Introduction
Il est d'usage lorsque
l'on se lance dans la rédaction d'un article thématique à
visée introductive de débuter par une série d'avertissements à
valeur prophylactique dont l'objectif est de prémunir l'auteur
contre tout reproche éventuel à venir qui soulignerait son
manque d'exhaustivité dans le traitement du thème considéré.
Je ne dérogerai donc pas à cette règle coutumière en insistant
sur le fait que cette contribution à la série de séminaires
organisés par le LCPE et qui fait l'objet de la présente
publication, n'avait et n'a toujours pour ambition que de
présenter succinctement trois perspectives ou cadres généraux
(plutôt que théories) pour l'étude de la cognition en situation
dite « naturelle ».
Pour ce faire,
j'insisterai sur quelques points qui me paraissent
caractéristiques des trois approches présentées : Cognition
Située, Cognition Distribuée, Cognition Socialement Partagée.
Cette façon de procéder ne vise bien évidemment pas à épuiser
le sujet (ce n'est pas l'objectif) mais elle pourra aider à tout
le moins le lecteur néophyte à resituer les spécificités de
chacune de ces approches par rapport à une série d'auteurs
représentatifs, voire emblématiques de ces trois courants
d'étude de la cognition (cf. figure 1).
Figure
1 : Trois cadre d'analyse des activités cognitives.
Cette tentative de
clarification repose sur une catégorisation quelque peu
artificielle, ou tout du moins de circonstance, dans la mesure où comme on pourra
s'en rendre compte, les trois champs évoqués partagent un certain nombre de
présupposés théoriques de base sur la nature des mécanismes cognitifs, présupposés qui vont
dans une certaine mesure prescrire une démarche d'étude de ces mécanismes.
Par ailleurs, afin «
d'incarner » quelque peu mon propos,
et pour faire le lien avec des préoccupations personnelles mais qui sont sans doute celles de
beaucoup de personnes amenées à travailler sur le thème de la coopération dans les
activités finalisées, je m'attacherai à mettre en perspective certains des points
théoriques évoqués avec des exemples concrets d'analyse de situation de travail et de
conception d'artefacts d'assistance à l'activité 1.
1. Cognition et Action Situées
Les deux points de repère bibliographique communément cités
lorsque l'on aborde la perspective « Cognition Située » empruntent un parcours
inverse pour s'accorder sur un certain nombre de positions théoriques. L'ouvrage de
SUCHMAN (1987) 2 part du champ de l'anthropologie et de l'ethnométhodologie pour aboutir à une
reconsidération de la conception classique de l'action sur laquelle reposent les travaux
en Intelligence Artificielle d'inspiration symbolique. A l'inverse la démarche
sous-jacente au livre de WINOGRAD & FLORES (1986) 3 s'appuie comme point de départ sur
l'expérience reconnue de WINOGRAD dans le domaine de la conception de systèmes sensés
reproduire certaines capacités de l'intelligence humaine (plus précisément les
aspects liés à la compréhension du langage naturel), et aboutit à une réflexion sur les apports
des sciences sociales à la conception de systèmes. Si les positions critiques de
SUCHMAN sont donc à l'origine le fait d'un élément extérieur à la communauté des sciences
cognitives et de l'IA, celles de WINOGRAD émanent d'une personnalité reconnue dans le milieu, et
ses prises de position n'en ont donc que plus d'impact.
Dans les deux cas les auteurs s'attachent à développer une
conception « située » de la notion d'action, qui 1) insiste sur la détermination de l'action
par différentes variables situationnelles, 2) limite le rôle fonctionnel des plans et 3)
remet en cause l'existence de représentations symboliques internes comme support des activités
cognitives.
• Le poids des facteurs contextuels
Pour les tenants de l'Action Située, l'action ne peut être
interprétée que par rapport aux données de la situation, en référence à un
contexte 4 qui
recouvre un ensemble de valeurs prises par les paramètres qui décrivent l'état du monde
physique à un moment donné, mais aussi plus largement qui inclue l'histoire dans laquelle
s'inscrit l'acteur, et notamment son histoire sociale. Pour reprendre la formulation de
AGRE « toute action est improvisée à l'intérieur d'un champ de significations
organisées socialement ». Notons que le contexte ne désigne pas seulement ici l'histoire passée
et présente dans laquelle s'inscrit l'acteur, mais qu'il comprend également des éléments
anticipés ou attendus.
Cette conception de la cognition qui pose le principe de l'indexicalité
des connaissances par rapport à l'environnement physique et social a été reprise
et développée dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement et a donné naissance
au courant dit de « l'Apprentissage Situé » (RESNICK, 1989). Ce courant,
qui s'inscrit en fait dans la continuité des idées produites plusieurs années auparavant dans
le sillage de théoriciens du développement cognitif (l'influence de
VYGOTSKY est ici
parfaitement identifiable), met l'accent sur l'importance du contexte social de tout apprentissage
en opposant notamment apprentissage dans le cadre du système scolaire et hors système
scolaire. La mise en avant de cette opposition débouche la plupart du temps sur un procès
en règle fait au système scolaire classique accusé d'apprendre aux élèves à résoudre
individuellement des problèmes théoriques et artificiels qui n'ont pas d'ancrage dans
la réalité. A l'opposé, le courant de « l'Apprentissage Situé
» insiste sur la
nécessaire implication de l'élève dans une communauté de pratique
(BROWN, 1989), ainsi que sur le fait que
toute connaissance devrait pouvoir être acquise dans des situations
« réalistes » 5.
En termes de conception, cet accent sur la mise en contexte des
connaissances à enseigner à donné lieu dans le domaine de l'EIAO (Enseignement
Intelligemment Assisté par Ordinateur) à un déplacement des problématiques de recherche
initialement centrées sur la modélisation de l'élève vers la conception de situations
d'interaction tutorielle dans
lesquelles la priorité est donnée à la construction par
l'apprenant de la signification des connaissances en relation avec leur contexte d'apprentissage (CLANCEY,
1990 ; Collins & al., 1989).
• La limitation du rôle fonctionnel des plans
La mise en avant du caractère situé de toute action s'accompagne
chez SUCHMAN d'une remise en question de la conception classique de la planification
et du rôle fonctionnel des plans hérités de la tradition cognitiviste (voir les travaux
princeps de Miller, GALANTER & PRIBRAM) sur laquelle s'appuie l'IA symbolique classique. Selon
cette tradition le plan constitue non seulement une description mais aussi une
prescription intégrale de l'action qui ne serait alors que la réalisation effective d'un programme
totalement pré-déterminé.
Pour les tenants de l'Action Située au contraire, le plan n'est
qu'une ressource qui ne détermine pas l'action ; c'est un épiphénomène, une
propriété émergente de l'action située. En première analyse cette position visant à nier ou à
relativiser la surdétermination de l'action par les plans peut intuitivement paraître à la fois
évidente et erronée. Évidente car on pourra trouver de nombreux exemples d'activités dont le
cours est guidé par des éléments situationnels qui vont orienter l'action dans un sens
difficile à prévoir à priori (mener une conversation, explorer un endroit inconnu, rechercher
une panne dans un dispositif technique,...). A l'inverse on pourra produire des
exemples qui semblent légitimer la toute puissance prescriptive du plan. Ainsi en
est-il de la description que donnent VERA & SIMON (1993) de la descente de rapides en
canoë.
-
« SUCHMAN et SIMON sont dans un canoë... »
L'intérêt de cet exemple, en soi anecdotique, tient au fait
qu'il a été antérieurement utilisé par SUCHMAN pour illustrer la relation entre plans et
actions situées (SUCHMAN, 1986). Selon elle, si le canoéiste peut effectivement planifier
sa descente en simulant le comportement de son embarcation, en anticipant l'effet de
certaines données de
l'environnement (courant, contre-courant, remous,...), ce plan se
trouve plus ou moins abandonné dès qu'il se trouve en situation et qu'il doit
répondre aux sollicitations de l'environnement réel. De ce point de vue le rôle du plan n'est
pas de permettre d'effectuer la descente de la rivière, mais d'orienter le canoéiste de telle
façon qu'il soit dans les meilleurs conditions possibles de mise en oeuvre de ses
« habiletés » (skills), de son expertise à maîtriser son canoë.
Du point de vue de l'Action Située l'intérêt est ici de
décrire les processus par lesquels des représentations pertinentes sont mises en relation avec les
caractéristiques d'un environnement particulier. Selon la conception classique de la
planification ces processus vont consister à instancier un plan à un niveau de détail
suffisant pour le rendre opérationnel. Pour les tenants de l'Action Située, par contre,
l'action va être déterminée par les interactions locales entre l'acteur et les contraintes
issues de l'environnement, qui vont rester pour l'essentiel hors du champ de description défini
par le plan.
Reprenant l'exemple de la pratique du canoë en eaux vives,
VERA & SIMON prennent le contre-pied de l'argumentation de SUCHMAN, et insistent sur le
rôle prépondérant de la planification dans les activités à haut risque. Le plan est ici
pour eux la référence non seulement prescriptive mais également normative qui détermine et
doit déterminer l'action sous peine de ne pas atteindre les objectifs que se fixe l'acteur.
Afin d'étayer cette position VERA & SIMON se réfèrent à l'activité des canoéistes
expérimentés qui, en effet, s'efforcent d'anticiper les difficultés potentielles et de définir un plan
d'actions qui réponde aux contraintes identifiées.
Cette position appelle plusieurs remarques ou questions. Tout
d'abord une question relative au niveau de finesse dans le processus de
description-prescription de l'action postulé par VERA & SIMON
: s'agit-il d'un niveau de
planification relativement général (parcours du canoë dans les rapides) qui va fonctionner comme une
base d'orientation de l'action sans préjuger de sa réalisation effective (auquel cas
on ne voit pas nettement ce qui différencie cette position de celle de
SUCHMAN), ou bien
s'agit-il d'un niveau de description spécifiant les séquences motrices fines qui
réalisent la suite d'actions planifiées (nombre de coups de pagaie, inclinaison et force de
ces coups, orientations du buste,...) (cf. figure 2).
Figure 2
: Un exemple de préparation d'une descente de rapides en
kayak. A = Accrochage, B = Balayage, AB = Accrochage-Balayage.
Par ailleurs il n'échappera à personne que dans cet exemple
précis, la capacité à se représenter l'effet des contraintes de l'environnement sur le
comportement du canoë (capacité à lire le courant, à identifier les difficultés, à
en anticiper les conséquences,...) et à suivre une séquence d'actions planifiées qui y réponde va
dépendre du niveau d'expertise du canoéiste dans le domaine. Si un canoéiste de
niveau moyen ne parvient pas à appliquer le plan d'action qu'il s'est défini, ce peut
être parce que ce plan n'est pas adapté aux caractéristiques de l'environnement ou bien parce ce
qu'il n'a pas les compétences techniques pour le mettre en oeuvre. Ce problème de
l'expertise peut être couplé avec celui du niveau relatif de difficulté de la tâche
à accomplir : lors d'une descente de rivière « simple », l'expert pourra se
dispenser d'une phase de planification fine et s'en remettre à ses capacités de réaction
« en situation ».
On pourra enfin se poser la question de la valeur de généralité
que l'on peut attribuer à ce type d'exemple : il s'agit en effet de situations
« extrêmes » où les contraintes temporelles sont telles que les possibilités d'improvisation en
temps réel sont réduites et qu'une phase de planification préalable s'avère indispensable à
l'atteinte des objectifs. On retrouve ce type de caractéristique à un niveau exacerbé dans
des situations telles que le pilotage d'avion de combat à très basse altitude (VALOT
& DEBLON, 1990).
• Réalité et format des représentations internes
Un point de divergence fondamental entre Action Située et
cognitivisme orthodoxe tient au statut de la notion de représentation interne. Si l'on fait
une lecture contrastée des positions des deux camps, on peut dire que pour le cognitivisme
orthodoxe la cognition peut être définie comme la manipulation formelle de
représentations symboliques ; l'accent est donc mis sur les processus de représentation et de
traitement qui siègent dans la tête de l'agent. Pour l'Action Située par contre le rôle des
facteurs situationnels (historiques, sociaux,...) est à ce point déterminant que la
notion de traitement symbolique perd tout intérêt ; l'accent est mis sur les
processus d'interaction entre acteurs et entre acteurs et environnement. A noter que dans le camp même
des partisans de l'Action Située cohabitent plusieurs positions : certains
rejettent la notion même de cognition symbolique, alors que d'autres en font un cas
particulier de l'activité cognitive (GREENO & MOORE, 1993) ; certains acceptent l'existence de
représentations internes mais refusent leur nature symbolique.
Je n'entrerai pas plus dans les détails de cette controverse (le
lecteur intéressé pourra se reporter au n° spécial de Cognitive Science consacré à
l'Action Située), mais j'évoquerai simplement deux types de problèmes que peut amener à poser cette
remise en question de la notion de représentation interne par le courant de l'Action
Située : 1) comment décrire le contexte dans le cadre de la conception d'artefacts informatiques
d'aide à la décision, et 2) que doit-on intégrer comme élément lorsque l'on effectue une
analyse de l'activité cognitive d'un agent en situation «
réelle ».
1) L'impossibilité de produire une description exhaustive de
l'environnement et l'incomplétude des règles d'action revendiquée par l'Action
Située amènent à s'interroger sur la façon dont on peut représenter le comportement d'un
système dit « intelligent ». Cela a-t-il notamment un sens de vouloir décrire une situation cible
par une liste complètement stipulable de conditions qui vont servir de déclencheurs à une
règle d'action ? (figure 3). 2) Un problème de même nature se pose lorsque dans le cadre
d'une analyse de l'activité cognitive d'un agent ou d'un groupe d'agent on cherche à faire
expliciter les étapes d'un processus de raisonnement. On est alors amené à provoquer une
explicitation réductrice de phénomènes implicites, ce qui va conduire à intégrer dans
une hypothétique représentation de la situation des éléments d'arrière-plan
significatifs mais, selon l'Action Située, non réductibles à une symbolisation mentale. Ce
processus d'explicitation provoquée est à rapprocher du phénomène de conscientisation
décrit par WINOGRAD & FLORES, qui à la suite d'une rupture dans le cours normal de
l'action (« breakdown »), ou
d'une défaillance expectative pour reprendre le terme de SCHANK,
va faire émerger ou va favoriser la reconstruction après coup d'éléments implicites
(éventuellement sous forme de représentations : plans, modèles de la situation,...).
WINOGRAD & FLORES donnent ainsi l'exemple d'une conversation entre deux individus au cours de
laquelle l'essentiel du propos n'est pas énoncé explicitement, et où un certain nombre
d'éléments sont admis sans être explicités ; c'est seulement en cas d'incompréhension
que des éléments d'arrière-plan, qui étaient jusque là tacitement admis, vont
être formulés.
Figure 3 : Représentations externes (images radar) associées à
une situation de prise de décision dans le
domaine du contrôle aérien. Les données de base de ces quatre
situations sont semblables : il s'agit
d'un conflit (collision potentielle) entre deux avions A et B.
Dans la situation 1 le contrôleur va
dévier ponctuellement le vol A de sa trajectoire afin de laisser
passer le vol B ; dans la situation 2 le
contrôleur va allonger la trajectoire de B et favoriser ainsi A ;
dans la situation C le contrôleur va
ralentir B et faire passer A ; dans la situation 4 le contrôleur
va allonger la trajectoire de B afin de
laisser passer A. Les éléments qui expliquent ces différences
de stratégie pour des situations
apparemment semblables sont les suivants : en 1 c'est le type des
avions qui constitue le critère de
choix ; en 2 c'est un événement ponctuel (A est à cours de
carburant) qui explique la décision prise ;
en 3 B va devoir effectuer un tour d'attente avant d'atterrir, il
ne sert donc à rien de vouloir le faire
passer avant A ; en 4 B doit perdre du temps car il est prévu de
faire d'abord atterrir un autre vol (C)
qui n'est pas visible sur l'image radar. On pourrait pour la même
situation multiplier ainsi le nombre
des cas où la prise de décision va être déterminée par la
prise en compte d'autres éléments du contexte
(cas connus déjà répertoriée ou adaptés de cas connus, ou cas
jamais rencontrés). Il va donc être
quasiment impossible de lister de manière exhaustive l'ensemble
des éléments de l'environnement
susceptibles d'avoir un effet sur la prise de décision. |
2. Cognition Distribuée
Le cadre théorique répertorié sous le terme de Cognition
Distribuée a principalement bénéficié des travaux réalisés depuis quelques années par
HUTCHINS et ses collègues à San Diego (HUTCHINS, 1995). Le but de ce cadre général est de
dépasser le niveau d'analyse classiquement adopté en science cognitive (l'individu) et de
parvenir à la caractérisation d'une cognition située et incarnée (embodied) dans son contexte
d'occurrence, ce qui signifie considérer la cognition en ce qu'elle a de distribué
entre agents et éléments de la situation.
Plus précisément, les objectifs poursuivis par la Cognition
Distribuée sont de trois ordres (HALVERSON & ROGERS, 1995) :
- analyser la façon dont les différentes composantes d'un
système fonctionnel sont coordonnées ;
- analyser comment l'information est propagée à travers le
système fonctionnel en termes d'états représentationnels et technologiques distribués
;
- examiner à un niveau micro la façon dont ces représentations
se déplacent à travers le système fonctionnel.
Ce programme d'étude de la cognition se traduit donc par une
réorientation dans la définition de l'unité d'analyse pertinente des systèmes
cognitifs, par un accent nouveau mis sur le rôle des représentations externes et sur l'importance
fonctionnelle des ressources environnementales, et par une remise en question de la
notion de contrôle centralisé.
• Nature et niveaux d'analyse des systèmes cognitifs
L'idée de base de ce glissement du niveau pertinent d'analyse des
systèmes cognitifs provient d'une remise en question des capacités du modèle
computationnel classique centré sur l'individu (figure 4) à rendre compte des activités
cognitives dans des situations « naturelles » (real world context).
Figure 4 : Application du modèle computationnel à l'étude de la
cognition individuelle. Les flèches représentent des processus et les boites des représentations
(d'après Halverson, 1992).
Il est notamment reproché à ce modèle d'avoir largement
sous-évalué le rôle fonctionnel joué par les représentations externes dans l'environnement et de
ne pas considérer les aspects socioculturels (on retrouve ici un point déjà évoqué
à propos de la cognition située et qui sera amplifié par le courant
« cognition socialement partagée »).
L'idée d'HUTCHINS et de ses collègues est d'élargir le cadre
restreint défini en science cognitive et de dépasser le niveau de l'analyse des processus de
représentation et de traitement au niveau de l'individu. L'objectif du courant
« Cognition Distribuée » est de décrire la nature et les propriétés d'un système fonctionnel
comprenant des agents
individuels et des artefacts, ainsi que leurs relations dans un
environnement donné. Dans ce contexte, les activités cognitives sont vues comme des
traitements qui opèrent par le biais de la propagation d'états représentationnels, et ce au
travers de différents médias (figure 5). Considérons par exemple l'activité de pilotage dans
un avion (HUTCHINS, 1991) ; si l'on se réfère au cadre traditionnel défini en science
cognitive, le niveau d'analyse sera celui des processus individuels de représentation et de
traitement (pilote, copilote,...). Dans le cadre de la Cognition Distribuée l'unité d'analyse
pertinente sera le cockpit ; il devient ainsi possible d'observer directement (et non plus
d'inférer) l'ensemble des représentations présentes dans le système considéré (états
des indicateurs, interactions entre individus,...). L'accent est mis ici sur l'analyse des
propriétés cognitives du cockpit (vu sous l'angle d'un système cognitif) et non pas sur l'analyse
des propriétés cognitives des individus présents dans le cockpit (HUTCHINS &
KLAUSEN,
1992).
Figure 5 : Application du modèle computationnel à un système
cognitif distribué (d'après Halverson, 1992).
• Représentations internes et représentations externes Selon l'approche Cognition Distribuée la propagation des états
représentationnels dans un système fonctionnel peut passer par différents types de
médias. Ces médias peuvent désigner des représentations internes (mémoire individuelle) et
externes (artefacts informatiques de présentation d'informations, paperboards,...).
Alors que l'approche cognitiviste traditionnelle s'est surtout centrée sur l'étude
des représentations internes, la Cognition Distribuée insiste sur le rôle cognitif déterminant
joué par les objets présents dans l'environnement : ces objets ne peuvent être considérés
comme de simples aides périphériques à la cognition mais ils constituent une forme de
représentation externe, qui va intervenir, avec les représentations internes, dans la
constitution du système représentationnel d'une tâche cognitive distribuée (SCAIFE
& ROGERS, 1995), c'est-à-dire une tâche qui requiert le traitement d'informations distribuées
entre processus cognitifs internes et environnement extérieur.
ZHANG &
NORMAN (1994), à partir des résultats issus d'une
expérimentation menée sur la résolution du problème de la Tour de
Hanoï 6, suggèrent cinq
types de propriétés des représentations externes : - les représentations externes peuvent constituer des aides à la
mémorisation (cf. HUTCHINS, 1991);
- les représentations externes peuvent fournir une information
qui peut être directement perçue et utilisée sans être interprétée et
formulée explicitement ; ainsi dans l'expérimentation menée par
ZHANG & NORMAN,
certaines règles inscrites dans les contraintes physiques de l'environnement mais
non explicitées étaient directement perçues et suivies par les
sujets sans que ceux-ci soient capables de les formuler après coup ;
- les représentations externes peuvent structurer le comportement
cognitif ; des contraintes structurelles physiques des représentations externes
peuvent limiter le champ des comportements possibles ;
- les représentations externes introduisent des modifications
dans la nature de la tâche ;
- les représentations externes sont une partie indispensable du
système de représentation de toute tâche cognitive distribuée.
• Le rôle des ressources environnementales
L'insistance de la Cognition Distribuée sur le rôle joué par
les différents types d'artefacts présents dans l'environnement conduit à considérer
différemment le rôle fonctionnel de ces artefacts : plus que des objets extérieurs
utilisés accessoirement pour faciliter les traitements cognitifs internes, ils acquièrent le
statut d'outils cognitifs, de ressources environnementales mises en oeuvre pour la réalisation
d'une tâche (HUTCHINS, 1991).
Dans le domaine du contrôle aérien par exemple, les ressources
environnementales sont nombreuses et difficiles à identifier de manière
exhaustive. Les outils de base utilisés par le contrôleur sont l'écran radar qui permet de visualiser la
position, l'altitude et la vitesse d'un avion, et les « strips » (bandes de papier
qui récapitulent un certain nombre d'informations concernant un vol). Ces strips codent en fait plus
d'informations que celles imprimées sur le papier ; les contrôleurs peuvent
notamment intervenir sur l'organisation spatiale des strips sur le tableau de strips
(figure 6) afin de représenter des informations dynamiques telles que la position d'un vol, ou la
survenue d'un conflit. Les ressources spécifiquement associées au tableau de strips peuvent
être définies en termes de possibilité de déplacer et d'annoter le strip,
d'accessibilité de l'information par les opérateurs travaillant sur la position de contrôle, et
d'intégration d'une composante gestuelle signifiante lors de la manipulation des strips (le type
de gestualité mise en oeuvre lors de la transmission d'un strip entre contrôleurs par exemple
peut indiquer l'existence d'une situation anormale). Outre leur statut de représentation
externe, ces ressources environnementales vont jouer un rôle important dans la
coordination entre opérateurs, en permettant la reconnaissance d'intention et l'actualisation d'un
contexte partagé nécessaire à la réalisation collective de la tâche (BRESSOLLE,
DECORTIS, PAVARD & SALEMBIER, à paraître).
Figure 6 : Le rôle fonctionnel des strips comme support de
mémorisation externe et comme média de
communication entre contrôleurs. Le positionnement des strips
permet de mémoriser l'état dynamique du
processus et est également utilisé pour actualiser
l'environnement cognitif partagé. Le choix du type de
représentation externe est sous le contrôle de l'opérateur,
mais est contraint par les caractéristiques
physiques du tableau de strips : au-delà d'un certain nombre de
strips, certains types d'organisation spatiale
ne sont plus possibles (d'après BENCHEKROUN, PAVARD &
SALEMBIER, 1995). |
3. Cognition Socialement Partagée Le troisième volet de ce tour d'horizon des cadres d'analyse
« hétérodoxes » de la cognition nous amène à aborder une approche aux contours
difficiles à cerner (en tout cas pour ce qui me concerne !) qui englobe plusieurs aspects évoqués
dans les deux premières sections de cet article, qui puise dans un fond commun de
références originelles (VYGOTSKY) mais qui fait intervenir de nouveaux champs
disciplinaires (sociolinguistique, pragmatique,...).
• La cognition comme phénomène social
Le courant de la Cognition Socialement Partagée (CSP) partage
avec la Cognition Située l'idée de la réhabilitation du rôle du fonctionnement
social dans l'étude de la cognition humaine (RESNICK, 1991). Pour la CSP le social ne
constitue pas seulement une composante d'arrière plan ou un élément du contexte à prendre
en compte dans l'étude des mécanismes cognitifs : il détermine largement la nature des
processus cognitifs mis en oeuvre et la performance d'un individu rapportée à un contexte
social de référence (le système scolaire « classique » ou une situation de
laboratoire par exemple).
Cette surdétermination postulée de l'activité cognitive par le
social se retrouve dans des situations qui ne concernent apparemment que des individus
engagés dans des tâches où ils n'interagissent avec aucun autre agent. Mais
RESNICK souligne
le fait que dans la vie de tous les jours la cognition même individuelle utilise souvent des
outils qui incorporent une histoire, une tradition intellectuelle qui n'est pas neutre
socialement parlant. On est amené de la même façon à utiliser des théories implicites ou
explicites qui vont contraindre le type de raisonnement que l'on peut être amené à suivre.
L'influence du social sur la cognition peut dans certains cas
être retraduite en terme d'influence du culturel sur le cognitif. Des raisons d'ordre
culturel ont ainsi été mises en avant pour expliquer les difficultés cognitives rencontrées par
des individus à réaliser des tâches définies dans un contexte culturel qui leur était
étranger (LAVE , 1988).
• L'importance du savoir partagé
Les interactions entre agents constituent un champ privilégié
d'application et de mise en évidence du rôle joué par la CSP. La cohérence et la réussite
de ces interactions, qui sont produites conjointement par les agents, dépendent en grande
partie d'une compréhension partagée de l'historique de l'interaction à un moment donné et
des différentes alternatives possibles à venir (notion d'intersubjectivité,
SCHEGLOFF, 1991).
Cette notion d'informations partagées a été envisagée de
différents points de vue (connaissance mutuelle chez Clark & Marshall, 1981 ;
environnement cognitif partagé chez SPERBER & WILSON, 1986) selon notamment que l'on
s'intéresse plus particulièrement à un corps de connaissances stabilisées supposées partagées ou
à la co-construction par les agents d'un contexte nécessaire à la compréhension
mutuelle. Plusieurs types d'informations peuvent être utilisées dans ce processus de
co-construction d'un environnement de communication partagé :
KRAUSS & FUSSELL (1990) postulent par exemple l'intervention simultanée de croyances et d'attentes
concernant les autres agents, et de la dynamique du processus d'interaction.
On notera que l'intérêt porté à la thématique
« connaissance partagée » dépasse actuellement largement le champ restreint circonscrit par les
disciplines qui se sont originellement intéressées à cette notion (SCHEGLOFF, 1991).
Ainsi la multiplication des travaux portant sur les activités coopératives a tout
naturellement conduit des chercheurs issus de communauté différentes à intégrer cet aspect dans
leur problématique de recherche.
Conclusion
L'objectif de cette brève introduction était d'aborder quelques
points clés développés dans le cadre de trois courants d'étude de la cognition. Bien que
ces trois courants soient parfaitement repérables en tant que tels dans la littérature
actuelle, il existe néanmoins des zones de recouvrements importantes entre eux ; ils partagent en
effet un certain nombre de positions théoriques ou méthodologiques (accent mis sur les
situations « réelles » comme champ privilégié pour l'étude des activités cognitives, rôle
des facteurs contextuels et sociaux,...) qui contribuent à les rapprocher. D'où la
difficulté parfois à décider à quel courant spécifique rattacher une recherche donnée (ce qui n'a
d'ailleurs qu'une importance toute relative) 7. A l'inverse on peut déceler des écarts
sensibles dans l'appréciation de certains points par ces trois approches : ainsi le cadre proposé
par la Cognition Distribuée ne remet pas fondamentalement en cause le cognitivisme orthodoxe,
(il se présente d'ailleurs parfois comme une sorte d'extension, de complément à
l'approche classique) alors que la Cognition Située base une grande partie de son
programme sur une remise en cause plus drastique des postulats centraux sur lesquels repose le
cognitivisme 8.
Notons pour conclure que le succès avéré rencontré par ces
diverses approches trouve également un écho technologique non négligeable. Ainsi le
domaine identifié sous le terme de « travail coopérative assisté par
ordinateur » (pour
Computer Supported Cooperative Work) constitue-t-il depuis quelques années un champ d'étude et
d'application privilégié pour les concepts et les méthodes développés notamment autour
de la Cognition située et de la Cognition Distribuée.
NOTES
1 Certains des exemples présentés sont extraits de travaux
réalisés dans le cadre de plusieurs conventions de
recherche passées avec le Centre d'Études de la Navigation
Aérienne. retour au texte
2
« Plans and Situated Actions » ; on lira avec profit la
revue critique qu'en a faite VISETTI (1989) dans Intellectica.
retour au texte
3 « Understanding Computers and Cognition ».
retour au texte
4 En soi la définition de ce que recouvre la notion de contexte
pose problème (la dernière école d'été de l'ARC était d'ailleurs consacrée à ce problème).
retour au texte
5 Pour une relativisation de la portée des critiques formulées
par les partisans de la conception située de
l'enseignement voir par exemple BALACHEFF (1991) et SANDBERG &
WIELINGA (1991). retour au texte
6 Le choix de cette tâche, parangon expérimental des
travaux« orthodoxes » sur la résolution de problème ne
manque pas de sel... retour au texte
7 Il convient également de se méfier de certains choix
terminologiques et de ne pas céder à la tentation de
catégoriser hâtivement à partir d'un terme isolé ; ainsi
l'atelier « Cognition Partagée » organisé dans le cadre
du programme Cognisciences (PAVARD, 1994) et consacré à l'étude
pluridisciplinaire de la coopération
aborde-t-il un ensemble plus large de points que ceux identifiés
dans l'approche CSP. retour au texte
8 Bien que la tiédeur extrême de certaines réactions à
l'article de VERA & SIMON dans le n° spécial de
Cognitive Science laisse quelque peu songeur. Retenue dictée par
des considérations mondaines ?... retour au texte
RÉFÉRENCES
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