Mon école
En 1940, mes parents décidèrent de partir de St-Rémy de Provence pour se
rapprocher de la famille au village de Fuveau, à dix kilomètres de la ville
d’Aix-en-Provence, vingt d’Aubagne, et vingt-cinq de Marseille. Nous voilà
installés dans une nouvelle ferme : cette fois ce n’est plus un Mas, mais
une Bastide. Cette bastide se trouvait à environ trois kilomètres du village,
en passant par le chemin et la route mais avec mon frère Noël, nous avions tracé
un sentier à travers la colline. Ce qui nous faisait un sacré raccourci, car
nous allions à l’école à pied…
Le matin, il fallait se lever
tôt. Ma mère nous faisait la toilette. Nous étions debout sur une chaise, près
de la grosse cuisinière à bois qui était le seul chauffage de la maison car, à
l’époque, il n’y avait pas de chaudière, et encore moins de salle de bain !
Notre baignoire était une petite bassine en terre cuite posée sur la table de
la cuisine, avec de l’eau chaude. Cette
bassine servait le reste de la journée à faire la vaisselle, et bien d’autres
choses courantes dans une maison. En guise de gant de toilette, ma mère
s’entourait la main dans le coin d’une serviette et nous savonnait avec un peu
de savon de Marseille qui piquait les yeux. Après avoir pris un gros bol de
café au lait avec du pain, nous étions prêts à partir pour l’école.
A cette époque la rentrée des
classes avait lieu le 1er octobre. Il faisait déjà froid : les saisons
étaient plus marquées qu’aujourd’hui. Dans le courant de l’hiver il y avait des
matins où il faisait vraiment très froid.
« L’heure marchait avec le soleil ». Il n'y avait pas l’heure d’été
et celle d’hiver : le matin, à sept heures, il faisait encore nuit.
Ma mère nous
emmitouflait de manière à ne plus pouvoir bouger. Nous avions des culottes
courtes. A cette époque-là, les enfants ne mettaient pas de pantalons longs
avant d’avoir fait leur communion solennelle et, même après la communion, nous
ne mettions notre « costume du dimanche » que pour les grandes
occasions : Pâques, Noël… Dans la semaine, pas question de mettre des
pantalons ! Aux pieds, nous avions des galoches avec des semelles en bois.
Des chaussettes de laine nous montaient jusqu’aux genoux, maintenus par une
large élastique genre « jarretelles de grand-mère ». Mais, la plupart du
temps, elles tombaient sur les chevilles. Pour nous couvrir la tête, nous
avions un béret. Ma mère nous avait confectionnés avec un cache-nez, un
capuchon qui nous tenait chaud aux oreilles. Nous avions l’air de deux capucins
! En guise de gants, nous avions une vieille paire de chaussettes que nous
prenions soin de retirer avant d’arriver à l’école afin que les autres élèves
ne se moquent pas de nous. Nous étions les seuls à venir de loin. Les enfants
du village n’étaient pas couverts comme nous deux. Et, pour finir, un lourd
manteau fait d’un tissu qui nous irritait le cou et, par-dessus, en
bandoulière, notre cartable qui était une simple musette en toile bleue
confectionnée par notre mère.
Après plusieurs recommandations
d’usage, ma mère nous faisait de gros bisous, en nous disant :
« soyez sages ! ».
Nous voilà partis sur le
chemin : le froid nous surprenait. Il y avait des jours où les champs
autour de nous étaient tout blancs, couverts de gelée. Je suis sûr que notre
mère nous regardait partir sur le chemin en se disant : « Les
pauvres ! Ils vont avoir froid ! ».
A partir de la bastide,
jusqu’à ce que nous arrivions à la lisière de la colline, le chemin était une
longue ligne droite, c’était la plaine et il y faisait très froid. Surtout les
jours de gros mistral, qui nous prenait par le travers. Arrivés au bout du
chemin pour prendre le raccourci, il nous fallait monter sur deux buttes du
chemin de fer, une qui partait en direction de Brignoles, et l’autre qui
montait vers le village de Fuveau en direction d’Aubagne. Nous traversions les
deux voies et nous arrivions dans la colline, le versant était plein nord, les
arbustes étaient souvent tous blancs de la gelée de la nuit, mais il faisait
moins froid que sur le chemin, car les pins nous abritaient un peu du mistral.
Il sifflait dans les arbres comme dans les films d’épouvante. Nous suivions le
sentier que nous avions tracé avec mon frère. Une fois la colline traversée,
nous débouchions sur une clairière, un petit plateau, tout près d’un
authentique moulin à vent. Du moulin on apercevait le village et les collines
de « Marcel Pagnol », le massif de la Sainte Baume. Mais il était
encore loin. Nous descendions un chemin charretier, l’ancien chemin qui montait
au moulin. Dans ma tête, je revoyais les ânes, les mulets chargés de sacs de
blé, pour aller les faire moudre et redescendre avec les sacs de farine. Sur le
versant sud, il faisait moins froid, le mistral passait moins fort. Nous
arrivions sur la voie ferrée que nous avions traversée au départ, mais qui
faisait un grand détour pour que la pente soit moins raide. Il y avait un
sentier au bord de la voie qui nous conduisait presque au village, nous
arrivions au passage à niveau de Madame Christol, la garde-barrière. Son fils
Robert était en classe avec nous. Tous les matins elle nous surveillait, pour
nous dire l’heure. Elle nous disait, « il est moins cinq ! Faites
vite ! Vous allez être en retard ! Et elle ajoutait : « Il
est parti Robert ! Dépêchez-vous ! ». Et nous partions en courant pour ne pas arriver en retard. Cela
nous arrivait parfois, mais pas souvent. Notre Maître était très sévère, mais
indulgent, avec nous, car il savait de nous venions de loin et à pied…
L’école des garçons avait deux
classes : la petite et la grande, comme nous l’appelions. Dans chaque
classe, il y avait trois divisions. Lorsque nous sommes venus habiter au
village de Fuveau, j’avais huit ans, j’étais en première division de la petite
classe. Mon frère était dans la grande classe, on se retrouvait à la
récréation.
La deuxième année, j’étais dans la grande classe en troisième division, notre
Maître était un Breton, Monsieur Lebelec, très sévère, dur avec nous. Plus
encore avec son fils qui était avec nous. Je le revois, avec sa blouse grise,
le béret un peu sur le côté, des petites moustaches. En classe, il avait
toujours des sabots de bois. Alors que dans le Midi il n’y en avait pas. Il
devait les faire venir de sa Bretagne natale. Avant d’entrer en classe, nous
étions tous en rangs, par deux, au pied des deux escaliers, tous habillés de la
même manière, un béret et une blouse noire. Les enfants qui avaient des parents
un peu plus aisés avaient un liseré rouge le long de la couture de la blouse,
mais ils étaient rares. Il fallait rentrer en classe sans bruit, accrocher son
béret et son manteau, et rester en blouse.
Pour vous décrire la classe…
Il y avait trois rangées de quatre ou cinq bureaux, une rangée pour chaque
division. Nous étions environ trente élèves. Presque au fond de la classe, les
portes-manteaux. Entre deux rangées, il y avait un poêle à charbon que nous
allumions nous-même tous les matins. Nous étions dans une région minière et le
charbon était gratuit pour les écoles. Il y avait deux grandes fenêtres, d’où
l’on pouvait regarder les moineaux sur les platanes qui étaient dans la cour.
Le bureau du Maître était sur une sorte d’estrade, sous le portrait du Maréchal
Pétain. A droite, il y avait le tableau où, tous les matins Mr Lebelec écrivait
la date. Je revois dans mes souvenirs les dates : 1940, 41, 42 et
d’autres… Comme
j’aimerai revenir à ce temps
là !
Sur ce tableau, il écrivait une leçon de morale qui ne durait que quelques
minutes, mais dont il fallait se souvenir car le maître, le lendemain ou un
autre jour, nous questionnaient. Je crois que c’est une chose qui a
malheureusement disparu de nos écoles à l’heure actuelle. Il y a une chose
qu’il ne faut pas oublier : l’école de notre époque était l’école « pendant la guerre ». Dans la
cour de récréation, il y avait un mat, et tous les matins il fallait faire le
salut aux couleurs avant de rentrer en classe. Nous étions tous en rang, comme
à l’armée. Deux élèves, en principe des grands de la première division,
montaient lentement le drapeau français, et nous chantions la chanson que l’on
nous avait fait apprendre par cœur : « Maréchal, Nous
Voilà ! ». Il ne fallait pas rire, sinon gare aux punitions !
Les punitions étaient dures.
Les lignes à copier le soir à la maison (signées par les parents), le piquet,
le bonnet d’âne, ce n’était pas terrible à supporter. La punition la plus dure
et sévère était : à genoux, sur une règle, les bras en croix, avec un
livre posé sur chaque main. Parfois, les larmes nous coulaient sur nos joues
lorsque le maître, pour une raison ou pour une autre, nous donnait une paire de
gifles. Nous n’allions pas le dire à nos parents de peur d’en recevoir autant
de notre père. Je n’ai jamais vu une seule fois les parents d‘élèves venir au
portail de l’école : il était formellement interdit aux familles de
pénétrer dans la cour de l’école pour demander des comptes au maître. Les
associations de parents d’élèves n’existaient pas. Et les instituteurs étaient
respectés. Personne n’aurait osé lever la main sur un maître d’école. C’était
une chose impensable et je crois que c’était bien mieux ainsi.
Parfois, le garde-champêtre
venait pour enquêter sur une plainte déposée en mairie, pour vol de cerises, ou
de melons… ou un carreau cassé avec un lance-pierres. Nous faisions des
bêtises, comme tous les enfants, mais jamais rien de bien grave. Quoique !
Voler des cerises était un délit puni par Monsieur le Maire. Lorsque le ou les
coupables étaient découverts, ils étaient appelés à la Mairie devant Monsieur
le Maire, le propriétaire du cerisier, le garde-champêtre avec sa plaque de la
LOI bien en vue, et les parents des accusés. Cela se terminait soit par un
avertissement après une grande leçon de morale du représentant de la loi, ou
une paire de gifles qui nous était données par un de nos parents, devant
Monsieur le maire et le plaignant qui était satisfait de la sentence. Mais
parfois l’affaire devenait grave : « branches de l’arbre cassées, ou
autres délits ». Il fallait que les parents donnent 20 centimes de dommage pour
les bonnes œuvres de la commune. Alors le plaignant jubilait, et tout le
village était au courant du méfait… et de la sentence. Le lendemain, en classe,
nous avions droit à une leçon de morale digne d’un avocat général de cour
d’assises de la part de Monsieur Lebelec, suivie d’une punition, et nous
passions pour des jeunes voyous en puissance…. Que dirait-il,
aujourd’hui ?
Pour la petite histoire, au
début du siècle, il y avait au village un garde-champêtre qui était très
sévère, à tel point qu’il verbalisa sa femme pour avoir rincé une serpillière
dans la conque de la fontaine du cours qui était prévue pour faire boire les
chevaux !!!
Lorsqu’on croisait dans la
rue, même après la sortie de la classe, le maître d’école ou monsieur le curé,
il fallait ôter son béret et dire « bonjour Monsieur » sous peine de
punition le lendemain matin.
Le mardi de onze heures trente à midi, il y avait le catéchisme. Si l’un de
nous n’y allait pas, je ne sais par quel moyen le Maître était au courant mais,
quelques jours plus tard, il nous demandait des comptes, et bien entendu,
assortissait ses remontrances d’une punition, pour ou nous n’en perdions pas
l’habitude… C’était le seul jour de la semaine où nous mangions chez ma
grand-mère paternelle qui habitait le village. Le jeudi nous allions au patronage
du Curé. Nous faisions toutes sortes de jeux ou alors, ce jour-là, mon père
nous faisait nettoyer les cages à lapins, ou d’autres petits travaux de la
ferme.
Nous rentrions le matin à huit
heures et nous sortions à onze heures. Avec mon frère, il fallait descendre à
la bastide pour le repas du midi. Nous avions deux heures pour descendre,
manger, et remonter à l’école, nous envions les petits qui habitaient au
village, mais que faire! Nous étions jeunes et avions de bonnes jambes. Lorsque
nous rentrions le soir en hiver, il y avait des jours où il faisait très froid
dans la dernière ligne droite du chemin dans la plaine, entre la colline et la
maison, par jour de grand mistral. Il nous était presque impossible d’avancer,
nous étions courbés face au vent. Il sifflait dans les fils électriques.
C’était à faire peur. Heureusement, il ne fait pas toujours Mistral en
Provence ! Arrivés à la maison, notre mère nous réconfortait en nous
plaignant, nous avions froid aux pieds, aux mains. Assis sur une chaise. Nous
mettions les pieds sur la porte du four de la grosse cuisinière. Les culottes
courtes nous irritaient l’intérieur des cuisses, cela nous faisait des
gerçures. Après nous avions droit à un bon goûter : du pain et une barre
de chocolat Meunier ou, faute de chocolat, un peu de confiture « faite maison » ou deux grains de sucre que
nous mangions volontiers. Le Nutella n’existait pas et les Bichocos encore
moins.
Dans la grande classe, je suis
resté quatre ou cinq ans. De la troisième division, je suis passé à la
deuxième, mais jamais en première. J’avais du mal à suivre les leçons, je ne
comprenais pas… Il aurait fallu que le maître me répète plusieurs fois la même
chose. Je mettais de la bonne volonté, j’écoutais bien la leçon, je voyais que la
plupart avaient compris… Moi non… J’avais un problème. Certainement,
aujourd’hui, avec tous les moyens existants pour les enfants, quelqu'un
l’aurait résolu. J’avais un gros handicap : j’étais émotif. Un
exemple : j’aprenais une leçon par cœur, sur le bout des doigts. Avant de
rentrer en classe, je la révisais une dernière fois. J’avais peur que le maître
m’interroge. «Marcel ! Récites-moi la leçon !». Je me mettais debout, je devenais rouge comme une tomate, et rien
ne sortait, j’étais paralysé. Les autres riaient de moi, le maître croyait que
je ne l’avais pas apprise. J’avais envie de pleurer, et on me disait de me
rasseoir.
J’ai gardé cette émotivité très tard dans ma vie. J’avais un gros
handicap : j’ai bégayé jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, environ. En
prenant de l’âge, j’ai pris de l’assurance et cela m’est passé.
Dans le village, à partir de
1940 et jusqu’en 1945, j’ai toujours vu des soldats. La première troupe à y
stationner était la Légion Etrangère. Puis vinrent les compagnons de France. Ils
marchaient en chantant avec une bêche sur l’épaule. En 1941, les soldats
italiens, les « Bersaglieri ». Ils avaient tous des chapeaux style tyrolien,
avec une grande plume de coq sur le côté. Ils étaient ridicules à nos
yeux : toujours à la recherche d’un bidon de vin ; « bouracha di vino
»." Bidon de in " Puis l’armée allemande, les vieux soldats de la
Wermarch. Beaucoup avaient des cheveux blancs, ils avaient réquisitionné toutes
les remises du village pour y mettre leurs chevaux. Le cours du village leur
servait pour aligner leurs charrettes à quatre roues qui leur servaient pour
transporter des munitions dans les collines des alentours. Souvent nous nous
amusions dessus. Ils nous faisaient courir en criant dans leur charabia mais
ils ne nous ont jamais fait de mal, à nous, les enfants. A un moment, ils
avaient leurs popotes dans la cour de l’école. Presque tous les jours, ils nous
donnaient un morceau de pain ou autres choses.
Un après-midi, nous étions en
classe. Tout à coup, un grand bruit de moteur ! Chose rare car, à cette
époque, il n’y avait aucune voiture ni camion au village, en regardant au
travers des fenêtres, nous n’en croyions pas nos yeux : un « Tank » !
Il était arrêté juste devant le portail de l’école. Nous n’avions jamais vu de
Tank de notre vie : nous languissions de sortir pour le voir de plus prés.
Le Maître nous fit quelques recommandations. Arrivés dans la cour, alors que
nous allions tous voir le Tank, un vieux soldat allemand nous appelle et nous
dit, en mauvais français : « vous faire attention, soldat SS pas bons, pas
gentils comme nous ». Ils étaient tous grands, blonds, vêtus de noir, avec des
bottes noires. Sur leurs uniformes, il y avait des têtes de morts argentées. Il
y avait une vingtaine de Tanks alignés le long du boulevard, cela mit de
l’animation dans le village et, sans doute, un sentiment de peur chez les
adultes. Nous, les enfants, nous étions plutôt émerveillés de voir ces grosses
machines avec leurs gros canons…
A la mi-Août, pendent les grandes vacances, les soirs d’été à la campagne il
n’y avait pas de bruit. Nous entendions les grillons « cricri » chanter, les
grenouilles autour d’un grand bassin que nous avions, les renards qui
s’interpellaient en aboyant, et bien d’autres bestioles. Il n’y avait pas de bruit
de fond comme aujourd’hui : voitures, avions, cyclomoteurs, … Nous étions
tous dehors à prendre le frais, après une grosse journée de travail et de
chaleur. Pour les grandes vacances, mon père nous faisait travailler comme des
« petits hommes ».
Nous entendîmes un bruit
inhabituel qui venait de la route distante de cinq-cents mètres environ de
notre ferme. Ce bruit était celui d’un charroi, de charrettes, de voitures, de
camions, et des éclats de voix. Mon père nous dit « Ce sont les Allemands qui
partent !». Nous savions que les troupes alliées avaient débarqué à Fréjus
quelques jours auparavant. Les Allemands, avant de partir, avaient mis le feu
dans les collines voisines de la montagne St-Victoire. Sans doute contre les
maquisards. Le feu embrasait la nuit. C’était un spectacle inoubliable. Nous y
assistions tous, impuissants, mais que faire ? Il n’y avait pas de
pompiers, à cette époque là.
Le lendemain
matin, vers les onze heures, il y avait un défilé incessant de voitures,
camions, mais on ne distinguait pas très bien. Il passait dans le ciel,
au-dessus de la colonne de véhicules, des avions de reconnaissance. Des
« coucous », mon père nous dit : « Ce sont les alliés qui
arrivent ! ». Nous sommes tous descendus à la route. Il y avait là
quelques paysans du coin, qui acclamaient les soldats. Avec mes frères, nous
étions contents de voir tous ces soldats. Ils étaient nombreux, assis sur les
chars. Ils nous envoyaient des bonbons, des boîtes de biscuits, des
chewing-gums, des cigarettes américaines. Il y avait des ambulances conduites
par des femmes ! Au bout d’un moment arrivèrent des colonnes de soldats de
chaque côté de la route, avec tout leur paquetage. Les gens du village
commençaient à arriver. Tout le monde était là, à les acclamer et ils nous souriaient
en remerciement. Puis arriva une jeep avec le drapeau français et des soldats
français ! Alors là, ce fût la grande joie de tous les civils qui étaient
sur le bord de la route. Certains pleuraient de joie. Le passage du matériel et
des soldats dura plusieurs jours, à notre grande joie, nous les petits….
Pendant une
période, à l’école, il nous fallait porter une timbale ou un quart de soldat,
ils nous distribuaient du lait, genre lait Gloria, et un petit comprimé de
couleur rose. Il paraît que c’était des vitamines. Le lait était bon.
Au printemps, à l’arrivée des beaux jours, nous allions à l’école plus
volontiers. Le matin il faisait moins froid. Le soir en rentrant à la maison,
nous prenions notre temps. Nous empruntions d’autres chemins. Parfois nous
suivions le sentier qui borde la voie du chemin de fer. Quelquefois je collais
mon oreille sur le rail, comme dans les films d’indiens, pour écouter s’il
venait un train. Il arrivait parfois qu’il en passe un. Il roulait lentement.
C’était toujours un train de marchandises. Vite, nous mettions des cailloux
alignés sur les rails pour le faire dérailler. Le mécanicien nous voyait de
loin. Il tirait des grands coups de sifflet, pour nous prévenir, et dégager la
voix. En passant, il nous faisait des signes avec la main comme pour nous
donner une correction. En queue du train, il y avait le wagon du chef de train
qui était presque toujours au bord de la porte. Lui aussi nous faisait des
signes. Les cailloux se transformaient en poussière, mais le train, à notre
grand regret, n’a jamais déraillé…
Il y avait les arbres en
fleurs. Nous cherchions les nids d’oiseaux, de pies, et surtout d’écureuils,
qui nichaient sur les pins. Nous reconnaissions un vieux nid d’un de
l’année : un nid d’écureuil est de forme allongée genre ballon de rugby,
avec un petit trou à l’extrémité. Avec une grosse pierre, nous tapions contre
le tronc, si la mère sortait du nid il était possible qu’il y ait des petits à
l’intérieur. Un de nous deux montait à l’arbre. Souvent c’était un travail
d’acrobate. Arrivé devant le nid, il y avait un moment de peur avant d’y entrer
la main. Lorsqu’il y avait des petits,
nous regardions s’ils avaient les yeux ouverts, et s’ils étaient assez gros
pour en prendre un ou deux. Nous les élevions au biberon avec du lait coupé
d’eau, avec les sous que nos parents nous donnaient, notre
« dimanche », 20 centimes, nous achetions un petit biberon de bonbons
multicolores. Il fallait les faire téter souvent. Au début nous les mettions
dans une boite à chaussures, puis dans une cage que nous fabriquions nous même.
Lorsqu’ils étaient adultes, soit ils s’échappaient, ou un chat les tuait, en
dehors l’école, il n’était pas rare de voir un petit avec un écureuil sur
l’épaule ou dans sa chemise, de nos jours, les écureuils se font rares dans nos
collines…
J’ai rarement eu des « bien » et des « très-bien » dans la
marge de mon cahier. « Assez bien », « passable »,
« mal », ou « très mal »… De tous les élèves que nous étions en
classe, nous étions tous prédestinés à travailler à la mine dès l’âge de
quatorze ans. A part nous, mon frère et moi, qui étions fils de paysans, les
autres étaient tous des fils de mineurs de fond. Ils attendaient d’avoir l’âge
pour descendre au fond soit mener, un
âne ou un cheval avant de devenir mineur. Vous me direz : « Pour
mener un âne au fond d’une mine, pas la peine d’être un érudit »… Mais,
aujourd’hui, à 71 ans, je regrette de ne pas avoir fait plus d'efforts pour
apprendre. Ce qui me manque le plus, c’est la conjugaison des verbes et la
grammaire. Il n’est jamais trop tard pour bien faire (mais, pour moi, il est
bien tard)…
J’espère que les personnes qui
liront ces écrits seront indulgentes, car il faut se rapporter à l’époque où
nous allions à l’école. Dix kilomètres à pied… Dans le froid… Sous la pluie…
L’école de « durant la guerre ».
Souvent, je vais marcher sur le chemin de la Grande Bastide qui mène à notre
ancienne ferme. Ce chemin est plein de souvenirs, je m'arête, je le regarde
appuyer sur ma canne, j’ai parfois les
larmes aux yeux.
Il y a un car de transport scolaire qui passe juste devant le chemin de la
ferme. Je regarde descendre les enfants et je me dis : « Que vous
avez de la chance ! ».
Et parfois, je me dis
aussi : « Ils ne profitent pas de la colline, de l’odeur des pins, de
la garrigue, du petit sentier au bord de la voix ferrée, du moulin a vent, des
nids d’écureuils, des cerises que nous allions chaparder… ».
Les enfants d’aujourd’hui sont dans une bulle, un cocon, ils ne connaissent
rien ou presque de la nature qui est si belle et qui nous apprend tant de
choses…
Récit vécu par Dellasta Marcel
Fuveau.- Février
2003