Enseigner n'est pas apprendre
André GIORDAN

professeur à la faculté des Sciences de l'Éducation
de l'Université de Genève

directeur du Laboratoire de Didactique et d'Épistémologie des Sciences 1
   
article reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur

    

  

Sur les questions qu'il va étudier, l'élève a déjà des idées plus ou moins adéquates.
L'enseignant doit en tenir compte et créer les conditions d'un auto-apprentissage.

  

Enseigner n'est pas apprendre ! Répétons- nous depuis plus de dix ans. Bien au contraire, l'enseignement peut l'empêcher pour toutes sortes de raisons. Pire, il peut ennuyer, démotiver et bloquer l'élève. « Les élèves n'ont plus de goût pour les études », c'est très souvent ce que constatent les enseignants sans en analyser toujours les causes. Nos recherches didactiques sur l'apprendre sont très nettes. L'apprenant apprend au travers de ce qu'il est et à partir de ce qu'il connaît déjà. Avant tout enseignement, ce dernier possède une foule de questions, d'idées et de façons de raisonner sur la société, l'école, les savoirs, l'environnement et l'univers. Tous ces éléments orientent son approche. Ces conceptions, comme nous les appelons, ont une certaine stabilité. L'appropriation d'une connaissance, I'acquisition d'une démarche en dépendent. Quand le système d'enseignement n'en tient pas compte, les conceptions en place se maintiennent. Les connaissances enseignées glissent à la surface des apprenants sans même les concerner ou les imprégner. Contrairement à ce que le commun des mortels pense, I'enseignement n'est pas une activité évidente. En tout cas, ce n'est jamais un simple processus de transmission de la part de l'enseignant et de mémorisation de la part de l'élève. Seul l'apprenant peut comprendre, apprendre, mobiliser le savoir; personne ne peut le faire à sa place.

C'est l'apprenant qui, seul, peut élaborer chaque bribe de savoir. Pour cela, il doit s'appuyer sur ses idées et ses procédures de pensée. Par contre, ce processus peut être favorisé indirectement par ce que nous appelons un environnement allostérique 2. Voilà le paradoxe que l'école a aujourd'hui à gérer. Elle doit créer les conditions d'une autodidaxie pour l'élève. Un avoir ne se substitue aux présupposés de l'élève que si ce dernier y trouve du sens et apprend par lui-même à le mobiliser Pour cela, I'enseignant a un rôle actif à jouer en permet- tant à l'apprenant de se confronter à des situations qui l'interpellent, à des informations ou à des outils ( symboles, schémas, modèles, concepts... ) qui l'aident à penser Comment créer au plus vite les conditions d'un auto-apprentissage ? En réduisant sûrement le nombre d'heures de classe où l'élève reste passif à écouter un maître faire son cours. L'école doit favoriser le plus souvent les activités d'investigation, d'auto-documentation, de confrontation d'idées, d'élaboration et même de production par les élèves eux-mêmes. L'enseignant devient l'organisateur des conditions de l'apprentissage. Son rôle est de motiver les élèves, de les concerner sur les savoirs à apprendre, de leur fournir des repères ou encore des démarches et des outils pour le faire. Notamment il doit interférer avec les conceptions des élèves pour leur permettre de les dépasser. Car s'il est important de partir des questions, des idées, du cadre de référence et des façons de raisonner des apprenants, il est hors de question d'y rester.

DEPUIS TRÈS LONGTEMPS, un des fondements principaux de la pédagogie a pu se résumer à cette image de Condillac: « L'enfant n'est qu'une cire molle qu'il s'agit d'imprégner ».

UN CERTAIN NOMBRE D'« ERREURS » de raisonnements ou d'idées « erronées » reviennent avec une reproductibilité déconcertante, chez les élèves. Et cela, même après de multiples séquences d'enseignement.

  

LES « CONCEPTIONS » DES ÉLÈVES

L'explication ne suffit pas. Face à une erreur qui correspond à un a priori et non à la simple méconnaissance d'un savoir ponctuel, I'explication fournie par l'enseignant s'avère inefficace.

L'enseignant peut avoir plusieurs attitudes face aux conceptions des élèves. Il peut « faire sans » comme 99% des pédagogues, en utilisant les méthodes frontales habituelles. Nous savons combien cette pratique obtient peu de résultats. Il peut « faire avec » en permettant leur expression. Il peut « faire contre » en tentant de convaincre les apprenants qu'ils se trompent, puis en leur transmettant le « véritable savoir ». L'idée que nous développons à travers notre modèle d'apprentissage allostérique est qu'il doit « faire avec pour aller contre », ce qui n'est pas forcément contradictoire. Dans « faire avec », l'enseignant crée une situation de départ, plus ou moins incitatrice, dans le but de faire exprimer les idées et les questions des élèves. Par un travail de groupe ou en classe entière, il fait « se rencontrer » et « s'opposer » les diverses conceptions. Il en résulte des débats qui amènent les élèves à « prendre du recul », à développer et à argumenter leurs propres idées, parfois à les réorganiser.

Ces développements peuvent être complétés et enrichis par le biais d'investigations. Les élèves sont incités à faire des observations, des expérimentations quand le contenu s'y prête, ou des enquêtes, ou encore un travail de médiation sur documents ( livres, articles, vidéos, films éventuellement ).

« Faire avec » les conceptions s'oppose très nettement aux pratiques traditionnelles.

L'enseignement part de l'apprenant, il évite tout conditionnement. L'élève tente de dépasser ses idées en tâtonnant et en argumentant. Une telle pédagogie est ainsi très utile sur le plan de l'initiation à un domaine, aussi bien avec de jeunes enfants qu'avec des adultes.

  

UTILISER LES CONCEPTIONS

Elle restaure et stimule la curiosité, renforce la confiance en soi, développe la communication et encourage l'apprenant à choisir un certain nombre d'objectifs à atteindre, en fonction de ses intérêts propres. Elle constitue même une phase indispensable pour combattre certaines inhibitions.

Elle joue encore un rôle intéressant dans les situations où il s'agit de partager des expériences ou de confronter des points de vue. Toutefois cette approche montre rapidement ses limites. Elle ne permet pas un dépassement conséquent des conceptions préalables. L'acquisition des concepts de base ou encore des démarches de pensée est rarement possible. Cela s'explique par le fait que cette pédagogie suppose une continuité entre le savoir familier et les concepts, et que l'on peut passer de l'un à l'autre sans rupture ni coupure.

Apprendre ne signifie pas seulement : enrichir des conceptions. De nombreux obstacles l'en empêchent. Pour dépasser ces derniers, d'autres auteurs ont préconisé, après avoir fait émerger les conceptions et les obstacles qu'elles traduisent, de les éliminer, en d'autres termes de « faire contre ».

Le philosophe Gaston Bachelard écrit à ce propos: « Il ne s'agit pas d'acquérir une culture... mais bien de changer de culture, de renverser les obstacles amoncelés par la vie quotidienne ». Une pédagogie de la « rectification » lui semble plus adéquate. Une question vient immédiatement à l'esprit. Peut-on « détruire » une conception initiale en fournissant la bonne réponse ? Il semble logique que l'enseignant, après avoir repéré une erreur, essaie de la corriger en insistant particulièrement sur les points qui lui semblent poser problème. Nous avons tous appliqué cette méthode. Après de multiples essais, suivis de tests d'évaluation, nous nous sommes aperçus que, malheureusement, c'était un leurre.

Lorsqu'une erreur correspond à une conception sous-jacente et non à la simple méconnaissance d'un savoir ponctuel, il s'avère utopique de penser qu'une explication fournie par le maître ( aussi claire soit-elle ) puisse systématiquement régler le problème. Cela surprend toujours car, pour nous enseignants, nos remarques nous paraissent en général cohérentes, simples et adaptées. Reportons-nous, par exemple, à la structure de l'appareil digestif. Quelque temps après la fin de l'étude, que reste-t-il réellement ?

Face à ces piètres résultats, un formateur de Nancy Migne, a proposé une méthode plus élaborée. Il commence par reprendre à son compte l'idée de Bachelard : « Le passage de la représentation au concept ne peut se concevoir que comme le résultat de l'élimination d'éléments subjectifs ». Il y ajoute une proposition qui, selon lui, permet de résoudre ce problème. « Il faut faire émerger les représentations», puis « apporter les connaissances exactes », enfin « montrer où sont les erreurs dans les représentations initiales et pourquoi elles ont pu exister ». Nous avons testé cette technique sur plusieurs sujets d'études, et cela dans des classes de niveaux très différents ( de l'école primaire aux classes terminales, et même dans la formation des adultes ). Les résultats nous ont tous semblé très décevants. Cette technique présente sans doute un intérêt pour les formateurs qui veulent développer une attitude critique. Elle s'avère peu efficace pour développer des savoirs plus construits.

Vouloir en quelque sorte « démonter les conceptions initiales » pour mieux les détruire et en fin de compte fournir la « vraie connaissance » correspond à une démarche d'expert. L'apprenant reste placé en position de consommateur, devant apprendre ce qu'a décidé l'enseignant. L'élève, ayant lui-même construit sa propre conception, doit continuer à être le gestionnaire principal de sa transformation en déterminant ce qui pourra avantageusement la remplacer.

Ces obstacles, que nos études sur les conceptions permettent de mettre en évidence, sont multiples ( voir encadré « Obstacles à l'évolution des conceptions »). Il va falloir les aborder progressivement, sans vouloir brûler les étapes. Il est relativement utopique de penser qu'une « bonne explication, bien claire », sur laquelle on insiste particulièrement, est insuffisante pour transformer une conception.

Cela ne signifie pas cependant que l'enseignant doive se priver de toute représentation. Il doit seulement avoir « en tête » qu'un message ne peut être compris directement par un élève que si ce dernier se pose la même question et s'il possède le même cadre de références.

  

Obstacles à l'évolution des conceptions
  
Il existe un ensemble d'obstacles à l'évolution des conceptions chez les apprenants.
Le tableau suivant montre les principaux niveaux de difficulté rencontrés:

  

1

L'apprenant manque d'informations.

2

L'apprenant n'a pas envie de changer de conception :

le problème abordé ne le concerne pas,

les questions qu'il se pose ne sont pas celles soulevées par l'enseignant.

3

L'apprenant ne se pose pas de question car il croit déjà savoir:

il pense avoir une explication ou possède des « mots » qui lui donnent l'impression de connaître

il est porteur d'un savoir dont il a pu éprouver l'efficacité dans d'autres situations; il s'en contente, ce qui ne lui permet pas de le dépasser.

4

L'apprenant possède des idées préconçues qui l'empêchent de percevoir la réalité du phénomène ou d'intégrer une nouvelle information qui vient en contradiction.

5

L'apprenant ne possède pas les outils nécessaires à cette intégration ( opérations mentales, stratégies à utiliser, connaissances périphériques ) pour comprendre ce qui est apporté.

  

DEMANDEZ A VOS ÉLÈVES de représenter le mécanisme de fonctionnement d'une usine d'épuration, d'une éolienne... Exigez des légendes les plus détaillées possible...

POSEZ DES QUESTIONS ( écrites ou orales ) sur l'explication de faits ponctuels que l'on peut rencontrer quotidiennement : que deviennent les ordures jetées à la poubelle ? Qui décide la construction d'une route et comment ?

   

  

NOTES

1 Fondé en 1980, le Laboratoire de Didactique et d'Épistémologie des Sciences est dirigé par le professeur André GIORDAN. Il propose sur son site des ressources pour la formation des enseignants, la muséologie et l'éducation à l'environnement, entre autres
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/     retour au texte

2 ( note d'A. Giordan ) Pour expliciter nos idées nous avions lancé le vocable d'apprentissage allostérique par un certain nombre de métaphores que nous formulions entre le fonctionnement des protéines et les modalités de l'apprendre. Les Anglo-Saxons, vivement intéressés par ce modèle pour ses aspects pragmatiques, ont repris ce terme, allosteric learning model, en nous en accordant la paternité.     retour au texte

  

  

N.B. : le texte original de cet article se trouve sur le site du LDES à l'adresse
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/infos/publi/articles/ens.html

   

On peut lire par ailleurs

BACHELARD, G. : (1995, rééd.), La Formation de l'esprit scientifique, Librairie philosophique J. Vrin.

GIORDAN, A. & De VECCHI, G. : (1987, rééd. 1994), Les Origines du savoir, Des conceptions des apprenants aux concepts scientifiques, Delachaux & Niestlé.