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Cognition(s) : Située, Distribuée, Socialement Partagée,

etc., etc.,...

  

Pascal SALEMBIER

 

GRIC-IRIT (UMR 5505 CNRS)

Université Paul Sabatier

118 route de Narbonne

31062 Toulouse Cedex

salembier@irit.fr

 http://www.irit.fr/ACTIVITES/GRIC/personnel/salembier/

article reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur

paru dans : Bulletin du LCPE, 1, Ecole Normale Supérieure, Paris,1996

  

Introduction

Il est d'usage lorsque l'on se lance dans la rédaction d'un article thématique à visée introductive de débuter par une série d'avertissements à valeur prophylactique dont l'objectif est de prémunir l'auteur contre tout reproche éventuel à venir qui soulignerait son manque d'exhaustivité dans le traitement du thème considéré. Je ne dérogerai donc pas à cette règle coutumière en insistant sur le fait que cette contribution à la série de séminaires organisés par le LCPE et qui fait l'objet de la présente publication, n'avait et n'a toujours pour ambition que de présenter succinctement trois perspectives ou cadres généraux (plutôt que théories) pour l'étude de la cognition en situation dite « naturelle ».

Pour ce faire, j'insisterai sur quelques points qui me paraissent caractéristiques des trois approches présentées : Cognition Située, Cognition Distribuée, Cognition Socialement Partagée. Cette façon de procéder ne vise bien évidemment pas à épuiser le sujet (ce n'est pas l'objectif) mais elle pourra aider à tout le moins le lecteur néophyte à resituer les spécificités de chacune de ces approches par rapport à une série d'auteurs représentatifs, voire emblématiques de ces trois courants d'étude de la cognition (cf. figure 1).

Figure 1 : Trois cadre d'analyse des activités cognitives.

  

  

Cette tentative de clarification repose sur une catégorisation quelque peu artificielle, ou tout du moins de circonstance, dans la mesure où comme on pourra s'en rendre compte, les trois champs évoqués partagent un certain nombre de présupposés théoriques de base sur la nature des mécanismes cognitifs, présupposés qui vont dans une certaine mesure prescrire une démarche d'étude de ces mécanismes.

Par ailleurs, afin « d'incarner » quelque peu mon propos, et pour faire le lien avec des préoccupations personnelles mais qui sont sans doute celles de beaucoup de personnes amenées à travailler sur le thème de la coopération dans les activités finalisées, je m'attacherai à mettre en perspective certains des points théoriques évoqués avec des exemples concrets d'analyse de situation de travail et de conception d'artefacts d'assistance à l'activité 1.

  

1. Cognition et Action Situées

Les deux points de repère bibliographique communément cités lorsque l'on aborde la perspective « Cognition Située » empruntent un parcours inverse pour s'accorder sur un certain nombre de positions théoriques. L'ouvrage de SUCHMAN (1987) 2 part du champ de l'anthropologie et de l'ethnométhodologie pour aboutir à une reconsidération de la conception classique de l'action sur laquelle reposent les travaux en Intelligence Artificielle d'inspiration symbolique. A l'inverse la démarche sous-jacente au livre de WINOGRAD & FLORES (1986) 3 s'appuie comme point de départ sur l'expérience reconnue de WINOGRAD dans le domaine de la conception de systèmes sensés reproduire certaines capacités de l'intelligence humaine (plus précisément les aspects liés à la compréhension du langage naturel), et aboutit à une réflexion sur les apports des sciences sociales à la conception de systèmes. Si les positions critiques de SUCHMAN sont donc à l'origine le fait d'un élément extérieur à la communauté des sciences cognitives et de l'IA, celles de WINOGRAD émanent d'une personnalité reconnue dans le milieu, et ses prises de position n'en ont donc que plus d'impact.

Dans les deux cas les auteurs s'attachent à développer une conception « située » de la notion d'action, qui 1) insiste sur la détermination de l'action par différentes variables situationnelles, 2) limite le rôle fonctionnel des plans et 3) remet en cause l'existence de représentations symboliques internes comme support des activités cognitives. 

  

• Le poids des facteurs contextuels

Pour les tenants de l'Action Située, l'action ne peut être interprétée que par rapport aux données de la situation, en référence à un contexte 4 qui recouvre un ensemble de valeurs prises par les paramètres qui décrivent l'état du monde physique à un moment donné, mais aussi plus largement qui inclue l'histoire dans laquelle s'inscrit l'acteur, et notamment son histoire sociale. Pour reprendre la formulation de AGRE « toute action est improvisée à l'intérieur d'un champ de significations organisées socialement ». Notons que le contexte ne désigne pas seulement ici l'histoire passée et présente dans laquelle s'inscrit l'acteur, mais qu'il comprend également des éléments anticipés ou attendus. 

Cette conception de la cognition qui pose le principe de l'indexicalité des connaissances par rapport à l'environnement physique et social a été reprise et développée dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement et a donné naissance au courant dit de « l'Apprentissage Situé » (RESNICK, 1989). Ce courant, qui s'inscrit en fait dans la continuité des idées produites plusieurs années auparavant dans le sillage de théoriciens du développement cognitif (l'influence de VYGOTSKY est ici parfaitement identifiable), met l'accent sur l'importance du contexte social de tout apprentissage en opposant notamment apprentissage dans le cadre du système scolaire et hors système scolaire. La mise en avant de cette opposition débouche la plupart du temps sur un procès en règle fait au système scolaire classique accusé d'apprendre aux élèves à résoudre individuellement des problèmes théoriques et artificiels qui n'ont pas d'ancrage dans la réalité. A l'opposé, le courant de « l'Apprentissage Situé » insiste sur la nécessaire implication de l'élève dans une communauté de pratique (BROWN, 1989), ainsi que sur le fait que toute connaissance devrait pouvoir être acquise dans des situations « réalistes » 5.

En termes de conception, cet accent sur la mise en contexte des connaissances à enseigner à donné lieu dans le domaine de l'EIAO (Enseignement Intelligemment Assisté par Ordinateur) à un déplacement des problématiques de recherche initialement centrées sur la modélisation de l'élève vers la conception de situations d'interaction tutorielle dans lesquelles la priorité est donnée à la construction par l'apprenant de la signification des connaissances en relation avec leur contexte d'apprentissage (CLANCEY, 1990 ; Collins & al., 1989).

 

• La limitation du rôle fonctionnel des plans

La mise en avant du caractère situé de toute action s'accompagne chez SUCHMAN d'une remise en question de la conception classique de la planification et du rôle fonctionnel des plans hérités de la tradition cognitiviste (voir les travaux princeps de Miller, GALANTER & PRIBRAM) sur laquelle s'appuie l'IA symbolique classique. Selon cette tradition le plan constitue non seulement une description mais aussi une prescription intégrale de l'action qui ne serait alors que la réalisation effective d'un programme totalement pré-déterminé.

Pour les tenants de l'Action Située au contraire, le plan n'est qu'une ressource qui ne détermine pas l'action ; c'est un épiphénomène, une propriété émergente de l'action située. En première analyse cette position visant à nier ou à relativiser la surdétermination de l'action par les plans peut intuitivement paraître à la fois évidente et erronée. Évidente car on pourra trouver de nombreux exemples d'activités dont le cours est guidé par des éléments situationnels qui vont orienter l'action dans un sens difficile à prévoir à priori (mener une conversation, explorer un endroit inconnu, rechercher une panne dans un dispositif technique,...). A l'inverse on pourra produire des exemples qui semblent légitimer la toute puissance prescriptive du plan. Ainsi en est-il de la description que donnent VERA & SIMON (1993) de la descente de rapides en canoë.

  

- « SUCHMAN et SIMON sont dans un canoë... »

L'intérêt de cet exemple, en soi anecdotique, tient au fait qu'il a été antérieurement utilisé par SUCHMAN pour illustrer la relation entre plans et actions situées (SUCHMAN, 1986). Selon elle, si le canoéiste peut effectivement planifier sa descente en simulant le comportement de son embarcation, en anticipant l'effet de certaines données de
l'environnement (courant, contre-courant, remous,...), ce plan se trouve plus ou moins abandonné dès qu'il se trouve en situation et qu'il doit répondre aux sollicitations de l'environnement réel. De ce point de vue le rôle du plan n'est pas de permettre d'effectuer la descente de la rivière, mais d'orienter le canoéiste de telle façon qu'il soit dans les meilleurs conditions possibles de mise en oeuvre de ses « habiletés » (skills), de son expertise à maîtriser son canoë. 

Du point de vue de l'Action Située l'intérêt est ici de décrire les processus par lesquels des représentations pertinentes sont mises en relation avec les caractéristiques d'un environnement particulier. Selon la conception classique de la planification ces processus vont consister à instancier un plan à un niveau de détail suffisant pour le rendre opérationnel. Pour les tenants de l'Action Située, par contre, l'action va être déterminée par les interactions locales entre l'acteur et les contraintes issues de l'environnement, qui vont rester pour l'essentiel hors du champ de description défini par le plan.

Reprenant l'exemple de la pratique du canoë en eaux vives, VERA & SIMON prennent le contre-pied de l'argumentation de SUCHMAN, et insistent sur le rôle prépondérant de la planification dans les activités à haut risque. Le plan est ici pour eux la référence non seulement prescriptive mais également normative qui détermine et doit déterminer l'action sous peine de ne pas atteindre les objectifs que se fixe l'acteur. Afin d'étayer cette position VERA & SIMON se réfèrent à l'activité des canoéistes expérimentés qui, en effet, s'efforcent d'anticiper les difficultés potentielles et de définir un plan d'actions qui réponde aux contraintes identifiées.

Cette position appelle plusieurs remarques ou questions. Tout d'abord une question relative au niveau de finesse dans le processus de description-prescription de l'action postulé par VERA & SIMON : s'agit-il d'un niveau de planification relativement général (parcours du canoë dans les rapides) qui va fonctionner comme une base d'orientation de l'action sans préjuger de sa réalisation effective (auquel cas on ne voit pas nettement ce qui différencie cette position de celle de SUCHMAN), ou bien s'agit-il d'un niveau de description spécifiant les séquences motrices fines qui réalisent la suite d'actions planifiées (nombre de coups de pagaie, inclinaison et force de ces coups, orientations du buste,...) (cf. figure 2).

Figure 2 : Un exemple de préparation d'une descente de rapides en kayak. A = Accrochage, B = Balayage, AB = Accrochage-Balayage.

  

Par ailleurs il n'échappera à personne que dans cet exemple précis, la capacité à se représenter l'effet des contraintes de l'environnement sur le comportement du canoë (capacité à lire le courant, à identifier les difficultés, à en anticiper les conséquences,...) et à suivre une séquence d'actions planifiées qui y réponde va dépendre du niveau d'expertise du canoéiste dans le domaine. Si un canoéiste de niveau moyen ne parvient pas à appliquer le plan d'action qu'il s'est défini, ce peut être parce que ce plan n'est pas adapté aux caractéristiques de l'environnement ou bien parce ce qu'il n'a pas les compétences techniques pour le mettre en oeuvre. Ce problème de l'expertise peut être couplé avec celui du niveau relatif de difficulté de la tâche à accomplir : lors d'une descente de rivière « simple », l'expert pourra se dispenser d'une phase de planification fine et s'en remettre à ses capacités de réaction « en situation ».

On pourra enfin se poser la question de la valeur de généralité que l'on peut attribuer à ce type d'exemple : il s'agit en effet de situations « extrêmes » où les contraintes temporelles sont telles que les possibilités d'improvisation en temps réel sont réduites et qu'une phase de planification préalable s'avère indispensable à l'atteinte des objectifs. On retrouve ce type de caractéristique à un niveau exacerbé dans des situations telles que le pilotage d'avion de combat à très basse altitude (VALOT & DEBLON, 1990).

  

• Réalité et format des représentations internes

Un point de divergence fondamental entre Action Située et cognitivisme orthodoxe tient au statut de la notion de représentation interne. Si l'on fait une lecture contrastée des positions des deux camps, on peut dire que pour le cognitivisme orthodoxe la cognition peut être définie comme la manipulation formelle de représentations symboliques ; l'accent est donc mis sur les processus de représentation et de traitement qui siègent dans la tête de l'agent. Pour l'Action Située par contre le rôle des facteurs situationnels (historiques, sociaux,...) est à ce point déterminant que la notion de traitement symbolique perd tout intérêt ; l'accent est mis sur les processus d'interaction entre acteurs et entre acteurs et environnement. A noter que dans le camp même des partisans de l'Action Située cohabitent plusieurs positions : certains rejettent la notion même de cognition symbolique, alors que d'autres en font un cas particulier de l'activité cognitive (GREENO & MOORE, 1993) ; certains acceptent l'existence de représentations internes mais refusent leur nature symbolique.

Je n'entrerai pas plus dans les détails de cette controverse (le lecteur intéressé pourra se reporter au n° spécial de Cognitive Science consacré à l'Action Située), mais j'évoquerai simplement deux types de problèmes que peut amener à poser cette remise en question de la notion de représentation interne par le courant de l'Action Située : 1) comment décrire le contexte dans le cadre de la conception d'artefacts informatiques d'aide à la décision, et 2) que doit-on intégrer comme élément lorsque l'on effectue une analyse de l'activité cognitive d'un agent en situation « réelle ».

1) L'impossibilité de produire une description exhaustive de l'environnement et l'incomplétude des règles d'action revendiquée par l'Action Située amènent à s'interroger sur la façon dont on peut représenter le comportement d'un système dit « intelligent ». Cela a-t-il notamment un sens de vouloir décrire une situation cible par une liste complètement stipulable de conditions qui vont servir de déclencheurs à une règle d'action ? (figure 3).

2) Un problème de même nature se pose lorsque dans le cadre d'une analyse de l'activité cognitive d'un agent ou d'un groupe d'agent on cherche à faire expliciter les étapes d'un processus de raisonnement. On est alors amené à provoquer une explicitation réductrice de phénomènes implicites, ce qui va conduire à intégrer dans une hypothétique représentation de la situation des éléments d'arrière-plan significatifs mais, selon l'Action Située, non réductibles à une symbolisation mentale. Ce processus d'explicitation provoquée est à rapprocher du phénomène de conscientisation décrit par WINOGRAD & FLORES, qui à la suite d'une rupture dans le cours normal de l'action (« breakdown »), ou d'une défaillance expectative pour reprendre le terme de SCHANK, va faire émerger ou va favoriser la reconstruction après coup d'éléments implicites (éventuellement sous forme de représentations : plans, modèles de la situation,...). WINOGRAD & FLORES donnent ainsi l'exemple d'une conversation entre deux individus au cours de laquelle l'essentiel du propos n'est pas énoncé explicitement, et où un certain nombre d'éléments sont admis sans être explicités ; c'est seulement en cas d'incompréhension que des éléments d'arrière-plan, qui étaient jusque là tacitement admis, vont être formulés.

  

 

Figure 3 : Représentations externes (images radar) associées à une situation de prise de décision dans le domaine du contrôle aérien. Les données de base de ces quatre situations sont semblables : il s'agit d'un conflit (collision potentielle) entre deux avions A et B. Dans la situation 1 le contrôleur va dévier ponctuellement le vol A de sa trajectoire afin de laisser passer le vol B ; dans la situation 2 le contrôleur va allonger la trajectoire de B et favoriser ainsi A ; dans la situation C le contrôleur va ralentir B et faire passer A ; dans la situation 4 le contrôleur va allonger la trajectoire de B afin de laisser passer A. Les éléments qui expliquent ces différences de stratégie pour des situations apparemment semblables sont les suivants : en 1 c'est le type des avions qui constitue le critère de choix ; en 2 c'est un événement ponctuel (A est à cours de carburant) qui explique la décision prise ; en 3 B va devoir effectuer un tour d'attente avant d'atterrir, il ne sert donc à rien de vouloir le faire passer avant A ; en 4 B doit perdre du temps car il est prévu de faire d'abord atterrir un autre vol (C) qui n'est pas visible sur l'image radar. On pourrait pour la même situation multiplier ainsi le nombre des cas où la prise de décision va être déterminée par la prise en compte d'autres éléments du contexte (cas connus déjà répertoriée ou adaptés de cas connus, ou cas jamais rencontrés). Il va donc être quasiment impossible de lister de manière exhaustive l'ensemble des éléments de l'environnement susceptibles d'avoir un effet sur la prise de décision. 

  

2. Cognition Distribuée

Le cadre théorique répertorié sous le terme de Cognition Distribuée a principalement bénéficié des travaux réalisés depuis quelques années par HUTCHINS et ses collègues à San Diego (HUTCHINS, 1995). Le but de ce cadre général est de dépasser le niveau d'analyse classiquement adopté en science cognitive (l'individu) et de parvenir à la caractérisation d'une cognition située et incarnée (embodied) dans son contexte d'occurrence, ce qui signifie considérer la cognition en ce qu'elle a de distribué entre agents et éléments de la situation.

Plus précisément, les objectifs poursuivis par la Cognition Distribuée sont de trois ordres (HALVERSON & ROGERS, 1995) : 

- analyser la façon dont les différentes composantes d'un système fonctionnel sont coordonnées ;

- analyser comment l'information est propagée à travers le système fonctionnel en termes d'états représentationnels et technologiques distribués ;

- examiner à un niveau micro la façon dont ces représentations se déplacent à travers le système fonctionnel.

Ce programme d'étude de la cognition se traduit donc par une réorientation dans la définition de l'unité d'analyse pertinente des systèmes cognitifs, par un accent nouveau mis sur le rôle des représentations externes et sur l'importance fonctionnelle des ressources environnementales, et par une remise en question de la notion de contrôle centralisé.

  

• Nature et niveaux d'analyse des systèmes cognitifs

L'idée de base de ce glissement du niveau pertinent d'analyse des systèmes cognitifs provient d'une remise en question des capacités du modèle computationnel classique centré sur l'individu (figure 4) à rendre compte des activités cognitives dans des situations « naturelles » (real world context).

  

  Figure 4 : Application du modèle computationnel à l'étude de la cognition individuelle. Les flèches représentent des processus et les boites des représentations (d'après Halverson, 1992). 

  

Il est notamment reproché à ce modèle d'avoir largement sous-évalué le rôle fonctionnel joué par les représentations externes dans l'environnement et de ne pas considérer les aspects socioculturels (on retrouve ici un point déjà évoqué à propos de la cognition située et qui sera amplifié par le courant « cognition socialement partagée »).

L'idée d'HUTCHINS et de ses collègues est d'élargir le cadre restreint défini en science cognitive et de dépasser le niveau de l'analyse des processus de représentation et de traitement au niveau de l'individu. L'objectif du courant « Cognition Distribuée » est de décrire la nature et les propriétés d'un système fonctionnel comprenant des agents
individuels et des artefacts, ainsi que leurs relations dans un environnement donné. Dans ce contexte, les activités cognitives sont vues comme des traitements qui opèrent par le biais de la propagation d'états représentationnels, et ce au travers de différents médias (figure 5). Considérons par exemple l'activité de pilotage dans un avion (HUTCHINS, 1991) ; si l'on se réfère au cadre traditionnel défini en science cognitive, le niveau d'analyse sera celui des processus individuels de représentation et de traitement (pilote, copilote,...). Dans le cadre de la Cognition Distribuée l'unité d'analyse pertinente sera le cockpit ; il devient ainsi possible d'observer directement (et non plus d'inférer) l'ensemble des représentations présentes dans le système considéré (états des indicateurs, interactions entre individus,...). L'accent est mis ici sur l'analyse des propriétés cognitives du cockpit (vu sous l'angle d'un système cognitif) et non pas sur l'analyse des propriétés cognitives des individus présents dans le cockpit (HUTCHINS & KLAUSEN, 1992).

Figure 5 : Application du modèle computationnel à un système cognitif distribué (d'après Halverson, 1992).

  

• Représentations internes et représentations externes

Selon l'approche Cognition Distribuée la propagation des états représentationnels dans un système fonctionnel peut passer par différents types de médias. Ces médias peuvent désigner des représentations internes (mémoire individuelle) et externes (artefacts informatiques de présentation d'informations, paperboards,...). Alors que l'approche cognitiviste traditionnelle s'est surtout centrée sur l'étude des représentations internes, la Cognition Distribuée insiste sur le rôle cognitif déterminant joué par les objets présents dans l'environnement : ces objets ne peuvent être considérés comme de simples aides périphériques à la cognition mais ils constituent une forme de représentation externe, qui va intervenir, avec les représentations internes, dans la constitution du système représentationnel d'une tâche cognitive distribuée (SCAIFE & ROGERS, 1995), c'est-à-dire une tâche qui requiert le traitement d'informations distribuées entre processus cognitifs internes et environnement extérieur.

ZHANG & NORMAN (1994), à partir des résultats issus d'une expérimentation menée sur la résolution du problème de la Tour de Hanoï 6, suggèrent cinq types de propriétés des représentations externes :

- les représentations externes peuvent constituer des aides à la mémorisation (cf. HUTCHINS, 1991);

- les représentations externes peuvent fournir une information qui peut être directement perçue et utilisée sans être interprétée et formulée explicitement ; ainsi dans l'expérimentation menée par ZHANG & NORMAN, certaines règles inscrites dans les contraintes physiques de l'environnement mais non explicitées étaient directement perçues et suivies par les sujets sans que ceux-ci soient capables de les formuler après coup ;

- les représentations externes peuvent structurer le comportement cognitif ; des contraintes structurelles physiques des représentations externes peuvent limiter le champ des comportements possibles ;

- les représentations externes introduisent des modifications dans la nature de la tâche ;

- les représentations externes sont une partie indispensable du système de représentation de toute tâche cognitive distribuée.

  

• Le rôle des ressources environnementales

L'insistance de la Cognition Distribuée sur le rôle joué par les différents types d'artefacts présents dans l'environnement conduit à considérer différemment le rôle fonctionnel de ces artefacts : plus que des objets extérieurs utilisés accessoirement pour faciliter les traitements cognitifs internes, ils acquièrent le statut d'outils cognitifs, de ressources environnementales mises en oeuvre pour la réalisation d'une tâche (HUTCHINS, 1991).

Dans le domaine du contrôle aérien par exemple, les ressources environnementales sont nombreuses et difficiles à identifier de manière exhaustive. Les outils de base utilisés par le contrôleur sont l'écran radar qui permet de visualiser la position, l'altitude et la vitesse d'un avion, et les « strips » (bandes de papier qui récapitulent un certain nombre d'informations concernant un vol). Ces strips codent en fait plus d'informations que celles imprimées sur le papier ; les contrôleurs peuvent notamment intervenir sur l'organisation spatiale des strips sur le tableau de strips (figure 6) afin de représenter des informations dynamiques telles que la position d'un vol, ou la survenue d'un conflit. Les ressources spécifiquement associées au tableau de strips peuvent être définies en termes de possibilité de déplacer et d'annoter le strip, d'accessibilité de l'information par les opérateurs travaillant sur la position de contrôle, et d'intégration d'une composante gestuelle signifiante lors de la manipulation des strips (le type de gestualité mise en oeuvre lors de la transmission d'un strip entre contrôleurs par exemple peut indiquer l'existence d'une situation anormale). Outre leur statut de représentation externe, ces ressources environnementales vont jouer un rôle important dans la coordination entre opérateurs, en permettant la reconnaissance d'intention et l'actualisation d'un contexte partagé nécessaire à la réalisation collective de la tâche (BRESSOLLE, DECORTIS, PAVARD & SALEMBIER, à paraître).

Figure 6 : Le rôle fonctionnel des strips comme support de mémorisation externe et comme média de communication entre contrôleurs. Le positionnement des strips permet de mémoriser l'état dynamique du processus et est également utilisé pour actualiser l'environnement cognitif partagé. Le choix du type de représentation externe est sous le contrôle de l'opérateur, mais est contraint par les caractéristiques physiques du tableau de strips : au-delà d'un certain nombre de strips, certains types d'organisation spatiale ne sont plus possibles (d'après BENCHEKROUN, PAVARD & SALEMBIER, 1995). 

  

3. Cognition Socialement Partagée

Le troisième volet de ce tour d'horizon des cadres d'analyse « hétérodoxes » de la cognition nous amène à aborder une approche aux contours difficiles à cerner (en tout cas pour ce qui me concerne !) qui englobe plusieurs aspects évoqués dans les deux premières sections de cet article, qui puise dans un fond commun de références originelles (VYGOTSKY) mais qui fait intervenir de nouveaux champs disciplinaires (sociolinguistique, pragmatique,...).

  

• La cognition comme phénomène social

Le courant de la Cognition Socialement Partagée (CSP) partage avec la Cognition Située l'idée de la réhabilitation du rôle du fonctionnement social dans l'étude de la cognition humaine (RESNICK, 1991). Pour la CSP le social ne constitue pas seulement une composante d'arrière plan ou un élément du contexte à prendre en compte dans l'étude des mécanismes cognitifs : il détermine largement la nature des processus cognitifs mis en oeuvre et la performance d'un individu rapportée à un contexte social de référence (le système scolaire « classique » ou une situation de laboratoire par exemple).

Cette surdétermination postulée de l'activité cognitive par le social se retrouve dans des situations qui ne concernent apparemment que des individus engagés dans des tâches où ils n'interagissent avec aucun autre agent. Mais RESNICK souligne le fait que dans la vie de tous les jours la cognition même individuelle utilise souvent des outils qui incorporent une histoire, une tradition intellectuelle qui n'est pas neutre socialement parlant. On est amené de la même façon à utiliser des théories implicites ou explicites qui vont contraindre le type de raisonnement que l'on peut être amené à suivre.

L'influence du social sur la cognition peut dans certains cas être retraduite en terme d'influence du culturel sur le cognitif. Des raisons d'ordre culturel ont ainsi été mises en avant pour expliquer les difficultés cognitives rencontrées par des individus à réaliser des tâches définies dans un contexte culturel qui leur était étranger (LAVE , 1988).

  

• L'importance du savoir partagé

Les interactions entre agents constituent un champ privilégié d'application et de mise en évidence du rôle joué par la CSP. La cohérence et la réussite de ces interactions, qui sont produites conjointement par les agents, dépendent en grande partie d'une compréhension partagée de l'historique de l'interaction à un moment donné et des différentes alternatives possibles à venir (notion d'intersubjectivité, SCHEGLOFF, 1991).

Cette notion d'informations partagées a été envisagée de différents points de vue (connaissance mutuelle chez Clark & Marshall, 1981 ; environnement cognitif partagé chez SPERBER & WILSON, 1986) selon notamment que l'on s'intéresse plus particulièrement à un corps de connaissances stabilisées supposées partagées ou à la co-construction par les agents d'un contexte nécessaire à la compréhension mutuelle. Plusieurs types d'informations peuvent être utilisées dans ce processus de co-construction d'un environnement de communication partagé : KRAUSS & FUSSELL (1990) postulent par exemple l'intervention simultanée de croyances et d'attentes concernant les autres agents, et de la dynamique du processus d'interaction.

On notera que l'intérêt porté à la thématique « connaissance partagée » dépasse actuellement largement le champ restreint circonscrit par les disciplines qui se sont originellement intéressées à cette notion (SCHEGLOFF, 1991). Ainsi la multiplication des travaux portant sur les activités coopératives a tout naturellement conduit des chercheurs issus de communauté différentes à intégrer cet aspect dans leur problématique de recherche.

  

Conclusion

L'objectif de cette brève introduction était d'aborder quelques points clés développés dans le cadre de trois courants d'étude de la cognition. Bien que ces trois courants soient parfaitement repérables en tant que tels dans la littérature actuelle, il existe néanmoins des zones de recouvrements importantes entre eux ; ils partagent en effet un certain nombre de positions théoriques ou méthodologiques (accent mis sur les situations « réelles » comme champ privilégié pour l'étude des activités cognitives, rôle des facteurs contextuels et sociaux,...) qui contribuent à les rapprocher. D'où la difficulté parfois à décider à quel courant spécifique rattacher une recherche donnée (ce qui n'a d'ailleurs qu'une importance toute relative) 7. A l'inverse on peut déceler des écarts sensibles dans l'appréciation de certains points par ces trois approches : ainsi le cadre proposé par la Cognition Distribuée ne remet pas fondamentalement en cause le cognitivisme orthodoxe, (il se présente d'ailleurs parfois comme une sorte d'extension, de complément à l'approche classique) alors que la Cognition Située base une grande partie de son programme sur une remise en cause plus drastique des postulats centraux sur lesquels repose le cognitivisme 8

Notons pour conclure que le succès avéré rencontré par ces diverses approches trouve également un écho technologique non négligeable. Ainsi le domaine identifié sous le terme de « travail coopérative assisté par ordinateur » (pour Computer Supported Cooperative Work) constitue-t-il depuis quelques années un champ d'étude et d'application privilégié pour les concepts et les méthodes développés notamment autour de la Cognition située et  de la Cognition Distribuée.

 

 

NOTES

1 Certains des exemples présentés sont extraits de travaux réalisés dans le cadre de plusieurs conventions de recherche passées avec le Centre d'Études de la Navigation Aérienne.     retour au texte

2 « Plans and Situated Actions » ; on lira avec profit la revue critique qu'en a faite VISETTI (1989) dans Intellectica.     retour au texte

3 « Understanding Computers and Cognition ».     retour au texte

4 En soi la définition de ce que recouvre la notion de contexte pose problème (la dernière école d'été de l'ARC était d'ailleurs consacrée à ce problème).     retour au texte

5 Pour une relativisation de la portée des critiques formulées par les partisans de la conception située de l'enseignement voir par exemple BALACHEFF (1991) et SANDBERG & WIELINGA (1991).     retour au texte

 6 Le choix de cette tâche, parangon expérimental des travaux« orthodoxes » sur la résolution de problème ne manque pas de sel...     retour au texte

7 Il convient également de se méfier de certains choix terminologiques et de ne pas céder à la tentation de catégoriser hâtivement à partir d'un terme isolé ; ainsi l'atelier « Cognition Partagée » organisé dans le cadre du programme Cognisciences (PAVARD, 1994) et consacré à l'étude pluridisciplinaire de la coopération aborde-t-il un ensemble plus large de points que ceux identifiés dans l'approche CSP.     retour au texte

8 Bien que la tiédeur extrême de certaines réactions à l'article de VERA & SIMON dans le n° spécial de Cognitive Science laisse quelque peu songeur. Retenue dictée par des considérations mondaines ?...      retour au texte

  

RÉFÉRENCES

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BRESSOLLE, M.C., DECORTIS, F., B. PAVARD, B. & SALEMBIER, P. (1996) Traitement cognitif et organisationnel des micro-incidents dans le domaine du contrôle aérien : analyse des boucles de régulation formelles et informelles, à paraître.

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