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Les obstacles cognitifs

  

 

 

Personne ne conteste plus l'idée  que les élèves, loin d'aborder un savoir nouveau la tête vide, s'en construisent spontanément des représentations ou, plus justement, des préconceptions 1.

Elles trouvent souvent leur origine dans l'environnement social, qui confronterait les individus à des conceptions, voire des préjugés, très communément partagés. Ainsi du problème suivant :

Un pull en laine et une statuette en argent sont dans la même pièce depuis plusieurs heures. Quel est l'objet dont la température est la plus élevée ?
N. B. : Vous pouvez toucher ces objets avant de donner votre réponse.

La plupart des personnes interrogées, surtout après avoir vérifié par le toucher, disent que le pull est plus chaud que la statuette.

Bien entendu cette réponse est fausse car, conformément au second principe de la thermodynamique ( principe d'équivalence, d'équilibre ), les deux corps sont exactement à la même température : la température ambiante.

Dans cette expérience, la possibilité de vérifier « expérimentalement » la réponse, renforce une préconception largement partagée : le métal est « froid » alors que la laine est « chaude ». Forgée à partir de multiples expériences cette préconception semble indiscutablement « vraie ». En effet, au toucher, le métal procure une sensation de froid qui s'explique par l'excellente conductivité de l'argent : il capte de la chaleur chez l'individu qui le touche et la dissipe dans le milieu. La laine, elle, est totalement neutre du point de vue de la conduction, elle agit comme un isolant. C'est pour cette raison que, bien qu'elle se révèle contraire aux lois de la physique des corps, l'idée du métal plus froid que la laine ou le coton est si communément admise. De plus, dans ce cas précis, la sensation prévaut toujours sur la conceptualisation. L'apprentissage quotidien crée donc un véritable obstacle à la connaissance scientifique, un obstacle didactique en l'occurrence.

 

La notion d'obstacle

Tout d'abord, il faut prendre garde de ne pas « substantialiser » l'obstacle. Un obstacle n'existe pas uniquement en tant qu'obstacle, indépendamment d'un contexte; il n'est pas extérieur à la pensée, il en est un constituant. Dans ce sens, il est vain d'espérer éviter les obstacles, de mettre en place des situations d'apprentissage qui permettraient à l'élève d'en faire « l'économie ».

Une même connaissance peut prendre plusieurs fonctions ( outil, obstacle... ) selon le contexte où on la mobilise.  Ainsi par exemple de certains schémas stéréotypiques à l'œuvre dans la compréhension des récits. L'anticipation d'une fin tragique lorsque, dans un conte ou une fable, apparaît un loup est un puissant outil herméneutique, fonctionnel dans la plupart des contextes où il est mobilisé. Mais il se peut que cet outil se transforme en obstacle lorsqu'il empêche un enfant de comprendre le comportement, non stéréotypé, de tel loup « gentil » 2.

Un obstacle se caractérise fondamentalement par des connaissances qui opèrent en tant qu'outils fonctionnels dans certains contextes mais conduisent à des échecs interprétatifs hors de ces contextes. Souvent, dans un contexte plus complexe, moins « immédiat », un obstacle bloque la construction et la résolution des problèmes liés à ce nouveau contexte. 

Une autre caractéristique de l'obstacle c'est que, le plus souvent, il n'est perçu comme tel que par celui qui est en mesure de lier des préconceptions à un savoir qui les réfute. Les connaissances deviennent obstacles par rapport à un savoir de référence. C'est pourquoi l'obstacle est aisément visible pour l'enseignant et invisible pour l'élève ( ASTOLFI & PETERFALVI ).

BACHELARD 3 a mis en évidence le caractère « épistémologique » de l'obstacle cognitif. C'est la formation du savoir à travers l'histoire des sciences qui explique les aléas dans les apprentissages. Les conceptions erronées, historiquement marquées ( la croyance que la terre est plate, par exemple ), conduisent à une lecture épistémologique des erreurs des apprenants. Si l'obstacle est « épistémologique », il apparaît donc chez presque tous les apprenants, de manière normale et récurrente.

Un obstacle est donc une connaissance qui, dans un certain contexte, génère des solutions adéquates aux problèmes rencontrés, mais qui, hors de ce contexte, conduit nécessairement à des erreurs. Cela explique que cette connaissance, opératoire et bloquante à la fois , résiste aux explications et continue à être mobilisée même si l'apprenant en prend conscience. C'est pourquoi l'accès à une connaissance « supérieure » ne garantit jamais la levée d'un obstacle. Comme le notent Guy BROUSSEAU 4

« Il est nécessaire d'incorporer son rejet dans le nouveau savoir. »

et  Michel FABRE 5

« On a donc tout intérêt à distinguer l'obstacle, générateur des erreurs normales qui caractérisent les passages obligés de la genèse du savoir, des blocages psychologiques qui résultent de telles ou telles singularités de l'histoire des sujets, ou encore des difficultés qui tiennent à la complexité des tâches et aux défauts de connaissances. C'est donc une erreur normale, générale, résistante et récurrente qui signale l'obstacle. »

  

typologie des obstacles cognitifs

Guy BROUSSEAU 6 a établi une typologie des obstacles cognitifs.

Obstacles ontogéniques

Ce sont des schèmes ou des modèles spontanés qui apparaissent « naturellement » au cours du développement.

Obstacles épistémologiques

Ils ont joué un rôle important dans le développement historique des connaissances. Leur rejet a dû être intégré explicitement dans le savoir transmis.

Certains obstacles épistémologiques ne doivent pas être ignorés dans les stratégies d'enseignement/apprentissage : ce sont des obstacles inévitables. Ainsi par exemple de la croyance à une Terre plate.

D'autres peuvent être évités pour permettre un accès rapide aux significations et aux pratiques modernes.

N.B. : Le fait d'éviter certains obstacles en génère parfois d'autres.

Obstacles didactiques

Ils résultent d'une transposition didactique, récente ou ancienne et sont toujours le produit d'un apprentissage.

Obstacles culturels

Ils sont générés par les connaissances didactiques et épistémologiques de toute la noosphère ( le monde de la pensée ). Leur dépassement est hors de portée d'une action d'enseignement, au sens classique.

Caractéristiques des obstacles

Il est également possible de définir les obstacles grâce aux caractéristiques élaborées par Michel FABRE et synthétisées par Jean-Pierre ASTOLFI 7

L'intériorité

Les obstacles sont en chacun de nous, chez le professeur et chez l'élève, sous forme de conceptions ou de représentations qui recouvrent ce que nous nous accordons à penser sur un sujet.

La facilité 

Les obstacles sont sécurisants ; ils correspondent à une manière intuitive, ou naïve, de considérer les choses. Il est cognitivement plus facile de ranger les baleines parmi les poissons que dans la classe des mammifères. Comme le souligne J.-P. ASTOLFI  « L'obstacle est donc d'abord une facilité que l'esprit s'octroie ».

La positivité 

Les obstacles ne proviennent pas, le plus souvent, d'un déficit de connaissances mais plutôt de la préexistence de savoirs personnellement construits et de ce fait solidement ancrés. C'est bien plutôt un trop plein de connaissances chez l'élève qu'il faut conjecturer.

L'ambiguïté

Les obstacles font partie intégrante de notre structure mentale et leur présence - leur prégnance - empêche l'appropriation de quelque chose de nouveau. Travailler à partir de cette présence et faire l'hypothèse d'un franchissement possible, au cours d'une situation d'apprentissage, rend un nouvel apprentissage possible.

La récursivité

L'une des particularités des obstacles est leur relation forte avec un retour métacognitif sur l'apprentissage. On ne prend conscience d'un obstacle qu'après l'avoir franchi, ce n'est qu'à ce moment-là qu'il peut être identifié. Avant ce regard rétrospectif, il n'existe pas en tant qu'obstacle.

 

NOTES

1 Du moins dans la sphère de la recherche ; cette idée trouve certes un écho grandissant chez les enseignants, mais elle est loin encore d'y faire l'unanimité.
Pour désigner les « connaissances  de sens commun » des individus on utilise, dans la littérature sur le sujet, des expressions très diverses : raisonnement naturel, raisonnement implicite, modèles implicites, cadres de références alternatifs, préconception, représentation, etc. Nous opterons pour le terme préconception parce qu'il signale bien le caractère pré-scientifique des connaissances ainsi construites.   retour au texte

2 Même si, à partir du XXème siècle, on rencontre de plus en plus de loups « gentils » dans la littérature enfantine.      retour au texte

3 BACHELARD, G. : (1938), La formation de l’esprit scientifique, Vrin. Édition de poche (1993)     retour au texte

4 BROUSSEAU, G. : (1989), Les obstacles épistémologiques et la didactique des mathématiques, in BEDNARZ, N. & GARNIER, C. ( ss la dir. de ) : (1989), Construction des savoirs, obstacles et conflits, Cirade, p. 43      retour au texte

5 FABRE, M. : (1999), Situations-problèmes et savoir scolaire, P.U.F., p. 160    retour au texte

6 BROUSSEAU, G. : (1989), op. cit., pp. 277 sq     retour au texte

7 ASTOLFI, J.-P. : (1997), L'Erreur, un outil pour enseigner, E.S.F. Editeur     retour au texte

8 ASTOLFI, J.-P. : (1997), op. cit., p. 38     retour au texte

 

 

 

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