ils ont accepté
et qui a été perpétué par presque tous les
épistémologistes après eux, est d'une importance
décisive. Une fois qu'il fut choisi comme base de
construction d'une théorie de la connaissance, cette
dernière s'est exposée à un paradoxe. Le paradoxe est
inévitable et il a hanté les philosophes, sans cesse,
depuis 2 500 ans.
La raison pour
laquelle ce scénario cognitif particulier a été adopté
est très simple. Il reflète la situation telle qu'elle
apparaît initialement à n'importe quel expérimentateur.
La question « comment se fait-il que nous savons quelque
chose ? », n'est pas susceptible d'être posée au début
du développement d'un futur « sachant ». Une fillette de
six ans qui revient de l'école à vélo serait une enfant
vraiment très particulière si, à cet âge, elle se
demandait soudain, « comment se fait-il que je parviens à
retrouver le chemin de la maison ? » ou « qu'est-ce qui
s'est exactement passé quand j'ai appris à rouler à
bicyclette ? ».
Je ne laisse pas
entendre que ce sont là des questions qu'un enfant de six
ans ou, de fait, n'importe qui devrait se poser. Je dis
simplement que si jamais nous nous les posons, ce sera à un
âge légèrement plus avancé. Il en va de même pour la
question « comment se fait-il que je peux savoir ce que je
sais ? ». Ceux qui ont éprouvé une telle curiosité
épistémologique ont probablement formulé leur première
question pertinente à mi-adolescence ou plus tard.
C'est-à-dire qu'ils ont commencé à questionner leur
connaissance à un point de leur carrière cognitive où ils
avaient déjà acquis une énorme quantité de savoir-faire
et de savoir. Inévitablement, on suppose implicitement que
presque tout ce que l'on sait à ce moment-là relève de la
connaissance de l'environnement, du monde où l'on se trouve
vivre. Il n'est pas étonnant qu'il en soit ainsi. Une fois
qu'on a appris à contrôler les choses, il n'y a aucune
raison de suspecter qu'elles ne sont peut-être pas ce
qu'elles semblent être.
Si quelqu'un dont
la connaissance a crû et s'est étendue au fil des années
soulève alors des questions sur la façon dont on en vient
à accumuler toute cette connaissance, il semble raisonnable
de postuler au départ un « sachant » inexpérimenté et
totalement ignorant, qui découvre le monde, plutôt comme
un explorateur découvrirait une terra incognita, avec tout
à la fois la nécessité et la volonté de découvrir ce
qu'est ce monde. Les premiers sinon les seuls outils qui
semblent être disponibles pour une telle tâche sont
évidemment les sens. Par conséquent, les sens sont
immédiatement classés comme des organes, ou des canaux,
par lesquels l'expérimentateur reçoit des messages de
l'environnement. Sur la base de ces messages, il doit alors,
et apparemment il le peut, construire une « image » du
monde. Dans notre jargon contemporain, on exprime souvent
ceci en disant que les sens transmettent de l'information
qui rendent le sujet capable de former une représentation
du monde. Habituellement cela semble fonctionner tout à
fait bien. De temps à autre, naturellement, les sens
s'avèrent être quelque peu trompeurs, mais généralement
ils travaillent assez bien pour nous permettre de construire
un modus vivendi. Si nous restons patients et flexibles,
nous continuerons à faire des ajustements, et aussi
longtemps que les choses fonctionnent modérément bien,
nous n'aurons aucun besoin de remettre en cause la validité
globale d'une quelconque image du monde que nous avons
construite.
Les
présocratiques ont commencé de cette façon absolument
normale, mais parce qu'il se trouvait quelques penseurs
très originaux parmi eux, ils ont proposé des images
mutuellement incompatibles du monde 1. Évidemment, cela a
été ressenti comme un problème et a mené à deux
questions étroitement reliées : premièrement, comment un
individu pourrait-il construire une image de monde en
l'absence de messages sensoriels et, deuxièmement, comment
peut-on être certain qu'une image particulière du monde
puisse être « vraie » ? Les tentatives de répondre à
ces questions ont bientôt débouché sur des difficultés,
certains d'entre elles si importantes qu'elles n'ont pas
été encore surmontées.
A présent je
veux me concentrer sur le deuxième problème parce qu'il
est inhérent au scénario de la découverte, et
inévitable. Si l'expérience est le seul contact qu'un «
sachant » peut avoir avec le monde, il n'y a aucun moyen de
comparer les produits de l'expérience à la réalité de
laquelle tous les messages que nous recevons sont censés
provenir. On ne peut donc répondre à la question de savoir
quel est le degré de véracité de la connaissance acquise.
Pour y répondre, on devrait comparer ce qu'on sait avec ce
qui existe dans le « vrai » monde - et pour le faire, on
devrait savoir ce qui « existe ». Le paradoxe, alors, est
le suivant : pour déterminer la vérité de votre
connaissance vous devriez savoir ce que vous arrivez à
savoir avant d'arriver à le savoir.
L'argument que la
ressemblance ou la fiabilité d'une image ne peut être
évaluée qu'en regardant à la fois l'image et ce qu'elle
est censée représenter, a déjà été mis en lumière du
temps des présocratiques et il est à la base de tout le
scepticisme depuis. L'histoire de l'épistémologie
occidentale est l'histoire des tentatives plus ou moins
inventives de le contourner. Aucune n'a été satisfaisante.
Le génie poétique de Platon a presque réussi à éliminer
le dilemme en minorant le rôle de l'expérience. Il a
situé la vraie réalité dans le monde des idées et a
transformé l'expérience sensorielle en question
secondaire, trouble, incertaine, et finalement non
pertinente dans la recherche de la vérité. Puisque le
monde des idées n'était accessible qu'à l'esprit pensant,
cette disposition a engendré le concept de solipsisme,
l'idée qu'il n'y a aucun monde réel au-delà du monde que
l'esprit crée pour lui-même.
Sinon on
pourrait, comme le suggère Descartes, placer sa foi en Dieu
et espérer que le créateur divin n'a pas été malveillant
au point de doter ses créatures de sens trompeurs.
Ni l'un ni
l'autre terme de cette alternative ne fournit de solution
durable. Le solipsisme se transforme en absurdité chaque
fois qu'une idée que nous avons conçue est ruinée par
l'expérience. En fait, ce n'est pas rare. Nous sommes
amenés constamment à nous rappeler que le monde dans
lequel nous vivons n'est pas tout à fait celui que nous
voudrions et qu'il y a, en effet, une « réalité » dure
et impitoyable avec laquelle nous devons nous arranger.
D'autre part, la notion cartésienne revient à une simple
injonction de croire, et cela ne satisfait pas les besoins
du philosophe. Si l'épistémologie doit être fondée sur
la foi aveugle que nos sens donnent accès à une image
vraie, elle ne peut accomplir la mission qu'elle s'est
fixée, à savoir fournir une approche rationnelle de la
production et de l'évaluation de la connaissance. En fait,
l'injonction de Descartes de nous fier aux sens que Dieu
nous a donnés déplace simplement le problème. Si on
pensait les sens dignes de confiance, le fait que nous
tirions si souvent des conclusions fausses de leurs messages
devrait prouver qu'il y a une difficulté grave
d'interprétation ; et si nous ne pouvons pas être sûrs de
la manière d'interpréter ce que les sens nous indiquent,
nous devons à nouveau admettre que nous n'avons aucune
connaissance certaine du monde et que l'image que nous en
avons reste à prouver.
Le problème,
comme je l'ai suggéré au début, est intrinsèque au
scénario issu de la tradition. Il résulte de notre
conception « iconique » de la connaissance, une conception
qui exige une combinaison ou une correspondance entre les
structures cognitives et ce que ces structures sont censées
représenter. La vérité, dans cette conception, devient
inévitablement l'accord parfait, la représentation
impeccable. Dès que nous acceptons ce scénario, nous
commençons à sentir la nécessité d'évaluer à quel
point nos structures cognitives correspondent à ce qu'elle
doivent représenter. Mais cette « réalité » se trouve
pour toujours de l'autre côté de notre interface
empirique. Pour arriver à une telle évaluation de la
vérité nous devrions être en mesure, comme Hilary Putnam
l'a récemment proposé, d'adopter « le point de vue de
Dieu » 2. Puisque nous ne sommes pas, et logiquement ne
pouvons être, en mesure d'avoir une telle vue du « vrai »
monde et de sa représentation présumée, nous ne pouvons
échapper au dilemme. Ce dont nous avons besoin, c'est un
scénario différent, une conception différente de ce que
c'est que « savoir », une conception dans laquelle la
valeur de la connaissance n'est pas fondée sur la
similarité ou la représentation.
La première
proposition explicite d'une approche différente est venue
de ces milieux qui étaient les plus concernés par la foi
et sa défense. Quand, pour la première fois, la notion
révolutionnaire que la Terre pourrait ne pas être le
centre de l'univers a sérieusement menacé l'image du monde
que l'Église tenait pour incontestable et sacrée, ce sont
les défenseurs de la foi qui ont proposé un scénario
alternatif pour la quête de la connaissance scientifique.
Dans sa préface au traité De revolutionibus de Copernic,
Osiander (1627) écrit :
«
Il n'est pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies
ou même qu'elles ressemblent le moins du monde à la
vérité ; une seule chose leur suffit en revanche : c'est
qu'elles produisent des calculs qui s'accordent avec les
observations 3. »
Cela introduit la
notion d'un deuxième type de connaissance, indépendante de
la foi et du dogme, une connaissance adaptée aux
observations. C'est la connaissance que la raison humaine
dérive de l'expérience. Elle ne représente pas une image
du « vrai » monde mais fournit structure et organisation
à l'expérience. A ce titre elle joue un rôle capital :
elle nous permet de résoudre les problèmes empiriques.
Du temps de
Descartes, cette théorie instrumentaliste de la
connaissance a été formulée et développée par Mersenne
et Gassendi 4. Puis elle a été amplifiée par Berkeley
et Vico ; Hume et Kant lui ont apporté un soutien important
bien que fortuit, et à la fin du siècle dernier, elle a
été appliquée à la physique et à la science en
général par Ernst Mach et à la philosophie par Georg
Simmel 5. Ce n'était pas et ce n'est toujours pas une
théorie populaire chez les philosophes traditionnels.
L'idée que la connaissance est une bonne connaissance si et
quand elle résout nos problèmes n'est pas acceptable comme
critère pour ceux qui continuent à espérer qu'en fin de
compte, la connaissance donnera, au moins approximativement,
une image exacte du « vrai » monde.
Karl Popper, qui
a décrit clairement les débuts de l'instrumentalisme 6,
a bataillé pour nous convaincre que, bien que raisonnable,
une telle théorie est insuffisante. Comme il le répète
dans son dernier ouvrage :
«
Ce que nous cherchons dans les sciences ce sont des
théories vraies - des rapports vrais, des descriptions
vraies de certaines propriétés structurales du monde dans
lequel nous vivons. Ces théories ou systèmes explicatifs
peuvent avoir leur utilité instrumentale ; pourtant ce que
nous cherchons en science n'est pas tant l'utilité que la
vérité ; des approximations de la vérité ; un pouvoir
explicatif et le pouvoir de résoudre des problèmes : et
par conséquent, la compréhension 7. »
Cela suppose que
les « descriptions », les « explications », et la «
compréhension » puissent en effet saisir des aspects « du
monde dans lequel nous vivons ». Le fait d'être d'accord
ou non avec ce point de vue dépendra de la façon dont nous
définissons « le monde dans lequel nous vivons ». Il n'y
a aucun doute que Popper a prévu un monde objectif,
c'est-à-dire un monde prêt à l'emploi dans lequel nous
sommes nés et que, comme explorateurs, nous sommes censés
finir par connaître. C'est la position traditionnelle du
réalisme, et Popper fait de son mieux pour la défendre,
malgré tous les arguments qu'on peut lui opposer. Les
réalistes et les sceptiques sont une fois de plus dans
l'impasse habituelle.
Cependant, il y a
une autre possibilité. « Le monde dans lequel nous vivons »
peut être compris également comme le monde de notre
expérience, le monde comme nous le voyons, l'entendons, et
le sentons. Ce monde n'est pas un monde de « faits
objectifs » ou de « choses en-soi » mais de tous les
invariants et constantes que nous pouvons calculer sur la
base de notre expérience individuelle. Adopter cette
interprétation, cependant, équivaut à adopter un
scénario radicalement différent pour l'activité de
savoir. D'explorateur condamné à chercher les «
propriétés structurales » d'une réalité inaccessible,
l'organisme expérimentateur se transforme maintenant en
constructeur de structures cognitives prévues pour
résoudre tous les problèmes que l'organisme perçoit ou
conçoit. Il y a cinquante ans, Piaget a caractérisé ce
scénario aussi précisément qu'on pouvait le souhaiter :
l' « intelligence organise le monde en s'organisant » 8.
Ce qui détermine la valeur des structures conceptuelles est
leur adéquation empirique, leur qualité de correspondre à
l'expérience, leur fiabilité comme moyens de résoudre des
problèmes, parmi lesquels, naturellement, l'éternel
problème d'une organisation cohérente que nous appelons
compréhension.
Le monde dans
lequel nous vivons, du point de vue privilégié de cette
nouvelle perspective, est toujours et nécessairement le
monde comme nous le conceptualisons. C'est nous et notre
manière de connaître qui créons « les faits », comme
Vico l'avait vu il y a bien longtemps, ils ne sont pas
donnés par un monde objectif existant indépendamment de
nous. Mais cela ne signifie pas que nous pouvons les
construire comme nous voulons. Ce sont des faits viables
tant qu'ils ne s'opposent pas à l'expérience, tant qu'ils
restent défendables dans le sens qu'ils continuent de faire
ce que nous nous attendons qu'ils fassent.
Cette façon
d'envisager la connaissance a des conséquences
manifestement importantes pour notre conception de
l'enseignement et de l'apprentissage. Avant tout, elle
déplacera l'accent de la répétition « correcte » par
l'étudiant de ce que fait le professeur, vers
l'organisation réussie par l'étudiant de sa propre
expérience. Mais avant que je ne m'étende là-dessus, je
veux aborder la notion répandue que la connaissance est un
produit qui peut être communiqué.
II
La manière dont
nous pensons habituellement à la « signification » est
conditionnée par des siècles de langue écrite. Nous avons
tendance à penser à la signification des mots dans un
texte plutôt qu'à la signification qu'un locuteur a en
tête quand il ou elle émet des sons linguistiques. La
langue écrite et les textes imprimés ont une persistance
physique. Ils se trouvent sur nos bureaux ou peuvent être
pris sur des étagères, ils peuvent être manipulés et
lus. Quand nous comprenons ce que nous lisons, nous avons
l'impression que nous « avons saisi » la signification des
mots imprimés, et nous en venons à croire que cette
signification était dans les mots et que nous l'avons
extraite comme des graines de leurs cosses. Nous en arrivons
même à dire qu'une signification particulière est la «
teneur » d'un mot ou d'un texte. Cette idée que les mots
sont des contenants dans lesquels l'auteur ou l'orateur «
transfère » la signification aux lecteurs ou aux auditeurs
est extraordinairement forte et semble si normale que nous
sommes peu disposés à la remettre en cause. Cependant,
c'est une notion inopportune. Pour le saisir, nous devons
retracer notre propre développement et examiner comment la
signification des mots est acquise au début de notre
carrière linguistique.
Afin d'attacher
une signification quelconque à un mot, une enfant doit,
tout d'abord, apprendre à isoler ce mot particulier comme
modèle sonore récurrent parmi la totalité de signaux
sensoriels disponibles. Après, elle doit isoler quelque
chose dans son domaine empirique, quelque chose qui se
reproduit plus ou moins régulièrement en même temps que
ce modèle sonore. Prenons un mot ordinaire et qui pose
relativement peu de problèmes : « pomme ». Supposons que
l'enfant en est arrivée à l'identifier comme item
récurrent dans son expérience auditive. Ensuite, supposons
qu'elle a déjà l'intuition que « pomme » est le genre de
modèle sonore qui devrait être associé à un autre item
empirique. Les adultes intéressés aux progrès
linguistiques de l'enfant peuvent, naturellement, l'aider
dans ce processus d'association par des actions et des
réactions spécifiques, et ils considéreront leur «
enseignement » réussi quand l'enfant en viendra à isoler
dans son domaine d'expérience quelque chose qui lui
permette de répondre d'une manière qu'ils considèrent
appropriée. Quand cela a été réalisé, quand
l'association appropriée a été formée, il y a encore une
autre étape que l'enfant doit franchir avant qu'on puisse
dire qu'elle a acquis la signification du mot « pomme ».
Elle doit apprendre à se représenter à elle-même le
complexe désigné des expériences chaque fois que le mot
est prononcé, même lorsque aucun des éléments de ce
complexe n'est physiquement présent dans son champ
expérientiel. C'est-à-dire que l'enfant doit acquérir la
capacité d'imaginer ou de visualiser, par exemple, ce
qu'elle a associé au mot « pomme » chaque fois qu'elle
entend le modèle sonore de ce mot 9.
Cette analyse,
bien qu'elle puisse sembler détaillée, n'est encore qu'un
résumé sommaire de quelques étapes indispensables dans un
long processus d'interactions. Dans le contexte actuel,
cependant, elle devrait suffire pour justifier la conclusion
que le complexe d'éléments empiriques qui constitue le
concept qu'un individu a associé à un mot ne peut être
rien d'autre que le complexe des abstractions de
l'expérience propre de cet individu. Pour chacun de nous,
par conséquent, la signification du mot « pomme » est une
abstraction construite individuellement à partir des «
expériences-pomme » qu'il ou elle a eues dans le passé.
C'est-à-dire qu'elle est subjective dès l'origine et
réside dans la tête d'un sujet, pas dans le mot qui, en
raison d'une association, aurait le pouvoir de faire
émerger, en chacun de nous, notre propre représentation
subjective.
Si vous admettez
cette subjectivité inhérente des concepts et, en
conséquence, de la signification, vous êtes immédiatement
confronté à un problème sérieux. Si la signification des
mots est, en effet, notre propre construction subjective,
comment pouvons-nous espérer communiquer ? Comment
quelqu'un pourrait-il être assuré que les représentations
formées dans l'esprit de l'auditeur sont après tout
semblables aux représentations que le locuteur avait en
tête quand il ou elle a prononcé ces mots particuliers ?
Cette question est au coeur même du problème de la
communication. Malheureusement, la conception répandue a
été dérivée de et formée par l'idée que les mots sont
des conteneurs de la signification. Si cette notion est
insatisfaisante, ainsi en doit-il être de la conception
générale de la communication.
La difficulté
provient de la supposition erronée que, pour communiquer,
les représentations associées aux mots employés doivent
être les mêmes pour tous les communicateurs. Pour que la
communication soit considérée satisfaisante et mène à ce
que nous appelons la « compréhension », il est tout à
fait suffisant que les représentations des communicateurs
soient compatibles dans le sens où elles ne s'opposent pas
de façon manifeste avec le contexte situationnel ou les
attentes du locuteur.
Un simple exemple
peut aider à clarifier cela. Supposons que Jimmy entende le
mot « sirène » pour la première fois. Il demande ce
qu'il signifie et on lui répond qu'une sirène est une
créature à tête d'une femme avec le torse et la queue
d'un poisson. Jimmy n'a pas besoin d'avoir rencontré une
telle créature dans la réalité pour l'imaginer. Il peut
se construire une représentation hors des éléments qui
lui sont habituels, s'il est quelque peu familier des termes
« femme », « poissons », et a établi des associations
entre ces mots et les autres utilisés dans l'explication.
Cependant, si on ne lui dit pas que chez les sirènes la
queue de poisson remplace les jambes de la femme, il peut
construire un ensemble qui est un bipède à queue de
poisson, et par conséquent plutôt différent de la
créature marine attendue. Jimmy pourrait alors lire des
histoires de sirènes et participer aux conversations sur ce
sujet pendant certain temps sans avoir à ajuster son image.
En fait, sa représentation aberrante du physique d'une
sirène pourrait uniquement être corrigée s'il se trouvait
dans une situation où l'image d'une créature avec des
jambes et une queue de poisson venait en conflit explicite
avec une image ou avec ce que tel locuteur dirait au sujet
des sirènes. C'est-à-dire, que Jimmy modifierait ce
concept - qui est signification subjective du mot -
seulement si un certain contexte l'y contraignait.
Comment, vous
demandez-vous, un contexte peut-il contraindre quelqu'un à
changer ses concepts ? On ne peut limiter la réponse à
cette question au cadre d'une théorie de la communication ;
il faut l'élargir à une théorie de la connaissance. La
réponse que je propose est essentiellement la même dans
les deux cas.
La supposition de
base est bien connue. Les organismes vivent dans un monde de
contraintes. Afin de survivre, ils doivent « s'adapter »,
je préfère dire, « être viables ». Cela signifie qu'ils
doivent pouvoir gérer leur vie en tenant compte des
contraintes du monde dans lequel ils vivent. C'est une
banalité dans le contexte de la biologie et de
l'évolution. De mon point de vue, ce principe s'applique
également à la connaissance - avec une différence
notable. Au niveau biologique, nous sommes concernés par
l'espèce, c'est-à-dire par des collections d'organismes
qui, individuellement, ne peuvent pas modifier leur nature
biologique. Mais puisqu'ils ne sont pas tous identiques,
l'espèce « s'adapte » simplement parce que tous les
individus non viables sont éliminés et ne se reproduisent
pas. Au niveau cognitif, nous nous intéressons aux
individus et spécifiquement à leur « connaissance » qui,
heureusement, n'est pas immuable, et rarement mortelle.
L'organisme cognitif essaie de construire du sens à partir
de l'expérience pour tenter de s'opposer au mieux aux
contraintes du monde. Il peut activement modifier les
différents moyens d'accéder à une plus grande viabilité.
« Comprendre »
est la même activité et implique les mêmes
présuppositions, que le matériau que nous voulons
comprendre vienne de l'expérience en général ou du type
particulier d'expérience que nous appelons la
communication. Le processus est identique mais la
motivation, la raison pour laquelle nous voulons comprendre,
peut être différente.
Je voudrai, pour
commencer, traiter de l'expérience ordinaire. Peu importe
comment on caractérise les organismes connaissants, une de
leurs caractéristiques marquantes est qu'ils sont capables
d'apprendre. Fondamentalement, avoir « appris » signifie
avoir tiré des conclusions de l'expérience et agir en
conséquence. Agir en conséquence, naturellement, implique
qu'il y a des expériences qu'on voudrait répéter plutôt
que d'autres, qu'on voudrait éviter. L'espoir qu'un tel
contrôle de l'expérience est possible doit être fondée
sur les hypothèses suivantes : (1) des régularités
peuvent être détectées dans l'ordre empirique ; et (2)
une expérience future doit se conformer à ces
régularités, au moins dans une certaine mesure,. Ces
hypothèses, comme David Hume l'a montré, sont des
prérequis pour le processus inductif et la connaissance qui
en résulte.
Afin de trouver
des régularités, nous devons segmenter notre expérience
en éléments séparés de sorte qu'après certaines
opérations de rappel et de comparaison, nous puissions dire
que certains d'entre eux se reproduisent. La segmentation et
le rappel, l'évaluation des similitudes, et les décisions
quant à ce qui doit être considéré comme différent,
sont tous à notre charge. Cependant, toutes les fois qu'un
résultat particulier de ces activités s'avère utile (en
générant des expériences souhaitables, ou en évitant
celles qui sont indésirables), nous oublions rapidement que
nous eussions pu segmenter, considérer, évaluer autrement.
Quand un schème a fonctionné plusieurs fois, nous en
venons à croire, comme l'a remarqué Piaget, qu'il ne
pouvait en être autrement et que nous avons découvert
quelque chose au sujet du monde réel. En fait nous avons
simplement trouvé une manière viable d'organiser notre
expérience. « Comprendre » une collection donnée
d'expériences signifie alors les avoir organisées d'une
manière qui nous permet de faire des prévisions plus ou
moins fiables. En fait, c'est une donnée pratiquement
universelle que nous interprétons l'expérience en raison
de nos attentes ou en vue de faire des prévisions au sujet
des expériences à venir.
En revanche, «
comprendre » un énoncé linguistique n'implique pas,
d'habitude, de prédiction concernant une future expérience
non linguistique. Cependant, cela implique la formation
d'attentes sur le reste du message que nous n'avons pas
encore entendu ou n'avons pas lu. Ces attentes concernent
des mots et des concepts, pas des actions ou d'autres
événements empiriques. L'énoncé peut, naturellement,
viser l'expression d'une prédiction, par exemple, « demain
il pleuvra », mais la manière dont elle est dérivée de
l'énoncé linguistique diffère de la manière dont elle
pourrait être dérivée par exemple de l'observation de
nuages particuliers dans le ciel. La différence apparaît
clairement quand on précise que, pour donner du sens à
l'expression « demain il pleuvra », il est absolument non
pertinent de croire ou non à la probabilité qu'il pleuvra
effectivement. « Comprendre » l'énoncé est suffisant
pour que nous trouvions une structure conceptuelle qui,
étant donné notre expérience antérieure des mots et de
la manière dont ils sont agencés, lui correspond. Le fait
que le lendemain il ne pleut pas, n'infirme nullement
l'interprétation de l'énoncé. Au contraire, si la
prévision résultant d'une observation du ciel n'est pas
confirmée par une pluie réelle, nous devons en conclure
que quelque chose était erroné dans notre interprétation
des nuages.
Malgré cette
différence entre interprétation de l'expérience et
interprétation de la langue, les deux présentent un trait
commun important. Elles se fondent toutes deux sur
l'utilisation d'un matériel conceptuel que l'interprète
doit déjà posséder. « Construire du sens » dans les
deux cas, consiste à trouver une manière d'adapter les
éléments conceptuels disponibles dans un modèle
circonscrit par des contraintes spécifiques. Ici, les
contraintes sont inhérentes à la manière dont nous sommes
arrivés à segmenter et organiser l'expérience ; là,
elles sont inhérentes à la manière dont nous avons appris
à nous servir de la langue. Mais en aucun cas, il n'est
question de correspondre à un modèle. Si notre
interprétation de l'expérience nous permet d'atteindre
notre but, nous sommes tout à fait persuadés de « savoir »
; et si notre interprétation d'une communication n'est pas
annulée par quelque chose que fait ou dit notre
interlocuteur, nous sommes entièrement convaincus d'avoir «
compris ».
Le processus de
compréhension dans un contexte de communication est
analogue au processus qui permet d'arriver au savoir dans le
contexte de l'expérience. Dans les deux cas, il est
question de construction, à partir des éléments
disponibles, de structures conceptuelles qui s'adaptent dans
tout l'espace inoccupé par des contraintes. Bien qu'il
s'agisse là, naturellement, d'une métaphore spatiale, elle
met en lumière le caractère essentiel de la notion de
viabilité et souligne un autre aspect qui différencie
cette notion de celle, traditionnelle, de « vérité » ;
après avoir construit un chemin d'action viable, une
solution viable à un problème empirique, ou une
interprétation viable d'un énoncé, il n'y a jamais de
raison de croire que cette construction est la seule
possible.
III
Comme j'ai
commencé ma partie sur la communication en parlant du
concept de signification, il doit être devenu évident que
je ne suis pas un behavioriste. Pendant presque un
demi-siècle, les behavioristes ont travaillé
d'arrache-pied pour éliminer des notions « mentalistes »
telles que signification, représentation, et pensée. Il
appartient à de futurs historiens d'évaluer quels dommages
cette mode insensée a causés. Là où il est question
d'éducation, les dégâts ont été considérables. Étant donné que le behaviorisme n'est nullement éteint, les
dommages se poursuivent, et de multiples façons. Une base
commune, en tout cas, est la supposition que tout ce qui
compte - peut-être même tout ce qui existe - ce sont les
stimuli observables et les réponses observables. Cette
hypothèse a connu un épouvantable succès en ce qu'elle a
effacé la distinction entre dressage et enseignement.
Comme j'espère
l'avoir montré dans la section précédente, une enfant
doit apprendre plus que simplement répondre « pomme » aux
instanciations * de ses expériences concrètes de l'objet
« pomme ». Si c'était tout ce qu'elle serait en mesure
faire, sa compétence linguistique resterait équivalente à
celle d'un perroquet bien élevé. Que l'oiseau et son
entraîneur en soient arrivés là est un exploit
remarquable. Pour un enfant humain, c'est un point de
départ dans le développement de l'autorégulation, de la
conscience, et du contrôle rationnel.
En tant que
professeurs de mathématiques, vous le savez mieux que
quiconque. Donner des réponses correctes dans le domaine
des tables de multiplication est sans aucun doute un talent
utile, mais n'est, en soi, aucunement une démonstration de
savoir mathématique. La connaissance mathématique ne peut
pas être réduite à un stock de « faits » recyclables,
mais se rapporte à la capacité de calculer de nouveaux
résultats. Pour employer les termes de Piaget, elle est
opératoire plutôt que figurative. C'est le produit de la
réflexion et même si la réflexion en tant que telle n'est
pas observable, ses résultats peuvent être inférés à
partir de réponses observables.
J'emploie le
terme de « réflexion » dans le sens originel de Locke,
c'est-à-dire, pour désigner la capacité qu'a l'esprit
d'observer ses propres opérations. La connaissance
opératoire n'est donc pas la récupération associative
d'une réponse particulière mais plutôt la connaissance de
ce qu'il faut faire pour produire une réponse. La
connaissance opératoire est constructive et, par
conséquent, se démontre mieux dans des situations où
quelque chose de nouveau est produit, quelque chose qui
n'était pas déjà à la disposition de l'opérateur. La
nouveauté qui importe est, naturellement, nouveauté du
point de vue du sujet. Un observateur, un expérimentateur,
ou un professeur peut inférer cette nouveauté subjective,
non pas de l'exactitude d'une réponse mais de la lutte qui
y a mené. Ce n'est pas la réponse spécifique qui importe
mais la manière dont on y arrive.
Dans les pages
précédentes, j'ai plusieurs fois employé le terme «
interprétation ». Je l'ai fait délibérément, parce
qu'il attire l'attention sur une activité qui exige la
conscience et le choix délibéré. Même si tout le
matériel employé dans le processus d'interprétation a pu
avoir été formé et préparé par une interaction
antérieure avec des objets empiriques et avec des
personnes, et même si la validation de n'importe quelle
interprétation particulière exige, comme nous l'avons vu,
des interactions supplémentaires, le processus
d'interprétation lui-même exige la réflexion. Si un
organisme ne fait pas qu'agir et réagir, ce serait un abus
de langage que de dire que l'organisme interprète.
L'interprétation implique la conscience qu'il existe plus
d'une possibilité, la conscience de la délibération et de
choix rationnellement contrôlés.
La capacité d'un
étudiant d'effectuer certaines activités n'est jamais plus
qu'une partie de ce que nous appelons « compétence ».
L'autre partie est la capacité de contrôler les
activités. Il ne suffit pas d'agir de façon appropriée ;
pour être compétent, on doit également savoir ce que l'on
fait et pourquoi cela est approprié. C'est peut-être la
raison la plus importante pour laquelle l'observation
longitudinale et la méthode clinique de Piaget sont
indispensables si nous voulons découvrir quelque chose sur
la pensée réflexive des enfants, sur leur connaissance
effective, et sur la façon de les enseigner pour qu'ils
progressent vers la compétence.
Au début de cet entretien, j'ai mentionné qu'il était
possible de trouver une analogie utile dans l'enseignement
des habiletés sportives. Je faisais allusion aux méthodes
récemment développées qui permettent aux athlètes de
voir ce qu'ils font. Certaines de ces méthodes, très
sophistiquées, impliquent la tachistoscopie **, d'autres
sont aussi simples que le ralenti des films et des vidéos.
Leur but est de donner à ceux qui réalisent des actions
complexes une occasion de s'observer en action. Cette
rétroaction visuelle est un outil didactique bien plus
puissant que les leçons se rapportant aux détails de
l'action qui, en temps normal, sont faiblement perçus - ou
pas du tout - par l'acteur lui-même.
La compétence
des bons athlètes provient, très largement, du fait qu'ils
ont, pour ainsi dire, automatisé la plupart de leurs
actions. Aussi longtemps que leur manière d'agir est
réellement la plus efficace pour le but fixé, cette
automatisation est un avantage parce qu'elle libère
l'esprit conscient qui peut se concentrer sur des niveaux
plus élevés de contrôle. Quand, pourtant, quelque chose
doit être changé dans la routine, ce serait difficile,
sinon impossible, de le faire sans la conscience des étapes
spécifiques. D'où l'efficacité de la rétroaction
visuelle.
Bien que la
vitesse d'exécution issue de l'automatisation puisse être
une caractéristique du calculateur expert, le but principal
de l'enseignement des mathématiques doit viser la
compréhension consciente par les étudiants de ce qu'il ou
elle fait et du pourquoi cela est fait. Cette compréhension
n'est pas différente de la conscience de soi que l'athlète
doit acquérir pour améliorer de façon consciente ses
automatismes physiques. Malheureusement, nous n'avons aucun
tachistoscope ou appareil photo qui pourrait capturer la
dynamique, la progression détaillée des opérations
mentales qui mènent à la solution d'un problème
numérique. Cependant, ce qu'un professeur de mathématiques
s'évertue à faire comprendre à l'élève est en fin de
compte la conscience d'un programme dynamique et de son
exécution - et cette conscience est en principe semblable
à ce que l'athlète peut recueillir d'une représentation
au ralenti de sa propre performance. En l'absence d'une
telle technologie pour créer l'auto-réflexion, le
professeur doit trouver d'autres moyens de stimuler la
conscience opérationnelle. Au stade actuel, la méthode
nommée « enseignement expérientiel » (teaching
experiment) développée par STEFFE *** semble être
l'étape la plus prometteuse dans cette voie 10.
L'expression «
enseignement expérientiel » a pu facilement être mal
comprise. Elle n'est pas conçue pour désigner une
expérience dans l'enseignement d'une manière admise de
fonctionner, comme par exemple, la manière de l'adulte
d'additionner et de soustraire. Au contraire, cette méthode
est principalement un outil exploratoire, dérivé de
l'entretien clinique de Piaget et destiné à découvrir ce
qui se passe dans la tête de l'élève. S'y ajoute en outre
l'expérimentation des différents moyens de modifier le
fonctionnement de l'étudiant. Ces différents moyens de
provoquer un tel changement sont, dans un sens, l'opposé de
ce qu'on a appelé une modification de comportement.
Une grande partie
des recherches en sciences de l'éducation a utilisé une
procédure qui consistait à déterminer des tâches,
enregistrer des solutions, et analyser ces solutions bien
qu'elles aient résulté des efforts tâtonnants de l'enfant
d'effectuer les opérations qui constituent la compétence
d'un adulte. L'enseignement expérientiel part, au
contraire, de l'hypothèse que l'enfant ne peut rien
concevoir de la tâche, de la manière de la résoudre, et
de la solution en d'autres termes que ceux qui sont
disponibles au point particulier de son développement
conceptuel. L'enfant, pour le formuler d'une autre manière,
doit interpréter la tâche et essayer de construire une
solution en employant le matériel qu'il possède déjà. Ce
matériel ne peut pas être autre chose que les composants
et les opérations conceptuels que cet enfant particulier a
assemblés dans sa propre expérience antérieure.
Les enfants, nous
ne devons jamais l'oublier, ne sont pas des réceptacles
pour un « savoir » adulte, mais des organismes qui, comme
nous, essayent constamment de construire du sens, pour
comprendre leur expérience 11.
La
plupart des mesures traditionnelles de l'apprentissage des
mathématiques par les élèves supposent que les
différences individuelles dans les concepts soit varient
sensiblement, soit sont sans importance dans leur influence
sur les mathématiques étudiées. . . En revanche si on
suppose qu'il y a une variété de façons de comprendre
mathématiquement un concept, les différences individuelles
en mathématiques relèvent de la diversité dans la
compréhension des concepts - ou des mathématiques
elles-mêmes - par les élèves. L'entretien clinique
fournit des moyens pour trouver et explorer ces différentes
compréhensions 12.
Ce n'est pas le
moins du monde se moquer que de dire que le but de
l'intervieweur est d'arriver à la compréhension des
compréhensions de l'enfant. La différence entre l'enfant
interprétant (et essayant de résoudre) une tâche dans un
contexte donné, et l'intervieweur interprétant les
réponses et le comportement de l'enfant dans le contexte de
la tâche, est que l'intervieweur peut analyser son
interprétation en modifiant délibérément certains
éléments dans le domaine empirique de l'enfant.
L'intervieweur peut également poser des questions et voir
si les réponses sont compatibles avec les conjectures qui
ont trait à la conception de l'enfant de ce qui se passe.
Toutes les fois qu'une incompatibilité survient, les
conjectures de l'intervieweur doivent être changées, puis
examinées à nouveau, jusqu'à ce qu'enfin elles demeurent
viables dans toute situation que l'intervieweur pourrait
envisager et mettre en place.
En bref,
l'intervieweur construit un modèle des notions et des
opérations de l'enfant. Inévitablement, ce modèle sera
construit, non pas à partir des éléments conceptuels de
l'enfant, mais à partir des éléments conceptuels propres
à l'intervieweur. C'est dans ce contexte que le principe
épistémologique d'ajustement, plutôt que celui
d'identité , est d'une importance cruciale. Tout comme les
organismes cognitifs ne peuvent jamais comparer
l'organisation conceptuelle de leur expérience à la
structure d'une réalité objective indépendante, ainsi
l'intervieweur, l'expérimentateur, ou le professeur ne peut
jamais comparer le modèle qu'il ou elle a construit des
conceptualisations d'un enfant avec ce qui se passe
réellement dans la tête de l'enfant. Dans un cas comme
dans l'autre, ce qu'on peut obtenir de mieux est un modèle
qui demeure viable dans le champ d'une expérience
accessible.
L'enseignement
expérientiel, comme je l'ai suggéré auparavant, est
toutefois quelque chose de plus qu'un entretien clinique.
Considérant que l'entretien vise à établir « où
l'enfant est », l'expérience vise les différents moyens
pour que « l'enfant fasse son chemin ». Après avoir
produit un modèle viable des concepts et des opérations de
l'enfant, l'expérimentateur fait l'hypothèse que des
chemins guident les conceptualisations de l'enfant vers la
compétence de l'adulte. Afin de formuler un tel chemin
hypothétique, sans même parler de le mettre en oeuvre,
l'expérimentateur/professeur doit non seulement avoir un
modèle des structures conceptuelles actuelles de l'élève,
mais également un modèle analytique des conceptualisations
de l'adulte vers lesquelles ses conseils doivent mener.
La structure des
concepts mathématiques est encore en grande partie obscure 13. Cela peut sembler un grief étrange, étant donné
la quantité de travail fournie au cours des cent dernières
années pour clarifier et articuler les bases des
mathématiques. En raison de ce travail, il n'y a pas
pénurie de définitions, mais ces définitions, pour la
plupart, sont formelles plutôt que conceptuelles.
C'est-à-dire qu'elles substituent simplement d'autres
signes ou symboles au definiendum ****. Rarement, pour ne
pas dire jamais, y a-t-il un conseil, encore moins
d'indication, sur ce qu'il faut faire pour construire les
structures conceptuelles qui doivent être associées aux
symboles. Cependant, c'est, bien entendu, ce que l'enfant
doit découvrir s'il veut acquérir un nouveau concept.
Je vais vous
donner un exemple. Une définition courante du nombre, la
notion de « nombre entier positif », est qu'il s'agit «
d'un symbole associé à un ensemble et à tous les autres
ensembles qui peuvent être placés dans une correspondance
biunivoque à cet ensemble» 14. L'expression « être
placés » fait penser à une instruction d'agir, à une
directive pour construire, et c'est bien ainsi que cela doit
être. Mais, afin d'entamer cette construction, l'élève
doit avoir une compréhension claire de ce qu'on appelle un «
ensemble » et, plus important encore, de la notion d'«
univoque ». On ne peut arriver à une telle compréhension
qu'en réfléchissant aux opérations de son propre esprit
et en se rendant compte qu'avec ces opérations, on peut
créer des unités et des ensembles n'importe où et à tout
moment, indépendamment de tous les signaux sensoriels. Cela
signifie que, plutôt que de parler d'« ensembles » et d'«
objets mathématiques » comme s'ils avaient une réalité «
objective » dans quelque réalité « objective », les
professeurs devraient stimuler, chez l'élève, la
conscience réflexive de ses opérations mentales, parce que
c'est seulement d'elles que les concepts requis peuvent
être abstraits.
L'enseignement
expérientiel, en tout cas, présuppose un modèle explicite
du fonctionnement adulte. La partie expérimentale de la
méthode consiste alors en une sorte de « guidance
indirecte » destinée à changer les concepts actuels et
les opérations de l'enfant (que l'expérimentateur «
connaît » en termes de modèle construit sur la base de
l'observation de l'enfant particulier) en concepts et
opérations d'adulte (que l'expérimentateur « »connaît «
en termes de modèle construit sur la base de l'analyse des
procédures d'adulte). Puisque l'enfant interprète
nécessairement les instructions verbales en termes de sa
propre expérience, la » guidance « doit prendre la forme
ou de questions ou de changements dans le champ empirique
qui amènent l'enfant à des situations où sa manière
actuelle de fonctionner rencontre obstacles et
contradiction. Pareil à l'adulte qui organise une
expérience générale, l'enfant est peu susceptible de
modifier une structure conceptuelle sauf s'il fait
l'expérience d'un échec ou, à tout le moins, d'une
surprise par rapport à quelque chose qui ne fonctionne pas
de la façon prévue. Un tel échec ou une telle surprise,
cependant, ne peut s'éprouver que s'il y avait une attente
- et cela m'amène à la dernière remarque que je veux
faire.
Si j'ai eu le
moindre succès en présentant l'épistémologie
constructiviste comme base possible pour l'éducation et la
recherche en éducation, ce dernier point sera facile à
établir et son importance devrait devenir évidente.
Plus abstraits
seront les concepts et les opérations qui doivent être
constitués, plus l'activité réflexive sera nécessaire.
La réflexion, cependant, ne se produit pas sans effort. Les
concepts et les opérations impliqués dans les
mathématiques ne sont pas simplement des abstractions, mais
la plupart d'entre eux sont le produit de plusieurs niveaux
d'abstraction. Par conséquent, ce n'est pas simplement un
acte de réflexion qui est nécessaire, mais une succession
d'efforts réflexifs - et n'importe quelle succession
d'efforts exige une solide motivation.
Le besoin de
motivation n'est certainement pas une nouveauté pour
quiconque a enseigné. Comment stimuler la motivation est un
sujet de discussion depuis longtemps. Mais ici, une nouvelle
fois, je crois que l'effet du behaviorisme a été
profondément nuisible. Le dogme de base du behaviorisme
stipule simplement que le comportement est déterminé par
les conséquences qu'il a produites dans le passé (ce qui
est juste une autre façon de dire que les organismes
fonctionnent inductivement). Il y a tout lieu d'être
d'accord. La difficulté découle de l'interprétation
habituelle du » renforcement «, c'est-à-dire de la
conséquence qui récompense et renforce ainsi des
comportements spécifiques et augmente la probabilité de
leur répétition.
Il y a l'idée
fausse, très répandue, que le renforcement est l'effet de
certains produits bien connus, tels que les biscuits,
l'argent et la reconnaissance sociale. C'est une idée
fausse, non parce que les organismes ne travailleraient pas
vraiment dur pour obtenir ces produits, mais parce qu'elle
brouille la seule chose qui constitue, et de loin, le
renforcement le plus efficace pour un organisme cognitif :
atteindre une organisation satisfaisante, une manière
viable de traiter un certain secteur d'expérience. Ce fait
ajoute une dimension différente à la notion de
renforcement car quelle que soit la chose qui constitue la
conséquence enrichissante, elle est dans ce cas
entièrement produite dans le propre système de
l'organisme.
Le renforcement
autoproduit a un énorme potentiel dans les organismes
cognitifs et réfléchissants. (Nous tous, j'en suis sûr,
avons dépensé un temps précieux et de la sueur sur les
puzzles dont la solution ne nous a apporté ni biscuits, ni
argent, et une reconnaissance sociale négligeable.) Mais ce
potentiel doit être développé et compris.
Quand les enfants
commencent à jouer avec des cubes en bois, tôt ou tard ils
en placent l'un sur un autre. Quelque satisfaction qu'ils
retirent de la structure résultante, elle fournit une
incitation suffisante pour qu'ils répètent l'action et
pour qu'ils s'y améliorent. Ils peuvent, par exemple,
implicitement ou explicitement se donner le but de
construire une tour qui comporte tous les cubes. S'ils
réussissent, ils sont manifestement satisfaits,
indépendamment des récompenses réelles ou de
l'appréciation d'un adulte, parce qu'ils construisent aussi
des tours en l'absence d'observateurs. La récompense vient
de la réussite, de l'imposition réussie et délibérée
d'un ordre inhérent à leur propre manière d'organiser les
choses. Pour répéter l'exploit, la tour doit être
renversée. Cela, aussi, s'avère une source de satisfaction
parce qu'une fois de plus cela fournit la preuve de la
puissance de l'expérimentateur sur la structure de
l'expérience.
Ces observations peuvent sembler insignifiant à certains.
Pour moi, elles illustrent une caractéristique de base du
modèle de l'organisme cognitif, une caractéristique qui
doit être prise en considération si nous voulons éduquer.
D'un point de vue
constructiviste, il ne semble pas raisonnable de supposer
qu'une puissante satisfaction cognitive provienne simplement
du fait qu'on nous dise que nous avons fait quelque chose de
juste, aussi longtemps que cette « justesse» est attestée
par quelqu'un d'autre. Pour devenir une source de vraie
satisfaction la « justesse » doit être perçue comme le
moment qui peut attester que l'on s'est affermi. Les
professeurs, aussi bien que les mathématiciens, ont
tendance à supposer qu'il existe pour chaque cas
particulier un problème objectif et une solution
objectivement « vraie ». On attend donc des enfants et des
élèves de tout âge, d'une façon ou d'une autre, qu'ils «
voient » le problème, sa solution, et la nécessité qui
les lie. Mais la nécessité est conceptuelle et ne peut
émerger que de la conscience des structures et des
opérations impliquées dans la conceptualisation par le
sujet pensant du problème et de sa solution. La nécessité
logique ou mathématique ne réside dans aucun monde
indépendant - pour la percevoir et y trouver de la
satisfaction, on doit réfléchir sur ses propres
constructions et sur la façon dont on les a agencées.
Remarques
Finales
Les éducateurs
partagent le but de produire de la connaissance chez leurs
élèves. Cependant, dans la perspective épistémologique
que j'ai esquissée, il s'avère que la connaissance n'est
pas un produit transmissible et la communication pas un
véhicule.
Si, alors, nous
envisageons la connaissance et la compétence comme les
produits de l'organisation conceptuelle de son expérience
par l'individu, le rôle du professeur ne sera plus de
dispenser la « vérité », mais plutôt d'aider et guider
l'élève dans l'organisation conceptuelle de certains
secteurs d'expérience. Deux choses sont nécessaires pour
que le professeur puisse faire cela : d'une part, une idée
exacte d'où part l'élève et, de l'autre, à idée exacte
de la destination. Rien de cela n'est accessible à
l'observation directe. Ce que l'élève dit et fait peut
être interprété en termes de modèle hypothétique - et
c'est un champ de la recherche éducative que chaque bon
professeur depuis Socrate a arpenté intuitivement.
Aujourd'hui, nous sommes beaucoup plus près de fournir au
professeur un ensemble d'outils diagnostiques relativement
fiables.
Quant à l'aide
et à la guidance, les bons professeurs ont toujours trouvé
différents moyens de les mettre en oeuvre parce que,
consciemment ou inconsciemment, ils se sont rendus compte
que, alors qu'on peut indiquer le chemin avec des mots et
des symboles, c'est à l'élève de conceptualiser et
d'agir.
Reste la
destination, la manière dont le mode opératoire serait
considéré comme « juste » du point de vue de l'expert.
Comme je l'ai indiqué précédemment, un modèle conceptuel
de la formation des structures et des opérations qui
constituent la compétence mathématique est essentiel parce
lui seul peut indiquer la direction dans laquelle l'élève
doit être conduit. Cependant, on commence à peine à
produire le genre d'analyse qui tracerait un chemin, étape
par étape, pour la construction des concepts
mathématiques. C'est dans ce secteur que, de mon point de
vue, la recherche pourrait produire des avancées qui
bénéficieraient immédiatement à la pratique éducative.
Si le but de la guidance du professeur est de produire de la
compréhension, plutôt que de former à une performance
spécifique, il est clair que sa tâche sera
considérablement facilitée si ce but peut être
représenté par un modèle explicite des concepts et des
opérations que nous supposons être la source effective de
la compétence mathématique. Plus important encore, si les
élèves doivent goûter quelque chose de la satisfaction du
mathématicien en faisant des mathématiques, on ne peut
s'attendre à ce qu'ils la trouvent dans une récompense
quelconque offerte pour leur performance mais seulement
s'ils se rendent compte de la netteté de l'ajustement
qu'ils ont réalisé dans leur propre construction
conceptuelle.
Notes
& Références
1 Pour
l'un, Parménide, le monde réel était un tout indivisible
et statique, pour d'autres, Leucippe et Démocrite, le monde
réel était une masse d'atomes constamment en mouvement.
retour au texte
2
Putnam,
H., Reason, Truth and History. Cambridge, Mass.:
Harvard University Press, 1982. retour
au texte
3
Traduction de Popper. K.R., Conjectures and Refutations.
New York: Harper Torchbooks. retour
au texte
4
Un
excellent exposé peut être trouvé dans Popkin. R.H., The
History of Scepticism from Erasmus to Spinoza. Berkeley:
University of California Press, 1979. retour
au texte
5
Berkeley
a été interprété de cette façon - Popper (op. Cit.
Chapitres 3&6).L'instrumentalisme de Vico est explicite
dans son De Antiquissima Italorum Sapientia de 1710
(Naples : Stamperia de'Classici, 1856). L'analyse de Hume de
l'induction est instrumentaliste et le programme kantien «
d'enquête transcendantale » dans les mécanismes de la
raison dans La Critique fournit des munitions puissantes aux
instrumentalistes modernes ; cf. Mach, E., The Guiding
Principles of My Scientific Theory of Knowledge. (1910)
in S. Toulmin, Physical Reality (New York: Harper
Torchbooks, 1970) et Simmel, G., Hauptprobleme der
Philosophie (Berlin: de Gruyter, 7ème édition. 1950).
retour au texte
6 Popper,
K.R., op. Cit, chapitre 3. retour
au texte
7 Popper
K.R. Quantum Theory and the Schism of Physics. Rowan
& Littlefield, 1982 (p. 42). (l'importance de Popper)
retour au texte
8 Piaget,
J., La Construction du Réel Chez l'Enfant. Neuchâtel
: Delachaux et Niestlé, 1937 (p. 400). retour
au texte
9 Si cet
isolement de la chose nommée, ou « référent », est une
tâche astreignante avec des composés perceptuels
relativement simples, tels que la pomme, elle est
évidemment beaucoup plus difficile quand la signification
du mot est un concept qui exige de s'abstraire davantage
d'une expérience sensorielle ou des opérations mentales.
Mais puisque nous voulons soutenir que les mots tels que «
tous » et « certains », « le mien » et « le vôtre »,
« la cause » et « l'effet », « l'espace » et « le
temps », et une masse d'autres sont porteurs de
signification, nous devons supposer que ces significations,
bien qu'elles ne puissent pas être directement perçues,
sont néanmoins, d'une façon ou d'une autre, isolées et
rendues récupérables par tout apprenti de la langue.
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10 Steffe,
L.P., Constructivist Models for Children 's Learning in
Arithmetic. Research Workshop on Learning Models.
Durham, N.H., 1977. retour
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11 Cobb, P.
& Steffe, L.P., The Constructivist Researcher as
Teacher and Model-Building. J.R.M.E. 1983, 14 p. 83-94.
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12 Confrey,
J. Clinical Interviewing: Its Potential to Reveal
Insights in Mathematics Education. In R. Karplus (Ed),
Proceedings of the 4th International Conference for the
Psychology of Mathematics Education, Berkeley, CA. 1980
(p. 400). retour
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13 Pour des
analyses conceptuelles récentes voir Steffe, L.P., von
Glasersfeld, E., Richards, J., & Cobb, P., Children's
Counting Types: Philosophy, Theory and Application. New
York: Praeger, 1983.
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14 James
& James, Mathematical Dictionary, 3rd ed.,
Princeton, N.J.: Van Nostrand, 1968 (p.193).
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Scientific Reasoning Research Institute
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NOTES
du traducteur
* «
instantiation » : en anglais, représentation mentale
construite à partir d'exemples concrets d'un objet. Le
terme « instanciation » n'existant pas officiellement en
français - sauf dans le jargon informatique où il désigne
« le fait de créer un exemplaire spécifique d'objet à
partir de la structure générale de sa classe » - nous
avons cependant choisi de conserver ce néologisme en raison
de la difficulté d'en approcher le sens par une
périphrase. retour
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** «
tachistoscopie » : le terme semble ne pas être usité en
français. Un tachitoscope est un instrument utilisé pour
exposer très brièvement des objets à l'œil.
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*** Pour STEFFE
(1983) - méthode du « teaching experiment » -
l'apprentissage est un processus qui ne se réalise pas en
une seule étape, mais qui s'élabore sur une longue
période, en passant par des phases de déséquilibres et de
réajustements successifs. En cela, il s'inscrit dans le
droit fil de la théorie piagétienne. retour
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**** «
definiendum » : ce qu'il faut définir. retour
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