Le Petit Braconnier
A la ferme nous élevions une multitude de lapins, trente et
souvent plus. Il y en avait de toutes
sortes, des gros, des petits et de toutes les couleurs. Ils étaient tous dans
une grande pièce à même le sol, seuls deux mâles étaient en cage. Tout le tour
de la pièce un aménagement de caisses en bois abritait les nichées. Pour les
nourrir il fallait toujours leur couper de l’herbe « Comme le chantait le
père Sardou ». C’était mon travail à moi, le plus jeune (le caganis en Provençal)
à la belle saison en rentrant de l’école où pendant les grandes vacances, après
la livraison du lait avec Margot mon ânesse. Dans l’après midi ou vers le soir
mon père demandait : « Marcel ! Tu as fait l’herbe aux
lapins ! » Je ne supportais plus ces mots et je maudissais les
lapins ; de plus ils étaient difficiles et ne mangeaient pas n’importe
quelle herbe. Il fallait choisir de la bonne herbe à lapin. Et oui ! Ils
ont le bec fin les lapins domestiques ! .
Mon frère Paul, le cadet, s’occupait de nos dix vaches. Il
avait de quoi faire à l’étable ! Au printemps, lorsqu’il fauchait l’herbe
ou l’orge vert, j’en profitais pour prélever sur la charrette la nourriture des
lapins et ne pas aller couper d’herbe. De temps à autre mon père voulait que
j’aille dans la colline ramasser un gros sac de plantes aromatiques : du
thym, des branches de romarins « pour leurs donner du goût »
disait-il. Au printemps le thym était en fleur et formait des tapis qui
dégageaient une odeur enivrante qu’on ne trouve qu’en Provence. J’ai humé des
touffes de thym que des personnes ont transplanté dans leurs jardins dans
diverses régions de France. Certes, l’odeur qui s’en dégage est la même mais
tellement moins forte.
En allant cueillir le thym dans la colline j’avais remarqué,
dans une ancienne carrière, un endroit qui formait un demi-cercle avec au
milieu un grand tas de pierres et de terre sans doute laissé là par les
tailleurs de pierres de l’époque. Dans un coin de la carrière gisait une pierre
de meule inachevée, elle était sans doute destinée à un moulin à huile d’olive
ou à blé. Le tas de terre était couvert de romarin et percé de dizaines de
trous de lapin. Je l’avais baptisé « la passoire » tellement qu’il y
avait des trous. Il me vint l’idée d’y mettre des collets ( las ou lacets,
en provençal ) pour attraper un lapin de garenne. Dans la semaine qui
suivit, je recherchai du fil de fer très fin et rigide pour la confection des
lacets.
Au village, à la belle saison, presque toutes les femmes
d’un certain âge confectionnaient des feuilles ou des fleurs pour les couronnes
mortuaires car à cette époque, couronnes et gerbes de fleurs naturelles
n’étaient pas de mode. Elles travaillaient pour une maison de couronnes
mortuaire d’Aix en Provence ou de Marseille. Elles enfilaient des perles
à l’ombre des platanes ou de leurs maisons, accompagnées par le chant des
cigales et des oiseaux, qu’on n’entend plus de nos jours, car à cette époque il
n’y avait pratiquement pas de bruit dans le village, seulement le bruit des
sabots de quelques chevaux et le claquement du jeu des roues de la charrette
des quelques paysans qui passaient dans le village pour se rendre ou revenir de
leurs champs. Assises par petits groupes, sur des chaises basses à hauts
dossiers, installées sur les trottoirs, elles tenaient leur ouvrage sur les
genoux. Cet ouvrage était composé d’une planche qui portait en son centre un
axe en fer qui recevait un plat d’étain concave en forme de saladier et à demi
rempli de petites perles de verre. Sur l’axe du plat il y avait comme une
petite bobine. Avec le pouce et l’index d’une main elles faisaient tourner le
plat, de l’autre main elles tenaient un petit fil de fer dont la bobine
reposait à leurs pieds ou dans la poche de leur tablier. A l’extrémité du fil
de fer elles faisaient un petit crochet qu’elles maintenaient dans le plat qui
tournait et les perles s’enfilaient toutes seules sur le fil. Lorsqu’elles
avaient une grande longueur de perles elles confectionnaient des feuilles ou
des fleurs. Les perles changeaient de
couleur selon la commande. Ce travail était plutôt un passe-temps car elles ne
gagnaient pas grand chose (disons que dans la semaine elles gagnaient 1 franc
de l’époque, en 1940) mais cela leur permettait de connaître les nouvelles du
village, les cancans, les ragots et bien d’autres choses.. Il arrivait parfois
qu’une maladresse ou un enfant passant en courant fasse tomber un plat de
perles c’était la catastrophe. Le bénéfice était parti sur le trottoir.. Dans
les villages des environs aucune femme n’accomplissait ce travail, c’était une
coutume propre à notre village. je ne sais pas depuis quand cela se pratiquait
mais je garde le souvenir des dernières enfileuses de perles vers les années
50..
Aussi presque tout le monde avait chez soi des bobines de
fil de fer et il me fut facile de m’en procurer une.
Enfileuses
de perles
Me voilà donc en train de
confectionner avec grand soin mes « las » Après avoir fait le nœud
coulant j’en éprouvais la solidité sur mon poignet. J’en confectionnai environ
une vingtaine. Il me tardait d’aller les mettre en place.
Un après midi, me voilà donc
parti, un sac en jute sur l’épaule, un
petit sadonnet (petite pioche avec un manche court ), pour couper de
l’herbe et les collets en poche. Tout portait à croire que j’allais récolter de
l’herbe pour les lapins. Je me rendis à la « passoire » et repérai
les trous qui étaient lisses sur les côtés. Cela voulait dire que les lapins
entraient et sortaient souvent par là. Après avoir fixé solidement le fil à un
pied de romarin, je m’appliquai à bien arrondir le « piège »,
légèrement plus grand que la tête du lapin et le positionner à quatre doigts du
sol, bien dans l’axe du trou, comme je l’avais souvent entendu dans des
conversations de chasseurs. Au préalable j’avais pris la précaution de bien
frictionner mes mains avec de petites branches de romarin, pour ne pas laisser
la trace de mon odeur sur les collets. Histoire de vieux braconniers ? .
De temps à autre je regardais aux alentours car j’avais peur qu’on me voie.
Après avoir posé tous les collets, une quinzaine environ, je coupai quelques
branches de romarin que je plaçai dans mon sac, et me voilà reparti à la maison
avec mon secret. Surtout de ne pas le dire à mes frères car pour ne pas
changer, ils se seraient moquer de moi. ! .
Le soir avant de m’endormir, je me
suis demander si j’allais prendre un lapin. Je
le voyais sortir de son terrier passer la tête dans le collet mais je ne
voulais pas le voir mourir et je finis par m’endormir. Le lendemain me voilà de
nouveau en route pour la carrière, un coup d’œil aux alentours pour m’assurer
qu’il n’y avait personne en train de me regarder ou me surprendre. Je
m’attendais à trouver plusieurs lapins pris aux " las". Je fis
le tour de tous les terriers mais à ma grande déception il n’y avait aucun
lapin de pris. Plusieurs collets étaient déplacés. Je les remis en place, mais comme j’étais
déçu ! . Les jours ont passé et toujours pas de lapins. Je me
disais « ce n’est pas possible de ne pas en attraper un, avec toutes
les traces qu’il y a » J’agrandissais légèrement l’ouverture des collets,
je les replaçais plus haut ou plus bas ! Rien à faire, j’étais découragé,
et puis un jour en arrivant sur place je m’aperçus qu’il n’y avait plus un seul
collet ! Ils avaient tous disparu ! .. Mystère !! Je fis deux
fois le tour en me posant des tas de questions : qui les a pris ?
Quand ? …
A cette époque là il y avait
encore des résiniers dans les collines. Nous avions d’ailleurs un voisin, un
brave homme originaire des Landes qui habitait à la Grande-Bastide avec sa
femme. Il s’appelait Monsieur Delerbe. J’avais plaisir à l’entendre parler avec
l’accent de Gascogne que j’aime bien. Il portait un large béret noir posé
légèrement sur le côté. Lorsque nous allions à l’école avec mon frère Noël,
nous l’apercevions souvent en train d’installer des petits pots en terre ou
faire la récolte de résine. Il n’était pas rare de voir quelques tonneaux
regroupés sur le bord du chemin de l’école, ils avaient une
particularité : sur le ventre du tonneau une ouverture d’une vingtaine de
centimètres de côté était tenue par deux petits morceaux de vieux cuir. Souvent
nous regardions le contenu, sans y toucher. Nous retrouvions cette odeur de
résine et de térébenthine lorsque nous grimpions aux pins pour aller visiter un
nid de pie ou d’écureuil. Il nous arrivait de nous tacher les jambes ou les
culottes et notre mère nous grondait, en disant qu’elle ne pouvait faire
disparaître les tâches.
Mais je ne pouvais pas croire que Monsieur
Delerbe m’aie pris les collets ?
...
Il me fallait en fabriquer
d’autres avant de revenir à l’ancienne carrière avec mon sac sur le dos et des
collets plein les poches.
J’avais un oncle, Louis (mais tout
le monde l’appelait « Loulouille ») frère de mon père qui habitait le
village, il avait l’âge de mon frère Marius. Il était chasseur et possédait un
gros chien de chasse de race « porcelaine » très fort pour la chasse
aux lapins et qui répondait au nom de "Boby". Il avait une voix
immense et lorsqu’il poursuivait « coucher » un lapin, les chasseurs
du village reconnaissaient ses aboiements.
J’étais dans la carrière en train
de remettre mes collets en place, lorsque j’entendis soudain japper un
chien qui « couchait » un lapin ! Je tendis l’oreille, le son se
rapprochait et je reconnu la voix de Boby. Je me suis dit « c’est mon
oncle Loulouille qui chasse ».
La carrière avait la forme d’une
arène et je me trouvais au centre, entouré de blocs de pierres, certains à demi
taillé. Je vis bientôt arriver le chien sur le bord de la carrière. Je m’attendais
à voir apparaître mon oncle. A ma grande surprise, je découvris un copain de
mon oncle et de mon frère Marius : Robert Chappelo, un gentil garçon, fils
du marchand de chaussures du village. Mon oncle lui prêtait souvent le chien.
Mais avec Robert il y avait un deuxième personnage. Et quel personnage !!
Le « Caillou »(mais çà ne veut pas dire une pierre !), C’était
le surnom du garde chasse, Monsieur Suzanne l’oncle de Robert. C’est pour cela
qu’ils chassaient ensemble ce jour là. Le « caillou » était
réputé dans le village pour son
autorité. Ils étaient plantés tous les deux sur le bord de la carrière et me
regardaient. Robert me sourit. Le garde était un grand et gros monsieur, vu
d’en bas il paraissait encore plus grand. Il portait un costume marron en
velours côtelé avec des guêtres en cuir. Les boutons de sa veste représentaient
des animaux de chasse ; en travers de la veste passait la large courroie
du carnier sur laquelle était accrochée la plaque dorée de « LA
LOI ». Un vrai garde chasse, en uniforme, sur un piédestal ! J’étais
très impressionné. Il descendait lentement sur les blocs en faisant bien
attention ne pas tomber. Tout à coup il me dit d’une voix grave et en
provençal : « Tiens ! Tiens ! Tiens ! Le petit
Marcel ! Que fais-tu là ? » Il se dirigea vers moi et me dit
« Je me doutais que c’était toi ! » « Ha ! Il est
là Raboglio ! Le roi des braconniers ! » L’air en colère
il répète : « Que fais-tu là ? » Et moi je réponds « Je
fais de l’herbe pour les lapins ! » « De l’herbe ! Mais il
n’y à pas d’herbe dans ce coin ! » « Tu fais de l’herbe ou
tu mets des las ? »…. Je commençais à paniquer. Entre temps Robert
Chapello nous avait rejoint, le garde continuait : « L’autre jour
j’en ai enlevé une vingtaine posés devant les trous ». Et moi je me
disais « Ce n’est donc pas le résinier qui les a pris, mais le
«caillou». Lui continuait :
« Fais moi voir ton sac » Le sac était vide, mais j’avais peur qu’il me demande de vider mes poches car j’avais
une dizaine de las dans chacune. A un moment il s’est déplacé pour aller voir
si je n’en avais pas placé de nouveaux. J’en ai profité, pendant qu’il ne me
regardait pas, pour vider mes poches et laisser tomber les las derrière moi et
me déplacer de quelques mètres sur le côté pour qu’il ne revienne pas au même
endroit et découvre les objets du délit. Robert avait vu le manège et me
regardait en souriant. Il prit ma place et mit ses deux pieds sur les petits
paquets de las pour les cacher. J’étais soulagé qu’il soit venu à mon secours.
Après avoir fait le tour de tous les trous, le garde revint vers moi et me dit
« Tu as de la chance ! Je suis arrivé trop tôt pour te prendre sur le
fait ! » Je réponds « Je n’ai jamais mis des las » et lui
« Ecoute ! En plus ne me prends pas pour un couillon !! Tu n’es
pas malin ! Je suis sur que c’est toi ! » Et il continu :
« Un vrai braconnier ne mettra jamais un las devant un trou ! Car
devant le trou tu n’attraperas jamais de lapin ! » Je me disais
« C’est pour çà que tu n’en as pas pris un seul ! » Il conclut
en s’éloignant de moi « Si tu continues je t’aurai ! Mais avant je le
dirai à ton père ! ».
Le chien se mit à aboyer sur le
pied d’un lapin, Robert partit en courant pour se placer, la «Loi » le
suivit quant à moi je fis semblant de ramasser quelques branches de romarin
pour reprendre discrètement les las et les placer au fond du sac avant de
partir de mon côté vers la maison. J’avais peur que le garde parle à mon père.
Il n’a pas du le faire car je n’en ai jamais entendu parlé mais j’avais eu très
peur, et je n’ai plus jamais mis des las. Cela m’avait servi de leçon…. Mais je
me suis demandé pendant longtemps qui était Raboglio ? J’ai fini par
apprendre que c’était un des plus grands braconniers connu de tous les
temps…..
Quelques années plus tard le
« caillou » pris sa revanche, en m’envoyant un garde fédéral me
verbaliser pour chasse sans permis. C’est une autre bêtise de mon
enfance….
la – Loi – photo 1905
Récit vécu en 1946
Dellasta Marcel.
Fuveau . 2004