Tout le reste était,
comme toujours, désert de sable et mares d'eau stagnante
infiniment étendues.
La jeune femme était
là, près de la première mare. Elle semblait tourner en rond,
comme si elle avait cherché des coquillages. À moins de supposer
qu'elle attendait quelqu'un. Hypothèses plausibles, certes, qui
ne pouvaient cependant pas me rassurer: même en été, je n'avais
jamais rencontré personne sur cette plage oubliée, trop vaste
pour être exploitée.
Alors que j'avançais
vers elle, la jeune femme se retourna et me vit. Elle me
dévisagea sans frayeur et sans accuser la moindre réaction. On
aurait pu croire qu'elle m'attendait là depuis quelques instants
et qu'elle me voyait venir sans rancune et sans joie. Je fus
encore plus étonné de découvrir l'étrangeté et la beauté de
son visage que je ne l'avais été d'apercevoir une jeune femme
errant sans but apparent dans un endroit perdu. Sa présence aussi
me frappa : l'immensité du décor n'arrivait pas à l'écraser ;
elle s'imposait dans ce décor avec la force immobile qu'aurait
dégagé un objet invraisemblable, déplacé, mais nécessaire.
- Vous croyez que la
mer peut descendre plus loin ? me demanda-t-elle.
Je lui répondis que
non, sauf aux grandes marées, en pensant qu'elle m'avait adressé
la parole comme si elle m'avait connu depuis bien longtemps, alors
qu'elle me donnait, au contraire, l'impression d'appartenir à une
race qui m'était totalement étrangère. Son profil surtout
était surprenant. Un véritable profil d'oiseau de proie,
sculpté dans une hautaine expression de fierté et de glaciale
intransigeance. Ses yeux avaient exactement la couleur du sable
mouillé, comme s'ils n'avaient été que deux minuscules flaques
de vase. Même leur expression évoquait cette plage déserte :
quelque chose de figé dans une calme désolation,
d'irréductiblement accompli en marge de tout espoir d'une
flambée de joie.
C'est alors que je lui
demandai de rester, cette nuit, toutes les autres nuits ; de
rester vivre avec moi.
- Nous vivrons
ensemble, dit-elle, plus longtemps que vous pourriez le croire.
En disant cela, elle
s'approcha de moi et sa main avec beaucoup de tendresse m'effleura
un instant le cou. Je demeurai sur place, incrédule. Et si main me
parut si froide, si inexplicablement glacée.
- Il faut que je parte
maintenant, dit-elle.
- Mais vous reviendrez
?
- Oui, je reviendrai
certainement.
- Demain ?
- Demain sans doute.
Très bientôt de toute façon.
- Je puis vous croire
- Vous pouvez. Je
reviens toujours.
Je la croyais
d'ailleurs. Elle parlait si doucement, si lentement et chaque
syllabe avait une telle force de persuasion. Une force
intérieure, à la fois brûlante et glaciale, qui pouvait être
la température de n'importe quel aveu de passion ou de haine. Et
son regard m'affirmait qu'elle ne mentait jamais. Son regard qui
s'était changé en une invisible chose dont je devenais la proie,
la nourriture.
- C'est dommage,
murmura-t-elle avant de quitter la maison.
Je voulus lui parler.
Mais elle était déjà loin. Elle ne se retourna pas une seule
fois.
Je ne fermai pas l'œil
de la nuit. Je l'attendais, tout en sachant qu'elle ne reviendrait
pas avant le lendemain.
Mais le lendemain, elle
ne revint pas non plus.
Elle avait erré
pendant une demi-heure dans la maison, elle avait été jusqu'au
garage... « Toute seule », elle m'avait précisé. Je me
souvenais vraiment de tout. « Je reviendrai certainement. Je
reviens toujours ». Impossible d'oublier cette phrase. Mais
comment oublier le reste ? Son visage, son regard à la fois
distant et si proche, le sourire chargé d'amertume et d'ironie
qui avait fini par modeler ses traits ? Impossible d'oublier,
inutile. De même qu'il était inutile de prétendre que je
voulais la retrouver pour lui poser des questions. Quelles
questions ? Je savais, jamais je n'avais rien su avec autant de
force. La retrouver pour la revoir. Aller à elle pour ne pas
l'attendre plus longtemps. Parce que je tenais à elle. Je
l'aimais, oui, je l'aimais, je la désirais. Le lui dire, le lui
hurler au moins une fois. Une dernière fois. Et cela en
connaissant son nom. Le lui avouer également en lui jetant la
vérité au visage, la glaciale vérité.
J'appuyai sur
l'accélérateur.
Cent soixante
kilomètres à l'heure. Impossible de monter plus haut.
Pourquoi l'avoir
laissée partir alors qu'il aurait suffi d'un seul geste ? Si
calme et si douce. Ma vie pour revoir un de ses sourires pendant
un instant. Ma vie et lui dire que...
Je vis le camion qui
débouchait à droite, au carrefour que je savais si dangereux. Je
le connaissais bien, je vis le camion et je pouvais l'éviter. Il
suffisait de freiner. De tout mon poids, je me laissai aller sur
le frein. Et cette sensation alors de tomber en avant, la masse
énorme du camion déjà si proche qui devenait les ténèbres du
puits dans lequel je tombais, j'allais donc la manquer d'une
seconde, si proche, tombée de si haut... Te revoir une seconde et
puis... mais si loin, deux jours déjà... et ce bruit qui
devenait une fosse lui aussi, le bruit et l'ombre, son sourire et
la vitesse, tout en un seul vertige qui cédait...
Quand on retira l'homme
des débris de la voiture, il était mort. Le camion avait assez
bien résisté au choc.
On fit une enquête.
Pour la forme. Pour passer le temps également.
- Pas étonnant qu'il
se soit tué, dit l'un des enquêteurs. Ses freins étaient
complètement pourris. Morts. |