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Des années
s'écoulèrent. François Tessier vieillissait sans qu'aucun
changement se fit en sa vie. Il menait l'existence monotone et
morne des bureaucrates, sans espoirs et sans attentes. Chaque
jour, il se levait à la même heure, suivait les mêmes rues,
passait par la même porte devant le même concierge, entrait dans
le même bureau, s'asseyait sur le même siège, et accomplissait
la même besogne. Il était seul au monde, seul, le jour, au
milieu de ses collègues indifférents, seul, la nuit, dans son
logement de garçon. Il économisait cent francs par mois pour la
vieillesse.
Chaque dimanche, il
faisait un tour aux Champs-Élysées, afin de regarder passer le
monde élégant, les équipages et les jolies femmes.
Il disait le lendemain,
à son compagnon de peine:
- Le retour du Bois
était fort brillant, hier.
Or, un dimanche, par
hasard, ayant suivi des rues nouvelles, il entra au parc Monceau.
C'était par un clair matin d'été.
Les bonnes et les
mamans, assises le long des allées, regardaient les enfants jouer
devant elles.
Mais soudain François
Tessier frissonna. Une femme passait, tenant par la main deux
enfants: un petit garçon d'environ dix ans, et une petite fille
de quatre ans. C'était elle.
Il fit encore une
centaine de pas, puis s'affaissa sur une chaise, suffoqué par
l'émotion. Elle ne l'avait pas reconnu. Alors il revint,
cherchant à la voir encore. Elle s'était assise, maintenant. Le
garçon demeurait très sage, à son côté, tandis que la
fillette faisait des pâtés de terre. C'était elle, c'était
bien elle. Elle avait un air sérieux de dame, une toilette
simple, une allure assurée et digne.
Il la regardait de
loin, n'osant pas approcher. Le petit garçon leva la tête.
François Tessier se sentit trembler. C'était son fils, sans
doute. Et il le considéra, et il crut se reconnaître lui-même
tel qu'il était sur une photographie faite autrefois.
Et il demeura caché
derrière un arbre, attendant qu'elle s'en allât, pour la suivre.
Il n'en dormit pas la
nuit suivante. L'idée de l'enfant surtout le harcelait. Son fils!
Oh! s'il avait pu savoir, être sûr ? Mais qu'aurait-il fait?
Il avait vu sa maison;
il s'informa. Il apprit qu'elle avait été épousée par un
voisin, un honnête homme de mœurs graves, touché par sa
détresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait
même reconnu l'enfant, son enfant à lui, François Tessier.
[...]
Guy
de MAUPASSANT
Le Père |