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Isotopies |
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Sur deux poèmes : Sylvie REFF & Conrad
WINTER
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La poésie alsacienne, d'expression française certes, mais créée par
des poètes bilingues pour la plupart, est bien vivante.
Pourquoi donc ne pas proposer aux élèves des sections de B.E.P. ou de
Baccalauréat Professionnel une approche de cette littérature vivante
dont les représentants les plus éminents sont, entre autres, Sylvie REFF,
Jean-Paul SORG, Albert STRICKLER, Claude VIGEE, André WECKMANN, Conrad
WINTER ?
Ce n'est pas une poésie régionaliste, ce que l'on pourrait très
facilement concevoir au demeurant, ou « folklorique », ce qui est
souvent une autre façon de prétendre qu'elle serait « sans intérêt
». Bien au contraire, elle propose des textes magnifiques, à la suite de
ceux de Nathan KATZ, Jean-Paul de DADELSEN ou Maxime ALEXANDRE. Des
oeuvres d'Eugène GUILLEVIC, le grand ami de KATZ et DADELSEN, viendront
compléter avec bonheur ce tour d'horizon de la poésie moderne et
contemporaine en Alsace.
Deux poèmes, l'un de Sylvie REFF, l'autre de Conrad WINTER, ont été
choisis pour faire travailler par les élèves l'interprétation des
textes, appuyée sur l'utilisation des notions de récurrence et
d'isotopie.
Sur le poème de
Conrad WINTER |
Le
temps est un nomade
Cailloux blancs
1979 |
Le temps est un nomade
qui conduit les saisons
avec des gestes de chamelier
Le temps est un nomade
qui abandonne ses demeures
précaires et aériennes
comme les nefs vides
des houblonnières
Le temps est un nomade
qui détruit chaque jour
ses temples ou ses cathédrales
et qui enlève ses fidèles
aux orgueils sédentaires
Le temps est un nomade
qui sillonne l'univers
avec des rêves de marin
Le temps est un nomade
qui retrouve son enfance
à l'étape du matin.
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Objectif
de maîtrise et d'expression |
Mettre en évidence les
récurrences de ce poème et montrer comment elles participent à
la thématique du texte. |
Cette thématique repose sur l'hypothèse de lecture 1
que ce poème constitue une méditation philosophique sur la nature du
temps, à partir de deux conceptions qui se sont toujours affrontées dans
la pensée occidentale 2 : temps
linéaire ( inéluctable et destructeur ) et temps cyclique ( promesse de
vie toujours recommencée ).
Le poème de Conrad WINTER présente la particularité de reposer sur
le phénomène de récurrence, à quelque niveau qu'on l'analyse. Il
propose des récurrences visibles, immédiatement disponibles pour le
lecteur, et d'autres, plus subtiles, qui demandent une lecture plus
attentive.
On proposera aux élèves de travailler sur la forme ( strophes,
syntaxe, prosodie, sonorités... ) et sur le fond ( lexique, isotopies
lexicales... ) en leur demandant de faire apparaître un maximum de
phénomènes de récurrence.
Éléments
d'analyse |
Strophes |
3 tercets
2 quintils |
Syntaxe |
récurrence en début
de strophe du vers le temps est un nomade
récurrence de la
structure syntaxique
le temps est un nomade
qui + verbe + complément
avec des + ( nom + complément )
dans les tercets 1 et 2
récurrence dans chaque
strophe de
le temps est un nomade
qui + verbe + complément |
Prosodie |
vers 1 et 2
[ 6 + 6 ] alexandrins
de même pour les vers
14 - 15 - 17 et 18
Remarque
: dans la poésie contemporaine il est de coutume de ne prononcer
aucun e muet; certaines séquences ne comprenant pas 12 syllabes (
+ ou - ) apparaissent cependant à l'oreille comme des
alexandrins.
Cf. J. REDA qui, dans Action Poétique n° 70, parle du «
sentiment » d'une prosodie régulière, d'un « mètre-moule »
de 12 syllabes, + ou - 2.
Ainsi les vers 4 - 5 [
6 + 6 ] et 9 - 10 [ 6 + 5 ] peuvent apparaître également
comme des alexandrins. |
Sonorités |
le système vocalique
est basé sur la récurrence des sons [e] [Ø] [e]
( ouverture / fermeture ), par exemple ;
le système
consonantique s'appuie sur le passage sourde à sonore des
dentales [t / d] par exemple. |
Lexique |
verbes conduit, sillonne,
retrouve
isotopie du [mouvement]
connotation positive
abandonne, détruit,
enlève
isotopie du [mouvement] vers le rien, le néant
connotation négative |
Images |
métaphore filée du
temps voyageur
isotopies [mouvement]
cf. les verbes
[nomade] ( cf. les tercets ) vs [sédentaire] ( cf. les quintils,
plus « pesants » )
A l'isotopie [nomade]
correspond une conception cyclique du temps
A l'isotopie
[sédentaire] correspond plutôt une vision linéaire du cours du
temps. |
Comment ces récurrences participent-elles à là thématique du poème
? Pourquoi permettent-elles une lecture isotopique du poème ?
En poésie, un élément doit être apprécié, non seulement en
fonction de sa valeur locale, mais également par rapport à des
éléments antérieurs et postérieurs. Ce processus exige :

|
de se rappeler les
éléments antérieurs ou d'y retourner par bouclage ; le temps
linéaire - du passé vers le futur - est remplacé par un
mouvement de lecture cyclique qui procède par retours en arrière
: on retrouve là l'idée même de rétrolecture. |

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de projeter vers le
futur une attente formelle, plus ou moins précise selon la
prégnance de la structure découverte ; il s'agit d'un pari sur
la réitération d'un ou plusieurs éléments dont la récurrence
a été décelée. |
Dans cette double opération, passé du poème,
présent de la lecture et futur de l'attente sont conjoints.
Le poème de Conrad WINTER présente, de façon très évidente, un tel
pacte de lecture. Il conduit le lecteur d'une métaphore qui ne rompt pas
totalement 3 avec une perception
linéaire du temps ( le temps conduit, le temps abandonne, le
temps sillonne ) à une métaphore finale qui renvoie au temps
cyclique des poètes dans le magnifique dernier tercet où l'image, la
prosodie (6 + 6 + 6 ), le lexique évoquent la renaissance, les mythes de
l'Éternel retour et de l'Âge d'or.
Ce sont toutes les récurrences, de surface ou plus profondes, qui
amorcent, conduisent et bouclent ce processus. L'isotopie globale du
poème est bien celle du [mouvement] qui, dans l'acte de lecture même,
opère un bouclage thématique récursif : le temps, enfant à l'étape du
matin, reprend son chemin, éternel nomade, pour conduire un nouveau cycle
de saisons, de nos saisons.
L'un des effets attendus de l'analyse des poèmes n'est pas de tant de
conduire les élèves vers une explication/interprétation très
approfondie des textes - il y faut une familiarité avec les œuvres et
l'histoire littéraire qu'ils ne possèdent pas toujours, parce qu'ils n'y
ont pas été préparés - mais bien, ce qui est un pari plus raisonnable,
de les amener à une relecture du poème, après l'analyse, qui produise,
appuyée sur des observations pertinentes et cohérentes, des harmoniques
plus riches, cette palpitation du texte si caractéristique de la poésie.
Sur un poème de
Sylvie REFF |
in Mendiant
d'étoiles
1994 |
Voici venir le vrai temps libre de la vie
celui qu'épousent la chair et le souffle
le bon temps clair des berges
mouillé d'herbes et d'étoiles
nous tendons nos faiblesses en offrande
nous brûlons nos détresses en buisson
nous rassemblons le troupeau des images autour de l'herbe de
lumière
les jours ont de pauvres pieds humains
qui un jour voleront
alors les horloges de la peur se
changeront en
hirondelles
les troupeaux de la peur redeviendront
des nuages qu'illumine
le soleil sans nom qui seul a nom |
Objectif
de maîtrise et d'expression |
Mettre en évidence les
principales isotopies qui permettent de valider une hypothèse de
lecture déterminée. |
Hypothèse
de lecture proposée |
Ce poème, presque
mystique, évoque la quête de la spiritualité et la promesse
d'une vie, libérée de ses contraintes matérielles, dans la
lumière de la divinité. |
Éléments
d'analyse |
Strophes |
2 quatrains
1 distique
1 quatrain ( la typographie suggère cependant qu'il peut être lu
comme deux distiques )
1 monostique (mais l'enjambement " illumine le soleil
" conduit à lier fortement ce vers aux deux précédents )
De deux strophes
longues, on progresse vers des strophes plus courtes ( tout en
restant dans une ambiguïté certaine ). Le poème semble ainsi
aller d'une matérialité, « qui fait poids », à une forme de
plus en plus épurée, dont le dernier vers est l'aboutissement. |
Rythme |
tension entre les
rythmes rapides
- vers 1 ( rythme accentué par l'allitération en v )
- 2ème strophe ( rythmes ternaires dans les deux premiers vers
... ), etc.
et les rythmes lents
- 1er distique
- 3ème quatrain ( syntaxe, enjambement... )
A noter également l'opposition pair / impair du nombre de
syllabes par vers, alliée à des ambiguïtés de scansion,
certains vers hésitant entre un nombre pair ou impair de
syllabes. Là encore, l'hésitation, la tension des rythmes
suggèrent un mouvement qui alterne pesanteur et légèreté, un
mouvement ascendant qui « mime » les efforts de l'esprit pour se
libérer des contraintes du corps. |
Lexique |
Plusieurs isotopies
suggèrent et confirment ce même mouvement
- l'isotopie principale [immatériel] vs [matériel] que
renforce une isotopie [terrestre] / vs [céleste]
la chair, les berges, l'herbe, le troupeau, les pieds
humains, les horloges… le souffle, temps clair, la lumière, les
étoiles, les hirondelles, les nuages…
- une isotopie religieuse [matériel] vs [spirituel], embrayée
4 par le couple la
chair et le souffle et surtout lisible à travers les
connotations bibliques.
le troupeau et son pasteur
les offrandes
le buisson ardent
le soleil ( symbole de la Divinité )
Le vers final, à travers la référence à « l'innommé »,
constitue, peut-être, une réminiscence de la tradition gnostique
5. J. DELUZAN a rédigé
les articles GNOSE et HERMÉTISME de l'Encyclopédie Universalis 6
; on peut y trouver la confirmation de cette hypothèse : « Aucun
nom ne peut être donné à Dieu, car il est au-dessus de tout
nom. »
« Selon le courant gnostique, lié à l'hermétisme, le monde
est mauvais : c'est donc au-delà du monde qu'il importe de
trouver le dieu inconnu et caché qui ne se révèle qu'à ceux
qui le cherchent. »
Tout le courant gnostique repose sur la volonté de détacher
l'âme ( le pneuma ) de la matière, d'échapper à la pesanteur
du « monde », et le poème de Sylvie REFF semble bien proposer
une quête identique. |
Ainsi, à travers une lecture orientée par une hypothèse initiale,
peut-on rendre compte de multiples aspects d'un texte en les intégrant
dans une explication/interprétation cohérente. Bien entendu, ce n'est ni
la seule possible et cohérente, ni même l'une de celles qui rende, avec
certitude le mieux compte des intentions de son auteur. Il convient, en
effet, d'avoir toujours à l'esprit ce mot de U. ÉCO 7.
« Souvent, les textes disent plus que ce que leurs
auteurs entendaient dire, mais moins que ce que beaucoup de
lecteurs incontinents voudraient qu'ils disent. » |
PROLONGEMENTS
Objectif
de maîtrise et d'expression |
Vérifier l'efficacité
du recours à la notion d'isotopie pour valider une hypothèse de
lecture. |
En guise de clôture, quatre textes, connus, ou un peu moins. Le
recours à la notion d'isotopie permet-il de proposer des interprétations
valides de ces textes ? C'est ce qu'il faut démontrer !... en se gardant
toutefois, avec P. VALÉRY, de l'illusion que la découverte du « sens »
d'un texte garantit la compréhension de ce texte :
« Il n'y a pas de vrai sens d'un texte. » |
Paysage
L'échelonnement des haies
Moutonne à l'infini, mer
Claire dans le brouillard clair
Qui sent bon les jeunes baies.
Des arbres et des moulins
Sont légers sur le vert tendre
Où vient s'ébattre et s'étendre
L'agilité des poulains.
Dans ce vague d'un Dimanche
Voit se jouer aussi
De grandes brebis aussi
Douces que leur laine blanche.
Tout à l'heure déferlait
L'onde, roulée en volutes,
De cloches comme des flûtes
Dans le ciel comme du lait.
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Paul VERLAINE
( 1844 - 1896 ) |
Hypothèse
de lecture proposée |
Ce poème joue sur
l'indétermination des frontières entre la terre, l'eau et l'air.
Les contours semblent s'estomper, se diluer comme sur la toile
d'un maître de l'impressionnisme à la palette lumineuse . |
Le Dormeur du Val
C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu
Dort ; il est étendu dans l'herbe sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme
Nature, berce-le chaudement ; il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine,
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
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Arthur RIMBAUD
( 1854 - 1891 ) |
Hypothèse
de lecture proposée |
A. RIMBAUD joue avec
virtuosité de l'isotopie pour signifier, tout au long du poème,
l'omniprésence de la mort. |
Salut
Rien, cette écume, vierge vers
A ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l'envers.
Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l'avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d'hivers ;
Une ivresse belle m'engage
Sans craindre même son tangage
De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile
A n'importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.
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Stéphane MALLARMÉ
( 1842 - 1898 ) |
Hypothèse
de lecture proposée |
Portant un toast, le
poète évoque, en même temps, l'amitié, les rapports ironiques
de l'âge mûr ( le sien ) et de la jeunesse, la solitude et les
angoisses de la création 8. |
Les Épiceries
Le soleil meurt : son sang ruisselle aux devantures
Et la boutique immense est comme un reposoir
Où sont, par le patron, rangés sur le comptoir
Comme des cœurs de feu, les bols de confitures.
Et, pour mieux célébrer la chute du soleil,
L'épicier triomphal qui descend de son trône,
Porte dans ses bras lourds un bocal d'huile jaune
Comme un calice d'or colossal et vermeil.
L'astre est mort ; ses derniers rayons crevant les nues
Illuminent de fièvre et d'ardeurs inconnues
La timide praline et les bonbons anglais.
Heureux celui qui peut dans nos cités flétries
Contempler un seul soir pour n'oublier jamais
La gloire des couchants sur les épiceries.
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Vincent MUSELLI
( 1879 - 1956 ) |
Hypothèse
de lecture proposée |
Vision baroque,
bouffonne et sarcastique d'une épicerie et d"un épicier,
symboles d'une nouvelle religion. |
NOTES
1 Une hypothèse de lecture
doit, par définition, rester une hypothèse, c'est-à-dire qu'elle
naît d'une lecture initiale et se fonde sur quelques impressions
spontanées. Le lecteur-expert est d'ailleurs en mesure d'en proposer,
en cours de lecture, qui se révéleront, à l'analyse minutieuse,
solides et cohérentes. Mais, avec les élèves, il conviendrait
d'accepter toute(s )hypothèse(s) et de valider ou rejeter les
propositions à partir d' l'analyse, cette lecture littérale et dans
tous les sens évoquée par RIMBAUD. Ici, bien sûr, l'hypothèse
proposée est, par facilité, identique à l'interprétation finale
retenue. retour au
texte
2 Rappelons que pour la pensée
hellénique, le temps est cyclique par nature : l'homme vit dans
l'attente d'un retour de l'Âge d'Or. Pour la pensée chrétienne, par
contre, le temps est essentiellement linéaire : il s'origine dans la
Création et conduit l'homme vers ce but ultime qu'est la fin des
Temps, le Jugement dernier. retour
au texte
3 Il faudrait également
souligner que les termes saisons et univers ( à traduire par Terre )
introduisent, dans un mouvement de cataphore, la notion de cycle, de
retour à un point initial. Ce subtil écho par anticipation prépare
la métaphore finale, la chute du poème. retour
au texte
4 « Certains éléments au
statut mal défini jouet un rôle important dans la construction de
réseaux associatifs : il s'agit de ces « terme(s)-pivot(s)
polysémique(s) », qui signalent au lecteur la présence simultanée
de plusieurs isotopies : la lecture polysémique des textes est
souvent fondée sur le repérage de ces « embrayeurs », véritables
opérateurs d'associativité.[...]
Ce glissement d'une isotopie à l'autre, d'un univers à l'autre, est
un facteur important de « poéticité »; certains courants
poétiques ( baroque, symbolisme, surréalisme ) ont fait un grand
usage de ces termes embrayeurs. »
KERBRAT-ORECCHIONI, C. : (1980), L'énonciation,
de la subjectivité dans le langage, A.
Colin retour au
texte
5 Peut-être également, mais
c'est moins évident, de la théologie mystique de Maître
ECKHART. retour au
texte
6 Article GNOSE, volume 7 -
Article HERMÉTISME, volume 8
7 ECO, U. : (1994), Les
limites de l'interprétation, Le Livre de Poche, coll. Biblio
Essais
8 Pour l'analyse de ce poème,
voir RASTIER, F. : (1989), Sens et textualité, Hachette, pp. 225
sq. retour
au texte
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