INTRODUCTION Le dernier slogan dans les cercles éducatifs est « constructivisme »; on l'applique tout à la fois à une théorie de l'apprendre et à l'épistémologie - donc et à la façon dont on apprend et à la nature de la connaissance 1, 2. Nous n'avons pas besoin de succomber à toutes les nouvelles lubies, mais nous avons absolument besoin de réfléchir à notre travail en le rattachant aux théories de l'apprendre et à la connaissance. C'est pourquoi nous devons nous interroger : qu'est-ce que le constructivisme, qu'a-t-il à nous dire de nouveau et de pertinent, et comment pouvons nous l'appliquer à notre travail ? Dans la mesure où je puis en juger, il n'y a rien de fondamentalement nouveau dans le constructivisme : ses principes fondamentaux ont été clairement formulés par John DEWEY, entre autres, mais on rencontre une adhésion nouvelle et largement répandue à ce vieil ensemble d'idées, ainsi que des recherches nouvelles en psychologie cognitive qui sont de nature à le renforcer. Je voudrais exposer brièvement les idées centrales du constructivisme, largement admises aujourd'hui par les pédagogues, les concepteurs de programmes et les psychologues de la cognition, puis montrer ce qu'elles signifient pour les éducateurs qui travaillent dans le domaine de la muséologie.
Que recouvre le terme « constructivisme » ? Il renvoie à l'idée que les apprenants construisent eux-mêmes leur savoir - chaque apprenant construit du sens, individuellement ( et socialement ) - à l'occasion de l'acte d'apprendre 3. Construire du sens c'est apprendre : il n'y a pas d'alternative. Les conséquences majeures de cette approche sont doubles :
Je voudrais aborder le second point d'abord parce que, bien qu'elle paraisse radicale si l'on se place à un niveau quotidien, c'est une position fréquemment adoptée depuis les origines de la réflexion épistémologique. Si nous admettons la théorie constructiviste ( ce qui signifie que nous sommes disposés à suivre les traces de Dewey, Piaget et Vygotsky, entre autres ), alors il nous faut renoncer aux perspectives épistémologiques platoniciennes ainsi qu'à toutes les perspectives matérialistes qui ont suivi. Il nous faut admettre qu'il n'existe rien de tel qu'un savoir « externe » distinct de l'apprenant, mais uniquement un savoir que nous construisons nous-mêmes à l'occasion de nos apprentissages 4. Apprendre n'est pas comprendre la « véritable » nature des choses, ni ( contrairement à ce que suggérait Platon ) la réminiscence d'idées parfaites imparfaitement perçues, mais bien plutôt une construction personnelle et sociale d'une signification à partir d'un ensemble anarchique de sensations qui n'ont ni ordre ni structure en dehors des explications ( et je souligne le pluriel ) que nous fabriquons. Je suis certain que bon nombre d'entre vous ont rencontré ces concepts à l'occasion des cours de philosophie qu'ils ont suivis et que vous pourrez accepter cette prémisse qu'il n'existe aucune entité telle que « Ding an sich » ( la « chose en soi », NdT ), que nous puissions la percevoir ou non. Pourtant nous avons tous tendance à rester des matérialistes inavoués, et nous réfutons l'évêque Berkeley, comme le fit Samuel Johnson, en donnant un coup de pied dans un caillou et en ressentant une douleur bien réelle. La question la plus importante est la suivante : cela fait-il vraiment une réelle différence dans notre travail quotidien que nous considérions en notre for intérieur que le savoir appartient à un monde « réel » qui nous est extérieur, ou que nous considérions qu'il est notre propre construction ? La réponse est oui, il y a une différence, à cause du premier point que j'ai soulevé : dans notre profession nos points de vue épistémologiques conditionnent nos idées pédagogiques. Si nous pensons que le savoir consiste à apprendre quelque chose au sujet du monde réel là-dehors, alors nous nous efforçons d'abord et avant tout à comprendre ce monde, à l'organiser de la façon la plus rationnelle et, en tant qu'enseignants, à le présenter comme tel à nos élèves. Même si cette façon de voir nous amène à proposer à un apprenant des activités, des apprentissages pratiques, des occasions d'expérimenter et de manipuler les objets du monde, notre intention sera toujours de lui rendre explicite la structure d'un monde indépendant de lui. Nous aidons l'apprenant à comprendre le monde mais nous ne lui demandons pas de construire son propre monde. La grande victoire de l'histoire intellectuelle de l'Occident, des Lumières au début du 20ème siècle, reposait sur sa capacité à organiser la connaissance du monde d'une manière rationnelle, indépendante de l'apprenant, déterminée par une certaine structure du sujet. Des disciplines se sont développées, des constructions taxonomiques ont été édifiées, et on les a considérées comme les éléments d'un immense mécanisme dans lequel toutes les pièces pouvaient se justifier à partir de leurs relations et où chaque pièce pouvait contribuer en douceur au fonctionnement de l'ensemble. Dans cette description, l'apprenant n'apparaît nulle part. La tâche de l'enseignant consistait à clarifier le fonctionnement de cette machine et tout ajustement à l'apprenant ne servait qu'à justifier différents points d'entrée appropriés à des apprenants différents. Cependant, comme je l'ai signalé plus haut, la théorie constructiviste exige que nous changions de perspective ; nous devons tourner le dos à toute idée de machine qui englobe tout et qui décrit la nature pour porter notre regard vers tous ces merveilleux et différents êtres vivants - les apprenants - dont chacun crée son propre modèle pour expliquer la nature. Si nous adoptons la position constructiviste, nous sommes inévitablement tenus de mettre en oeuvre une pédagogie qui affirme qu'il faut permettre aux apprenants
Il nous est un peu plus difficile d'admettre ce second point. La plupart d'entre nous hésiteront constamment entre la confiance dans le fait que les apprenants construiront effectivement un sens que nous jugerons acceptable ( quoi que nous entendions par là ) et notre besoin de construire du sens à leur place, c'est-à-dire notre besoin de structurer des situations où les apprenants ne seront pas libres d'expérimenter leurs propres opérations mentales, mais placés dans des situations « d'apprentissage » qui les contraindront à suivre nos propres idées concernant le sens de l'expérience. Un exemple trivial de cette indécision est notre indécision à l'égard des visites guidées de musées où on explique au visiteur les objets exposés. J'ai demandé à plusieurs reprises à des professionnels des musées s'ils apprécient personnellement les visites guidées et presque tous m'ont répondu qu'ils essayent de les éviter à tout prix. Cependant aux réunions du CECA ( et celle-ci ne fait pas exception ), nos collègues nous proposent fréquemment de nombreuses visites guidées de galeries, faisant leur possible pour montrer leur expertise dans les domaines de l'interprétation, du rythme et du choix, tout cela pour peser sur le perception et l'apprentissage du visiteur. C'est cette tension entre notre désir d'enseignants d'enseigner la vérité, de présenter le monde « comme il est vraiment », et notre désir de laisser les apprenants construire leur propre monde, ce qui exige que nous réfléchissions sérieusement à l'épistémologie et à la pédagogie 6.
PRINCIPES D'APPRENTISSAGE Quels sont les principes du constructivisme qu'il nous faut garder à l'esprit quand nous considérons notre rôle d'éducateurs ? Je veux insister sur quelques idées, toutes fondées sur la conviction qu'apprendre consiste pour un individu à construire du sens et j'indiquerai ensuite comment elles influencent l'éducation muséologique.
CONSTRUCTIVISME ET MUSÉES Après l'exposé de ces principes, je vais faire part de mes réflexions sur leur signification dans notre travail quotidien de montage d'expositions et de développement de programmes éducatifs. Points 1 et 3 La plupart des éducateurs en muséologie ont admis le principe que les élèves doivent être actifs, que pour qu'ils participent à leur apprentissage nous devons les conduire à agir, à s'engager manuellement, à participer aux expositions et aux animations. Mais le plus important, à mon avis, c'est l'idée que les actions que nous mettons en place pour notre public engagent l'esprit tout autant que la main. Toutes les expériences ne sont pas formatrices, comme Dewey l'a précisé dans Expérience et Éducation. Cela ne signifie pas qu'elles doivent nécessairement être complexes, mais elles doivent permettre aux participants de penser pendant qu'ils agissent. J'ai vu récemment une vidéo d'un groupe d'enfants occupés à la construction d'une rampe en carton destinée à servir de plan incliné pour une expérience qu'ils devaient réaliser. Ce que montrait la vidéo, c'était une période de quinze minutes au cours de laquelle les enfants ont mesuré, construit ( et se sont promenés ) sans grande idée sur ce qu'ils étaient en train de construire et pourquoi ils le faisaient. C'était une activité manuelle qui n'était pas aussi formatrice que prévu pour deux raisons :
En revanche, j'ai observé des adultes consultant une carte d'Angleterre sur le quai où était amarrée une réplique du Mayflower à Plymouth, Massachusetts. Constamment, les adultes viennent à la carte, la regardent et entament une discussion sur l'origine de leur famille ( je pourrais imaginer une exposition plus sophistiquée, au même endroit, avec une mappemonde et les différents moyens d'immigration aux États-Unis, de sorte que chaque visiteur puisse retrouver quelque chose qui l'intéresse ). Mais en tout cas, pour ceux qui recherchent leurs racines en Angleterre, voici une exposition interactive ( même s'il y a peu à « faire » en-dehors de montrer du doigt et lire ) qui permet à chacun de trouver quelque chose de personnel et de significatif tout en le rapportant à son expérience globale des musées. Pour moi, le musée de la Diaspora à Tel-Aviv est devenu véritablement vivant lorsque j'ai pu, au Centre de Consultation, faire afficher par un ordinateur des généalogies familiales. La possibilité de voir et de manipuler une bibliothèque d'arbres généalogiques couvrant plusieurs générations, selon une répartition géographique large, a donné un sens très personnel à l'idée de Diaspora. La participation physique est une condition nécessaire à l'apprentissage des enfants, fortement souhaitable pour des adultes dans bien des situations, mais ce n'est pas suffisant. Toutes les activités manuelles doivent également être passées au crible du mental - elles doivent procurer quelque chose à penser autant que quelque chose à toucher. Point 2 L'idée que nous apprenons à apprendre de la même façon que nous apprenons, que nous nous mettons à apprendre les principes organisateurs à mesure que nous les utilisons, n'est pas si radicale pour la plupart d'entre nous, mais je crois qu'il y a une façon de la formuler importante pour l'aide qu'elle nous fournit, et qui nous échappe parfois : Que supposons-nous des capacités d'apprendre de nos visiteurs ( d'organiser du savoir ) quand nous leur proposons des objets ? Quels schèmes organisateurs leur attribuons-nous, qui leur seraient disponibles ou non ? Voici un exemple. Au cours de l'année dernière nous avons observé les visiteurs du Musée des Sciences de Boston dans leurs interactions devant une série de dispositifs développés à l'origine pour l'Exploratorium de San Francisco. Nous leur avons demandé leur avis. Certains visiteurs ne disposaient pas des outils nécessaires à la compréhension du concept de l'objet exposé. Je ne veux pas dire qu'ils ne comprenaient pas le concept ( ce sera mon deuxième point ) mais ils n'en maîtrisaient pas les principes organisateurs, et donc les outils d'apprentissage. Il y a, par exemple, des dispositifs où les visiteurs doivent tourner des boutons, ce qui déplace ou transforme un élément de l'objet exposé. Tous les visiteurs ne font pas clairement la relation entre le bouton et l'effet qu'il produit. Le dispositif est prévu pour expliquer une relation causale entre deux variables : une variable est transformée lorsqu'on tourne le bouton et c'est cette transformation qui entraîne une réponse et un changement de l'autre variable. Mais si le visiteur ne sait rien des boutons et de leurs actions, le message véhiculé par le dispositif ne sera probablement pas compris. Une question analogue se pose à propos des chronologies et des axes temporels, dispositifs répandus dans les musées historiques. Sommes-nous sûrs que nos visiteurs maîtrisent la chronologie ? Sommes-nous bien certains qu'ils sont en mesure d'apprécier un axe temporel, par exemple, et de reconnaître que la distribution des dates sur un espace linéaire peut représenter approximativement leur distribution dans le temps ? Il ne fait aucun doute que certains visiteurs au moins ( les enfants notamment ) ne peuvent pas suivre un tel raisonnement; il est moins évident qu'un nombre significatif de visiteurs le puissent 17. Peut-être devons-nous apprendre à nos visiteurs la maîtrise des axes temporels par des exemples simples avant de les confronter à des tableaux complexes qui couvrent plusieurs siècles. Ayala Gordon a traité de cette question quand elle a fait remarquer que pour permettre aux enfants d'expérimenter la notion du temps, la Section Enfants du Musée d'Israël a mis en place des dispositifs conduisant enfants et parents à parler des changements intervenus dans leur existence. Points 4 et 5 Apprendre est une activité sociale. Dans quelle mesure pouvons-nous reconnaître que les gens apprennent en se parlant et à travers leurs interactions ? A l'occasion de l'évaluation d'une exposition interactive au Musée des Sciences de Boston à l'occasion de laquelle les gens pouvaient s'informer selon des modalités variées - ils pouvaient lire des étiquettes, écouter des enregistrements, sentir des odeurs d'animaux, toucher des assemblages et manipuler des composants interactifs de l'objet exposé - nous avons remarqué que les visiteurs en tant qu'individus privilégiaient des modalités d'apprentissage différentes. Dans les groupes familiaux, les conversations sont devenues plus démocratiques, ont impliqué plus de membres de la famille après l'émergence de ces modalités; chacun partageait, discutait et validait ce qu'il avait appris à la faveur de sa modalité d'apprentissage privilégiée. Nous devons nous demander si ce que nous avons mis en place dans le dispositif exposé encourage les visiteurs à discuter, partager, trouver ensemble. L'agencement architectural et celui des objets exposés ont-ils provoqué la discussion ? Certains musées d'art ont l'apparence paisible d'une église, décourageant tout débat actif, toute interaction verbale. Le silence est certainement approprié pour une contemplation individuelle de tableaux, mais peut-être les musées pourraient-ils mettre à disposition d'autres pièces, tout près des salles d'exposition, équipées de matériaux documentaires - reproductions et autres rappels concernant les toiles, qui encourageraient le dialogue. Point 6 Voici un développement de ce qui a été dit précédemment sur le fait qu'on apprend à apprendre comme on apprend. Lors des expositions, nos visiteurs ont besoin « d'accroches » - de liens - qui les aident à comprendre les messages qui leurs sont destinés. Un usager averti des musées ou quelqu'un qui s'est documenté sur un sujet peuvent être aisément éclairés. Mais qu'en est-il du visiteur naïf confronté à une valise contenant beaucoup d'objets ? Quel est l'intérêt du visiteur naïf à qui l'on demande de pousser tel bouton ou de lire telle notice sophistiquée ? Il est important que les expositions fournissent différents points d'entrée, basés sur des modes sensoriels variés, utilisant des stimuli différents, pour attirer un large éventail d'apprenants. Dans l'apprentissage de la lecture, le recours à des termes différents chargés de fortes connotations pour les individus a été mis en évidence de façon magistrale par Sylvia Ashton-Warner 18 et largement imité depuis. Eurydice Retsila a décrit un programme où des enfants ont joué le rôle de jeunes ethnographes, conduisant des projets individuels qui les intéressaient avec l'aide d'étudiants d'université. Point 7 Il n'y a peut être pas d'aspect de la théorie constructiviste qui soulève plus de problèmes que le souci de trouver le niveau exact auquel embrayer un apprentissage. Vygotsky a parlé de « zone de développement proximal » 19, terme malheureusement embarrassant qui se rapporte au niveau de compréhension auquel un apprenant peut arriver lorsqu'il s'engage dans une tâche avec l'aide d'un pair plus expérimenté ( un professeur, par exemple ). On apprend parce qu'on est poussé au-delà de ses propres connaissances mais seulement à l'intérieur d'une zone qui est à sa portée en fonction des connaissances et des habiletés qu'on investit dans une tâche. Point 8 Reste finalement la question du temps de l'apprendre, du temps de la réflexion et du temps consacré à revenir sur une idée. Les éducateurs en muséologie se sont attaqués à ce problème et le trouvent particulièrement stimulant parce que notre public est libre d'aller et venir, et que beaucoup sont des touristes dont la plupart ne reviendront jamais. Les salles des musées ne sont pas conçues comme des endroits où l'on s'attarde, malgré notre désir de voir les gens y passer plus de temps. J'ai été surpris de voir dans les diapositives que Michael Cassin nous a montrées hier que la National Gallery avait prévu, au tournant du siècle, nombre de chaises disposées dans les salles d'exposition donnant l'occasion aux gens de s'asseoir pour regarder les toiles. Que faisons-nous pour les visiteurs qui souhaitent s'attarder sur un thème ? Comment avons-nous organisé les musées pour les accueillir ? Dans quelle mesure leur avons-nous fourni des ressources additionnelles ( en plus des articles que nous voulons vendre dans le magasin voisin ) qui puissent satisfaire les questions des visiteurs intéressés un jour ou une semaine après leur visite ? Je crois qu'il est important pour nous, éducateurs de musée, d' aborder la question de l'augmentation du temps laissé aux visiteurs pour interagir avec les objets que nous exposons, pour y réfléchir, pour les revoir ( mentalement sinon directement ) et donc pour intégrer le message qu'ils apportent.
CONCLUSION Les principes du constructivisme, dont l'influence croît à l'école dans l'organisation des cours et des programmes, peuvent être appliqués à l'apprentissage dans les musées. Ils font appel aux idées contemporaines sur l'apprendre et le savoir mais entrent en conflit avec les pratiques traditionnelles du musée. Nous devons réfléchir à nos pratiques pour appliquer ces principes à notre travail.
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