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Une simple question de justice

 

Ah, ce sandwich à 100 cruzeiros, Mario en a rêvé toute la nuit. Il aurait pu se l'acheter dans la soirée, puisqu'il avait déjà le billet en poche. Il a préféré attendre. Il s'est dit que le sandwich serait encore meilleur au matin, quand il en aurait bien salivé.

Il a gardé le précieux billet de 100 cruzeiros au fond de ses jeans et il s'est enroulé entre Didi et Joachim dans la couverture, en rongeant une tige à moitié pourrie de canne à sucre.

Il ne fait pas chaud, ces dernières nuits, à Rio de Janeiro. Mais en se couvrant de vieux cartons et en se serrant bien les uns contre les autres, ça peut aller. Et puis, ce qui réchauffe le cœur de Mario, c'est l'idée du gros sandwich à 100 cruzeiros ; [...] le vrai sandwich brésilien, avec du thon, des œufs, de la salade, moelleux, fondant dans la bouche et qui remplit bien l'estomac. Hum ! Mario est au paradis.

Hélas, à Rio de Janeiro, le paradis des enfants n'a sa place qu'en rêve. À peine le soleil levé, bing ! bang ! de grands coups de souliers cloutés viennent sortir leur petite bande du sommeil. [...]

Encore bouffis de sommeil, ils sont bousculés, traînés contre le mur et fouillés comme des criminels. [...]

Deux ou trois derniers coups de matraque et la voiture des policiers reprend sa ronde. [...]

Malgré les coups de pied qui lui brûlent les côtes, Mario siffle Berimbau. Il en a vu d'autres. Et puis ce matin, il va se payer un festin : un vrai sandwich à 100 cruzeiros pour lui tout seul. [...]

Dans la rue Saô Carlos, le marchand est bien là, fidèle au poste, avec ses sandwichs à la place d'honneur sur l'étalage. Mario glisse la main dans sa poche, un sourire sur les lèvres. Ses doigts tournent, grattent. Panique ! Il retourne la poche, cherche dans celle de gauche, revient en courant là où il a dormi, soulève les cartons, déplie la couverture. Rien !

C'est alors qu'il se revoit les bras levés, contre le mur, tandis que le flic vérifie qu'il ne porte pas d'armes. Le salaud ! Il lui a piqué son billet.

Mario ne pleure pas. Il y a longtemps qu'il ne sait plus pleurer. Il se met à marcher au hasard, en gueulant des injures à tue-tête. Mais, sans qu'il s'en rende compte, ses pas le ramènent devant la boutique du marchand de sandwichs.

Quand il voit la devanture avec l'étiquette marquée « 100 cruzeiros », il pique une rage folle. À coups de pied, il tape comme un fou dans une grosse poubelle métallique.

- Hé là ! proteste le marchand, un gros bonhomme au genre « beignet a la graisse ». Tu veux que j'appelle les flics ?

Le mot qu'il ne fallait pas dire !

- Dégage! hurle Mario.

Il a ramassé un bout de bois et frappe de toutes ses forces sur le couvercle.

- Attends un peu, la vermine, on va s'occuper de toi !

Le marchand traverse la rue :

- Renato, viens m'aider !

Soudain, Mario se calme. Le festin est là, à portée de main, sans surveillance.

Tout se passe très vite. Mario saute sur le premier sandwich et s'enfuit à fond de train dans les ruelles.

- Renato ! hurle le bonhomme. Dépêche-toi !

Mario est déjà loin. Il court, il court d'une rue à l'autre, à toutes jambes, sans s'arrêter.

Près de la cathédrale, il s'assied enfin sur un banc. Et après la rage lui revient le sourire. Il a tout de même fini par l'avoir, son sandwich à 100 cruzeiros

Pas encore !

- Là ! crie une voix.- Sur le banc !

Alors, Mario se remet à courir, laissant une feuille de salade sur le banc et deux rondelles d’œuf qui s'écrasent sous ses pieds. Il en rattrape au vol une troisième qu'il avale dans la foulée. C'est toujours ça de pris ! Et puis il court, il court.

- Il m'a piqué mon portefeuille, crie le marchand afin de rameuter du monde.

Aussitôt, deux autres gars se joignent à lui et la chasse au gamin s'organise

- Vous, par là ! Moi, je coupe par la cathédrale.

Mario échappe de justesse à une main qui cherche à le saisir, mais de grosses miettes de thon dégringolent, perdues à jamais.

Bientôt, songe-t-il avec colère, il ne me restera plus que les tranches de pain.

Il se glisse entre les voitures qui freinent dans un concert de klaxons. L'une d'elles lui érafle le genou. Il boite un peu mais continue de courir. Un gosse des rues ne s'arrête pas pour si peu ! Avec Didi et Joachim, il a déjà piqué plus d'un cent mètres pour échapper aux flics ou aux vigiles. Mais cette fois, il va falloir jouer serré.

Sa seule chance, c'est le port et les entrepôts désaffectés. Il y connaît des planques où ils ne le trouveront pas. Il fonce.

Sa bouche écume. Sa gorge brûle. Ses cuisses sont dures comme du bois. Il ne ralentit pas son allure, zigzaguant encore et toujours entre les voitures pour gagner du terrain sur ses poursuivants. Il a même un sourire, songeant à Ronaldo, son avant préféré, crochetant ses adversaires pour aller marquer le but.

Mario a l'énergie de ceux qui se savent innocents. [ ... ]

Voilà les entrepôts ! là, tout près ! Mais des types en sortent qui le regardent courir. Leurs beaux habits ne disent rien qui vaille à Mario. S'il passe devant eux, ils sont bien fichus de le cravater au passage. Personne n'aime la « vermine » à Rio !

Il jette un coup d’œil en arrière. Ils sont cinq maintenant à lui filer le train. La chasse au gosse attire les sportifs !

Des types devant, des types derrière, Mario se sent coincé, comme un rat pris au piège. Non ! ils ne l'auront pas quand même ! Il vient d'avoir une idée.

Il bifurque vers la jetée et fonce tout droit. L'eau dégueulasse du port, c'est bien le seul endroit où ils ne le suivront pas. Ils auront trop peur de mouiller et salir leurs vêtements. Ensuite, il n'aura plus qu'à nager jusqu'à l'autre bord, en priant Dieu pour qu'ils laissent tomber.

Il évite de justesse un pêcheur qui croit malin de s'interposer et se jette à la flotte, comme un gardien de but qui cherche à stopper un penalty.

Une sirène a retenti. Mario ne l'a pas entendue. Mario n'a rien vu. Le bateau à moteur passe devant le débarcadère, quelques secondes à peine après son plongeon.

Lorsque ses poursuivants arrivent au bout de la jetée, ils ne trouvent pas trace du jeune garçon. juste quelques bulles dans le sillage du bateau et un sandwich qui flotte entre les nappes de mazout. Un beau sandwich à 100 cruzeiros.

- Restons pas là ! dit le marchand. Les flics risquent de nous casser les pieds avec leur rapport. Et ce sale gamin nous a assez fait perdre de temps comme ça.

- Il vous avait pris beaucoup ? demande un des gars.

- C'est pas pour les 100 cruzeiros ! répond le marchand. C'est simplement une question de justice.

Les types acquiescent de la tête en retournant vers la ville : « Oui, c'est bien ça, une simple question de justice ! »

 

Michel Piquemal

Les Orphelins d’Amérique

coll. « Les Uns et les Autres »

Éd. Syros Jeunesse

1998

 

 

Une simple question de justice

Michel PIQUEMAL

 

1. Où se passe cette histoire ?

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