Fermer la fenêtre

 

Je m’appelle Charlène Boher et j’ai dix-neuf ans. Cela fait bientôt deux ans que je moisis ici, à attendre que le même jour passe et se termine.

A peine sortie de l’enfance, j’avais déjà commis l’irréparable. La nuit du 7 au 8 septembre, il y a deux ans, j’ai tué. Je l’avoue. D’ailleurs, j’ai tout raconté à la police. J’étais jeune, et certains ajouteront « dépourvue de toute notion et de maturité pour une adolescente de seize ans ». Néanmoins, je n’ai pas agi sur un coup de tête. Je savais pertinemment ce que je faisais, j’avais prévu chaque détail, toutes les conséquences de mon acte. Les gens autour de moi auront beau me mépriser, me lancer des regards de haine, je ne regrette rien, vous entendez, rien de chacun des événements qui ont détruit ma vie. Sombrer dans la folie, ce n’est pas qu’une fatalité, c’est peut-être aussi un choix.

Mais quelque part, j’ai sans doute choisi de ne pas avoir à regarder les erreurs du passé. J’ai fui par lâcheté, par refus de répondre aux pourquoi […]

 

Anne-Sophie BRASME

Respire

Fayard - 2001

 

 

 

Il faut que je résume l'histoire de ma vie, quoi qu'il m'en coûte.

Mon père, le plus chou des petits papas que j'aie jamais rencontrés, avait déjà trente-six ans quand il a épousé ma mère, qui en avait alors vingt-cinq. Ma sœur Margot est née en 1926, à Francfort-sur-le-Main en Allemagne. Le 12 juin 1929, c'était mon tour. J'ai habité Francfort jusqu'à l'âge de quatre ans. Comme nous sommes juifs à cent pour cent, mon père est venu en Hollande en 1933, où il a été nommé directeur de la société néerlandaise Opekta, spécialisée dans la préparation de confitures. Ma mère, Edith Frank-Hollander, est venue le rejoindre en Hollande en septembre. Margot et moi sommes allées à Aix-la-Chapelle, où habitait notre grand-mère. Margot est venue en Hollande en décembre et moi en février et on m'a mise sur la table, parmi les cadeaux d'anniversaire de Margot. […]

Notre vie a connu les tensions qu'on imagine, puisque les lois antijuives de Hitler n'ont pas épargné les membres de la famille qui étaient restés en Allemagne. En 1938, après les pogroms, mes deux oncles, les frères de maman, ont pris la fuite et se sont retrouvés sains et saufs en Amérique du Nord, ma grand-mère est venue s'installer chez nous, elle avait alors soixante-treize ans.

A partir de mai 1940, c'en était fini du bon temps, d'abord la guerre, la capitulation, l'entrée des Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les lois antijuives se sont succédées sans interruption et notre liberté de mouvement fut de plus en plus restreinte. […] Jacques me disait toujours : « Je n'ose plus rien faire, j'ai peur que ce soit interdit. »

 

Anne Frank

Journal

édition de 1986

 

 

Sortis pour faire une longue promenade, Holmes et moi nous venions de rentrer vers six heures, par un glacial soir d'hiver. Quand Holmes alluma, la lumière éclaira une carte qui se trouvait sur la table. Il y jeta un coup d’œil, puis, avec une exclamation de dégoût, la jeta par terre. Je la ramassai et lu :

CHARLES-AUGUSTE MILVERTON

APPLEDORE TOWERS, HAMPSTEAD

Agent d'affaires

- Qui est-ce? demandai-je.

- Le plus sale individu de Londres, répondit Holmes en s'asseyant et en allongeant ses jambes devant le feu. Y a-t-il quelque chose au dos de la carte?

Je la retournai.

« Passerai à 6 heures 30 - C.A.M. », déchiffrai-je.

- Hum! C'est à peu près l'heure. Eprouvez-vous, Watson, une furtive sensation d'angoisse quand vous regardez, au zoo. les serpents, visqueux, rampants et venimeux, avec leurs yeux mauvais et impassibles et leurs têtes plates? Eh bien, c'est l'impression que me fait Milverton.

 

Arthur Conan DOYLE

Charles-Auguste Milverton

in Le retour de Sherlock Holmes

1904

 

 

Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaient bien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. On mangeait n'importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvier le long du boulevard extérieur, les mains dans les poches de sa culotte d'uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de son état et pantouflard par occasion, s'arrêta net devant un confrère qu'il reconnut pour un ami. C'était M. Sauvage, une connaissance du bord de l'eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait dès l'aurore, une canne en bambou d'une main, une boîte en fer-blanc sur le dos. Il prenait le chemin de fer d'Argenteuil, descendait à Colombes, puis gagnait à pied l'île Marante. A peine arrivé en ce lieu de ses rêves, il se mettait à pêcher ; il pêchait jusqu'à la nuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme replet et jovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autre pêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte à côte, la ligne à la main et les pieds ballants au-dessus du courant ; et ils s'étaient pris d'amitié l'un pour l'autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient ; mais ils s'entendaient admirablement sans rien dire, ayant des goûts semblables et des sensations identiques.

Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil rajeuni faisait flotter sur le fleuve tranquille cette petite buée qui coule avec l'eau, et versait dans le dos des deux enragés pêcheurs une bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait à son voisin: « Hein ! quelle douceur! » et M. Sauvage répondait : « Je ne connais rien de meilleur ». Et cela leur suffisait pour se comprendre et s'estimer.

A l'automne, vers la fin du jour, quand le ciel, ensanglanté par le soleil couchant, jetait dans l'eau des figures de nuages écarlates, empourprait le fleuve entier, enflammait l'horizon, faisait rouge comme du feu entre les deux amis, et dorait les arbres roussis déjà, frémissants d'un frisson d'hiver, M. Sauvage regardait en souriant Morissot et prononçait : « Quel spectacle ! » Et Morissot émerveillait répondait, sans quitter des yeux son flotteur : « Cela vaut mieux que le boulevard, hein ! »

[…]

 

Guy de MAUPASSANT

Deux amis

Texte publié dans « Gil Blas » - 5 février 1883

 

 

Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue, il hésita sur ce qu'il ferait. Il avait envie de courir, de rêver, d'aller devant lui en songeant à l'avenir et en respirant l'air doux de la nuit ; mais la pensée de la série d'articles demandés par le père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer tout de suite pour se mettre au travail.

Il revint à grands pas, gagna le boulevard extérieur, et le suivit jusqu'à la rue Boursault qu'il habitait. Sa maison, haute de six étages, était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et bourgeois, et il éprouva en montant l'escalier, dont il éclairait avec des allumettes-bougies les marches sales où traînaient des bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine, une écœurante sensation de dégoût et une hâte de sortir de là, de loger comme les hommes riches, en des demeures propres, avec des tapis. Une odeur lourde de nourriture, de fosse d'aisances et d'humanité, une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, qu'aucun courant d'air n'eût pu chasser de ce logis, l'emplissait du haut en bas.

La chambre du jeune homme, au cinquième étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur l'immense tranchée du chemin de fer de l'Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et s'accouda sur l'appui de fer rouillé.

Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois signaux rouges immobiles avaient l'air de gros yeux de bête ; et plus loin on en voyait d'autres, et encore d'autres, encore plus loin. A tout instant des coups de sifflet prolongés ou courts passaient dans la nuit, les uns proches, les autres à peine perceptibles, venus de là-bas, du côté d'Asnières. Ils avaient des modulations comme des appels de voix. Un d'eux se rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui grandissait de seconde en seconde, et bientôt une grosse lumière jaune apparut, courant avec un grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet des wagons s'engouffrer sous le tunnel.

Puis il se dit . " Allons, au travail ! " Il posa sa lumière sur sa table ; mais au moment de se mettre à écrire, il s'aperçut qu'il n'avait chez lui qu'un cahier de papier à lettres.

Tant pis, il l'utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans l'encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture :

Souvenirs d'un chasseur d'Afrique.

[…]

 

Guy de MAUPASSANT

Bel-Ami

1885